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Restructuration scalaire et néolibéralisation des politiques publiques de logement au Cameroun : éprouver la théorie du réétalonnage scalaire dans un contexte autoritaire

Variegated Neoliberalization in the Cameroonian cities: towards new state spaces? Testing the rescaling theory in an authoritarian context
Mathilde Jourdam-Boutin

Résumés

Nous proposons de tester ici l’hypothèse de réétalonnage scalaire en interrogeant les formes de l’action publique des gouvernements urbains de Yaoundé et Douala, respectivement capitale politique et économique du Cameroun. Afin de répondre aux défis liés à la crise du logement, ainsi qu’aux injonctions internationales prônant l’établissement d’une « bonne gouvernance », l’État camerounais a conduit des réformes accordant une place plus large aux acteurs marchands dans le secteur de la promotion immobilière et transféré une partie de ses compétences aux collectivités territoriales décentralisées. Ces dynamiques semblent s’inscrire dans le processus de transformation qualitative et de réétalonnage scalaire de l’intervention publique subsumé sous le terme néolibéralisation. Ainsi, l’analyse des programmes immobiliers menés par les deux communautés urbaines attestera que Yaoundé et Douala sont bien des échelles de diffusion de pratiques néolibérales forgées dans les arènes de la gouvernance locale. Pourtant, ce processus reste inachevé, car les villes camerounaises et le logement demeurent des enjeux de pouvoir tant pour la construction de l’État camerounais que pour la légitimité du régime de Paul Biya. Dès lors, il apparaît que le processus d’émergence d’une gouvernance locale de la production de logements est bridé par la nature autoritaire du régime camerounais. Nous soulignons donc la forme différentielle de la néolibéralisation des politiques publiques de logement au Cameroun.

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Texte intégral

L’autrice souhaite remercier Marianne Morange et Marie Morelle, ainsi que les relecteurs anonymes, pour leurs commentaires et suggestions qui ont contribué à l’amélioration du texte.

Introduction

1Depuis la Seconde Guerre mondiale, la production de logements dans les villes camerounaises a été majoritairement le fait d’initiatives populaires, tout en demeurant légalement une prérogative de l’État (colonial puis post-colonial). Toutefois, on assiste, depuis la fin des années 2000, à une hausse de la production de logements conventionnels par les institutions publiques et les entreprises privées. Afin de répondre aux défis liés à la crise du logement, l’État camerounais a en effet conduit des réformes juridiques accordant une plus large place aux acteurs marchands dans le secteur de la promotion immobilière tout en transférant une partie de ses compétences aux collectivités territoriales décentralisées. Ces dynamiques semblent s’inscrire dans le processus de transformation qualitative et de réorganisation scalaire de l’intervention publique que la géographie radicale considère comme partie prenante des dynamiques de néolibéralisation.

2Si de tels processus ont fait l’objet de nombreux travaux tant en Europe (Flamand, 2012 ; Lévy-Vroelant et Tutin, 2010 ; Desjardins, 2008) qu’en Afrique du Sud et dans une moindre mesure au Maghreb (Piletic, 2019 ; Bogaert, 2011 ; Le Tellier et Iraki, 2009 ; Morange, 2006), les dynamiques de néolibéralisation des politiques de logement sont encore peu étudiées sur le reste du continent africain. Présentées comme la « dernière frontière » de l’immobilier pour le capital globalisé, les villes d’Afrique subsaharienne connaissent pourtant une transformation majeure des formes d’urbanisation, des modalités de gouvernement et des logiques économiques de production de logements. De récents travaux cherchent à en rendre compte : depuis ses recherches sur Accra, T. Gillepsie appelle ainsi à un agenda de recherche comparative en contestant l’idée de variation de théories établies (2020) ; T. Goodfellow documente les logiques spéculatives qui caractérisent le renouveau urbain d’Addis-Abeba et de Kigali en se saisissant des travaux de H. Lefebvre (2017) ; enfin, S. Croese et A. Pitcher insistent sur le poids de l’autoritarisme dans les politiques publiques de logement en Angola et plus particulièrement à Luanda (2017). De même, l’ambition de mes recherches doctorales est de comprendre les dynamiques récentes des politiques publiques de logement au Cameroun. Pour ce faire, je me suis saisie du corpus sur la néolibéralisation à partir d’un terrain pourtant doublement marginalisé (de la globalisation financière et de ce corpus universitaire). Il s’agit ainsi d’étudier la néolibéralisation dans le contexte spécifique camerounais, à partir de l’étude des politiques publiques de logement.

3À la suite des travaux menés en économie politique (Peck, 2001 ; Peck et Tickell, 2002), nous comprenons la néolibéralisation comme un processus de généralisation des principes de concurrence à tous les secteurs économiques et des logiques de marché à l’ensemble des sphères sociales. Celui-ci se manifeste notamment par la constitution d’un « environnement libéral » lié à une transformation des pratiques de l’État et de gouvernement (Peck, 2001) : aux politiques de soutien de la demande se substituent des politiques de soutien de l’offre. L’échelle urbaine est présentée comme essentielle à ce processus, et donc à son étude, car les villes constitueraient, d’une part, les espaces les plus propices à la mise en place de stratégies de compétitivité, et, d’autre part, des échelons de gouvernance où se forgeraient et se diffuseraient les pratiques néolibérales (Brenner, 2004). Une part conséquente de la littérature en études urbaines s’est ainsi employée à démontrer que le processus de néolibéralisation se couplait – sans y être limité – à une dynamique de « réétalonnage scalaire » de l’État, défini comme un changement d’échelle de l’action publique en faveur du niveau urbain, l’émergence de nouvelles hiérarchies au sein des institutions étatiques et la constitution et diffusion de pratiques néolibérales à l’échelle renforcée de la gouvernance urbaine (Brenner, 2004). Les discours institutionnels et politiques prescrivant la décentralisation comme nécessaire à l’établissement d’une « bonne gouvernance », facteur supposé de croissance économique, participeraient à ce processus de « réétalonnage scalaire ». Dans cette perspective, la décentralisation serait avant tout une stratégie pour favoriser des réformes de la gestion urbaine en faveur d’une gouvernance multipartite tendant à faire de l’État un acteur parmi d’autres du développement urbain. L’une de mes hypothèses de recherche était donc que la décentralisation de certaines prérogatives, alors même que le secteur du logement s’ouvrait aux initiatives privées, participait à l’émergence d’une gouvernance urbaine renforcée, motrice de la néolibéralisation, conformément à la théorie du réétalonnage scalaire.

4Forte des lectures affirmant le poids du contexte historique et des agencements institutionnels sur les modalités de la néolibéralisation (Piletic, 2019), j’ai fait le choix d’une approche comparative afin de vérifier l’hypothèse de différences significatives quant à l’influence et au redéploiement des modalités d’action de l’État dans deux contextes urbains distincts. Le Cameroun se caractérise en effet par une bicéphalie urbaine quasi exceptionnelle sur le continent : Yaoundé comme Douala concentrent chacune plus de 3 millions d’habitants sur une surface d’environ 220 km² en 2020, selon les estimations de l’ONU (2021). Malgré ce poids démographique semblable en un même contexte national, je suppose que la reconfiguration de l’action publique ne se manifeste pas de manière similaire dans les deux villes. En effet, Yaoundé étant la capitale politique du Cameroun, le statut de la ville en fait le symbole du pouvoir, encourageant ainsi une intervention publique d’autant plus forte que sa fonction politico-administrative participe à sa dépendance structurelle vis-à-vis de l’État. Au contraire, ville portuaire et principal pôle économique, Douala a la réputation d’être une ville frondeuse. Cette image s’explique en partie par l’ancrage local historique de plusieurs partis d’opposition, ayant successivement fait de Douala l’un des principaux centres de la lutte pour l’indépendance, des conflits et répressions qui la suivirent (Deltombe et al., 2016), puis des mouvements de « villes mortes » et de manifestations violentes qui ont ponctué la décennie 1990. Par ailleurs, l’emprise du parti présidentiel (le RDPC – Rassemblement démocratique du peuple camerounais) comme du régime y est considérée comme plus faible, car les acteurs politiques y seraient davantage contraints de négocier avec les élites économiques. L’action de l’État y est donc supposée moins prééminente qu’à Yaoundé.

5Dans le cadre de cet article, je souhaite éprouver l’hypothèse d’un réétalonnage scalaire intrinsèque au processus de néolibéralisation en examinant les dynamiques récentes de redéploiement de l’action publique à l’échelle des espaces urbains camerounais. J’analyse donc les modalités et les spécificités de la décentralisation des politiques de logement non pour en évaluer l’efficience, mais pour souligner la forme différentielle de la néolibéralisation au Cameroun. L’objectif est de confronter à la littérature théorique sur le réétalonnage scalaire, développée principalement depuis des contextes occidentaux, le cas camerounais, à partir des exemples de Yaoundé et Douala.

6Les données sont issues de mes terrains de recherche doctorale en géographie humaine menés entre janvier 2016 et décembre 2019 à Yaoundé et à Douala suivant l’adoption d’une méthodologie qualitative. Celle-ci consistait principalement en de l’observation participante menée au cours de deux stages dans les communautés urbaines de Yaoundé (CUY) et de Douala (CUD). Intégrée par « le bas » au sein de la CUD avec pour mission de rendre un court rapport sur l’effet des rénovations de la trame viaire sur les stratégies d’investissement des promoteurs immobiliers, j’ai été peu incluse dans les activités du service et reléguée dans un bureau. Le statut de stagiaire m’a cependant permis de comprendre au mieux le fonctionnement institutionnel de la communauté urbaine et d’accéder plus facilement aux acteurs avec qui je souhaitais conduire des entretiens semi-directifs. À la CUY, où je fus au contraire introduite avec l’aval direct du délégué du gouvernement, un accès libre à l’ensemble des services, des réunions et des archives m’a été accordé de manière quotidienne, sans mission spécifique à accomplir. Les matériaux récoltés au cours de ce stage sont donc d’une grande diversité. J’ai par ailleurs conduit une quinzaine d’entretiens semi-directifs avec des fonctionnaires des institutions nationales et locales en charge des politiques publiques de logements. L’analyse de projets et des visites de chantiers ont complété les données ainsi collectées. Enfin, la lecture attentive de la littérature grise m’a permis de comprendre les modalités de montage et de commercialisation des projets immobiliers des deux communautés urbaines.

7Après une présentation synthétique du processus de néolibéralisation des politiques publiques de logement au Cameroun, la première partie de l’article reviendra sur les modalités concrètes de dévolution des prérogatives liées aux logements aux autorités municipales afin de démontrer que ces réformes participent des stratégies de stabilisation du régime autoritaire en place. L’analyse des programmes immobiliers menés par les deux communautés urbaines attestera toutefois que Yaoundé et Douala sont bien des échelles d’adhésion et de diffusion de pratiques néolibérales tant par les acteurs des collectivités locales que par les acteurs étatiques historiquement en charge du logement. Enfin, je reviendrai sur les enjeux et conflits sous-tendus par la dévolution législative des prérogatives de gouvernance territoriale aux échelons urbains pour souligner une fois encore la prééminence de l’État camerounais sur les acteurs urbains.

8L’analyse des modalités concrètes de la restructuration scalaire permettra ainsi de montrer que le réétalonnage scalaire de l’action publique reste limité, car le contrôle des gouvernements urbains et des processus de production et d’attribution du logement demeure un enjeu de pouvoir pour la légitimité du régime. Je conclurai donc que, malgré le processus législatif de décentralisation des compétences liées à la production de logements, il faut en partie infirmer l’hypothèse d’un réétalonnage scalaire au Cameroun pour réaffirmer le rôle prééminent du gouvernement central dans le processus de néolibéralisation en contexte autoritaire.

1. De la néolibéralisation à la restructuration scalaire des politiques de logement

  • 1 La Société immobilière du Cameroun (SIC), le Crédit foncier du Cameroun (CFC) et la MAETUR (Missio (...)
  • 2 Au Cameroun, on observe un glissement sémantique assimilant tout logement public à un logement soci (...)

9Au Cameroun, à l’image de nombreuses villes d’Afrique subsaharienne, les premières politiques publiques de logement datent de l’époque coloniale. Menées depuis le territoire métropolitain à destination des fonctionnaires africains, elles cherchent à la fois à entériner une ségrégation raciale dans l’espace urbain tout en constituant, au sein des colonies, de nouvelles élites sociales acquises au pouvoir colonial. Après l’indépendance du Cameroun en 1960, le rôle de l’État demeure prépondérant dans la production du logement et la régulation de l’habitat. À la suite de la création de plusieurs organismes paraétatique1, le ministère de l’Habitat et du Développement urbain (MINHDU, anciennement ministère de la Ville) régule tout autant le financement du logement et la production de lotissements fonciers que la réalisation de logements publics, dits « sociaux »2.

1.1. L’ouverture du secteur immobilier aux acteurs privés

10Cette promotion immobilière étatique n’a jamais été suffisante pour répondre à la demande des populations urbaines, notamment des plus pauvres, d’autant qu’elle ne s’est quasiment pas accompagnée du développement d’une promotion immobilière privée. Opérateurs historiques de services publics, les communes ont, quant à elles, peu pris part à la production de logements si ce n’est en construisant quelques cités municipales de taille réduite à destination de quelques-uns de leurs employés. La production de logements dans les villes camerounaises est donc principalement assurée par un marché non conventionnel et des logiques dites informelles ayant fait l’objet de nombreuses études (Djatcheu, 2018 ; Jacquemot, 2013 ; Pettang et al., 1995 ; Assako Assako, 1995).

11La crise économique qui touche le pays en 1985 provoque l’adoption d’un premier Plan d’Ajustement structurel en 1987. L’aide proposée par le FMI est conditionnée à des politiques d’austérité, de privatisation des services urbains, de libéralisation des marchés et de promotion de la « bonne gouvernance » (Osmont, 1995). À partir du début des années 1970, les discours tenus par l’école du public choice contestant le rôle et la capacité des États à assurer les services publics et la gestion urbaine ont été diffusés au sein des institutions financières internationales. Celles-ci préconisent dès lors, au Cameroun comme ailleurs, une limitation de la puissance publique, un renforcement du secteur privé et une décentralisation de la gestion urbaine, tant pour des raisons de coût que d’efficacité. L’arrêt des programmes de production de logements et la privatisation du parc de logements publics tout au long des années 1990 participent ainsi d’un retrait de l’État camerounais (Jourdam-Boutin, 2018). Cette discontinuité dans la conduite des politiques publiques de logement au Cameroun correspondrait à une première phase de néolibéralisation : celle du roll back, identifiée par J. Peck et A. Tickell (2002). Si la transposition de la chronologie de roll back roll out, pour comprendre la remise en cause de l’échelle étatique de régulation dans les pays anglo-saxons, est souvent très critiquée lorsqu’elle est mobilisée dans l’analyse des dynamiques des Suds (Parnell et Robinson, 2012), une approche diachronique permet ici d’identifier clairement une rupture dans les politiques publiques camerounaises et une transformation qualitative de l’action de l’État. En effet, bien que les volumes de la production étatique de logement apparaissent dérisoires au regard de ceux observés dans les contextes occidentaux ou encore latino-américains (Duhau et Jacquin, 2008 ; Quentin, 2009), compliquant la lisibilité du processus, la mise sous ajustement sonne le glas de l’interventionnisme étatique urbain ayant caractérisé les premières décennies d’indépendance (Franqueville, 1984). Le secteur immobilier demeure toutefois formellement une prérogative étatique jusqu’au milieu des années 2000.

  • 3 Le terme « repats » est utilisé pour qualifier des individus issus de la diaspora africaine en Eur (...)

12L’ouverture du secteur immobilier aux initiatives privées et marchandes en 2009 marque un second temps de néolibéralisation des politiques publiques de logement. Cette ouverture du secteur de l’habitat à la concurrence se fonde sur l’idée que le secteur privé serait davantage à même de permettre une forte production de logements conventionnels dans les villes camerounaises. Pour partie issue des discours des institutions internationales, cette idée rencontre tout autant les intérêts de certains propriétaires fonciers, qui y voient une opportunité spéculative, que de ceux du régime, dont le maintien nécessite un renouvellement des rentes à distribuer (Eboko et Awondo, 2018, p. 28). Ainsi, de nouveaux promoteurs immobiliers prennent désormais part à la transformation du paysage de Yaoundé et de Douala. Fonctionnaires encore en activité ou retraités, entrepreneurs privés camerounais ou repats3, ils désirent pour la plupart valoriser un capital foncier à haut potentiel de plus-value en se constituant comme promoteurs immobiliers conventionnels reconnus par les pouvoirs publics. L’État central participe activement à l’encadrement et la formalisation de ce marché privé du logement par une série de lois et de mesures visant à soutenir la structuration de cette nouvelle offre. Enfin, le MINHDU est chargé de l’accompagnement et de la professionnalisation de ces nouveaux acteurs de l’immobilier résidentiel : les fonctionnaires délivrent ainsi régulièrement des formations aux nouveaux promoteurs immobiliers. Les années 2000 correspondraient donc à un deuxième temps de néolibéralisation, que J. Peck et A. Tickell qualifient de « roll out » (2002), marqué ici par le réinvestissement législatif et institutionnel de la question du logement par l’État camerounais qui organise la mise en concurrence du secteur.

1.2. Une décentralisation en trompe l’œil de l’action publique

13Toutefois, la néolibéralisation n’est pas seulement à comprendre comme un phénomène d’essor et d’autonomisation des acteurs privés : elle se caractériserait également par une restructuration du secteur public et un redéploiement des échelons de gouvernance (Brenner, 2004). La première est manifeste au sein des organismes paraétatiques qui adoptent progressivement des normes et des modes de gestion issus du secteur privé, l’absence de subventions publiques les contraignant à développer des projets en fonds propres à but lucratif (Jourdam-Boutin, 2018). Le redéploiement de l’action publique pourrait pour sa part être identifié aux réformes de décentralisation menées par le gouvernement camerounais. En 2004, celui-ci réaffirme en effet son adhésion aux injonctions internationales en promulguant une loi portant sur les orientations de la décentralisation (loi 2004/017), loi dont l’article 2 stipule notamment que « la décentralisation constitue l’axe fondamental de promotion du développement de la démocratie et de la bonne gouvernance au niveau local ». Conformément aux discours de la Banque mondiale sur la bonne gouvernance, une place plus importante est ainsi légalement cédée aux acteurs locaux dans l’encadrement de la croissance urbaine et de nombreuses compétences sont transférées aux collectivités territoriales décentralisées (Tassou, 2013). Désormais, les municipalités camerounaises se doivent de réguler la production immobilière et de délivrer les principaux documents d’urbanisme, dont le permis de construire. Selon la loi, il leur incombe également de produire du logement social municipal.

  • 4 Lors des élections municipales de 2020, la substitution d’un « super maire », élu par les maires d (...)

14Dans le cas de Yaoundé et Douala, ces nouvelles prérogatives sont à la charge des communautés urbaines. Créées en 1987, et entérinées par la Constitution de 1996, les communautés urbaines sont des collectivités publiques territoriales surplombant les communes d’arrondissement dans les quatorze plus grandes villes du Cameroun. La création de cette subdivision administrative semble répondre aux injonctions internationales à la consécration de gouvernements urbains en charge d’assurer la cohérence des territoires métropolitains. Dans les faits, leur création a également été une réponse politique du régime à la victoire, en 1996, des partis d’opposition aux premières élections municipales pluralistes. Tandis que les maires des communes urbaines d’arrondissement sont élus au suffrage universel, les communautés urbaines sont quant à elles dirigées jusqu’en 20204 par des délégués du gouvernement directement nommés par le président camerounais, Paul Biya. Ces délégués, pour la plupart hauts cadres du parti présidentiel – le dernier délégué de la CUY était par exemple le trésorier général du RDPC – sont donc bien plus proches du régime que les maires des communes d’arrondissement. Alors que, selon les textes législatifs et les discours officiels, les compétences opérationnelles de l’État sont « majoritairement décentralisées » au niveau des communautés urbaines, celles-ci tiennent davantage de l’organe déconcentré que décentralisé.

  • 5 Le FEICOM (Fonds spécial d’équipement et d’intervention intercommunal), créé en 1977 pour appuyer l (...)

15Par ailleurs, la décentralisation des compétences urbaines au Cameroun n’a pas vraiment été suivie d’une décentralisation des capacités financières ou des prérogatives fiscales, tandis que les financements gouvernementaux, tels que le Fonds spécial d’équipement et d’intervention intercommunal (FEICOM)5, sont présentés comme inaccessibles et insuffisants par les agents municipaux. Cette faible distribution des budgets nationaux vers les échelons locaux participe notamment au maintien du régime politique autoritaire et néo-patrimonial, récemment qualifié de « stationnaire » (Eboko et Awondo, 2018). Cette notion vise à rendre intelligible l’exceptionnelle longévité du régime présidentiel de Paul Biya. Celui-ci, en fonction depuis 1982, a encore été récemment réélu en 2018. Malgré l’apparente vulnérabilité du système politique depuis bientôt trois décennies, le régime autocratique a surmonté la crise de succession le confrontant à son prédécesseur, puis la crise économique et les décennies d’ajustement qui ont suivi ainsi que la libéralisation politique à partir de 1992. Actuellement, le régime est confronté aux menaces terroristes de Boko-Haram dans l’extrême-nord du pays et aux revendications indépendantistes à l’origine de la guerre civile qui ravage la zone anglophone depuis 2017, à quelques kilomètres seulement de Douala. En remobilisant les travaux de J.-F. Bayart sur l’assimilation réciproque des élites par l’État camerounais (Bayart, 2006), F. Eboko et P. Awondo soulignent combien le principal dessein du régime est la conservation du pouvoir au gré des adaptations aux changements imposés par les conditionnalités internationales ou les soubresauts internes.

16Ainsi, en se saisissant des discours sur la gouvernance et la décentralisation, le pouvoir camerounais redéploie ses mécanismes de légitimation à travers son pouvoir de coordination et perpétue sa domination, y compris au sein des différents projets urbains, comme l’a démontré P. D. B. Ondoua dans son analyse du programme participatif d’amélioration des bidonvilles dans la ville de Yaoundé (2018). Toute forme d’autonomie, y compris urbaine, susceptible de se soustraire à la présidence Biya est notamment sapée par la mise en compétition des acteurs pour la captation de ressources diminuées distribuées par l’État, si ce n’est par l’intervention du pouvoir central lui-même. Le processus de décentralisation est donc limité politiquement et économiquement. Comme en Éthiopie (Planel, 2015), la décentralisation législative et technique revendiquée par le régime camerounais s’accommode donc bien du maintien d’une pratique autoritaire du pouvoir. Pour autant, la dévolution des prérogatives de production résidentielle et de régulation de l’immobilier aux communautés urbaines semble participer d’une dynamique de redéploiement de l’action publique dans le secteur du logement vers un nouvel échelon : celui des villes.

2. La diffusion de nouvelles pratiques de production du logement à l’échelle urbaine

17Le réétalonnage scalaire ne peut toutefois pas s’affirmer seulement par le constat d’une restructuration scalaire législative des politiques publiques de logement en faveur de l’échelon urbain. Dans la perspective de N. Brenner et N. Théodore, les villes ne sont pas de simples théâtres de la néolibéralisation : le changement d’échelle de régulation est intrinsèquement lié à la mise en place de stratégies de compétitivité et de pratiques néolibérales définies et diffusées par les acteurs locaux (Brenner, 2004 ; Fol et Morange, 2014). Pour corroborer la présomption d’un réétalonnage scalaire, il apparaît nécessaire d’examiner non seulement les effets et les déclinaisons de cette restructuration scalaire des politiques de logement, mais aussi d’interroger l’émergence d’une gouvernance urbaine où les acteurs urbains structureraient et diffuseraient des logiques néolibérales.

2.1. Une production marchande du logement par les gouvernements urbains

  • 6 La législation foncière camerounaise reconnaît la propriété foncière collective coutumière fondée (...)

18En ce qui concerne la production publique de logements, notamment sociaux, qui échoie désormais aux collectivités urbaines, on note une différence marquée entre Yaoundé et Douala. Cette dernière, capitale économique du pays, s’est en effet dotée dès le début des années 2000 d’une société municipale dédiée au logement : la SAD (Société d’aménagement de Douala). Créée avec le soutien de l’Agence française de Développement et du réseau Cities Alliance, la SAD est née d’un accord tripartite entre le ministère en charge de l’habitat, la CUD et la collectivité coutumière Bakoko6, propriétaire de larges réserves foncières en périphérie de la ville. Cet organisme avait pour vocation initiale de viabiliser les espaces de la collectivité Bakoko et de céder des lots de parcelles aménagées à des acteurs immobiliers privés. Les difficultés et la léthargie d’un secteur marchand conventionnel balbutiant ont cependant mené le conseil d’administration de la SAD à étendre l’activité de l’entreprise à la production de logements. Si le bilan de la société est encore modeste avec cinq sites en périphérie composés de logements pavillonnaires, vendus en état futur d’achèvement, son activité atteste à la fois de politiques publiques de logement pensées à l’échelle urbaine, mais aussi de la diffusion d’une rationalité marchande chez les acteurs publics. En effet, bien qu’elle soit qualifiée de « société d’économie mixte », les investissements privés sont limités aux parts détenues par la collectivité Bakoko ; les choix de la SAD reflètent donc surtout la rationalité des acteurs qui composent majoritairement le conseil d’administration, les actionnaires majoritaires, après la CUD, n’étant autres que les entreprises publiques nationales en charge du logement (CFC, MAETUR, SIC) ou des services urbains (Camwater).

  • 7 Entretien à la SAD, réalisé en septembre 2018 à Douala.
  • 8 Entretien à la SAD, réalisé en décembre 2017 à Douala.

19Le retour de la production publique de logement conçue cette fois non plus sur un modèle locatif étatique, mais sur une production locale destinée à la propriété privée, témoigne déjà de l’adoption de logiques marchandes par la sphère publique. Néanmoins, c’est surtout le nouveau projet mené par la SAD depuis 2013 qui atteste de l’adhésion des acteurs municipaux aux rationalités néolibérales liées à la production de logements. En effet, le profit permis par les lotissements pavillonnaires étant faible, la CUD a cédé le terrain de la cité des Douanes, cité municipale désinvestie par la puissance publique depuis la mise sous ajustement structurel, à la SAD afin de lui permettre de lancer un projet urbain haut de gamme en centre-ville. La société municipale se saisit de l’opportunité pour renforcer sa compétitivité économique en investissant sur cet espace de forte valeur. L’opération urbaine, nommée « Cité des cinquantenaires », propose à la vente logements de luxe, bureaux et locaux commerciaux. Le complexe, d’une surface de 81 000 m² et en partie fermé, sera en outre doté d’équipements sportifs et éducatifs réservés aux résidents. Les futurs co-propriétaires seront, selon le responsable commercial du projet, des membres de la diaspora souhaitant un pied à terre à Douala, ou encore « les cadres, les cadres supérieurs, les directeurs généraux et leurs collaborateurs, directeur de ceci, DG de cela »7. Il affirme présenter les appartements à ses potentiels clients tantôt comme des investissements sûrs qu’ils pourront mettre en location ou revendre à profit, tantôt comme un capital à céder à leurs enfants. Selon les autorités de la communauté urbaine, le projet initie une vaste opération de rénovation urbaine de ce quartier de Douala ayant pour but d’accroître l’attractivité et le rayonnement de la ville à l’échelle continentale. Un des responsables du projet s’inscrit d’ailleurs explicitement dans une logique de compétition urbaine lorsqu’il affirme qu’il s’agit : « d’un projet qui se situe au-dessus de tout ce qui [existe] en matière immobilière, je peux dire en Afrique noire »8.

Ill. 1 : représentation publicitaire de la « Cité des cinquantenaires » de Douala

Ill. 1 : représentation publicitaire de la « Cité des cinquantenaires » de Douala

Source : Doualarchipole 2017

Ill. 2 : représentation publicitaire de Yaoundé Smart City

Ill. 2 : représentation publicitaire de Yaoundé Smart City

Source : CORE (consulté le 20/11/2020)

20Depuis 2018, la CUY prend part à un projet relativement similaire en centre-ville. Situé juste derrière l’immeuble ministériel dit « immeuble Émergence », achevé en 2016, le projet immobilier s’inscrit lui aussi dans un projet de rénovation d’un quartier central de la capitale, celui de Mvog Ada. « Yaoundé Smart City » est également conçu comme un condominium à fonctionnalité mixte construit en lieu et place d’une ancienne cité municipale. Les représentations publicitaires des deux projets (cf. illustration 1) attestent par ailleurs d’une même dynamique d’appropriation de modèles urbains globalisés. Comme dans de nombreuses villes africaines (Watson, 2014), à l’instar des dynamiques observées à Addis-Abeba (Goodfellow, 2017), ces projets participent d’un renouveau de l’architecture « moderniste », en s’inspirant notamment de modèles asiatiques et d’un urbanisme de croissance excluant la majorité de la population (Fauveaud, 2014 ; Goldman, 2011). Les références à une « ville globale » et « intelligente » s’appuient non seulement sur une forme urbaine et une architecture générique, mais également sur des représentations esthétiques effaçant les paysages des deux villes. Les deux images de synthèse présentent ainsi ces projets comme des îlots urbains déterritorialisés : la Cité des cinquantenaires est incrustée dans un environnement flouté tandis que Yaoundé Smart City semble émerger d’un paysage forestier très éloigné de la réalité. Les deux communautés urbaines participent ainsi à la circulation tant de modèles urbains que d’un régime esthétique s’adressant à des investissements internationaux (Bhan, 2014).

21La similarité s’arrête toutefois ici. Alors que la Cité des cinquantenaires est une initiative des acteurs publics de Douala basée sur un montage financier complexe (emprunts auprès de banques françaises, puis gabonaises et financements du CFC dans le cadre des ventes en état futur d’achèvement), menée par la SAD en qualité de maître d’ouvrage délégué, Yaoundé Smart City est un projet majoritairement chinois. C’est en effet une entreprise d’État chinoise spécialisée dans l’immobilier, CCCG Overseas Real Estate (CORE), qui est à l’initiative du projet, en charge de sa construction comme de son financement. La CUY n’y a un droit de regard que dans la mesure où elle a cédé son titre foncier sous forme de bail emphytéotique en échange d’un des cinq immeubles prévus. Les autorités urbaines comptent y loger les hauts fonctionnaires municipaux. Bien qu’elles fassent actuellement des réserves foncières destinées à accueillir des parcelles de recasement des futures victimes des politiques de déguerpissement en périphérie est de la ville, les autorités municipales yaoundéennes ne participent ou ne mènent aucun autre projet de logement en dehors de celui-ci.

22Contrairement à celle de Douala, la communauté urbaine de Yaoundé ne prend donc que très subsidiairement part à la production de logements. La concession d’un terrain foncier municipal à un groupe privé étranger semble tout de même attester d’une adhésion aux logiques de marchandisation de l’espace urbain et d’accueil d’investissements internationaux ; cependant, les termes exacts de ce marché demeurent opaques. L’entreprise CORE fait, en effet, partie du même groupe que la China Communications Construction Company, entreprise qui a signé avec le MINHDU un marché évalué à plus de 100 milliards de FCFA pour la construction de l’autoroute de 11 km reliant Yaoundé à son aéroport de Nsimalen. Le projet, signé en 2013, a désormais plus de cinq ans de retard et les frais afférents ne cessent de croître sans que l’État camerounais ne puisse garantir le paiement du marché. Dès lors, la cession à moindres frais d’un terrain à fort potentiel de plus-value jouxtant le MINHDU relève sûrement davantage d’une décision de l’État central que de la CUY elle-même. Si ces soupçons ne peuvent être confirmés, ils se justifient en partie par la prééminence que le ministère continue d’exercer sur le territoire des deux plus grandes villes. Ainsi, même si les projets conduits par les gouvernements urbains de Yaoundé et, surtout, de Douala attestent d’une adhésion différenciée aux logiques néolibérales, il nous semble que l’acteur fondamental de la diffusion de nouveaux modes de production de logements demeure le gouvernement central par le biais de ses nouveaux projets de construction de logements publics.

2.2. Une diffusion des formes néolibérales de production de logements sous l’égide de l’État central

23En effet, les mesures d’ouverture du secteur immobilier aux acteurs privés en 2009 se sont accompagnées de la promesse présidentielle d’un programme de construction de 10 000 logements dits sociaux, inauguré la même année. Celui-ci se décompose en plusieurs volets à l’échelle du territoire national dont les plus conséquents sont localisés à Yaoundé et à Douala. C’est la reprise relative de la croissance macro-économique depuis les initiatives d’allègement de la dette multilatérale (Chauvin, 2012) qui a permis le renouveau de la production gouvernementale de logements. Les organismes paraétatiques – la SIC, le CFC et la MAETUR – et le ministère sont ainsi remobilisés par le régime.

  • 9 Entretien à la SIC, réalisé en mars 2017 à Yaoundé.

24Pour autant, ce renouveau des programmes étatiques de construction de logements laisse également la part belle aux partenariats public-privé avec des entreprises étrangères, chinoises et françaises. Par ailleurs, une phase de 500 logements comprise dans le projet a été partagée entre une quinzaine de petites et moyennes entreprises camerounaises. Les agents ministériels affirment ainsi encourager non seulement les investissements internationaux, mais aussi soutenir le secteur privé de la construction et de la promotion par l’attribution de contrats publics. Le recours volontaire à une multiplicité d’entreprises privées nécessite dès lors une fragmentation importante de la production du programme de 10 000 logements en vue de mieux « partager la manne »9. Enfin, les logements de ces nouveaux programmes, vendus sous forme de copropriétés, s’adressent à une clientèle plus que solvable que le régime souhaite constituer en classe moyenne voire supérieure en lui donnant la possibilité de se doter d’un portefeuille de propriétés immobilières (Jourdam-Boutin, 2018).

25La prééminence de l’État camerounais dans ce programme, rythmé par les échéances des élections présidentielles, révèle que, bien qu’elle atteste d’une certaine rationalité néolibérale, la reprise des programmes publics de construction de logements est surtout motivée, comme en Angola (Pitcher et Croese, 2017), par des intérêts politiques. Le régime camerounais renouvelle son rôle de pourvoyeur de rente, en attribuant marchés publics ou logements, tout en perpétuant les promesses électorales d’une politique sociale de l’habitat. La néolibéralisation des politiques publiques de production de logement s’inscrit donc dans la poursuite d’une politique clientéliste où le logement, sa production comme son usage, demeure un objet d’échange économique et social entre le régime et sa clientèle.

26Les pratiques néolibérales sont donc surtout diffusées dans le secteur de la construction de logements par les acteurs gouvernementaux depuis l’échelle nationale. L’État central continue d’ailleurs d’exercer une prérogative d’aménagement sur le territoire des municipalités à qui il impose, par exemple, la localisation des volets de son programme gouvernemental. Les agents de la CUY et la CUD partagent, en effet, le sentiment de n’avoir été que très peu consultés au sujet de la réalisation des différents volets du programme gouvernemental, encore moins impliqués. À Yaoundé, le ministère a même imposé la localisation du programme aux autorités urbaines sans prendre en compte les documents de planification. Il s’agit dès lors, de s’interroger sur la capacité réelle des communautés urbaines à exercer les prérogatives de gouvernance territoriale et d’encadrement de la production de logements qui leur ont été déléguées par les textes législatifs.

3. Une gouvernance conflictuelle de la production immobilière

3.1. Un renforcement disputé de la gouvernance urbaine

27Outre l’implication directe des acteurs municipaux dans des projets immobiliers résidentiels, le processus de décentralisation attribue surtout aux collectivités territoriales décentralisées le soin de réguler la production de logements désormais autorisée aux acteurs privés marchands. Afin de faciliter l’exercice de cette prérogative, les deux communautés urbaines cherchent en premier lieu à actualiser leurs savoirs sur leurs territoires respectifs. Dès la fin des années 2000, de nouveaux plans directeurs d’urbanisme ont ainsi été commandés à des bureaux d’étude privés pour être livrés en 2008 à la commune de Yaoundé (AUGEA international et al., 2008) et en 2012 à celle de Douala (ASConsultants/Groupe Huit, 2012) – qui n’en disposait pas depuis le plan Dorian de 1959. En plus d’évaluer clairement les effets du laisser-faire de la puissance publique sur la croissance urbaine advenue durant les décennies d’ajustement, ces nouveaux documents servent de base à la mise en cohérence des différents plans d’occupation des sols, jusqu’ici établis de manière disparate par les institutions et services concernés au gré des maigres capacités financières. Enfin, ces documents s’accompagnent de travaux de cartographie pour les deux villes qui souhaitent utiliser les systèmes SIG pour permettre l’automatisation des certificats d’urbanisme. On assiste donc à la modernisation technique des instruments de l’action publique, d’une part, pour faciliter la gouvernance des acteurs urbains, d’autre part, pour accompagner les acteurs privés dans l’identification d’opportunités foncières et immobilières. Depuis 2018, chacune des deux communautés urbaines parachève d’ailleurs ces politiques de mise en lisibilité de l’espace par des actions d’adressage des rues.

  • 10 Entretien à la CUY, réalisé en novembre 2019 à Yaoundé.

28Cette intention de renforcement des instruments de la gouvernance urbaine suscite également une restructuration administrative. Au sein des deux communautés urbaines, la décentralisation a occasionné une refonte des services : la distinction des directions Urbanisme et Architecture, liée à la structure spécifique des ordres professionnels camerounais, a disparu dans les deux institutions. À Yaoundé, les deux services ont été réunis en 2016 au sein d’une même direction afin d’» assurer une plus grande cohérence entre […] tous »10.

29À Douala, la restructuration s’est faite en faveur d’une direction dédiée à la planification urbaine, d’une part, et d’une autre en charge de l’environnement urbain, d’autre part. Le premier service cherche à orienter les investissements privés et la production de logements par l’espace en comptant sur le fait que l’aménagement, la restructuration ou l’amélioration de la desserte d’un quartier y attirent les promoteurs immobiliers. Il s’agit donc surtout d’une forme de régulation territoriale. Le second service est chargé de la délivrance des certificats d’urbanisme, autorisations de lotir, permis d’implanter et de construire. Celui-ci est donc directement en contact avec les acteurs privés puisqu’il étudie les dossiers et opère des contrôles de terrains avant d’assurer la délivrance des actes d’urbanisme.

30La décentralisation de la gouvernance territoriale à l’échelon des communautés urbaines n’est toutefois pas exempte de vives critiques. Celles-ci viennent principalement de certains maires d’arrondissements et des fonctionnaires municipaux qui récusent le poids des communautés urbaines et le manque de concertation entre les deux échelons urbains. Si les maires d’arrondissement justifient leur dissidence en se prévalant de dénoncer des manquements à la démocratie locale, il apparaît surtout que, comme expliqué en première partie, les différents échelons urbains se trouvent en compétition pour la captation de ressources fiscales. Ainsi, les conflits entre échelons administratifs portent principalement sur la délivrance des permis de construire, non pas en tant qu’instrument de régulation urbaine, mais en qualité de levier de recette fiscale, le coût du permis de construire étant proportionnel au coût du projet immobilier et à la valeur du titre foncier.

  • 11 Ibid.

31La loi no 2009/019 portant sur la fiscalité locale précise en effet que les droits sur les permis de construire et d’implanter reviennent aux communautés urbaines, mais que les communes d’arrondissement sont chargées de délivrer les permis de bâtir et de démolir, ainsi que les autorisations d’occupation des sols. Les arrondissements sont de plus légalement dessaisis de la compétence de planification urbaine, l’élaboration des plans d’occupation des sols et des documents d’urbanisme revenant aux communautés urbaines. Dans les faits, les permis de construire officiels sont bien délivrés par la CUD et la CUY, mais certaines mairies d’arrondissement délivrent également ces documents bien que cela ne relève pas de leur prérogative. Ainsi, le chef du service d’urbanisme de la CUY affirme d’abord que « les mairies d’arrondissements veulent entrer en conflit avec la communauté urbaine », avant de préciser que les tensions ont surtout lieu avec les mairies du IVe et du Ve arrondissement qui « ne comprennent pas que dans les villes à caractère … comment dire … spécial, enfin les grandes villes comme Yaoundé et Douala, c’est en principe le délégué du gouvernement qui délivre donc ces actes et eux ils ne comprennent pas pourquoi »11.

  • 12 Ibid.

32Le fait que Yaoundé IV se trouve être identifiée par la majorité des acteurs urbains comme l’arrondissement où l’activité immobilière régulière, celle-là même qui demande des actes d’urbanisme, est la plus dynamique semble expliquer pourquoi les tensions entre échelons concerne plus particulièrement celui-ci. En délivrant des permis de construire malgré les « rappels à l’ordre » et tentatives de conciliation que les responsables de la CUY affirment avoir faits12, les autorités de cet arrondissement revendiquent ce qu’elles jugent comme leur droit de préemption sur des ressources publiques dans un cadre de mise en compétition pour lesdites ressources.

3.2. L’émergence entravée de la gouvernance locale

33En sus de ces conflits inter-échelons pour l’exercice des mêmes compétences, le contrôle de la production de logements à l’échelle urbaine est en réalité très superficiel dans les deux villes. Si le nombre de permis de construire instruits par les deux communautés urbaines est en augmentation depuis dix ans, l’on peut estimer qu’ils ne recouvrent qu’une part minime de la production de logements. Entre 2014 et 2018, la CUY a, par exemple, accordé en moyenne 820 permis de construire par an, la plupart du temps pour de l’habitat individuel. Cela nous conduit à estimer la part de l’habitat réglementaire à seulement 3 % dans la mesure où environ 20 000 ménages sont en quête de logement chaque année à Yaoundé (AUGEA international et al., 2008).

  • 13 Entretien à la CUY, réalisé en décembre 2019 à Yaoundé.

34De plus, une part importante de ces permis n’est pas respectée. L’un des membres de la commission des permis de construire affirme notamment à plusieurs reprises que « les gens peuvent demander un certificat de construction pour un projet, l’obtenir et réaliser complètement autre chose »13, de manière volontaire ou bien par manque de financement pour mener à bien le projet initial. Or, bien que les collectivités territoriales décentralisées doivent assurer un suivi des chantiers autorisés et fournir un certificat de conformité et d’habitabilité à leur achèvement, les contrôles ne sont que très peu assurés. L’équipe du service d’urbanisme de la CUY en charge de se rendre sur site pour vérifier l’authenticité des dossiers et la conformité des projets n’est composée que de cinq personnes et ne dispose que d’une camionnette pour couvrir l’ensemble du territoire urbain. Le faible budget dont disposent les services dédiés est par ailleurs principalement arbitré en faveur de la réfection de la trame viaire. Comme dans d’autres pays d’Afrique subsaharienne (Sané, 2016), la décentralisation législative a accordé aux collectivités des compétences qu’elles ne sont pas concrètement en mesure d’exercer : le manque de ressources économiques et humaines bride toutes velléités de suivi par les autorités urbaines dans la mesure où celui-ci n’est pas aussi lucratif que les attributions de permis de construire.

35Si cette recherche de profit par les autorités urbaines pourrait être interprétée comme un signe de la diffusion de logiques entrepreneuriales et ainsi venir confirmer l’hypothèse d’un réétalonnage scalaire, elle peut une fois de plus se comprendre au regard du régime autoritaire et stationnaire du Cameroun. La gouvernance du marché formel de production de logements au sein des deux villes ne se joue pas tant à l’échelon urbain qu’étatique. Les promoteurs immobiliers du marché conventionnel doivent surtout composer avec les élites de l’État afin d’accéder au droit d’exercice attribué par un agrément ministériel, aux prêts accordés par l’organisme paraétatique de financement (le CFC) ou encore pour permettre à leurs projets immobiliers d’être desservis par les réseaux de services urbains. Le développement du marché privé du logement demeure donc particulièrement dépendant de l’État camerounais à Yaoundé comme à Douala. De plus, certains promoteurs se retrouvent parfois confrontés à l’arbitraire gouvernemental qui demeure maître de la production urbaine. Le projet immobilier de Dibamba Beach en périphérie de Douala en a par exemple fait les frais.

  • 14 Les sources de presse tout comme les éléments issus d’entretiens portant sur ce projet immobilier (...)
  • 15 Entretien avec promoteur immobilier, réalisé en septembre 2018 à Douala.
  • 16 Ibid.

36Ce projet de ville nouvelle situé le long de la rivière Dibamba éponyme devait voir le jour sur une superficie de plus de 1 000 hectares dans l’arrière-pays de Douala. Si le montage foncier comme financier de ce projet manquait de transparence14, la construction de cette ville promettant la réalisation de plus de 10 000 logements avait fait l’objet de multiples présentations publiques et avait le soutien des autorités étatiques comme urbaines. Selon le visage public du projet que nous avons rencontré en 2018, la CUD avait même décidé « d’intégrer le projet Dibamba Beach dans […] le plan directeur d’accroissement de la ville »15. Pourtant, le 6 octobre 2016, alors que les travaux d'aménagement de la première phase de réalisation venaient de s'achever et que la construction allait commencer, le ministère des Domaines et des Affaires foncières du Cameroun (MINDCAF) a annulé les titres fonciers et les permis de construire associés au projet. La médiatisation de l'affaire et sa judiciarisation ne permettent toujours pas d'expliquer cette décision. Le MINDCAF déclare avoir découvert des irrégularités sur les titres fonciers qu'il avait pourtant validés une décennie plus tôt tandis que le porteur du projet affirme que ces procédures ont pour « but de s'approprier le projet Dibamba Beach et [avec la complicité] de très hautes responsabilités et responsables de la République »16. Quoi qu'il en soit, cette subite obstruction à la réalisation de ce projet urbain atteste de la prééminence des décisions gouvernementales sur la coordination entre acteurs privés et municipaux qui peut se faire à l’échelle urbaine.

37Le système politique à l’échelle des villes camerounaises ne se constitue donc pas vraiment comme une arène de délibération des projets urbains, lesquels demeurent régulés à l’échelle nationale par l’État central. Le régime limite ainsi toute possibilité de consensus et de jeux d’acteurs locaux se soustrayant au pouvoir central et de fait la possibilité d’émergence d’une gouvernance locale de la production de logements. La restructuration scalaire apparait donc moins émergente que bridée.

Conclusion

38Notre analyse a donc fait ressortir que l’hypothèse de différences significatives quant à l'influence et au redéploiement de l'action publique à Yaoundé et à Douala ne se confirme qu'en partie. Il apparaît effectivement que la décentralisation des politiques de logement, tant en matière de production que de gouvernance, se couple davantage à la diffusion de rationalités néolibérales à Douala qu’à Yaoundé. Toutefois, le processus de réétalonnage scalaire de l’action publique au Cameroun est surtout bridé par les logiques stationnaires du régime autoritaire.

39Ce fait nous incite à infirmer l’hypothèse d’un réétalonnage scalaire intrinsèque à la néolibéralisation dans le contexte camerounais pour réaffirmer le rôle prééminent du gouvernement central dans cette dynamique. En effet, il semble que ce soit dans les arènes nationales de l’État, et non celles de la gouvernance urbaine, que s’interprètent et s’arbitrent les modalités du processus de néolibéralisation des politiques publiques de logement. Celui-ci se manifeste davantage au sein des nouveaux programmes de logements publics et des réorientations des organismes paraétatiques (Jourdam-Boutin, 2018) que dans les expériences déconcentrées de gouvernance de la production de logements. Les acteurs gouvernementaux demeurent donc les premiers moteurs de diffusion des stratégies de compétitivité urbaine et des pratiques néolibérales dans le secteur de l’habitat.

40Enfin, le poids qu’exerce le gouvernement camerounais et surtout le régime Biya dans les modalités de structuration du marché privé reste prééminent et nous incite à reconsidérer l’échelle nationale comme essentielle au processus de néolibéralisation, et donc à son étude, dans des contextes similaires. En effet, l'ouverture au secteur privé de ce secteur, longtemps objet du monopole de l’État et outil de légitimité politique, se fait selon des modalités définies et contrôlées par le régime. La compréhension de celui-ci est dès lors nécessaire pour saisir les formes de la néolibéralisation de la production de logements dans les villes camerounaises. A la suite de nombreux travaux, cette étude de cas depuis le Cameroun nous invite donc à réaffirmer l’importance d’une attention accrue aux objectifs politiques (Pitcher et Croese, 2017), aux rhétoriques de décharge (Sané, 2016) et aux stratégies de renouvellement de la domination (Ong, 2002 ; Planel, 2015) dans l’étude de la néolibéralisation des politiques publiques dans les pays autoritaires.

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Notes

1 La Société immobilière du Cameroun (SIC), le Crédit foncier du Cameroun (CFC) et la MAETUR (Mission d’aménagement et d’équipement des terrains urbains et ruraux).

2 Au Cameroun, on observe un glissement sémantique assimilant tout logement public à un logement social. Ce dernier terme, bien que défini par la loi camerounaise comme un logement destiné à des populations de catégories sociales peu élevées, étant compris par les membres de la fonction publique comme tout logement subventionné par l’État (Jourdam-Boutin, 2018, p. 4).

3 Le terme « repats » est utilisé pour qualifier des individus issus de la diaspora africaine en Europe et en Amérique du Nord, qui, une fois dotés de qualifications et de capitaux économiques et sociaux acquis à l’étranger, font le choix du retour sur le continent africain. Cette mobilité internationale à l’intersection entre les migrations de retour et les migrations privilégiées apparaît encore peu étudiée ; d’une part, car il est difficile de la circoncire et de la comptabiliser, d’autre part, car elle fait l’objet de discours populaires, médiatiques et institutionnels croissants qui en perturbe l’appréhension.

4 Lors des élections municipales de 2020, la substitution d’un « super maire », élu par les maires d’arrondissement en lieu et place du délégué du gouvernement, semble témoigner d’une inflexion vers davantage d’autonomie urbaine ; pour autant, les ressorts propres à l’État camerounais permettent d’en douter.

5 Le FEICOM (Fonds spécial d’équipement et d’intervention intercommunal), créé en 1977 pour appuyer les projets d’investissement et d’aménagements communaux, est une administration publique nationale chargée du développement local. Outre les dotations gouvernementales fluctuantes, il est financé depuis 1999 par une perception des centimes additionnels sur les impôts communaux. À l’instar de la plupart des organismes paraétatiques, il a connu une importante restructuration au début des années 2000 et doit désormais assurer non plus un rôle de prêteur, mais d’intermédiaire financier entre les communes camerounaises et les financements internationaux. Bien qu’il se doive normalement d’assurer le financement des programmes de « logements municipaux » sous forme de crédit aux communes, il n’a financé que très peu de projets de logements – à vrai dire deux  – et soutient surtout la création d’équipements urbains (école, marché, bâtiments administratifs).

6 La législation foncière camerounaise reconnaît la propriété foncière collective coutumière fondée sur une occupation et une mise en valeur partagée par un groupe ethniquement homogène. Ce système de subdivision territoriale en chefferie est imbriqué dans la division territoriale administrative et joue encore un rôle substantiel dans le marché foncier urbain. En faisant reconnaître un droit de propriété collectif sur une partie conséquente du troisième arrondissement de Douala, dont les Bakokos se revendiquent et sont reconnus comme les autochtones, la chefferie traditionnelle Bakoko de 1er degré s’affirme comme un acteur foncier majeur de la ville de Douala.

7 Entretien à la SAD, réalisé en septembre 2018 à Douala.

8 Entretien à la SAD, réalisé en décembre 2017 à Douala.

9 Entretien à la SIC, réalisé en mars 2017 à Yaoundé.

10 Entretien à la CUY, réalisé en novembre 2019 à Yaoundé.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 Entretien à la CUY, réalisé en décembre 2019 à Yaoundé.

14 Les sources de presse tout comme les éléments issus d’entretiens portant sur ce projet immobilier sont particulièrement partiaux. Le visage public du projet affirme avoir mobilisé plus de cinquante-six investisseurs étrangers et des bailleurs de fonds internationaux sans qu’aucun d’entre eux ne soient cité ou mobilisé publiquement, alors même que différentes procédures judiciaires ont été dressées à l’encontre du projet. Sur le plan foncier, le directeur de la société immobilière affirme avoir établi un partenariat avec les communautés coutumières locales et les propriétaires fonciers du village de N., dont les terrains, classés d’utilité publique dans le courant des années 2000, auraient ensuite été rétrocédés au bout de dix ans sans mise en valeur par l’État comme prévu par le droit foncier camerounais. Le ministère et quelques parties individuelles dénoncent quant à eux un détournement frauduleux de titres collectifs et individuels, de nombreux vices de procédure et l’établissement d’une trentaine de faux titres fonciers par le directeur général et le chef du village de N. pour leurs seuls bénéfices financiers. En 2016, la ministre des Domaines du Cadastre et des Affaires foncières décrète donc la nullité des titres fonciers du projet. Au cours de l’année 2021, le nouveau ministre du MINDCAF rétablit toutefois la validité des titres du chef du village tout en annulant de nouveaux titres fonciers qui avaient été établis en faveur d’un tiers.

15 Entretien avec promoteur immobilier, réalisé en septembre 2018 à Douala.

16 Ibid.

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Table des illustrations

Titre Ill. 1 : représentation publicitaire de la « Cité des cinquantenaires » de Douala
Crédits Source : Doualarchipole 2017
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Titre Ill. 2 : représentation publicitaire de Yaoundé Smart City
Crédits Source : CORE (consulté le 20/11/2020)
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Pour citer cet article

Référence électronique

Mathilde Jourdam-Boutin, « Restructuration scalaire et néolibéralisation des politiques publiques de logement au Cameroun : éprouver la théorie du réétalonnage scalaire dans un contexte autoritaire »Métropoles [En ligne], 30 | 2022, mis en ligne le 30 juin 2022, consulté le 05 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/metropoles/8660 ; DOI : https://doi.org/10.4000/metropoles.8660

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Auteur

Mathilde Jourdam-Boutin

Doctorante en géographie, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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