1Cinq ans après sa naissance, en janvier 2016, la légitimité et l’utilité de la Métropole du Grand Paris (MGP) continuent de faire débat. Faut-il la renforcer en la dotant de nouvelles compétences et d’un périmètre élargi ? La fusionner avec les départements de Paris et de la petite couronne ? Ou, au contraire, la supprimer purement et simplement et transférer ses compétences à la région ?

2Le livre collectif que les Presses de Sciences Po viennent de publier, sous le titre Gouverner la métropole parisienne et sous la direction de Patrick Le Galès, apporte à ce débat des éclairages variés et stimulants. La première partie de l’ouvrage est une mise en perspective historique de la question métropolitaine parisienne, dans sa dimension institutionnelle. Emmanuel Bellanger, historien de la banlieue, revient sur ce qu’il appelle une « histoire politique du Grand Paris », aux XIX^e et XX^e siècles, dont il identifie la logique principale : « contrôler et pacifier la métropole pour mieux la gouverner » (p. 43). Car si « la Ville lumière est (…) associée à l’histoire des mouvements révolutionnaires et à la peur des insurrections » (p. 44) et si le « contentieux Paris/banlieues » s’est nourri du « statut de zone servante » (p. 46) que l’État attribua à ces dernières, les communes de banlieue réunies en grands syndicats techniques, les conseils généraux de la Seine et de la Seine-et-Oise et les préfets des deux départements travaillèrent de concert à partir des années 1920 pour lancer une politique de grands travaux en banlieue. De leur côté, les hauts fonctionnaires des préfectures participèrent à la formation des secrétaires généraux, y compris ceux des mairies communistes, au sein de l’École nationale d’administration municipale, créée en 1922 par le socialiste Henri Sellier.

3Pauline Prat analyse le rôle du préfet de région et des préfets des départements, à partir du milieu des années 1960, face à ces acteurs majeurs et largement autonomes que sont la RATP, l’AP-HP ou le Port autonome de Paris et ce dans un contexte de bouleversements majeurs, certains propres à l’Île-de-France (comme la scission des départements de la Seine et de la Seine-et-Oise et la création d’une préfecture de Région au milieu des années 1960 ou l’élection du maire de Paris en 1977), d’autres communs au système de gouvernance territorial français (naissance des régions en 1976, lois de décentralisation de 1982-1983, création d’administrations « de mission », comme la DATAR ou les établissements publics d’aménagement des villes nouvelles, EPA).

4Sébastien Pradella s’intéresse lui à la politique foncière menée à Paris et en Île-de-France et à la « complémentarité institutionnalisée » (p. 125) entre public et privé pour la création de valeur foncière. L’analyse court d’Haussmann à la période la plus récente et se penche en particulier sur le rôle de l’établissement public d’aménagement de La Défense dans la création puis la rénovation du quartier d’affaires, sur le rôle des EPA des villes nouvelles, sur celui de la Caisse des Dépôts dans le financement du logement social, ou encore sur la politique menée par la SNCF pour valoriser son patrimoine foncier dans la capitale. Elle dessine ainsi les contours du capitalisme parisien, fortement mâtiné d’interventions publiques. On peut regretter que soit oublié le cas de La Plaine-Saint-Denis où les élus locaux communistes ont tenté, sans y parvenir totalement, d’inventer un modèle alternatif qui associerait activités tertiaires et fonctions résidentielles, conserverait sur place les catégories populaires et immigrées, limiterait la gentrification et favoriserait l’accès à la propriété des ménages modestes.

5Francesca Artioli et Pauline Prat abordent la question de la « gouvernabilité » de la métropole sous l’angle de la planification économique et sous celui, plus original de la réorganisation des services des armées. La refonte de l’appareil militaire français se traduit par une déconcentration de ce dernier de Paris vers la province pour des raisons de coût du foncier et d’aménagement du territoire, tout en permettant à certains territoires franciliens de bénéficier d’aides à la reconversion. Plus largement, l’État a su construire un « récit » commun, associant égalité régionale et investissement particulier de l’État en région parisienne, « en articulant des programmes d’action contradictoires » (p. 163) (ou complémentaires ?) : politique des métropoles d’équilibre, d’un côté, construction du RER et des villes nouvelles, de l’autre. Le cas de l’agrément constructeur illustre particulièrement bien l’ambivalence de la politique de l’État : conçu dans les années 1950 pour favoriser la décentralisation industrielle, il devient à partir des années 1990 un moyen de réguler l’offre de bureaux et de développer l’offre de logements en Île-de-France. De même, expliquent les deux auteures, la politique de déconcentration des emplois publics hors de la région parisienne a d’abord pour objectif de réduire le coût de fonctionnement de l’administration publique.

6Patrick Le Lidec analyse, quant à lui, ce qu’il appelle, avec un sens certain de la litote, « l’émergence contrariée d’un gouvernement métropolitain » (p. 175) depuis le milieu des années 2000. Il attribue cette résistance à une série de facteurs qu’on peut qualifier de structurels : la taille relativement importante des villes de banlieue ; le rôle de coordination assuré par l’État, la Région et de puissants syndicats techniques, rendant moins nécessaire la coopération intercommunale ; la concentration des sièges sociaux et des ressources fiscales sur un petit nombre de communes (Paris, les pôles de La Défense et de la Plaine-Saint-Denis) ; la forte polarisation sociale de l’espace métropolitain, entre Paris et la banlieue ouest, d’un côté, et les espaces populaires de la petite couronne, de l’autre ; enfin la polarisation politique entre droite et gauche, avec le phénomène si particulier de la banlieue rouge. Le récit particulièrement précis que fait l’auteur de la gestation chaotique de la Métropole du Grand Paris est édifiant et montre comment on est passé, en quelques années, de l’ambition d’un équivalent parisien du Grand Londres à une institution faible et contestée, sous les pressions convergentes d’une série d’acteurs bien décidés à défendre leurs prés carrés respectifs.

7La seconde partie de l’ouvrage passe en revue l’état actuel d’une série de politiques publiques particulières, portant sur des objets qui se situent clairement, au moins partiellement, à l’échelle géographique de la métropole parisienne.

8Jacques de Maillard et Mathieu Zagrodski analysent la mise en place à partir de 2007 d’une police d’agglomération. La densité de policiers en banlieue est alors nettement déconnectée des taux de délinquance. Les limites administratives sont un obstacle à l’efficacité des forces de police : lors des émeutes de 2005, les policiers dépendant de la préfecture de police n’avaient pas pu intervenir à Clichy-sous-Bois, en soutien aux (rares) policiers locaux. Pour répondre à cette situation, les collectivités territoriales, les bailleurs et les entreprises de transport ont commencé à investir massivement le champ de la sécurité (création de polices municipales, vidéosurveillance, groupe de sécurité et de protection de la RATP et sûreté ferroviaire à la SNCF), mais l’efficacité de ces actions s’est heurtée au fait que, sauf dans le domaine de la police des transports, elles ne dépassaient pas l’échelle communale. À partir de 2009 émerge la notion de « bassin de délinquance ». Les trois départements de la petite couronne, qui relevaient jusque-là de directions départementales de la sécurité publique, sont rattachés au système parisien. L’objectif est que les forces de police puissent être projetées plus aisément sur l’ensemble du territoire de l’agglomération en réponse à des situations d’urgence, dans une logique de mutualisation des effectifs plutôt que de redistribution. Mais il en résulte un surcroît de travail administratif et un fonctionnement très centralisé, la préfecture de police imposant les priorités et les modes d’action.

9Renaud Epstein s’intéresse à la dimension métropolitaine de la politique de la ville, un enjeu majeur puisqu’il concerne 1,6 million de Franciliens (13 % de la population régionale). En 2003, la loi Borloo et la mise en place du Programme national de rénovation urbaine s’étaient traduites par un recul de la dimension intercommunale. Les lois de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) et Lamy, adoptées toutes deux au début de 2014, reprenant les conclusions du rapport Demain la Ville de J.-P. Sueur de 1998, inaugurent un début de gouvernance métropolitaine de la politique de la ville, mais les opérations intercommunales sont rares et surtout la politique menée ne permet pas de freiner la polarisation sociospatiale, ni d’introduire de la mixité sociale.

10C’est une question « à l’ombre du Grand Paris » qu’aborde Thomas Aguilera, celle de « l’impossible gouvernance métropolitaine des bidonvilles franciliens » (p. 249). Contrairement à ce que l’on observait dans les années 1970, qui avaient vu l’État se saisir de la question de la résorption des bidonvilles, leur renaissance dans les années 1990 a été traitée comme un problème de sécurité et d’immigration, pris en charge à ce titre par le seul ministère de l’Intérieur, et non comme un problème de logement social. Les nouveaux bidonvilles sont alors associés à la « question rom » et traités par des évacuations à répétition, des destructions des campements et des reconduites à la frontière. Les municipalités concernées en délèguent la gestion humanitaire à des comités locaux associatifs et des ONG médico-sociales, tout en exerçant une pression sur l’État pour obtenir l’évacuation des campements et en réclamant une gestion solidaire à l’échelle métropolitaine. Certaines d’entre elles ont tenté de mettre en place des projets expérimentaux de relogement temporaire, dits « villages d’insertion », mais ces expérimentations sont utilisées pour justifier l’expulsion des familles non retenues dans le processus de sélection. Les tentatives de coordination régionale se heurtent au refus de participation de la Ville de Paris. Cet échec s’explique, nous dit l’auteur, par « l’incapacité à constituer un acteur collectif » de la part d’acteurs « qui refusent d’agir et de porter seuls un risque politique trop fort », en l’absence d’une « autorité métropolitaine en mesure d’imposer des choix » (p. 275).

11La question des transports est au contraire en pleine lumière et au centre des débats sur la question métropolitaine depuis quinze ans. Patrick Le Galès et Charlotte Halpern reviennent sur les conditions dans lesquelles ont été définis les réseaux de transport d’Île-de-France depuis les années  1960 jusqu’à l’époque du Grand Paris Express. Ce dernier projet résulte d’un long bras de fer entre Christian Blanc, maître d’œuvre du projet sarkoziste du Grand Paris, et la Région du socialiste Jean-Paul Huchon. Les auteurs montrent comment un compromis se décide finalement, dans lequel le député Gilles Carrez, auteur d’un rapport sur le financement du projet de transport du Grand Paris, joue un rôle majeur. Peut-on parler pour autant, comme le font les auteurs, d’un consensus des élus « tous contre le président » (p. 317) ? En fait, la mobilisation des élus contre le projet Blanc fut inégale et ambiguë : ceux de droite étaient plutôt silencieux et ceux qui, à gauche, dénonçaient les méthodes de Christian Blanc travaillaient parallèlement avec lui sur l’aménagement des quartiers des futures stations. Le compromis adopté fin 2010-début 2011 n’est pas une défaite de Christian Blanc, car son projet est repris presque tel quel, la maîtrise d’ouvrage étant confiée à une nouvelle structure, la Société du Grand Paris, contrôlée par l’État et non la Région ; celle-ci, accepte de participer au financement du nouveau métro, mais obtient en contrepartie une participation de l’État au financement de ses propres projets de lignes de tramways et de tangentielles.

12Enfin, Christine Barwick et Vlad Gross consacrent un chapitre à l’analyse des réseaux et en particulier des relations entre administrateurs, à partir du traitement des données issues du Bottin administratif et du Bottin des communes, montrant que les liens sont particulièrement forts au sein d’un même niveau d’administration (le cas de la Ville de Paris est particulièrement étudié) qu’entre niveaux différents (Ville/Région, par exemple) et au sein d’un même secteur de politiques publiques (les finances ou l’aménagement urbain).

13Finalement, l’ouvrage confirme l’idée que la gouvernance d’une métropole comme Paris est une question à la fois très complexe et protéiforme, dont on ne peut comprendre les tenants et les aboutissants qu’en combinant différentes approches, historique et sociologique, comme c’est le cas ici, mais aussi économique, géographique et géopolitique. Ce qui fait l’intérêt des analyses présentées est aussi ce qui en fait les limites : l’approche par les institutions, leur fonctionnement et leurs relations repousse en périphérie de l’analyse, comme s’il s’agissait d’éléments du contexte, des phénomènes qu’on pourrait aussi bien présenter comme centraux. C’est par exemple le cas de la désindustrialisation de l’économie régionale, qui libère du foncier pour les opérations d’aménagement tout en détruisant le substrat sociologique de la banlieue rouge, des processus de valorisation foncière, de gentrification ou au contraire de paupérisation. Ou encore de la discrimination sociale ou ethnique, aggravant les inégalités territoriales, notamment en matière de répartition de la richesse fiscale. Ou enfin, des évolutions électorales, à l’image de l’effacement de la banlieue rouge au profit d’une « banlieue bleue », de la résistance des forces politiques socialistes et écologistes à Paris, mais aussi des rivalités politiques entre personnalités politiques à l’échelle de la région, de l’agglomération ou à l’échelle communale. Comment comprendre, par exemple, le débat actuel sur l’avenir de la Métropole du Grand Paris sans prendre en compte les stratégies concurrentes de Valérie Pécresse et d’Anne Hidalgo ? Ces stratégies ont l’une comme l’autre une dimension institutionnelle (renforcer la Région / défendre l’autonomie de la Ville de Paris), partisane (le renouvellement de la droite / la naissance d’une nouvelle gauche écolo-socialiste) et personnelle (toutes deux étant de potentielles candidates à la présidentielle de 2022). Cet excellent ouvrage de politistes qu’est Gouverner la métropole parisienne appelle donc des travaux complémentaires de sociologues, d’économistes, d’historiens et de géographes.