1. Introduction

2. Méthodologie et cadre analytique

4Notre corpus contient les débats parlementaires qui ont animé l’adoption d’une série de textes concernant le logement social, lors de six discussions, bornées par l’adoption de la loi Solidarité et Renouvellement urbain en 2000 et celle de la loi ELAN en 2018.

5Nous avons mené une analyse de discours sur les discussions suivantes à l’Assemblée nationale et au Sénat :

• En 2000, la loi « Solidarité et Renouvellement urbain » ;
• En 2003, la loi « d'orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine » ;
• En 2010 et 2016, deux lois de finance ayant des conséquences sur le logement social ;
• En 2017, la loi « Égalité et citoyenneté » ;
• En 2018, la loi « ELAN ».

6Le corpus des débats (soit plus de 3 000 pages) présente l’avantage pour le chercheur d’avoir fait l’objet d’une retranscription intégrale par les services des assemblées et de présenter des documents bruts de toute intervention sociologique. Pour autant, ils s’inscrivent dans le cadre de débats dirigés selon des ordres du jour et préparés en commission. Si nous avons souvent traité le corpus des commissions ainsi que les documents annexes (études d’impact), il n’en reste pas moins que les arguments échangés nécessitent d’être analysés en fonction des intérêts et des institutions représentés, notamment lorsque les parlementaires sont aussi des élus locaux, des présidents de sociétés, etc. Le positionnement de ces divers intervenants est indiqué par les notes infrapaginales. Enfin, à la différence d’entretiens avec les parlementaires, ces documents nous introduisent directement dans les jeux d’acteurs entre les groupes parlementaires, comme spectateurs extérieurs. Nous avons donc travaillé autour de thèmes et de mots clés en cherchant à répondre à notre grille théorique.

7Nous nous sommes inscrits dans le cadre des recherches autour de la dimension cognitive des politiques publiques. Selon le politiste Pierre Muller, « les politiques publiques ne sont pas seulement des espaces où s’affrontent des acteurs en fonction de leurs intérêts, elles sont aussi le lieu où une société donnée construit son rapport au monde et donc les représentations qu’elle se donne pour comprendre et agir sur le réel tel qu’il est perçu. » (Muller, 2010). Philippe Zittoun (2001) a pu montrer l’existence de référentiels « universalistes » et « libéraux » face aux problèmes du rythme de la construction et de la solvabilité des ménages. Cependant, si la notion de référentiel renvoie à des intérêts et des institutions (Palier et Surel, 2005), elle associe aussi la sociologie des valeurs et des représentations, voire de l’émotion. Pour montrer ce « système d’idées » (Roncayolo, 2001), nous avons envisagé chaque scène de discussions comme une controverse (Latour, 2007) dont on peut dégager les zones de consensus et d’opposition.

8Ces scènes nous ont permis d’accéder à des représentations, qui, comme l’expliquent les psychologues sociaux, sont des formes déterminées de significations permettant aux acteurs sociaux de communiquer, de légitimer leur action et de négocier (Jodelet, 1984). Les expressions comme le « logement pour le peuple » (Flamand, 1989), le « creuset de la civilisation urbaine » et de « la mixité sociale » (Chombart de Lauwe cité par Chamboredon et Lemaire 1970), le «  tremplin social  » (Dansereau, 2002), le « refuge face à la crise » (Avenel, 2005), le  « ghetto » (Wacquant, 2014), évoquent, positivement ou négativement, l’objet « logement social » et ses missions.

9Ainsi, la dimension institutionnelle pèse lourdement sur les représentations. Elle apparaît notamment à travers les normes auxquelles doivent se conformer les acteurs (État, organismes de logements sociaux, collectivités locales, habitants…). Le logement salubre au XIX^e siècle, comme l’habitat durable au XXI^e siècle, correspondent à une série de réglementations sur la façon de construire et d’habiter. Si la politique du logement animée depuis le XIX^e siècle par l’État a pour enjeu principal la production, la distribution et la gestion de logements de qualité, elle fonctionne comme un champ normatif structuré par des agents, des positions et des règles d’action.

10Or, ce champ normatif est aussi fondé sur des valeurs qui expriment ce à quoi tiennent les acteurs et ce qui les anime. L’intégration, la solidarité, l’égalité, l’intégrité, la justice sociale, l’utilité, la transparence et l’innovation sont des exemples de valeurs qui se traduisent par des mots d’ordre comme la mixité sociale, la fluidité, la transparence et la régulation. Dans les discours parlementaires et médiatiques, les récits rendent compte d’évènements et de situations vertueuses. Tel organisme a réussi à faire cohabiter des groupes supposés conflictuels, tel autre a permis à des locataires de développer un projet pour mieux gérer les espaces communs, l’un d’eux régule avec intelligence le relogement après une opération de rénovation, etc. Ces récits, ces histoires que se racontent les acteurs, révèlent les définitions du « bon habitat » qu’ils se donnent, ensemble ou séparément : ce sont des horizons d’attente (Ricœur, 1955) porteurs de valeurs. Mais ils ne vont pas sans controverses, visibles à l’occasion de chaque débat. C’est à l’aune des valeurs émergentes portées par ces représentations qu’il est possible de percevoir des tendances et des signaux susceptibles de s’inscrire dans la réalité de demain.

3. Le logement social : de l’outil institutionnel de la mixité sociale au partenaire de l’effort de construction

3.1. En 2000, l’article 55 de la loi « Solidarité et Renouvellement urbain », le logement social, institution de la mixité

11En faisant du logement social une obligation communale, l’article 55 de la loi Solidarité et Renouvellement Urbain voulait « récréer un équilibre social dans chaque territoire et répondre à la pénurie de logements sociaux ». Ce texte visait l’intégration du logement social dans la réflexion sur les inégalités sociales et territoriales et se donnait pour la mixité sociale pour horizon d’attente. Dans ce cadre, le logement social revêtait une connotation largement positive sur la base d’une définition institutionnelle.

• 4 Député, membre du Parti socialiste, alors adjoint au maire de Nantes et responsable de deux grands (...)

« Ce qui est en cause aujourd’hui, ce sont nos valeurs républicaines. La ségrégation spatiale accroît les inégalités sociales et fait courir le risque du communautarisme. Le droit au logement est remis en question. Le droit à la ville, lieu de culture, d’échange, de mixité́, d’apprentissage de la coexistence et de la socialisation, se délite […] Il s’agit bien de mettre en œuvre un chantier de société autour d’un projet politique fort fondé sur la solidarité entre les territoires, la mixité sociale entre les habitants à travers le respect de notre environnement et le souci de la qualité de vie de nos concitoyens. » M. Patrick Rimbert4, rapporteur de la commission de la production et des échanges (Assemblée nationale 8 mars 2000).


13Dans ce débat, la question du niveau des loyers pouvant être considérés comme « sociaux » est centrale. La majorité parlementaire défend l’institution des bailleurs sociaux et lui donne une mission de mixité sociale. Elle se fonde sur l’argument de l’authenticité de l’institution qu’est le logement social, héritier d’une longue histoire et d’une ouverture aux milieux modestes. Mais si l’objectif de mixité sociale est partagé par les deux principaux bords politiques, il n’en reste pas moins que, pour l’opposition, il s’agit surtout de défendre les classes moyennes et les niveaux de loyers moyens.

 « La mixité sociale, ce n’est pas le tête-à-tête des plus modestes et des plus favorisés. La mixité sociale, ce n’est pas une rasade de Belleville et un zeste d’Auteuil ! Entre les deux, il y a un tissu intermédiaire, qui est constitué, si on veut le résumer d’une expression, par les classes moyennes  » (Sénat 9 mai 2000)

« favoriser la mixité sociale est un objectif louable et généreux, à condition de ne pas aboutir à l’effet inverse en chargeant encore plus la barque là où elle est déjà au bord du chavirement. En imposant toujours plus de logements sociaux dans une telle agglomération, vous n’allez qu’aggraver les tristes records dont elle est détentrice.
La mixité sociale serait pour nous une excellente chose, Monsieur le Ministre, mais il faudrait qu’elle se fasse, justement, dans le sens inverse de celui que vous envisagez ! » (Sénat 9 mai 2000)

16Alors que l’opposition parlementaire dénonce volontiers la « production de ghettos », les promoteurs de la loi développent une représentation du logement social « généraliste », intégré dans le tissu urbain.

« Je ne jetterai jamais à la figure de la gauche les tours et les barres. Nous en avons tous construit et nous avons eu bien raison de le faire à l’époque, car le problème était d’ordre quantitatif et non qualitatif […]
Nous avons construit ces tours et ces barres au cours de deux périodes de notre histoire récente : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et, surtout, du baby-boom, c’est-à-dire entre les années 1955 et 1965. Nous avons bien fait, les uns et les autres, mais, malheureusement, nous avons donné une réponse quantitative et non pas qualitative, car les logements que nous avons construits n’étaient pas toujours parfaits.
Alors, arrêtons de nous jeter ces arguments à la figure, c’est totalement inutile ! » (Sénat 11 mars 2000)

3.2. En 2003 : la loi sur la rénovation urbaine, se diversifier pour améliorer l’image

18Le débat sur la forme urbaine connaît une suite en 2003, lors du vote en urgence de la loi qui a pour objectif la démolition et la reconstruction en cinq ans de 200 000 logements locatifs sociaux. Le ministre qui porte le projet de loi, Jean-Louis Borloo, considère que l’enjeu de la rénovation urbaine n’est pas la rénovation du logement social :

« iI s’agit de la rénovation du quartier, des cantines, des crèches, des jardins, des squares, de l’éclairage public…, il s’agit d’introduire du beau et de la qualité dans les matériaux, dans l’habitat, dans son environnement. (Discours au Sénat, 23 juillet 2003)

19Pour autant, le logement social est bien présent dans les débats sur le relogement et la reconstruction. L’image du logement social est l’un des principaux enjeux de ce texte :

« On ne doit pas sous-estimer la complexité de ces opérations. Il faut à la fois construire − où et pour qui ? − et tenir compte de la mauvaise image véhiculée par le logement social. Cette image est injustifiée et elle est due à la confusion entre logements conventionnés et situations d’urgence. C’est justement à cause de cette complexité qu’il faut de la visibilité, de la durée, de l’autonomie et de la transparence » déclare Jean-Louis Borloo à l’Assemblée nationale le 10 juillet 2003.

20Le député et maire de la ville nouvelle d’Hérouville-Saint-Clair, Rodolphe Thomas, le soutient lors de la même séance :

« Ce projet de loi est une excellente initiative. Il s’adresse à tous les habitants des quartiers défavorisés qui se sentent profondément abandonnés et laissés pour compte. Par un ensemble de trois volets, il propose des éléments d’action visant à la fois à lutter contre le surendettement des ménages, à rénover l’image et le cadre de vie des quartiers dégradés, mais aussi à favoriser leur développement économique. »

21Cependant, des parlementaires s’interrogent, comme le député-maire de Chanteloup-les-Vignes, Pierre Cardo, sur la localisation des futurs logements sociaux « compte tenu du fait que le logement social a une image très négative et que, dans beaucoup de communes, non seulement les élus, mais aussi les habitants, ont peur d’accueillir des HLM » (Assemblée nationale 10 juillet 2003).

22Ainsi, avec le soutien de nombreux élus municipaux déjà engagés dans la rénovation urbaine, on assiste, comme en 2000, à une tentative d’élargir le champ du logement social. Dans les futures zones de rénovation urbaine ; « Il faut aussi faire du logement intermédiaire et du logement en accession sociale à la propriété́ », déclare Philippe Pemezec, alors maire du Plessis-Robinson (10 juillet 2003). Dans le discours du Gouvernement, le succès des opérations de rénovation urbaine repose sur la capacité du logement social à se diversifier et à produire une autre image lui permettant de s’implanter ailleurs. Cette autre image, il l’acquerra en gérant mieux son peuplement et en se diversifiant. Il appartient donc aux bailleurs sociaux de participer financièrement aux actions de rénovation urbaine et à la dispersion des habitants des immeubles démolis. Pour mieux contribuer à promouvoir la mixité sociale, ils doivent accepter de se réorganiser.

3.3. De 2010 à 2016 : les bailleurs sociaux comme partenaires de la construction

« Nous traversons une crise du logement. La liste des demandeurs ne cesse d’augmenter. La sortie des centres d’hébergement est chaque jour plus difficile. Actuellement, des personnes vivant dans des centres d’hébergement en sortent alors même qu’elles n’ont aucune offre de relogement, ce qui est illégal. Aujourd’hui, nous constatons l’impossibilité́ dans laquelle nous sommes de répondre à cette obligation. Pourquoi ? Parce que nous ne construisons pas les logements nécessaires pour répondre à cette demande. Nous ne construisons pas assez de logements dans le cadre des PLAI [Programme locatif aidé d’intégration] » (Assemblée nationale 8 novembre 2010).

25Si les objectifs quantitatifs dominent dans les discours, le recentrage de la construction de logements sociaux au bénéfice des plus défavorisés se rapproche d’un autre objectif qualitatif qui est de « construire là où sont les besoins ». Dominique Braye affirme :

« Il est grand temps de mettre en place une véritable péréquation. Ponctionnons donc les organismes dont le patrimoine est totalement amorti et qui n’ont pas de besoins nouveaux puisqu’ils sont dans des zones non tendues, et ceux qui, à l’inverse, jouent les “dodus dormants”, c’est-à-dire qui ne construisent pas là où les besoins s’en font sentir, au bénéfice de ceux qui, eux, construisent effectivement. (…). Il est grand temps que les bailleurs sociaux retrouvent la vocation sociale qu’un certain nombre d’entre eux ont oubliée depuis fort longtemps. » (Assemblée nationale 29 novembre 2010)

26Les deux arguments selon lesquels il faudrait construire en fonction des besoins, d’une part, et des populations les plus fragiles, d’autre part, se recoupent et convoquent l’efficacité du système. Le projet d’un fonds de solidarité entre les organismes et l’État repose sur cette valeur. A ce titre, la méthode de la péréquation s’érige en norme de comportement et en obligation de transparence. L’injonction à construire plus et à mieux répartir cet effort répond aux valeurs de solidarité entre les territoires et à l’exigence de bon usage des fonds publics. Il est demandé aux bailleurs sociaux un effort de solidarité pour alimenter par le biais d’une taxe une péréquation de 340 millions d’euros. Ces sommes seront redistribuées à ceux qui construisent beaucoup dans les zones tendues où le foncier est cher.

« “Dodus dormants”, belle expression… Mais que veut-elle dire ? Qui vise-t-elle ? À quelle définition se réfère-t-elle ? Qui sont les dodus dormants ? Combien sont-ils ? Bref, au lieu de l’anathème, au lieu des accusations, nous voulons des précisions. Car nous en avons marre d’être accusés de cette façon ! Sur la convention d’utilité sociale, je reçois de vos services une lettre de six pages où l’on me demande, entre autres, de préciser les engagements de l’organisme que je préside. Mais rien sur les engagements de l’État ! » (Assemblée nationale 8 novembre 2010)

28L’expression déplaisante de « dodu dormant » révèle néanmoins une réalité : celle du logement social devenu un partenaire de l’État soumis à un processus de contractualisation et donc sujet à une évaluation négative. Ainsi, le 8 juillet 2013, le Mouvement HLM et le gouvernement signent un pacte d’objectifs et de moyens afin d’assurer pour une période de 3 ans la mise en œuvre d’un plan d’investissement pour le logement.

29Mais ce contrat reste déséquilibré. En 2016, le débat sur la loi de finances, qui s’inscrit dans le contexte de la recomposition des moyens de l’État et de la réforme de l’organisation territoriale, renforce les intercommunalités et les métropoles en créant un Fonds national des aides à la pierre (FNAP). Le gouvernement explique que le but de ce fonds est d’aider à la pérennité de l’aide à la pierre. Cependant, la cotisation versée par les bailleurs sociaux constituera les trois quarts de son budget. Cette réforme organise à la fois un retrait de l’État pour l’aide à la pierre et son maintien comme gestionnaire au nom de l’équité territoriale.

3.4. La loi Égalite et Citoyenneté de 2017 et l’exigence de transparence

30La loi Égalité et Citoyenneté remet à l’ordre du jour le débat sur la mixité sociale avec son second titre consacré à « la lutte contre l’apartheid et contre la ghettoïsation de certains quartiers ». Pour la ministre Emmanuelle Cosse, « il s’agit de rendre plus transparente l’attribution des logements sociaux, de clarifier les critères de priorité, de favoriser un accès plus juste et plus équitable et de rendre accessible l’ensemble du parc social aux ménages prioritaires ».

31La « transparence » recherchée par le texte se soucie de la qualité du lien social entre les responsables de l’attribution des logements sociaux et leur public, notamment les demandeurs. Il est donc fait référence aux attentats de 2015 et au souhait de susciter un « esprit républicain ». La transparence, évoquée par la ministre dans l’exposé des motifs de la loi, constitue une valeur à atteindre au même titre que la mixité sociale qui doit en être le résultat.

« [Cette loi] vise à mieux casser les ghettos, qu’ils concentrent les riches ou les plus modestes. Ainsi, tous les bailleurs sociaux devront consacrer au moins 25 % des attributions de logements situés en dehors des quartiers fragiles aux demandeurs les plus pauvres. Les ménages les plus modestes se verront ainsi offrir l’occasion d’habiter plus facilement dans des quartiers dits plus attractifs (…) notre impératif est de trouver un point d’équilibre permettant de concilier la mixité sociale avec le droit au logement ».

33Il ajoute :

« Au-delà de ces obligations, il faut faire en sorte que ceux qui, aujourd’hui, sont les plus récalcitrants à créer du logement locatif social en construisent davantage. Des mesures ont été prises en ce sens, notamment en visant à rendre le dispositif de l’article 55 de la loi SRU plus juste, car plus souple, et à punir plus sévèrement ceux qui refusent obstinément, depuis plus de dix ans aujourd’hui, de construire du logement social. À côté de la gestion des flux, il fallait aussi agir sur ceux qui pénalisent l’ensemble des populations qui cherchent un logement ». (Assemblée nationale 24 février 2016)

3.5. En 2017 : un système dysfonctionnel, voire « croquignolesque »

35Au dernier trimestre 2017, un projet de loi du gouvernement dirigé par Edouard Philippe vise une réduction des Aides personnalisées au logement (APL) dont bénéficient les locataires du parc HLM. Il contraint les bailleurs sociaux à réduire d’autant leurs loyers. Cette mesure s’inscrit dans la continuité d’une réduction du budget des services publics. Elle conduit à soulever des questions essentielles relatives aux ressources des bailleurs sociaux et à leur capacité à investir dans la construction et l’entretien de logements, compte tenu de la baisse continue de la participation de l’État.

36Pour justifier la disposition relative aux APL, le mal-logement et la longue file d’attente pour obtenir un logement social sont mis en avant. Ils révèlent, selon le gouvernement, l’impuissance de l’État :

• 15 Il est remarquable que les statistiques des rapports de la Fondation Abbé Pierre, souvent fort cri (...)

« La dépense publique n’a pas permis de régler le grand problème du mal-logement, puisque 4 millions de personnes sont toujours mal logées15. Il convient maintenant de transformer le secteur, comme nous le proposons  » (Assemblée nationale Gérald Darmanin, 27 septembre 2017).

37L’indignation républicaine se fonde sur la valeur d’égalité et met l’accent sur des dysfonctionnements : on cite les cas d’abus comme les ménages qui dépassent les niveaux de revenus, les personnes âgées qui occupent de vastes appartements et possèdent des résidences secondaires. Bien que le mot ne soit pas explicitement prononcé, certains locataires de logements sociaux apparaissent en filigrane comme des « privilégiés » profitant de la dépense publique.

38Le débat sur « l’inflationnisme » des APL [Aide personnalisée au logement], lancé le 25 juillet 2017 l’antenne de RTL par Jacques Mézard, ministre de la cohésion des territoires, fait écho à cette représentation du côté des mécanismes institutionnels : « Lorsque l’on met un euro de plus sur l’APL, ça fait 78 centimes de hausse des loyers ». Le chef de l’État, lui-même considère que cet imbroglio est « croquignolesque  » (Journal du dimanche, 20 novembre 2017). La présentation du système de financement est très simplifiée, mais vient en écho à la dénonciation des abus mentionnée plus haut. Il en ressort une représentation du logement social qui montre des organismes plus intéressés par le financement venant de l’État que par le souci de développer des innovations. Routiniers et assis sur les revenus locatifs, les bailleurs sociaux ne semblent guère innovants selon les propos du chef de l’État. La politique de l’État devrait les conduire vers la prise de risque et l’autonomie.

39Mais ce qui importe avant tout, c’est de construire plus et moins cher. Le ministre du Logement Julien Denormandie n’hésite pas à prôner une « cure de désintoxication » de la dépendance aux APL (20 novembre 2017). La représentation de ce secteur comme artificiellement dopé par les aides de l’État fonde le souhait de développer « l’autonomie » des organismes.

« Vous avez tous entendu parler du montant de 40 milliards d’euros qui correspond au coût annuel des aides au logement en France. Sur ce montant, les bailleurs sociaux bénéficient d’environ 17 milliards d’euros via l’APL — aide personnalisée au logement — et les aides directes. Pourtant, le logement social souffre de nombreuses déficiences : la liste d’attente représente 1,9 million de demandeurs, soit environ huit années d’attributions en Île-de-France. Si certains publics prioritaires peuvent obtenir un logement plus facilement, les ménages en grande pauvreté rencontrent davantage de difficultés que la moyenne : seulement 40 % des capacités du parc social sont attribuées aux ménages qui vivent sous le seuil de pauvreté. Le manque de rotation dans le parc social bloque l’accès à de nouveaux entrants. Les zones tendues concentrent 73 % des demandes et seulement 53 % de l’offre annuelle. La fixation des loyers dépend uniquement des conditions de financement d’origine, sans tenir compte de la qualité du logement, du quartier ou encore de la durée de location. Face à cette situation, le Gouvernement engage, dans le secteur du logement social, non seulement une réforme structurelle pour casser la dynamique haussière des APL et des loyers, mais également une réforme structurelle (…) L’économie de 1,5 milliard d’euros résultant de la baisse des APL et des loyers est absorbable par le secteur compte tenu de la santé financière des bailleurs sociaux et des contreparties mises en place par l’État. » (Assemblée Nationale 15 décembre 2017)

3.6. En 2018, la loi ELAN : mettre en mouvement le parc et ses locataires

« Votre projet de loi prévoit le regroupement des organismes HLM, ce qui va poser dans de nombreux territoires un problème de proximité, notamment du point de vue des services rendus aux locataires, dont la qualité de vie sera affectée. » (Assemblée nationale 31 mai 2018)

45Le souci d’une fluidité du parc conduit à deux débats, l’un, sur l’hypothèse de la vente de 1 % du parc par an (soit plus de 40 000 logements), l’autre sur l’examen périodique (tous les 3 ans) des conditions d’occupation des logements. Le gouvernement justifie la mesure de la vente de logements sociaux par le souhait de permettre aux organismes de « construire plus » grâce au produit des ventes (en lieu et place de l’aide à la pierre venant de l’État). Mais l’opposition met en doute l’effet de levier de ces cessions. Si elle ne pense pas la mesure efficace, elle s’inquiète de ses possibles effets pervers à deux niveaux : les effets de marché dans les territoires des logements vendus et l’intérêt public d’une opération supposée soutenir l’accession à la propriété des locataires HLM. Le risque que les immeubles vendus deviennent des copropriétés ingérables anime les discussions.

« Un logement généraliste, creuset d’intégration et de mixité sociale. La mixité, le caractère généraliste, le fait de loger les salariés qui le souhaitent, c’est l’histoire des HLM, et il faut la préserver. Si l’on analyse correctement la crise du logement, la seule réponse à cette crise, c’est de développer le logement abordable, notamment par le biais des habitations à loyer modéré, qui doivent être confortées. » (8 juin 2018)

47Néanmoins, la mobilité fait consensus au risque d’une remise en question du droit au maintien dans les lieux, quasi constitutionnel en matière de logement social. Le député de l’Essonne, Robin Réda, déclare :

• 22 Jean-Pierre Lévy (2017) montre l’illusion de ce type de politique créant des effets de chaîne, qui (...)

« La mobilité au sein du parc social, qui est un enjeu majeur, doit être renforcée pour permettre à chaque Français de suivre un véritable parcours résidentiel et, si possible, de devenir un jour propriétaire — un idéal, une sécurité que nous n’entendons pas dans vos discours. » (Assemblée nationale 9 juillet 2018)22

« L’objectif de la loi est de permettre aux plus modestes d’accéder au logement social auquel ils ont droit — je l’ai déjà souligné. Or, en Île-de-France, 200 000 foyers habitent en HLM alors que leurs revenus sont supérieurs à 5 000 euros. […] L’objectif de cet article et le sens de la mission des organismes de HLM et des bailleurs sociaux étant de fluidifier l’accès au logement social, cet amendement vise à demander à chaque organisme de transmettre un rapport annuel quantifié établissant, tranche de revenus par tranche de revenus, un bilan objectif des critères retenus pour l’attribution d’un logement social. Un tel rapport permettrait de valoriser les organismes vertueux tout en pointant ceux qui le sont moins, en vue, je le répète, de favoriser une plus grande fluidité. » (8 juin 2018)

49En définitive, la loi ELAN consolide les mots d’ordre des politiques du logement mises en œuvre depuis plus de vingt ans : d’une part, la force du discours visant à « construire plus », qui s’attache particulièrement au logement social ; d’autre part, une forme de territorialisation de l’action publique, qui souhaite, dans la tradition de l’aménagement du territoire, « construire là où sont les besoins ». L’État joue un rôle d’organisateur à distance des systèmes de regroupement entre organismes. Cependant, alors que les valeurs d’efficacité gestionnaire commandent le regroupement des organismes, la notion de proximité s’y oppose et permet de réfuter le projet de vente des logements sociaux.

50Ainsi, deux récits se confrontent. L’un cherche à valoriser le parc social généraliste qui loge les salariés et leur offre une stabilité sociale conforme à l’histoire du modèle du logement social français, à la fois mixte socialement et inscrit dans des territoires. Ce récit souligne, à travers l’histoire du logement social, le rôle contra-cyclique de ce dernier face aux crises immobilières, même les plus récentes (2008). Il se nourrit de nombreuses recherches historiques, géographiques, sociologiques sur le logement social et les territoires. Mais il échoue devant l’indignation unanime vis à vis du « mal-logement ».

51Or, c’est par cette porte d’entrée narrative, à savoir la dénonciation vigoureuse des situations dramatiques, que l’appel à plus de justice convoque les émotions suscitées par les « dodus dormants », les « fonds propres », la « file d’attente », la « vacance », « l’inflation des APL» … Tous ces thèmes préparent la loi ELAN. Ainsi, certains parlementaires opposent au récit optimiste du logement social ce qu’ils nomment « ses échecs », dont la paupérisation de son peuplement, la ghettoïsation et l’insécurité. Ils soulignent le désir des populations de s’en échapper et d’être mobiles pour suivre un parcours individuel et promotionnel rendu possible par la loi. L’accès au logement social par tous et la mixité sociale justifient la mise en mobilité des populations et le projet de la vente des logements sociaux. Pour se distancier des enjeux locaux, ce discours considère comme légitime une gestion du parc social à une échelle supérieure, intercommunale, notamment pour mutualiser les fonds financiers.

4. Conclusion et discussion

4.1. Un récit dans le contexte d’une évolution des rapports entre l’État et le marché

52L’évolution que nous avons retracée montre l’enjeu du récit que se donnent les politiques du logement successives. La définition institutionnelle du logement social comme outil de mixité sociale, adoptée en 2000, est mise en question dès 2003, lorsqu’elle se trouve partie prenante du programme de rénovation urbaine envisagé par la loi. Sa diversification est vivement souhaitée. En 2010, le thème des « dodus dormants », suggéré dès 2003, valide les représentations du logement social perçus comme ayant peu d’initiative et de transparence. Au cœur du débat, les fonds propres sont connotés négativement, alors que les valeurs de solidarité entre les territoires sont émergentes. Quelques années après le vote de la loi DALO, on reproche volontiers au logement social d’avoir oublié les pauvres. Ainsi, après le débat de 2016, les bailleurs sociaux se trouvent en position de « partenaires » de l’État, ce qui les expose à l’indignation républicaine contre les inégalités de logement et le mal-logement. Dès 2017, la loi Citoyenneté et égalité leur demande à la fois d’accueillir davantage de ménages défavorisés et de moins les concentrer. La même année, l’État souhaite, pour leur permettre d’être efficients et performants, les affranchir de la « dépendance aux APL », les regrouper, vendre des logements sociaux et conduire leurs locataires à devenir propriétaires. Enfin, avec la loi ELAN, l’exigence d’efficacité de l’investissement public commande de mettre en mouvement le parc et ses locataires. Si l’objectif reste pour l’État de soutenir le rythme de construction de logements sociaux, la mission de ceux-ci est de plus en plus ciblée vers les plus défavorisés. Le logement social est donc divisé entre une « résidualisation » du logement social (Harloe, 1995) et la multiplication depuis une vingtaine d’années des outils d’intervention indirecte de l’État tournés vers les couches moyennes, comme les partenariats avec les acteurs privés et la fiscalité (Pollard, 2010 ; Benamouzig et Besançon, 2005).

54En effet, l’État contemporain n’est pas celui des années 1970. Il endosse plus volontiers le rôle d’acteur facilitateur que celui de puissance publique pouvant modifier le marché. Il répond à la « société de la demande » et à des « droits-créances », comme le montrent ses dispositifs en faveur du droit au logement (Lévy-Vroelant, 2011) et les scènes sociales qui en découlent (Dietrich-Ragon, 2011). Face au « logement intolérable », il apparaît de façon plurielle, dans les instances d’attribution des droits émanant de l’État local (Weill, 2017), des collectivités locales, des entités professionnelles et des relais associatifs exerçant souvent un rôle de street level bureaucracy (Lipsky, 2010). En intégrant ce mode discret d’intervention, il encourage le recours à l’investissement privé, la financiarisation de l’immobilier (Pollard, 2010 ; Renard 2008), voire les partenariats public-privé, construisant des ensembles immobiliers mixtes (Jourdheuil, 2017). De même, les différentes vagues de décentralisation, qui ont permis la prise en charge des politiques de l’habitat par les municipalités, se traduisent, depuis les années 2000, par une multiplication des intervenants privés et publics et une mise en réseau de l’action publique de l’État. De plus, les normes de construction d’habitat, qui relevaient du monopole de l’État jusqu’aux années 1980 par l’intermédiaire de la réglementation du logement social, sont, depuis les années 2000, engagées dans des configurations locales associant acteurs privés et publics (Mallard, 2000 ; Fijalkow, 2018).

4.2. Le logement social au centre d’un système de valeurs

56Ainsi, en s’inspirant de la typologie de Heinich (2017), l’enquête que nous avons menée permet de dégager des valeurs émergentes :

• des valeurs épistémiques et civiques comme la notion mixité sociale, très présente dans la loi SRU et consolidant l’institution historique ;
• des valeurs d’authenticité mesurant la vérité de l’action par rapport à ses intentions, notamment à propos de la mission du logement social vis à vis des mal-logés ;
• des valeurs ayant des dimensions fonctionnelles, comme la solidarité territoriale entre les acteurs ;
• des valeurs domestiques soulignant le lien avec les habitants, notamment au nom de la proximité ;
• des valeurs économiques, notamment dans le cadre de la promotion de l’autonomie des organismes.

60Face à ces deux positions, l’enjeu pour le logement social est d’expliciter ses propres valeurs et de présenter une narrativité comparable à ce qu’il a produit au cours de sa longue existence. Le logement social a été en première ligne du processus normatif de l’habitat, montrant la voie à l’ensemble du parc au cours du XX^e siècle (Flamand, 1989). Il a été un moteur dans les années 1950 de la Reconstruction et de la mise au confort des populations. Il a permis, dans les années 1960, lors de la décolonisation, l’accueil des rapatriés d’Algérie et, dans les années 1990, il a participé à la recherche sur la qualité de l’habitat, l’innovation et l’architecture. Aujourd’hui, dans un contexte d’accroissement des inégalités, le récit d’un habitat de progrès, à la fois social et technique, appelle à une reconsidération de son positionnement.

Valeurs, représentations, normes et mots d’ordre

Types de valeurs	Représentations (positives /négatives)	Normes	Mots d’ordre
Épistémique	Parc issu d’une longue histoire/ non réformable et protégé	Contractualisation	Innovation
Civique	Un parc généraliste/ peu ouvert aux mal logés	Indignation contre le mal-logement	Mixité sociale
Authenticité	Creuset national et républicain/Espace ségrégé voire communautariste/Inégalité de l’offre sur le Territoire	Optimisation des dépenses publiques, optimisation des attributions de logements	Solidarité entre les territoires Répartition homogène Lutte contre les ghettos
Fonctionnelle	Partenaire de l’État/peu enclin à investir (« dodus dormants »)	Productivité	Construire plus
Lien Social	Absence de transparence/ Proximité, clientélisme/solidarité entre organismes	L’État animateur	Péréquation Intercommunalité
Domestique	Proximité avec les habitants/Sécurité résidentielle hospitalité/Ménages protégés et peu mobiles	Accompagnement social	Proximité
Économique	Existence d’un parc immobilier amorti/Dépendance de l’État/ Aides inflationnistes	Autofinancement	Autonomie