Les auteurs tiennent à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour le soutien financier de cette recherche tout comme les assistantes de recherche de l’Observatoire des milieux de vie urbains, Ariane Perras et Marie-Axelle Borde pour leurs contributions sur le plan graphique.

Introduction

1Dans le contexte de l’émergence d’une industrie créative (Liefooghe, 2010) et du désengagement progressif des pouvoirs publics au cours des dernières décennies, le développement des quartiers centraux postindustriels est caractérisé par des discours portant sur la proximité des activités, les synergies qui pourraient découler de cette proximité et les aménités locales (Bouchez, 2005), telles le cadre bâti, la présence de nombreux services, les valeurs de la communauté locale et le dynamisme culturel (Hutton, 2008), afin d’attirer entreprises et travailleurs qualifiés participant au développement économique. La « reterritorialisation des activités économiques » (ibid., 2008) insufflée par l’implantation d’industries créatives, ainsi que les stratégies misant sur le dynamisme et l’amélioration du cadre de vie dans l’optique d’attirer de jeunes travailleurs qualifiés (Florida, 2002), parmi lesquelles se retrouvent la revitalisation urbaine et plus récemment les « aménagements éphémères » (jardins, mobilier urbain, places, etc.), ont fortement contribué à la transformation du paysage urbain et du profil socioéconomique de ces quartiers. Cet article s’inscrit dans un programme de recherche plus englobant portant sur le rôle de l’urbanisme dans la fabrication des lieux de l’innovation à Montréal, dont le secteur Saint-Viateur Est, où se trouve Ubisoft, chef de file mondial du jeu vidéo et plus grand employeur du secteur.

2Montréal, qui est la métropole du Québec, ainsi que la deuxième ville en importance au Canada, compte 1,9 million d’habitants et 4 millions pour l’aire métropolitaine, soit près de la moitié de la population de la province (Communauté métropolitaine de Montréal, 2018). Le domaine des entreprises technologiques (services et médias numériques, fabrication, logiciels, services informatiques, services de télécommunications, audiovisuel et son numérique, arts numériques) occupe une place de choix au sein de l’économie avec quelque 107 500 employés et 5 240 entreprises, se classant au 8^e rang en Amérique du Nord à ce niveau (TechnoMontréal, 2016).

3L’objectif de l’article est d’interroger le rôle de l’urbanisme face à l’enjeu de la consommation et du renouvellement des ressources territoriales produit par la concentration d’entreprises de l’économie créative dans certains quartiers postindustriels où se regroupent également des initiatives de l’urbanisme tactique.

4L’article débute par une revue de la littérature au sujet de l’influence de l’économie créative sur le développement des quartiers centraux postindustriels, en abordant les notions de reterritorialisation des activités économiques, de classe créative, ainsi que d’aménagement éphémère. Ensuite, nous exposons la méthodologie utilisée pour réaliser une vingtaine d’entretiens semi-dirigés auprès de gestionnaires d’entreprises technologiques, d’instigateurs d’aménagements éphémères et d’agents du développement économique et urbain, et l’analyse des comptes rendus des réunions du comité de revitalisation du secteur Saint-Viateur Est de 2009 à 2015. Les résultats obtenus démontrent l’importance des caractéristiques propres aux quartiers postindustriels en matière d’opportunités pour les entreprises de l’économie créative et les instigateurs d’aménagements éphémères, la présence d’enjeux relatifs à l’embourgeoisement dû au développement économique, ainsi que l’ascendant de l’entreprise Ubisoft sur le secteur, et finalement l’existence d’interactions entre cette dernière et une majorité d’aménagements éphémères locaux, soulevant des questionnements concernant la privatisation de l’espace public et le rôle de l’urbanisme dans l’accompagnement de ce processus.

1. Les quartiers centraux postindustriels : un terreau fertile pour qui ?

5À la suite du déclin des activités industrielles et de l’affaiblissement des politiques publiques au sein des quartiers centraux à partir de la fin des années 1970, dans le contexte naissant de la mondialisation économique (Vinodrai, 2015), un attrait renouvelé pour ces quartiers est observable depuis une trentaine d’années, du fait que ces derniers regroupent certaines conditions favorables à l’implantation d’activités de l’économie créative, de jeunes générations de travailleurs (Hutton, 2008), ainsi que de nouvelles formes d’interventions sur l’espace public (Lydon et Garcia, 2015).

6L’économie créative est définie par la création de richesses et d’emplois à partir des compétences, talents et potentiel de création des individus (Higgs, Cunnigham et Bakhshi, 2008). Couvrant de vastes secteurs tout aussi variés, on retrouve, selon Liefooghe (2010), le secteur du multimédia, le développement de logiciels, les sites internet, l’architecture, le design, la publicité, le marketing, le cinéma, la musique, etc. (Braczyk, Fuchs et Wolf, 2005 ; Scott, 2000). Toujours selon Liefooghe (2010, p. 187), l’économie créative serait un enjeu de développement économique pour le territoire et aurait un rôle dans la croissance économique et la régénération urbaine spontanée favorisant la revalorisation foncière des quartiers culturels et créatifs investis préalablement par des artistes.

7Les quartiers centraux postindustriels possèdent certaines ressources favorisant l’attraction d’entreprises de l’économie créative – phénomène connu en tant que processus de « reterritorialisation des activités économiques » (Hutton, 2008) – telles un cadre bâti hérité de l’ère industrielle, offrant des loyers abordables à proximité du centre-ville et permettant une reconversion en vastes espaces de travail, ainsi que la présence de différents services et aménités (ibid., 2008). La disponibilité du foncier et le faible coût des loyers ont historiquement d’abord attiré les artistes, favorisant ainsi le dynamisme local. Toutefois, lorsqu’un quartier est reconnu pour sa présence artistique, les acteurs économiques et politiques s’y intéressent rapidement, et commencent à y investir (Rich, 2019). Ainsi, les artistes, ayant contribué à la redynamisation de quartiers centraux postindustriels laissés à l’abandon par les politiques publiques, se trouvent peu à peu chassés par ces activités économiques portant principalement sur les nouvelles technologies (Andres et Grésillon, 2011 ; Ballester, 2013).

8Selon Hutton (2008), deux types d’impacts se dégagent de ce phénomène. D’une part, la présence des entreprises de l’industrie créative contribue à attirer de nouveaux investissements, à créer de nouveaux emplois bien rémunérés, à requalifier des bâtiments industriels patrimoniaux et à revaloriser l’image du quartier. D’autre part, cette présence cause, à terme, un embourgeoisement, avec une hausse des valeurs foncières et des loyers, ainsi que des prix à la consommation, menant à une forme d’exclusion sociale et économique, ne ciblant que les populations bénéficiant d’importants revenus, au détriment de celles à revenus modestes et des petites entreprises. Ce cycle est abondamment documenté dans la littérature scientifique, toutefois avec une perspective qui tendrait à opposer les facteurs de localisation (Ananian, 2014) : d’une part, les facteurs « durs » comme la vacance immobilière, les prix des loyers, les infrastructures, la proximité du centre-ville (Bontje et Musterd, 2009), d’autre part, les facteurs « doux » comme l’ambiance urbaine, la culture, les aménités, l’architecture (Florida, 2002 ; Glaeser, 2005 ; Jacobs, 1969).

9Bien que les facteurs « durs » soient toujours au cœur des décisions des entreprises, une combinaison avec des facteurs « doux » constitue un avantage clair en matière de localisation. Les entreprises de l’économie créative, qui visent généralement à recruter de jeunes travailleurs qualifiés (Scott, 2007), misent alors sur ces facteurs « doux », considérés comme attractifs pour ces derniers (Florida, 2002), ce qui pourrait influencer la prise de décision publique en matière de réinvestissement des quartiers (infrastructures, services et aménités), mais aussi des logiques moins conventionnelles d’appropriation de l’espace urbain.

10Ces logiques d’appropriation sont souvent exprimées par de jeunes professionnels de secteurs dits « créatifs » (architecture, design urbain, urbanisme, etc.). Ces professionnels tentent d’améliorer le cadre de vie et de renforcer le tissu social des communautés par le biais d’interventions temporaires, rapidement mises en place, peu coûteuses et basées sur les traditions locales (Lydon et Garcia, 2015). Ces aménagements de l’ordre de l’urbanisme tactique se veulent une réponse au processus de planification rationnelle des villes, perçu comme lent, inefficace et reproducteur d’inégalités, et se placent en opposition aux politiques publiques descendantes, axées sur le capital et approuvées par l’appareil bureaucratique (Talen, 2015). De plus, ceux-ci proposent une vision de la ville en tant que laboratoire, permettant d’expérimenter de nouvelles idées et de nouvelles manières de concevoir l’aménagement (Lydon et Garcia, 2015).

11Bien que la littérature scientifique sur l’urbanisme tactique (Ferreri, 2015 ; Nédelec, 2017) se décline en différentes appellations – « urbanisme transitoire » (Baillargeon et Diaz, 2020), « urbanisme guérilla » (Reynolds, 2008), « urbanisme Do it yourself » (LaFrombois, 2017), entre autres – apportant des nuances quant aux motivations des porteurs de projets, aux valeurs et aux processus de mise en œuvre, nous utiliserons dans cet article le terme générique d’« aménagement éphémère ». Ce terme plus englobant nous permet donc de rendre compte d’une plus vaste diversité d’interventions sur l’espace public. Ces aménagements partagent une temporalité plus courte que les aménagements produits par l’urbanisme conventionnel et des appropriations sur des espaces vacants ou des voies publiques à partir d’interventions favorisant de nouveaux usages.

12Ainsi, les acteurs de l’industrie créative, souvent perçus en tant que simples consommateurs, notamment de l’urbanité et de différentes aménités, semblent, dans une certaine mesure, participer à la fabrique et à l’animation de l’espace public, sous couvert de courants comme les aménagements éphémères. Dès lors, il convient de mentionner que ces aménagements ont une tendance bien marquée à reproduire les inégalités sociales déjà présentes au sein de l’espace urbain. Cette reproduction des inégalités s’inscrit dans un contexte de compétition entre les villes et de positionnement à l’échelle mondiale pour l’attraction des investissements et de la classe créative (Douay et Prévot, 2016), cette dernière étant essentiellement composée de jeunes diplômés universitaires et d’artistes qui possèderaient un potentiel de stimulation de la croissance économique urbaine (Florida, 2002). Localement, ces stratégies se heurtent à la concurrence pour des ressources territoriales limitées (Halbert, 2010), comme les bâtiments anciennement industriels à reconvertir, les terrains vacants et l’espace public.

13Ce processus est abondamment documenté depuis une trentaine d’années dans la littérature qui dénonce les effets de la consommation des ressources territoriales par les acteurs de l’industrie créative. Toutefois, plus rares sont les études qui interrogent la capacité des acteurs de l’industrie créative de renouveler ces mêmes ressources et celle des acteurs publics en charge de l’urbanisme et du développement économique d’accompagner ce processus. C’est précisément sur cette problématique que repose l’originalité de notre article, en posant les deux questions suivantes : (1) Dans quelle mesure les acteurs de l’industrie créative contribuent-ils à produire ou à renouveler les ressources territoriales qu’ils consomment ? (2) Quel rôle joue l’urbanisme dans l’accompagnement de ce processus ?

2. Le secteur Saint-Viateur Est : un cas d’étude paragmatique

14Le secteur Saint-Viateur Est, situé dans le quartier Mile End de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal à Montréal (voir figure 1), a été choisi comme cas d’étude. Le choix de ce secteur s’explique par trois de ses caractéristiques, à savoir 1) sa centralité et son caractère postindustriel, le fait qu’il offre 2) la plus importante concentration d’activités liées à l’industrie créative et 3) le fait qu’il concentre le plus grand nombre d’aménagements éphémères à Montréal.

15Ce secteur a historiquement été un haut lieu de production manufacturière textile. Déjà présente depuis les années 1920, la construction entre 1964 et le milieu des années 1970 d’édifices de béton de six à douze étages, surnommés « mégastructures », a consolidé l’importance locale de cette industrie (Desjardins, 2017). Le déclin de celle-ci va cependant se produire dans le courant des années 1990, et ce, dans le contexte de la mise en place des politiques de mondialisation des échanges économiques. Les mégastructures se vident à cette époque de leurs manufactures de textile (Desjardins, 2017). En réponse à ce phénomène, les propriétaires de ces édifices offrent de très faibles loyers pour occuper les locaux vacants. Ceci a pour effet de favoriser l’arrivée d’artistes quittant le centre-ville, où les prix des loyers sont devenus exorbitants, consacrant le caractère créatif du secteur (Rantisi et Leslie, 2017).

16En parallèle de cette arrivée d’artistes, il est possible de remarquer l’installation d’une première entreprise technologique spécialisée dans la création de logiciels, Discreet Logic, dans l’édifice Peck, situé à l’angle du boulevard Saint-Laurent et de la rue Saint-Viateur Est (voir figure 2). Toutefois, cette entreprise quitte quelques années plus tard pour s’établir dans ce qui deviendra la Cité du Multimédia, cette dernière étant un projet de l’État québécois et de la Ville de Montréal, offrant un crédit d’impôt territorialisé sur la production de titres multimédias pour attirer les entreprises technologiques en son sein. C’est dans ce contexte que le gouvernement québécois entreprend, à la fin des années 1990, d’attirer l’entreprise française Ubisoft à Montréal. Celle-ci préférant le secteur Saint-Viateur Est à la Cité du Multimédia pour des raisons principalement d’abordabilité des loyers, le travail d’influence du gouvernement a permis la création d’un crédit d’impôt sur la production de titres multimédias spécifique à l’entreprise et non territorialisé, et donc d’un programme sur mesure, afin d’assurer sa venue à Montréal. À la suite de l’implantation d’Ubisoft dans le secteur Saint-Viateur Est en 1997, de nombreuses entreprises technologiques, attirées par les loyers abordables et les synergies naissantes au sein de l’écosystème local, se sont également installées dans le courant des années 2000, sans toutefois bénéficier du même crédit d’impôt.

17Des données colligées auprès de différents organismes et institutions (Alliance Numérique, TechnoMontréal et Ville de Montréal) démontrent la présence de 33 entreprises technologiques provenant de l’industrie créative sur un total estimé de 360 entreprises, tous secteurs d’emplois confondus, en 2017 (voir figure 2). Ces 33 entreprises comptent plus de 4 000 travailleurs, sur un total estimé de 13 000 travailleurs en 2016 dans le secteur (Ville de Montréal, 2016), ceci étant notamment dû à la présence d’Ubisoft, avec plus de 3 000 employés. À la suite de cette arrivée de nombreuses entreprises de l’économie créative dans le courant des années 2000 et de la pression politique exercée par certaines d’entre elles, la Ville de Montréal entame une réflexion sur le développement du secteur Saint-Viateur Est en 2009. Ce projet envisage la réalisation d’aménagements paysagers, d’élargissements de trottoirs, de pistes cyclables et d’allées piétonnières (Rantisi et Leslie, 2017).

18Dans ce contexte, une vaste mobilisation citoyenne a lieu, forçant la tenue de nombreuses séances de consultation publique supervisées par la Corporation de développement économique communautaire (CDEC) Centre-Sud-Plateau-Mont-Royal (Rantisi et Leslie, 2017). Cette mobilisation a débouché, notamment, sur la création, en 2013, du Champ des Possibles, un espace ouvert situé sur une portion restée vacante d’une ancienne cour ferroviaire, et jouxtant les mégastructures héritées de l’industrie textile (Desjardins, 2017).

19Cette mobilisation citoyenne a contribué à faire du secteur Saint-Viateur Est un terreau fertile pour le développement d’aménagements éphémères, celui-ci contenant la plus importante concentration de projets de ce type à Montréal. Une recension des projets s’étant tenus dans le secteur Saint-Viateur Est depuis 2011, consécutivement à la mobilisation citoyenne, nous a permis d’en dénombrer un total de 7 (voir figure 2). Cette recension a été effectuée à travers des recherches dans différents quotidiens montréalais, ainsi que sur les sites web des organismes les plus impliqués dans le secteur. Parmi ceux-ci, nous retrouvons : le Champ des Possibles (ancienne friche industrielle sur laquelle s’est développée une riche biodiversité mise en valeur par un regroupement citoyen), le Marché des Possibles (marché extérieur proposant une programmation socioculturelle diverse), La Petite Floride (aménagement hivernal), L’Été Mile End (animations dans l’espace public organisées par l’entreprise Ubisoft pour célébrer ses 20 ans dans le secteur), Aire Commune (espace de coworking extérieur), Semer la biodiversité (nouvel aménagement et verdissement d’une rue du secteur), et Viaduc 375 (projet de piétonnisation d’une portion du viaduc Van Horne) (voir tableau 1).

Tableau 1 : aménagements éphémères réalisés dans le secteur Saint-Viateur Est depuis 2011

Aménagement	Réalisation/organisation	Description	Temporalité
Le Champ des Possibles (a)	- Les Amis du Champ des Possibles - Arrondissement du Plateau-Mont-Royal	- Caractère patrimonial - Biodiversité urbaine - Pratiques artistiques - Aménagement récréatif - Activités pédagogiques - Dimension scientifique - Processus participatif	Depuis 2011
Aire Commune (b)	- (en)effet* - Îlot 84	- Lieu pour travailler, se relaxer et rencontrer la communauté professionnelle locale - Tenue d’évènements de réseautage, de conférences et d’ateliers s’adressant aux entrepreneurs - Installations gratuites et ouvertes à tous	Août à septembre 2017 Mai à septembre 2018
La Petite Floride (c)	- La Pépinière - Espaces collectifs	- Activités hivernales - Dégustations culinaires - Soirées festives	Décembre 2016 à mars 2017
Le Marché des Possibles (d)	- POP Montréal - Arrondissement du Plateau-Mont-Royal	- Programmation socioculturelle diversifiée - Marché public et buvette extérieure	Juin à août depuis 2014
Viaduc 375 (e)	- Les Amis du Champ des Possibles - Mémoire du Mile End - SODER	- Piétonnisation d’une moitié du viaduc Van Horne pour imaginer le potentiel des lieux - Animation de l’espace public - Mise en valeur du patrimoine industriel	3 au 8 octobre 2017
Semer la biodiversité (f)	- Les Amis du Champ des Possibles - Espaces temps	- Séances de plantation - Divers types d’ateliers portant sur l’écologie urbaine - Animation festive des lieux	Mai 2017
L’Été Mile End (g)	- Ubisoft	- Célébration des 20 ans de l’entreprise dans le quartier - Animation de l’espace public par un parcours thématique, des jeux divers, une ruelle décorée et des tours guidés du Mile End	3 juin 2017

20Nous avons eu recours à la tenue d’entretiens semi-dirigés, en tant que méthode principale, auprès de 9 gestionnaires d’entreprises technologiques provenant de l’industrie créative, de 6 instigateurs d’aménagements éphémères (3 urbanistes, 1 designer urbain, 1 architecte de paysage et 1 chargée de projet en évènementiel) et de 5 acteurs du développement économique et urbain (1 fonctionnaire, 1 élu local, ainsi que 3 représentants communautaires et du patrimoine), pour un total de vingt acteurs interrogés. Nous avons questionné les participants sur les facteurs de localisation et les enjeux soulevés par la double concentration d’entreprises technologiques et d’aménagements éphémères et sur les éventuels rapports qu’ils entretiennent entre eux, ainsi que sur le rôle de l’urbanisme dans le renouvellement des ressources territoriales. Pour compléter la collecte de données, une analyse de 32 comptes rendus de réunions du comité de revitalisation du secteur Saint-Viateur Est de 2009 à 2015, sous l’égide de la CDEC Centre-Sud-Plateau-Mont-Royal, a été réalisée. Ce comité réunissait des citoyens, des organismes communautaires, des artistes, des acteurs économiques, dont Ubisoft, qui a participé à quelques reprises, et des fonctionnaires de l’arrondissement, en vue de discuter et de réfléchir à l’évolution du quartier. Cette analyse nous a permis d’obtenir des informations additionnelles concernant le développement du secteur, mais aussi les différentes mobilisations y ayant eu lieu au cours de la période couverte par les documents.

3. De la consommation à la production de l’espace urbain

3.1. Le facteur Ubisoft

21L’influence d’Ubisoft réside en sa qualité de plus important employeur dans le quartier faisant en sorte que l’entreprise depuis son installation en 1997, quelles que soient les actions qu’elle pose, influe directement sur de nombreuses dimensions du secteur. Les acteurs questionnés soutiennent que l’entreprise a contribué à façonner le secteur Saint-Viateur Est tel qu’on le connaît aujourd’hui, notamment par l’attraction de nombreuses autres entreprises, désireuses de s’établir à proximité d’un acteur technologique de cette stature :

D’après moi, un des facteurs majeurs va rester Ubisoft. C’est 3 000 employés dans le quartier. Ça l’a apporté, justement, un lot de jeunes professionnels qui font de l’argent dans le quartier. Puis après ça, le quartier a commencé à changer, puis après ça, eh bien justement, d’autres entreprises qui font comme : « bah, si Ubisoft est dans le quartier, nous autres aussi on pourrait se rapprocher, puis essayer de bénéficier de ça. » (Gestionnaire d’entreprise technologique #04)

22Cependant, de nombreux acteurs interrogés précisent qu’Ubisoft contribue sans équivoque à l’embourgeoisement du secteur, et donc à tous les enjeux qui en découlant, que nous avons mentionnées précédemment. Consciente de ce fait, depuis l’organisation de son 10^e anniversaire, quand les communautés locales ont exprimé leur désarroi vis-à-vis des externalités négatives de la présence de l’entreprise, Ubisoft a tenté de diversifier son implication dans la vie de quartier, en partie dans l’optique de compenser les effets socioéconomiques négatifs que sa présence a engendrés et continue de créer par son expansion. Cette implication – perçue par les répondants communautaires comme la contribution minimale d’une entreprise consciente des enjeux de son insertion dans le quartier et auprès des communautés – se traduit concrètement par un dialogue avec les principaux acteurs présents dans le secteur, ainsi que par le financement de différentes initiatives collectives locales.

23L’influence de cette entreprise sur le secteur Saint-Viateur Est est telle que les acteurs rencontrés ne notent que peu d’implication locale des autres grandes entreprises y étant présentes, comme la financière Sun Life et la société d’effets spéciaux britannique Framestore. Ubisoft semble donc être dans une classe à part dans le secteur sur le plan de son influence et des actions qu’elle porte localement :

Quand ils sont arrivés dans le secteur en fait, Ubisoft, ils ont à peu près tout bien fait. Ils travaillent à établir des relations. [...] Mais grosso modo, ils ont appuyé des initiatives locales. Ils ont appuyé, par exemple... Il y avait une activité qui était organisée par le Centre Clark, ici, qui est un peu le pionnier des centres d’artistes ici dans le bloc, et qui a aussi milité pour la création du regroupement Pied carré, en défense de la présence artistique dans le secteur. Ils organisaient des ateliers portes ouvertes dans les années 2000, 2006-2007-2008. Et cette activité communautaire, en fait, où ils invitaient les artistes à ouvrir leur atelier, puis on accueillait le monde, puis on montrait ce qu’on faisait, a été notamment financée... a été appuyée par Ubisoft, qui donnait un montant d’argent pour appuyer cette initiative-là. En fait, Ubisoft s’est souvent fait demander des fonds par l’un et l’autre, puis ils ont dit : « eh bien, nous, ce qu’on va appuyer, ce sont des initiatives collectives ». (Gestionnaire d’entreprise technologique #03)

24Les interactions entre Ubisoft et les communautés passent souvent par des projets d’aménagements éphémères. Pour une majorité de ces projets, dont Aire Commune, le Marché des Possibles et Viaduc 375, l’entreprise fournit une contribution financière sans attendre de retour sur investissement. Ensuite, ces interactions passent par une fréquentation de la part des travailleurs, à travers des usages touchant aux différents évènements organisés (séances de réseautage, cinq à sept, spectacles musicaux, etc.), à des rencontres de travail, ainsi qu’à des moments de détente, à l’heure du dîner par exemple.

25Le financement de ces projets d’aménagement rapporte au final des dividendes pour Ubisoft, car en plus d’assurer la survie de ces initiatives, contribuant à l’ambiance du secteur, elle s’y associe, renforçant son propre caractère innovant, et favorisant par le fait même l’attraction de jeunes travailleurs qualifiés. Il convient en outre de mentionner que tous les projets ne bénéficient pas automatiquement de ce financement. Une certaine adéquation avec les intérêts de l’entreprise est incontournable, façonnant par le fait même l’offre au sein de ces projets. Ainsi, Ubisoft, par l’octroi d’un financement à plusieurs aménagements éphémères du secteur, s’assure un certain droit de regard sur les interventions réalisées, afin que ces dernières cadrent avec sa vision du développement local.

26En plus de ce financement, l’entreprise a elle-même réalisé un aménagement éphémère, L’Été Mile End, afin de célébrer ses 20 ans dans le secteur Saint-Viateur Est (voir figures 3, 4 et 5), participant donc directement à la fabrique et à l’animation de l’espace public. Parmi les entreprises technologiques du secteur, ce cas constitue le seul exemple où une entreprise a concrètement conçu un projet de ce type. Les intentions d’Ubisoft étaient de souligner l’importance qu’elle estime avoir dans la régénération urbaine de ce secteur en redonnant à la communauté un aménagement ludique le temps d’un été. Cette initiative en particulier, tout comme Aire Commune (espace de coworking avec bar à ciel ouvert), sont des façons d’attirer une population jeune et diplômée, proche du stéréotype de la classe créative. Toutefois, celui-ci a été reçu plutôt froidement par la population locale, du fait d’un manque de concertation et d’un sentiment d’empiètement du privé sur l’espace public. Malgré l’achalandage dont les images ci-dessous témoignent, la privatisation de l’espace public est en effet une réelle problématique qu’engendre l’implication d’entreprises dans le financement ou la réalisation d’aménagements éphémères.

27L’importance de ces enjeux n’est toutefois pas partagée par une majorité de gestionnaires d’autres entreprises provenant de l’industrie créative du secteur et d’instigateurs d’aménagements éphémères, les différents propos collectés étant à cet égard relativement nuancés. Les instigateurs d’aménagements éphémères considèrent que l’implication dans leurs projets des entreprises relevant de l’industrie créative est intéressante dans la mesure où elle permet une meilleure adéquation des aménagements avec les besoins des nombreux travailleurs du secteur Saint-Viateur Est, la présence d’un apport financier pouvant assurer leur stabilité et leur pérennité, ainsi que l’établissement d’un dialogue avec les entreprises du secteur, afin que tous saisissent les objectifs et les besoins des différents groupes présents, dans le but de favoriser les intérêts de la communauté locale. De même, du côté des gestionnaires d’entreprises technologiques, le fait de démontrer une sensibilité envers le secteur et sa communauté locale, en tant que parties prenantes de l’écosystème en place, est évoqué, mais n’est pas sans générer des enjeux que nous discuterons plus tard.

3.2. Entre consommation et production des ressources territoriales dans le secteur

28Le secteur Saint-Viateur Est exerce une attraction indéniable auprès des acteurs de l’économie créative. En effet, pour ce qui est de la qualité du cadre de vie, un environnement social et culturel dynamique est recherché par les entreprises, car il leur accorde un avantage compétitif certain pour l’attraction et la rétention d’employés qualifiés. Cependant, cet environnement social et culturel est largement tributaire de la présence d’artistes dans le secteur, comme le regroupement Pied Carré, qui représentait en 2012 environ 400 artistes (Ateliers créatifs Montréal, s.d.). Toutefois, la concentration d’entreprises technologiques autour d’Ubisoft a eu des effets négatifs, notamment une hausse du coût des loyers commerciaux, sur la présence des artistes et leur capacité à demeurer dans le secteur. Dans ce contexte, certains acteurs publics municipaux avancent qu’assurer la survie des artistes serait un élément clé en vue de pérenniser le dynamisme local :

Parce que pourquoi les gens viennent dans le Mile End, pourquoi Ubisoft est là et Allied est le propriétaire du premier bâtiment d’Ubisoft, le Peck au coin Saint-Laurent ? C’est parce qu’il y a des artistes. Donc, ne chassez pas les artistes, vous allez enlever la raison pourquoi vos clients vous payent chèrement. (Acteur du développement économique et urbain #02)

29La proximité de nombreux services et aménités dans le secteur Saint-Viateur Est contribue aussi à la qualité de vie des employés, à travers une offre commerciale variée, permettant à ces derniers de satisfaire une grande part de leurs besoins et préférences. Toutefois, de nombreux extraits des entretiens que nous avons menés évoquent les effets d’embourgeoisement commercial, relatant notamment l’éviction de petits commerces familiaux au profit de chaînes établies, contribuant ainsi, lentement mais sûrement, à une forme d’uniformisation de l’offre commerciale du secteur.

30Nous avons également pu observer que la concentration de la main-d’œuvre qualifiée vivant à proximité du secteur Saint-Viateur Est est un important facteur de localisation pour les aménagements éphémères à caractère plus évènementiel, tels Aire Commune, le Marché des Possibles et La Petite Floride. Ceux-ci tendent à s’agglomérer auprès d’un public de jeunes travailleurs œuvrant dans les secteurs créatifs, ces derniers adhérant, à tout le moins en apparence, à des valeurs communes (créativité, expérimentation et innovation) implicites à leur manière d’intervenir sur l’espace urbain (Lydon et Garcia, 2015). Renforçant ce constat, de nombreux acteurs rencontrés ont tenu à préciser que tous les quartiers ou pôles d’emplois ne sont pas forcément compatibles avec ces interventions sur l’espace urbain :

Oui, si on mettait ça dans le centre-ville, je pense qu’il y aurait moins ce genre de personnalité-là. Je vois mal un groupe de comptables sortir en complet-cravate puis s’installer là-dedans. Ils vont comme pas fiter. Donc oui, je pense que c’est important. (Gestionnaire d’entreprise technologique #01)

31Au-delà de l’attraction qu’exerce le cadre de vie sur ces jeunes travailleurs, ceux-ci participent activement à son façonnement, et ce, de différentes manières. En effet, ils décrivent la conception de projets comme faisant partie de leur mode de vie, afin de faire face à diverses problématiques, dont l’existence de besoins locaux non comblés par les pouvoirs publics. Dans ce contexte, l’implication de ces populations dans la fabrique de l’espace public permet de voir apparaître un glissement, partant des besoins de la communauté vers des désirs, préférences ou courants artistiques leur étant propres, faisant écho aux propos formulés par Devlin (2017), et pouvant engendrer une reproduction des inégalités sociales déjà présentes au sein de l’espace urbain.

32Plusieurs instigateurs rencontrés précisent que leurs aménagements éphémères, à l’instar de Semer la biodiversité et de Viaduc 375, sont réalisés en partie pour combler une envie de participer concrètement à la fabrique de l’espace public, et en partie par intérêt personnel pour cette forme d’intervention sur l’espace urbain. Leurs expériences personnelles influencent aussi grandement leur façon de réfléchir et de concevoir ces projets. Pour ces instigateurs, l’actuelle génération de jeunes professionnels en aménagement aurait une vision de la ville favorisant l’implantation de tels projets en milieu urbain. La présence de quelques individus particulièrement motivés, ayant dans un cas participé à 4 des 7 aménagements éphémères étudiés, est également mentionnée, témoignant de l’influence individuelle que ces instigateurs peuvent avoir au sein d’un secteur donné :

Mais je pense que j’ai influencé beaucoup des interventions dans le quartier. Mais ça, c’est parce que j’incarne ma génération, puis je suis motivée, puis je suis inspirée par le projet, puis j’ai réussi... J’ai pris toutes les perches, toutes les perches que j’ai pu. Je pense que ça a eu beaucoup d’influence. Puis j’ai rarement du recul par rapport à ça, mais... Donc, j’ai de la misère à parler d’une tendance, parce que j’ai l’impression qu’il y a 2-3 motivés qui ont beaucoup influencé. (Instigateur d’aménagement éphémère #02)

33Dans le même ordre d’idées, l’existence d’une communauté mobilisée favoriserait la réalisation d’aménagements éphémères. La présence d’un réseau local développé entre les différents acteurs œuvrant dans le secteur semble contribuer à la réalisation de nombreux projets, dont font partie ces aménagements. À ce titre, le Comité des citoyens du Mile End, un regroupement qui vise à améliorer la qualité de vie des citoyens du quartier, a réussi à travers les années à développer une culture de mobilisation et d’implication citoyenne dans le secteur. Des aménagements éphémères comme le Champ des Possibles, Semer la biodiversité et Viaduc 375 peuvent donc être en partie perçus comme l’incarnation la plus récente de cette mobilisation citoyenne locale qui, rappelons-le, s’est particulièrement déployée à partir de 2009, mais aussi de la volonté de la Ville de Montréal de redévelopper le secteur.

34En somme, nous pouvons constater que ces jeunes travailleurs ne se contentent pas seulement d’être consommateurs d’aménités et de services, mais qu’ils participent également au façonnement de l’espace urbain.

4. Les facteurs de localisation « doux » : des atouts complémentaires aux facteurs de localisation « durs »

35Le cas d’Ubisoft démontre de manière éloquente que les interactions entre différents acteurs au sein d’un quartier donné sont l’objet d’une lutte de pouvoir pour influencer le développement local, accentuant même la concurrence entre des acteurs de l’industrie créative. Ceci montre à quel point la « classe créative » (Florida, 2002) n’en est pas une (Chantelot, 2009 ; Glaeser, 2005 ; Markusen, 2006 ; Peck, 2005) et que les codes de métiers et d’activités demeurent des indicateurs plus qu’insuffisants pour orienter la prise de décision publique.

36Le cas étudié témoigne des concurrences dans la consommation et même dans la production de ressources territoriales entre des acteurs qui œuvrent dans des secteurs chapeautés par l’industrie créative, mais qui déploient des logiques d’appropriation de l’espace très différentes, accentuant certains clivages sociaux.

37Par son implication dans les projets d’aménagements éphémères, Ubisoft bénéficie à son tour du renouvellement d’une ambiance urbaine qu’elle a contribué à estomper avec le départ progressif des artistes du fait de la valorisation foncière et de la hausse subséquente du coût des loyers. En stimulant la concentration des aménagements éphémères dans le secteur, et par conséquent l’émergence d’une nouvelle identité artistique et urbaine, Ubisoft bénéficie d’un facteur supplémentaire d’attraction de jeunes travailleurs qualifiés.

38Bien que ces interactions avec Ubisoft soient intéressantes pour les instigateurs d’aménagements éphémères, dans la mesure où elles permettent une meilleure adéquation des projets avec les besoins des nombreux travailleurs locaux, où elles fournissent un support financier assurant une stabilité et une pérennité des interventions, et où elles favorisent l’établissement d’un dialogue avec un important acteur local, nous pouvons nous questionner sur cette transaction ayant pour objet premier l’espace public.

39Ces interactions avec une entreprise privée, joueur mondial dans le domaine des jeux vidéo qui plus est, font écho à la perte du caractère subversif et de revendications socioéconomiques des aménagements éphémères décrite par Mould (2014). Nous assistons, dans ce contexte, à la récupération d’actions qui allaient fondamentalement à l’encontre de l’ordre établi pour les mobiliser au sein des politiques de développement néolibérales des villes (Béal et Rousseau, 2014). Sachant que la survie des aménagements éphémères étudiés se ferait difficilement sans l’apport financier d’Ubisoft, il est nécessaire de s’interroger au sujet des possibles arbitrages de cette situation. Il est également possible de constater qu’Ubisoft ne se contente pas de financer des projets d’aménagements éphémères portés par des acteurs des communautés, mais se place elle-même comme instigatrice d’aménagements éphémères pour redorer son image et marquer le territoire de sa présence dans un contexte festif.

40Le rôle de l’urbanisme dans le renouvellement des ressources territoriales se doit aussi d’être questionné. L’attraction de ce secteur, d’abord pour les artistes, puis pour les entreprises provenant de l’industrie créative et plus récemment pour les instigateurs d’aménagements éphémères, était basée justement sur l’aspect organique de son développement. Plusieurs répondants faisant parti d’entreprises technologiques ont d’ailleurs opposé le secteur Saint-Viateur Est à la Cité du Multimédia, cette dernière étant qualifiée de « trop rigide » et « planifiée ». Toutefois, cet aspect organique vanté par les acteurs pionniers est progressivement critiqué dès lors que la concurrence pour des espaces – souvent « sauvage » pour reprendre le terme utilisé par certains répondants – devient telle que même les activités de certaines startups sont menacées.

41Certes, la mise sur pied d’un comité de revitalisation du secteur Saint Viateur Est en 2009 a contribué à faire connaître les acteurs entre eux et à apporter une réflexion sur l’avenir du secteur. Toutefois, les interventions menées par les pouvoirs publics sont restées minimales, de l’ordre de l’acuponcture urbaine (voir figure 2). Ceci a été un terreau fertile pour les instigateurs des aménagements éphémères qui, avec le soutien d’Ubisoft, ont contribué à forger une nouvelle identité pour le secteur tout en générant d’autres enjeux, comme nous l’avons montré dans la section précédente.

42Le contexte de mainmise d’une grande entreprise sur les initiatives d’aménagement de terrains sous-utilisés, et plus largement sur le développement du secteur, peut être perçu comme une opportunité pour les pouvoirs publics, mais aussi comme une menace pour l’aboutissement d’un processus de reconversion et de consolidation d’un pôle d’emploi et d’un milieu de vie.

43Nous pouvons également avancer que si un retour de la dimension subversive (Douay et Prévot, 2016 ; Lydon et Garcia, 2015 ; Mould, 2014) de ces aménagements pourrait être perçu comme un idéal à atteindre, afin de dénoncer l’embourgeoisement local et la privatisation de l’espace public, il pourrait aussi freiner la consolidation d’un pôle d’emplois à haute valeur ajoutée.

44D’ailleurs, le facteur Ubisoft dans le développement local se voit concurrencé par l’arrivée d’Allied Properties depuis 2011. Important promoteur torontois spécialisé dans la reconversion de bâtiments industriels en bureaux, celui-ci a racheté, en plus de deux mégastructures sur la rue De Gaspé, l’édifice Peck, à l’angle du boulevard Saint-Laurent et de la rue Saint-Viateur Est, appartenant jusqu’alors à la famille montréalaise Rossdeutscher et à l’albertaine Cancorp Property Group (voir figure 2). Il est à noter que ce promoteur possède également de nombreux bâtiments dans la Cité du Multimédia, affichant une stratégie marquée d’investissement des quartiers centraux postindustriels à Montréal. Grâce à de nombreuses rénovations, il fait donc augmenter la valeur de ses bâtiments, visant en fin de compte à attirer des entreprises dites « haut de gamme », telles des entreprises technologiques établies. La maturation de nombreuses jeunes entreprises locales se répercute aussi sur le prix des loyers, en les faisant augmenter.

45Cette hausse des valeurs foncières, et donc incidemment des loyers, affecte de plein fouet les artistes locaux. Ces derniers tendent de plus en plus à opter pour une relocalisation dans d’autres quartiers montréalais, comme Hochelaga-Maisonneuve ou le Mile-Ex. Précisons toutefois que l’évolution des taxes foncières sur le Plateau-Mont-Royal dans le courant de la dernière décennie suit la tendance générale observable pour la grande majorité des arrondissements montréalais, et ne peut donc constituer la seule explication de l’augmentation des loyers commerciaux des artistes durant cette période (Ville de Montréal, 2020).

46Afin de tenter de contrer ce phénomène, l’arrondissement a lancé un contrôle intérimaire pour la modification du zonage d’une des mégastructures de l’avenue De Gaspé, le temps de lancer un forum citoyen. Un nouvel outil dans la pratique montréalaise de l’urbanisme a été proposé. Il s’agissait du zonage vertical qui consistait, pour un étage du bâtiment, à geler les prix des loyers pour un bail de 30 ans, afin d’assurer le maintien des artistes. Toutefois, l’innovation urbanistique n’a pas eu les résultats escomptés, dans la mesure où la valorisation du secteur a eu des répercussions sur les taxes foncières, à travers la hausse de valeur des bâtiments rénovés. L’augmentation continue de ces dernières au fil des ans a donc incité de nombreux artistes à quitter les lieux. En somme, le poids de grands acteurs comme Ubisoft et Allied Properties contrasté avec la concentration d’aménagements éphémères tout comme l’abolition en 2015 du comité de revitalisation du secteur nous permettent de constater un nouveau retrait des pouvoirs publics.

47Pourtant, la présence et les activités d’une variété d’acteurs impliqués dans le secteur Saint-Viateur Est, provenant du privé, du public et du communautaire, ont favorisé l’établissement de certaines concertations à des moments précis dans le temps portant sur les visions d’avenir pour le secteur. Aujourd’hui toutefois, malgré les innovations urbanistiques passées, comme l’intervention de l’arrondissement dans le changement de règlementation pour conforter le Champ des possibles et le zonage vertical pour tenter de sécuriser les artistes, un manque de collaboration reste présent avec les entreprises de l’industrie créative locales. Cela participe d’une forme d’incompréhension des enjeux et défis qu’éprouvent ces acteurs dans leurs activités quotidiennes, engendrant différentes problématiques locales, telles le manque d’espaces de stationnement et la desserte déficiente en transport collectif.

48Finalement, bien que les jeunes travailleurs qualifiés et les professionnels de l’aménagement discourent de manière générale sur l’importance de la diversité de services locaux, du dynamisme culturel et de la qualité de l’espace public, force est de constater que ces éléments ne semblent pas être ceux revêtant la plus grande importance dans le choix de localisation des diverses activités que ces derniers exercent, bien qu’ils en fassent évidemment partie. La nuance qu’apporte notre recherche à cet égard permet de contester le discours urbain mis en avant depuis le début des années 2000, axé sur les facteurs de localisation « doux ».

49Dès lors, l’importance que conservent les facteurs de localisation « durs » met en question le réel impact des politiques publiques tablant sur les facteurs « doux » que sont la qualité des espaces publics et le dynamisme socioculturel des quartiers » dans l’optique de favoriser l’attraction d’entreprises de l’industrie créative et de jeunes travailleurs qualifiés. En effet, à l’aune des résultats obtenus, et bien que divers projets d’amélioration de l’espace public aient été réalisés, les politiques publiques mises en place ne semblent pas jouer un rôle majeur dans l’attractivité du secteur Saint-Viateur Est pour les entreprises de l’industrie créative et les aménagements éphémères, comparativement à l’abordabilité des loyers et à la présence de friches industrielles. Les facteurs « doux » sont des atouts complémentaires aux facteurs « durs », mais ne les remplacent pas. En adoptant une posture peu agressive sur le plan de l’acquisition foncière et de la régulation des baux commerciaux, les pouvoirs publics ne sont pas à même de maîtriser les externalités négatives de la régénération urbaine. Les ressources se tarissent et mettent en péril l’ancrage des acteurs économiques même les plus solides, comme Ubisoft, qui exprime la possibilité de quitter le secteur par manque d’espaces de bureaux et de stationnement pour ses clients et employés.

Conclusion

50Comme beaucoup d’autres quartiers postindustriels dans le monde, le secteur Saint-Viateur Est témoigne d’un processus de reterritorialisation des activités économiques par l’industrie créative conjugué à des dynamiques spontanées de régénération urbaine. Sur ce point, le cas montréalais rejoint des dynamiques couvertes dans la littérature des études urbaines des trente dernières années. Par ailleurs, la question des aménagements éphémères a aussi reçu une attention grandissante de la littérature scientifique et des pouvoirs publics qui institutionnalisent de plus en plus ces pratiques dans des opérations de régénération urbaine ou des projets urbains. Là aussi, les projets d’aménagements éphémères étudiés de façon isolée dans le contexte montréalais n’apportent pas forcément des constats très différents de ceux de la littérature existante.

51L’originalité de la démarche, rappelons-le, était de comprendre les rapports entre ces trois phénomènes – reterritorialisation des activités économiques, régénération urbaine et urbanisme tactique dans un quartier postindustriel relativement restreint et enclavé par des infrastructures. Ce faisant, nous concluons sur trois constats qui nous permettent de jeter un nouveau regard sur des enjeux présents depuis une trentaine d’années et de mettre en évidence le rôle que l’urbanisme pourrait jouer pour mieux accompagner ces processus et minimiser les externalités négatives locales du développement économique.

52Le premier constat concerne la notion de ressource territoriale et les rapports qu’entretiennent les acteurs de l’industrie créative avec cette dernière. Les mégastructures et l’édifice Peck ont été des ressources prisées par les artistes, puis par Ubisoft et par les autres entreprises technologiques. Si la logique d’éviction des artistes par des entreprises de l’industrie créative est assez répandue, comme c’est le cas du Flon à Lausanne et de la Belle de Mai à Marseille (Andres, 2006), nos résultats montrent que les effets pervers de la valorisation et de la spéculation foncière atteignent aussi des startups, et même Ubisoft, qui s’est vue contrainte de payer des loyers plus élevés avec l’arrivée du promoteur Allied Properties. Ceci a un effet sur la disponibilité des espaces d’activités et sur les types de commerces et services qu’on retrouve dans le quartier.

53Le deuxième constat est que les terrains vacants et les espaces publics sont des ressources aussi prisées que les bâtiments. La présence de jeunes travailleurs dans les entreprises technologiques, conjuguée au développement organique du secteur, a favorisé l’appropriation des espaces ouverts par de jeunes professionnels de l’aménagement sous prétexte de répondre à des besoins des communautés locales. Nos résultats montrent aussi que la plus grande concentration d’entreprises technologiques et d’aménagements éphémères n’est pas un fait anodin. Consciente du mécontentement des communautés locales, Ubisoft s’investit de plus en plus dans le quartier en supportant financièrement la quasi-totalité de ces projets. Si l’action est au départ philanthropique, Ubisoft trouve son compte dans un type d’animation prisé par ses employés et ceux des autres entreprises alentours, devenant un atout supplémentaire pour attirer et retenir des talents. Ceci crée de la concurrence notamment entre les différents projets, à la fois pour la ressource spatiale qui devient à chaque fois plus rare et pour le soutien financier d’Ubisoft, qui est pratiquement la seule entreprise à s’investir dans ce type d’initiative.

54Enfin, le troisième constat est que si ces dynamiques opèrent, c’est parce que les pouvoirs publics ont tardé à s’organiser pour accompagner le processus et anticiper les besoins de la consolidation d’un pôle d’emploi postindustriel et d’un milieu de vie complet. Il faut tout de même souligner les deux innovations dans la règlementation urbanistique portées par l’arrondissement, conjugué aux travaux du comité de revitalisation du secteur, ce qui d’ailleurs n’est pas observé dans la Cité du Multimédia que nous avons évoquée plus tôt, même si le projet a été piloté par les pouvoirs publics. Malgré les critiques qui peuvent être faites à ces expérimentations, celles-ci ont contribué à créer et à renouveler des ressources territoriales. Le changement de zonage du site ferroviaire a permis de conforter l’existence du Champ des Possibles, empêchant ce terrain d’être construit par la suite. Ce terrain, utilisé comme stationnement par les employés d’Ubisoft et convoité par cette dernière, est devenu un espace ouvert pour le secteur, qui est fortement minéralisé. À la fois sur le plan environnemental et social, le Champ des Possibles est assurément une ressource qui mériterait d’être explorée davantage. Alors qu’il a, certes, reçu des critiques parce qu’il n’a pas su conserver les artistes pionniers, le zonage vertical a pu tout de même conserver des espaces pour les activités artistiques dans un quartier qui glisse progressivement de l’industrie créative vers d’autres secteurs à haute valeur ajoutée, comme par exemple avec l’arrivée de Sun Life, un bancoassureur.

55Pour conclure, on voit que l’avenir des quartiers postindustriels dépend d’une meilleure prise en charge des rapports entre les trois phénomènes étudiés, et que, malgré la marge de manœuvre limitée des pouvoirs publics, il y a une place à prendre et un rôle à jouer pour faciliter le renouvellement des ressources territoriales, à condition de créer les arènes pour conforter l’émergence et la reproduction de pratiques innovantes dans une perspective de développement soutenable.