1Le titre de l’ouvrage de Federica Gatta, qui interroge l’existence et la possibilité de « contre-pouvoirs urbains », reflète l’état actuel des recherches sur la démocratie participative ou délibérative en général, et dans le champ urbain en particulier. En affichant une ambition critique, l’autrice assume sa filiation avec une tradition désormais ancienne et foisonnante de travaux aussi bien théoriques qu’empiriques sur l’implication des citoyens, des usagers ou des habitants dans la formulation des enjeux urbains et dans les décisions politiques amenées à transformer leur cadre de vie (Bacqué et Gauthier, 2011). Mais elle souligne en même temps les contradictions soulevées par une telle posture : comme le résument Guillaume Gourgues, Sandrine Rui et Sezin Topçu (2013) dans l’introduction d’un dossier de la revue Participations régulièrement cité par l’autrice, « étudier la participation fait toujours courir le risque au chercheur [et à la chercheuse] de céder à la tentation du politique, tant cet objet est lié aux idéaux démocratiques ».

3La thèse qui structure l’ensemble de l’ouvrage est donc celle de l’ambivalence politique des « (contre)pouvoirs urbains », ceux-ci s’érigeant moins, dans le contexte actuel, « contre » les institutions et les pouvoirs politiques locaux qu’ils ne se construisent « avec » eux. L’originalité du propos ne découle pas directement de cette thèse, relativement partagée au sein du champ d’études sur la participation en urbanisme, mais de l’approche développée, croisant une définition du pouvoir comme « microphysique du contrôle » empruntée à Michel Foucault (1976) avec une investigation anthropologique des processus de transformation urbaine inspirée des travaux d’Alessia de Biase (2014). L’autrice montre en particulier que c’est précisément en produisant la participation comme un champ de savoirs et d’actions spécifiques que les responsables des associations, collectifs d’artistes et autres groupes étudiés créent de la distance sociale et de la dépolitisation (p. 179). Elle en appelle ainsi à un retour à l’expérimentation, mais aussi à notre propre responsabilité de chercheurs, a fortiori lorsque nous contribuons ou avons contribué aux recherches sur la participation en urbanisme, dans l’affaiblissement de la critique urbaine. Particulièrement stimulante, cette approche appelle néanmoins deux critiques qui portent moins sur le fond ou les objectifs de la démonstration que sur sa forme et sa méthode.

4L’ouvrage, tiré d’une thèse de doctorat en urbanisme et aménagement, se présente comme un essai synthétique structuré en deux parties, accompagné d’un glossaire. La première partie propose une première approche des dispositifs participatifs rencontrés lors d’une enquête menée entre 2010 et 2014 auprès de « trente groupes, actifs dans le nord-est de la métropole parisienne », soit dans un périmètre allant « du quartier de la Chapelle à Paris jusqu’aux communes d’Aubervilliers et Saint-Denis » (p. 31). Dans cette partie, l’autrice entreprend d’abord de retracer les filiations des dispositifs participatifs actuels avec les luttes urbaines et les expérimentations menées dans le champ de l’architecture et de la conception urbaine depuis les années 1970, mais aussi avec d’autres pratiques sociales alliant réflexivité critique et interventions sur la matérialité urbaine comme les jardins collectifs (des jardins ouvriers jusqu’aux jardins partagés) et les squats artistiques. Elle présente ensuite l’ambivalence politique des formes contemporaines de la critique urbaine à partir de quatre figures idéal-typiques qui problématisent les contradictions qui les traversent selon le point de vue des animateurs des dispositifs rencontrés durant l’enquête. La première figure, qualifiée de « syndicalisme territorial » (p. 86), est prise dans la tension entre actions locales et transformations structurelles. Celle de « l’autonomie maîtrisée » (p. 89) se débat avec l’ambition de construire des alternatives aux modes de production capitalistes de l’espace, dans un contexte où les interventions artistiques peuvent néanmoins contribuer à la valorisation marchande des espaces délaissés. La figure de « l’animation du lien social » (p. 92) se trouve aux prises avec la défense d’un modèle anticonsumériste de partage de l’espace dans des contextes marqués par différentes formes de ségrégation ou d’exclusion sociale qui lui confèrent un caractère pour le moins irénique. Enfin, le « professionnalisme de terrain » (p. 95) ambitionne de se mettre au service des habitants tout en se confrontant au risque d’une instrumentalisation des habitants dans et par les pratiques professionnelles.

5Aussi stimulantes soient-elles, ces réflexions, appuyées sur une mobilisation synthétique de la littérature, paraissent dans l’ensemble détachées du terrain spécifique de l’enquête. Si quelques groupes sont mentionnés dans l’ouvrage, aucune trajectoire précise n’est retracée à l’échelle des collectifs ou des individus rencontrés. Rien n’est dit, non plus, de leurs circulations éventuelles au sein de l’agglomération parisienne ou à l’échelle de différentes villes françaises ou européennes. La manière dont l’histoire militante et urbaine propre à cette partie de l’agglomération parisienne peut singulariser certaines trajectoires ou privilégier certaines filiations par rapport à d’autres, échappe ainsi à l’analyse, qui en reste à un niveau très général. De même, les figures idéal-typiques, construites à partir du montage de plusieurs entretiens empruntés à différents acteurs et actrices rencontrés au cours de l’enquête, en restent à un niveau théorique et ne servent pas à éclairer le terrain ou à en dresser une cartographie. En semblant choisir arbitrairement le genre de ces figures, l’autrice s’interdit également de soulever la question de leur dimension genrée.

6La deuxième partie de l’ouvrage est d’abord consacrée aux variations de la figure rhétorique de l’habitant, pouvant paraître fictive puisqu’il s’avère qu’aucun acteur – y compris les résidents des espaces étudiés – ne soit en mesure de l’incarner. L’autrice montre comment les animateurs des dispositifs participatifs se positionnent par rapport à cette figure et la valident, pour s’intéresser ensuite aux temporalités propres aux dispositifs, en particulier à la façon dont ils articulent les temps institutionnels du projet aux rythmes quotidiens des usages des espaces. Dans cette partie, la démonstration s’appuie davantage que la précédente sur des notes d’observations. Toutefois, elle ne répond pas tout à fait aux objectifs annoncés, à savoir l’analyse des effets des formes de gouvernements, sur la matérialité et les identités urbaines. Par exemple, l’autrice montre comment les dispositifs participatifs contribuent à insérer la temporalité du projet dans celle des usages quotidiens des espaces en projet : une association d’artistes parvient à animer des espaces publics de manière régulière, mais toujours temporaire, du fait de sa présence de longue durée et de la confiance nouée avec les habitants. L’autrice suggère néanmoins, par l’observation d’un groupe de jeunes adolescents qui occupent d’autres espaces, le caractère limité de l’intervention artistique proposée. Finalement, l’autrice s’arrête sur une interrogation quant à la dimension subversive ou critique de ces interventions. La question du potentiel de la critique au sein des projets urbains reste ouverte à la fin de l’ouvrage, alors que cette ouverture n’est pas explicitement revendiquée par l’autrice.

7Plus globalement, la posture de l’autrice au sein des expériences qu’elle documente n’apparaît pas clairement, et cela, tout au long de l’ouvrage. On apprend par exemple au détour de deux notes de bas de page qu’elle a réalisé un film documentaire à la demande des occupants de l’un des squats étudiés (p. 130) et qu’elle a animé un débat dans le cadre du festival organisé par l’un des lieux documentés (p. 158), sans que ces deux expériences ne donnent lieu à une analyse plus approfondie de sa position sur le terrain. Si la forme de l’essai n’est pas inhabituelle en anthropologie, et se trouve même investie par des anthropologues féministes comme un espace de réflexivité autobiographique (Behar, 1996), on se demande si, dans le cas de cet ouvrage, cette forme, par son caractère synthétique, ne s’est pas imposée au détriment de l’exposition du terrain et de l’expérience ethnographique, qui font pourtant toute la richesse d’une approche anthropologique. Ces limites n’empêchent pas de souligner l’intérêt de la réflexion de l’autrice, qui pourra nourrir celle des citoyens, artistes et responsables associatifs investis dans des expériences de projets urbains participatifs comme celle des chercheurs et étudiants en urbanisme.