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Recensions

Keeanga-Yamahtta Taylor, Race for Profit: How Banks and the Real Estate Industry Undermined Black Homeownership

Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2019, 376 p
Nicolas Martin-Breteau
Référence(s) :

Keeanga-Yamahtta Taylor, Race for Profit: How Banks and the Real Estate Industry Undermined Black Homeownership, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2019, 376 p.

Texte intégral

  • 1 Pour une recension de ce livre, voir Martin-Breteau, N. (2017), « From #BlackLivesMatter to Black L (...)

1Comme une exploration des thèmes mis en lumière par le mouvement Black Lives Matter, l’ouvrage de l’historienne Keeanga-Yamahtta Taylor documente la persistance d’un racisme systémique dans les politiques publiques du logement, en s’intéressant au tournant que constituèrent la fin des années 1960 et le début des années 1970. Tiré d’une thèse de doctorat, ce livre ambitieux et stimulant a été aux États-Unis salué par de prestigieuses distinctions émanant, entre autres, de l’Organization of American Historians, du Pulitzer Prize et du National Book Award. Professeure d’Études africaines-américaines à l’université Princeton, Taylor est notamment connue pour son ouvrage Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine (2016)1. Avant de devenir historienne, l’autrice était avocate et militante à Chicago, spécialisée dans la défense des droits des locataires noirs. Publiquement engagée à gauche, elle intervient régulièrement dans de grands médias comme The New Yorker et Jacobin.

2Le propos de l’ouvrage est double : Taylor étudie les actions de l’administration Nixon en faveur d’un accès élargi au logement à bas coût (low-income housing) à la suite des révoltes urbaines noires des années 1960 ; ce faisant, elle présente une généalogie critique du néolibéralisme dont les politiques d’accès au logement furent l’un des creusets aux États-Unis. Le livre propose ainsi une interprétation générale de l’histoire sociale et politique des États-Unis de la fin du XXe siècle, considérant le début des années 1970 comme un moment fondateur.

  • 2 Toutes les citations sont traduites par l’auteur de la recension.

3Le livre est d’abord une contribution majeure à l’histoire de la politique du logement aux États-Unis. L’analyse, toujours méticuleuse, part d’une description saisissante de l’insalubrité des logements dans les quartiers noirs des grandes villes du pays dans les années 1960, mise en évidence par les révoltes urbaines et récapitulée par les militants noirs à l’époque dans l’expression « Rats cause riots ! » (« Les rats causent les émeutes », p. 25, voir aussi p. 180-181)2. L’immense majorité des Africains-Américains étant alors captifs de « ghettos », les propriétaires, souvent de véritables marchands de sommeil, répugnent à y entretenir leurs biens, rentables en l’état. Les habitants de ces quartiers surpeuplés payent donc comparativement des sommes exorbitantes pour des logements, des services et des ressources de bien moindre qualité que ceux de leurs homologues dans les quartiers blancs – une situation qu’ils dénoncent comme un « impôt sur la race » (race tax, p. 49).

4Pour le personnel politique, la promotion de l’accès à la propriété dans les quartiers noirs semble une solution aux soulèvements populaires. En 1968, l’administration Johnson (1963-1969) fait voter le Fair Housing Act afin de rendre illégale la discrimination raciale au logement, puis le Housing and Urban Development Act afin de construire ou de réhabiliter plus de 25 millions de logements dans le pays. Les anciennes pratiques de discrimination dans l’accès des minorités raciales au crédit immobilier (appelées « redlining ») sont abandonnées par l’État fédéral, qui subventionne désormais une partie du coût de leur crédit afin de les aider à devenir propriétaires (chapitre 2). À partir de l’année suivante, c’est l’administration Nixon (1969-1974) qui met en œuvre ce programme grâce à des partenariats avec le secteur privé, séduit par l’ouverture à moindre risque de ce marché dynamisé par le recours à de nouveaux instruments financiers, comme les titres adossés à des créances hypothécaires (mortgage-backed securities). Figure majeure de cette histoire, le gouverneur du Michigan, George C. Romney, est désigné secrétaire du Department of Housing and Urban Development, l’institution centrale étudiée par le livre (chapitre 3).

5Contrairement à la vulgate sur la question, Taylor montre que, loin d’être des espaces répulsifs, les centres urbains des années 1970 sont attractifs. Établissements bancaires, compagnies d’assurance, entreprises de construction et agences immobilières y voient des opportunités d’investissement lucratives, notamment en raison de la saturation du marché immobilier dans les banlieues résidentielles blanches ainsi que de régulations et de contrôles laxistes menant – point essentiel de la démonstration – à de multiples et retentissants scandales d’escroquerie (p. 196-201). Désireuses de trouver un logement décent et un environnement paisible pour leur famille, les femmes noires pauvres, souvent célibataires, sont les premières victimes de ces pratiques. Agences bancaires et immobilières parient sur la probabilité qu’elles sacrifient leurs revenus pour acquérir et rénover un logement délabré tout en n’étant pas en mesure d’honorer le remboursement de leur emprunt, garanti par l’État, permettant en fin de compte la saisie du bien et sa remise en vente (chapitre 4). Le discours dominant explique le nombre élevé d’expulsions par les déficiences supposées des victimes plutôt que par la malhonnêteté des bénéficiaires de ces politiques. Les habitants des quartiers noirs sont fustigés comme des assistés n’ayant aucun sens des responsabilités, incapables de prendre soin de leur propriété et, par conséquent, destinataires de brochures paternalistes sur les façons de tenir leur intérieur (chapitre 5).

6Taylor réfute ce type d’explications en recourant à la longue durée historique. Depuis la mise en place d’une stricte ségrégation raciale dans le pays à la fin du XIXe siècle, la rentabilité du marché immobilier s’appuie sur un ensemble de croyances racistes considérant les Noirs comme « une pestilence ou comme une contagion nécessitant d’être contenues » (p. 18). L’un des enjeux du livre est ainsi de montrer que si la discrimination, la ségrégation et l’exploitation raciales se poursuivent à grande échelle après le mouvement pour les droits civiques, c’est que ces pratiques sont restées doublement profitables : non seulement dans les quartiers populaires noirs, mais aussi dans les quartiers résidentiels blancs, recherchés précisément parce qu’ils excluent les Noirs. D’où l’expression « to gild the ghetto » (dorer ou ripoliner le ghetto, p. 110) qui résume une politique d’accès à la propriété destinée à répondre aux revendications des Africains-Américains tout en les contenant dans « leurs » quartiers, loin des espaces résidentiels blancs dont il s’agit de préserver l’exclusivisme racial et la valeur marchande.

7Les questions de logement sont d’autant plus sensibles dans le pays que l’accès à la propriété immobilière, notamment sous la forme d’une maison individuelle, représente la pierre angulaire du « rêve américain » : capital économique refuge et symbole de confort bourgeois, la propriété de son logement est aussi une condition d’inclusion dans la communauté citoyenne (p. 2, 178). La généralisation des discours conservateurs sur « l’intégration forcée » par les « bureaucrates » fédéraux de familles noires dans les quartiers blancs et, par conséquent, la mise en danger des prix de l’immobilier dans ces quartiers signe la fin des politiques volontaristes de fair housing nées dans le sillage du mouvement pour les droits civiques : après 1973, l’État fédéral se retire progressivement de toute intervention d’ampleur sur ces questions, entérinant de fait la poursuite par le marché de ses anciennes pratiques de discrimination raciale (p. 118-127, 214-223).

8En pointant la contradiction entre l’objectif visé par le gouvernement fédéral (une politique de la ville fondée sur l’inclusion raciale) et les moyens utilisés pour y parvenir (le recours aux différents secteurs de l’industrie immobilière), l’ouvrage démontre la poursuite et, à bien des égards, l’aggravation de la ségrégation et de l’exploitation raciales dans les villes états-uniennes (p. 17-19, 235, 253). Comme le suggère le jeu de mots du titre, le marché immobilier participe d’une course au profit en transformant la race en profit grâce à l’entretien, à travers le temps, d’une économie d’extraction de richesses aux dépens de la communauté noire. De ce point de vue, l’histoire de l’industrie du logement aux États-Unis présente un aspect symptomatique de ce que Cedric J. Robinson a appelé « capitalisme racial » (2000). Taylor résume son propos par le concept d’inclusion prédatrice (predatory inclusion) qui cherche à rendre compte du paradoxe selon lequel l’inclusion des Africains-Américains dans l’accès à la propriété n’a pas amené la fin des pratiques de prédation sur le marché immobilier, mais les a intensifiées en raison de la négligence de l’État à l’égard des multiples formes du racisme systémique visant la minorité noire.

9Outre l’histoire du logement, le livre contribue également à la généalogie du néolibéralisme dont la présidence de Richard Nixon, avant celle de Ronald Reagan, marque l’origine. Taylor en repère trois facettes. D’une part, le néolibéralisme fait le procès de l’« ingérence » sociale de l’État-providence, rendu responsable des échecs des politiques publiques de lutte contre la pauvreté et, parallèlement, fait la promotion du libre marché, supposé neutre et donc plus efficace pour résoudre les problèmes sociaux. D’autre part, le discours néolibéral souligne les progrès en matière de lutte contre le racisme réalisés par la démocratie capitaliste états-unienne, afin de diffuser l’idée selon laquelle celle-ci serait désormais aveugle à la couleur de peau de ses citoyens – ce que Taylor appelle colorblind universalism (p. 19) – de telle sorte que les grands programmes sociaux de lutte contre les inégalités raciales seraient devenus inutiles. Logiquement, le néolibéralisme fait enfin de la « responsabilité individuelle » l’explication finale de la persistance des problèmes sociaux, par des discours stigmatisant les « dysfonctionnements » supposés des pauvres, notamment lorsque ces personnes sont noires (p. 223-237). La contribution spécifique de Taylor est ici de montrer que la politique du logement a constitué un élément central dans le déploiement de l’idéologie néolibérale aux États-Unis : le discours néolibéral a eu la ville noire pour terrain d’incubation et ses habitants pour cibles premières.

10Disséminées à travers le livre, les analyses de Taylor discutent ces trois éléments fondateurs du néolibéralisme. Elles montrent d’abord que le marché immobilier n’est ni neutre ni égalitaire du point de vue racial puisqu’il est entièrement structuré par la longue histoire d’une économie politique fondée sur la ségrégation raciale (segrenomics, p. 52). Pour Taylor, ce n’est donc pas l’ingérence de l’État mais au contraire sa négligence qui explique la faillite des politiques d’accès au logement. Conformément à ses prises de position publiques, l’autrice soutient implicitement un État social fort, activement engagé dans la lutte contre les injustices sociales. Ensuite, loin d’être devenus une société aveugle à la couleur (colorblind), les États-Unis demeurent une société structurée par l’inégalité raciale, comme en témoigne l’histoire de la ségrégation résidentielle jusqu’à aujourd’hui. Enfin, Taylor montre que le discours sur la responsabilité individuelle occulte les processus systémiques, comme le désengagement financier de l’État au profit des banlieues blanches, à l’œuvre dans le délabrement des centres-villes dans la deuxième moitié du XXe siècle.

11Mis à part les parallèles possibles et féconds avec l’histoire de l’accès au logement en France (histoire des politiques de la ville, sociologie de la discrimination au logement, de la ségrégation résidentielle, etc.), l’ouvrage est intéressant pour l’articulation des analyses en termes de race, de classe et de genre pour expliquer les inégalités sociales dans l’accès au logement aux États-Unis. Au lendemain du mouvement pour les droits civiques, l’idée selon laquelle la société américaine serait désormais libérée du racisme a permis de masquer les façons nouvelles par lesquelles certains groupes racisés, comme les Africains-Américains, étaient exclus de la communauté nationale. C’est en sous-estimant la longue histoire des processus de racialisation et en n’encadrant donc pas assez strictement la mise en œuvre de sa politique visant à faciliter l’inclusion des Africains-Américains que le gouvernement fédéral a pu, en définitive, renforcer la discrimination raciale existante (p. 18). Du point de vue scientifique comme du point de vue politique, négliger la race, c’est renforcer le racisme. Le livre offre ainsi une puissante leçon de méthode dans l’appréhension intersectionnelle des réalités sociales encore trop souvent mésestimée en France (Lépinard et Mazouz, 2021).

12Malgré sa qualité, l’approche systémique déployée dans le livre constitue aussi son principal défaut. Taylor a tendance à s’intéresser d’abord au fonctionnement d’administrations publiques et d’institutions privées afin de décrire de vastes processus historiques et sociologiques. Cela entraîne au moins deux problèmes. D’une part, l’échelle nationale qui guide l’argument du livre s’articule souvent mal à l’échelle locale : certaines villes sont mobilisées comme de rapides études de cas pour illustrer l’échec des politiques mises en place, sans suffisamment d’attention à ce qui, dans ces exemples ou dans d’autres, aurait pu le nuancer. D’autre part, l’autrice s’intéresse à certaines femmes qui, comme Janice Johnson dont l’histoire ouvre le livre, ont été escroquées et se mobilisent pour porter plainte (p. 1-2, 19, 201-208) sans présenter d’ethnographie historique permettant de mieux saisir leurs stratégies individuelles et collectives de résistance. De même, l’ouvrage fournit relativement peu d’éléments pour comprendre les concepteurs des politiques étudiées, comme George Romney, les bénéficiaires de ces politiques dans l’industrie bancaire et immobilière, et leurs critiques, comme la représentante au Congrès, Shirley Chisholm. Récits de vie et documents iconographiques auraient, par exemple, pu enrichir et complexifier l’étude, parfois technique et désincarnée, des logiques globales à l’œuvre.

13L’ouvrage souligne pourtant le rôle irremplaçable des mobilisations locales et individuelles en vue du changement social. Les révoltes noires des années 1960 ont en effet légitimé l’intervention résolue de la puissance publique pour remédier aux intolérables conditions de vie des Africains-Américains. Inversement, c’est la répression puis le déclin de ces mobilisations dans le dernier quart du XXe siècle qui ont permis l’essor du conservatisme néolibéral, la démonisation des Noirs et la délégitimation de l’État-providence (p. 232-233, 248-249). Appuyé sur un appareil scientifique remarquable, ce cadre d’analyse rétrospectif offre ainsi une lecture politique indispensable pour comprendre l’histoire récente des États-Unis jusqu’à la crise des subprimes, déclenchée par des dispositifs et des pratiques de prédation raciale expérimentés dès les années 1970, et le mouvement Black Lives Matter qui s’est ensuivi.

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Bibliographie

Lépinard, E. & Mazouz, S. (2021), Pour l’intersectionnalité, Paris, Anamosa.

Robinson, C. J. (2000 [1983]), Black Marxism: The Making of the Black Radical Tradition, Chapel Hill, The University of North Carolina Press.

Taylor, K.-Y. (2017), Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine, Marseille, Agone.

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Notes

1 Pour une recension de ce livre, voir Martin-Breteau, N. (2017), « From #BlackLivesMatter to Black Liberation: Racism and Civil Rights. Chicago, HaymarketBooks, 2016, 270 pages », Critique internationale, 75, p. 175-178.

2 Toutes les citations sont traduites par l’auteur de la recension.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nicolas Martin-Breteau, « Keeanga-Yamahtta Taylor, Race for Profit: How Banks and the Real Estate Industry Undermined Black Homeownership »Métropoles [En ligne], 29 | 2021, mis en ligne le 27 janvier 2022, consulté le 17 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/metropoles/8477 ; DOI : https://doi.org/10.4000/metropoles.8477

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