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Dossier

Politiques de gentrification

Gentrification policies
Anne Clerval et Mathieu Van Criekingen

Résumés

Quelles relations existe-t-il entre politiques publiques et processus de gentrification dans les villes contemporaines ? Plutôt qu’à l’analyse des effets de politiques ou de projets urbains sur le peuplement d’espaces populaires, ce dossier thématique s’attache à une analyse de la gentrification (qu’elle soit résidentielle, commerciale, touristique, productive, etc.) comme stratégie de politique urbaine. Les six textes qui le composent analysent plusieurs projets de reconversion d’anciens espaces industriels et ouvriers, des politiques de régulation d’un marché populaire, des projets de street art ou encore un projet d’équipement conjuguant pratique du culte et activités culturelles. Ces dispositifs d’action publique apparaissent comme autant de constructions sociales situées, singulières à plusieurs titres et non dénuées d’ambiguïtés, mais qui gagnent néanmoins à être pensées ensemble, dès lors que chacun participe à des stratégies locales de gentrification. En ce sens, ces textes confortent à nos yeux la pertinence analytique de la catégorie de « politique de gentrification », définie comme une configuration d’action publique qui entend répondre à des problèmes politiques associés à des espaces populaires par un répertoire de projets y créant de facto des conditions favorables au déploiement de processus de gentrification.

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Texte intégral

1Des programmes de réhabilitation d’anciens quartiers industriels centrés autour de nouveaux équipements d’envergure métropolitaine, des plans de rénovation d’ensembles de logements sociaux faisant la part belle à la production d’une offre résidentielle privée, des opérations de requalification d’espaces publics prescrivant des normes de qualité urbaine en décalage avec les usages populaires existants, des destructions de quartiers d’habitat informel inscrits dans de vastes plans de modernisation urbaine… Au cours des dernières décennies, les projets urbains par lesquels l’action publique paraît favoriser l’appropriation d’espaces populaires par des groupes sociaux favorisés sont devenus monnaie courante, dans les villes des Nords comme des Suds (Lees, Shin et López‐Morales, 2016). Ainsi, dans la désormais très vaste littérature internationale consacrée aux processus de gentrification, « l’idée que les pouvoirs publics jouent un rôle crucial dans la promotion ou l’empêchement de la gentrification des quartiers est aujourd'hui devenue un fait communément admis » (Bernt, 2012, p. 3045).

2Pour autant, beaucoup de points restent à préciser quant au rôle et à la typologie des pouvoirs publics impliqués dans les systèmes d’acteurs concourant à stimuler ou encourager – ou, à l’inverse, à freiner ou bloquer – des processus situés de gentrification : quelles institutions (para-)publiques sont impliquées ? Quels instruments d’action publique sont mobilisés ? Quels raisonnements stratégiques sont invoqués ? Quels espaces sont ciblés… ? C’est à une meilleure compréhension du rôle des politiques publiques vis-à-vis des processus contemporains de gentrification que ce dossier aspire à contribuer.

1. La gentrification n’a jamais été un « pur » mécanisme de marché

3Il est bien connu que le terme de gentrification a fait son entrée dans le lexique des études urbaines grâce au travail d’une sociologue allemande exilée à Londres, Ruth Glass (Glass, 1964). Le passage où celle-ci énonce ce terme pour la première fois est abondamment cité. Elle y dépeint un processus de compétition pour l’espace résidentiel dans certains quartiers populaires du centre de Londres tournant à l’avantage de groupes sociaux mieux dotés que les populations en place. Par contre, les références à la suite du texte de Ruth Glass sont beaucoup plus rares (Slater, 2021). L’autrice rappelle notamment que des politiques volontaristes d’aménagement du territoire et de production de logements publics lancées au Royaume-Uni au milieu des années 1940 avaient permis la réduction des inégalités sociospatiales à Londres. Elle souligne en outre que les mesures de libéralisation du marché locatif et des procédures de délivrance des permis de construire adoptées au cours des années 1950 « ont donné le feu vert à l'inflation continue des prix de l'immobilier dont Londres, plus encore que les autres grandes villes, est affligée. Dans ces conditions, n’importe quel quartier de Londres ou de ses environs, aussi miteux ou démodé qu'il ait pu être auparavant, est susceptible de devenir onéreux ; et Londres pourrait bientôt être une ville qui illustre le principe de la survie des plus forts – les plus forts financièrement, qui ont les moyens d’y travailler et d’y vivre » (Glass, 1964, p. xx - notre traduction). En somme, la première évocation de la gentrification dans la littérature scientifique associe explicitement ce processus à une forme d’action publique – une libéralisation des politiques urbaines, en l’occurrence. Aux yeux de Ruth Glass, l’analyse des processus de gentrification n’est pas dissociable de celle des politiques publiques. Il n’y a donc pas lieu de se représenter les processus de gentrification comme de « purs » mécanismes de marché, seulement guidés par des stratégies d’investisseurs ou des choix résidentiels de classes dominantes, tout au plus accompagnés à la marge par quelques dispositifs d’action publique.

4Au début des années 2000, une proposition théorique formulée par le géographe néomarxiste Neil Smith a posé un jalon important pour cette réflexion (Hackworth et Smith, 2001 ; Smith, 2002, 2003). Celui-ci signale la montée en puissance, à partir des années 1980, de schémas d’action publique posant la gentrification en solution politique à une série de questions construites comme autant de problèmes publics, dont la concentration spatiale de populations précaires ou racisées, le déficit d’attractivité d’anciens espaces industriels ou la dégradation du patrimoine des centres historiques. En soulignant en parallèle le démantèlement de dispositifs qui protégeaient certaines catégories de populations ou d’activités des risques d’éviction (arrêt de politiques de logement social, privatisation de domaines fonciers, levée de restrictions urbanistiques à l’activité immobilière, etc.), il indique qu’une page des politiques urbaines se tourne. Dans le nouveau cadre qui se met alors en place, marqué par la généralisation des mots d’ordre du néolibéralisme urbain (attractivité du territoire, compétitivité urbaine, partenariats publics-privés, marketing territorial…), la gentrification devient en elle-même une option stratégique d’action publique – une « stratégie urbaine globale », selon les termes de Neil Smith – et il y a dès lors lieu de l’analyser aussi comme une politique.

5Neil Smith compléta encore cette proposition générale par un éclairage particulier sur la ville où il travaillait alors – New York. À partir de l’analyse de l’articulation entre politiques publiques, configurations de classes, changements urbains et luttes sociales dans cette ville au cours des années 1980 et 1990, il posa la catégorie de « revanchisme urbain » comme configuration particulière de mise en politique de la gentrification. Cette formulation lui permettait de souligner l’imprégnation de l’action publique par des discours réactionnaires tenant certaines minorités stigmatisées (personnes racisées, sans-abris, squatteurs, etc.) pour responsables du « déclin urbain » et appelant à une « reconquête » de la centralité urbaine à leurs dépens, notamment au moyen de dispositifs répressifs (Smith, 1996). C’est donc pour nommer une configuration située de politique de gentrification qu’il formula la notion de revanchisme urbain, tout en invitant plus largement à penser les fondements de classe de chaque configuration particulière de mise en politique de la gentrification.

6Au cours des vingt dernières années, les travaux donnant crédit à la proposition générale de Neil Smith se sont multipliés, tant à New York (Stein, 2019) que dans de nombreuses autres villes des Nords et des Suds (Aalbers, 2019 ; Albet et Benach, 2017). Ces travaux ont notamment permis l’émergence de la catégorie « state-led gentrification » – ou « state-sponsored gentrification », plus rarement. Cette notion a désormais intégré les dictionnaires anglophones d’études urbaines, où elle est définie comme « une forme de gentrification planifiée, dirigée ou promue par des organismes publics de niveau national, régional, métropolitain ou municipal dans le cadre d’un programme de restructuration à l’échelle nationale ou locale visant à créer des conditions urbaines et foncières spécifiques telles qu’une gentrification puisse se produire » (López‐Morales, 2019).

7Ainsi définie, la notion de state-led gentrification permet de penser ensemble des processus qui, tout en étant marqués par des singularités propres aux contextes dans lesquels ils prennent place, ont en commun de prendre appui de manière décisive sur des dispositifs d’action publique. Son émergence a en ce sens pu accompagner l’impressionnante internationalisation des gentrification studies au cours des deux dernières décennies (Lees, Shin et López-Morales, 2015, 2016 ; He, 2019; López-Morales et al., 2021). Les analyses qui convoquent cette notion mettent notamment en lumière comment l’action publique peut initier des processus de gentrification dans des espaces a priori difficilement « gentrifiables » en levant une série d’obstacles (matériels, réglementaires ou symboliques) au réinvestissement de capitaux privés dans ces espaces : privatisation ou démolition d’ensembles de logements sociaux à Vancouver (Rosol, 2015), fermeture ou relocalisation d’activités génératrices de nuisances environnementales et remembrements fonciers permettant de mettre sur le marché de grandes parcelles susceptibles d’intéresser des promoteurs immobiliers à Francfort-sur-le-Main (Mösgen, Rosol et Schipper, 2019), financements de nouveaux équipements « verts » (fermes ou forêts urbaines, voies vertes ; etc.) dans des quartiers péricentraux marqués par des taux de vacances du bâti très importants à Detroit (Safransky, 2014), par exemple.

2. La gentrification comme stratégie de politique urbaine

8La notion de state-led gentrification n’a pas, à ce jour, de traduction francophone établie. La formulation la plus proche paraît être « gentrification planifiée », mais celle-ci reste peu utilisée et encore moins définie, si ce n’est en contrepoint à une « réappropriation spontanée des quartiers populaires » (Orillard, Gralepois et Verdelli, 2018, p. 21). Dans leur analyse des transformations récentes de l’arrondissement Sud-Ouest de Montréal, Gaudreau, Houle et Fauveaud (2021) identifient, eux, une « gentrification intensive et planifiée » appuyée sur des alliances entre action publique et promotion immobilière privée.

9Dans la littérature francophone, la question des articulations entre processus de gentrification et action publique est plus souvent abordée par l’analyse des effets de diverses politiques urbaines sur la composition sociodémographique, les structures commerciales ou le marquage social de quartiers populaires (Fijalkow et Préteceille, 2006 ; Chabrol et al., 2016). Cette approche permet de prendre la mesure des conséquences que peuvent avoir des politiques publiques qui ne s’énoncent pas en termes de gentrification sur des espaces populaires. Elle ne permet pas, en revanche, de s’interroger sur l’intégration de raisonnements ou de visions normatives favorables à la gentrification en amont de la mise en œuvre de ces politiques, c’est-à-dire, dans le choix de leurs instruments, la définition de leurs périmètres d’intervention ou la sélection de leurs destinataires par exemple. De la sorte, l’approche par les effets des politiques publiques tend à considérer la gentrification comme un « à côté » ou un « extérieur » de l’action publique, plutôt que comme une composante constitutive de celle-ci.

10C’est cette approche centrée sur la construction de la gentrification en stratégie politique, inspirée de la proposition théorique de Neil Smith rappelée plus haut et déjà travaillée par quelques contributions à la littérature francophone (Colomb, 2006 ; Clerval et Fleury, 2009 ; Rousseau, 2010 ; Miot, 2013 ; Van Criekingen, 2013), que ce dossier thématique veut défendre et mettre davantage en lumière. Il s’agit, en d’autres termes, de considérer les pouvoirs publics comme parties prenantes des systèmes d’acteurs produisant la gentrification, plutôt que comme régulateurs ou arbitres de processus relevant d’abord des choix, des comportements ou des stratégies d’autres acteurs (ménages, investisseurs, entrepreneurs, commerçants, collectifs citoyens, etc.). Ainsi, ce dossier cherche à nourrir une perspective analytique centrée sur la construction de la gentrification – qu’elle soit résidentielle, commerciale, touristique, productive, etc. – en stratégie d’action publique, plutôt que sur les effets potentiels de politiques urbaines thématisées autrement.

11En termes méthodologiques, déployer cette perspective appelle d’abord à se détacher d’une approche strictement nominaliste, qui n’envisage l’existence de politiques de gentrification qu’en cas d’énonciation explicite d’objectifs de changement du profil social d’espaces populaires désignés. De fait, dans les discours officiels du moins, l’expression assumée de visées de remplacement de populations demeure très rare. Les différents terrains qui font l’objet des textes réunis dans ce dossier le confirment : aucun des dispositifs d’action publique analysés ne s’énonce explicitement en termes de gentrification, et certains acteurs de ces politiques expriment même des velléités de contrer certains « risques » de gentrification. Pour autant, l’inexistence de politique de gentrification en tant que catégorie du discours public ne vaut pas ipso facto réfutation de l’idée que cette formulation puisse faire sens comme catégorie d’analyse et d’interprétation critiques de l’action publique. C’est en tant que telle que la terminologie de politiques de gentrification est ici mobilisée.

12De même, cette perspective analytique ne s’inscrit pas dans une approche intentionnaliste, qui postulerait d’entrée de jeu l’existence d’intentions pro-gentrification dans le chef d’acteurs publics. Plutôt que de sonder des intentions ou des volontés d’acteurs, perspective en soi difficilement praticable et peu pertinente, il s’agit de fonder l’analyse sur ce qui est observable, à savoir des systèmes d’acteurs, des instruments, des plans stratégiques, des discours et des réalisations, pour en arriver à dégager des rationalités d’action publique misant de fait sur des processus de gentrification en vue d’atteindre une série d’objectifs.

3. Présentation des articles du dossier

13Ce dossier est composé de six articles. Leurs auteurs et autrices, sociologues, géographes, politiste ou spécialiste de civilisation britannique, ont mené leurs recherches de terrain en Europe – en France (Paris, Marseille, Lille, Le Havre), en Belgique (Bruxelles), en Allemagne (Hambourg, Leipzig) ou au Royaume-Uni (Londres) – ou en Amérique du Nord (Montréal).

14Les trois premiers articles portent sur des projets urbains combinant la production de logements et de nouveaux équipements ainsi que le réaménagement d’espaces publics, soit des leviers relativement communs des programmes de renouvellement d’espaces populaires. Les trois articles suivants, en écho au développement d’analyses sectorielles sur la gentrification, étudient des politiques portant respectivement sur le commerce, l’art et la culture ou l’encadrement des pratiques religieuses.

15Le dossier s’ouvre sur deux articles comparant des politiques urbaines menées en France et en Allemagne. Antonin Girardin confronte deux anciens quartiers industriels du Havre et de Leipzig, deux grandes villes de rang secondaire qui ont connu un déclin à la fois économique et démographique. Il montre que, par des voies très différentes, les pouvoirs publics locaux y ont activement contribué à la gentrification. Au Havre, la mairie de droite, s’appuyant sur la bourgeoisie locale, a mené dans les années 2000 une politique volontariste de transformation du quartier Saint-Nicolas explicitement tournée vers la rentabilisation foncière et l’attraction de nouvelles populations aisées dans cet ancien quartier portuaire. On se rapproche là d’une forme de new-build gentrification (Davidson et Lees, 2009), matérialisée par de nouveaux équipements commerciaux et des programmes immobiliers neufs établis le long d’anciens bassins à flot réaménagés. À Leipzig, faute de moyens après la réunification allemande, la mairie a été contrainte d’abandonner une politique similaire de transformation volontariste du quartier de Plagwitz misant sur des reconversions prestigieuses du bâti ancien et une transition tertiaire accélérée. À défaut, elle s’est appuyée sur des groupes sociaux locaux à fort capital culturel pour transformer l’image et les usages de ce quartier pendant les années 2000. Un réinvestissement résidentiel par des programmes immobiliers neufs ou de réhabilitation de bâtiments en friche a suivi dans les années 2010. L’augmentation des prix immobiliers finit par menacer la présence même de ceux que le pouvoir local a instrumentalisés pour favoriser la gentrification du quartier. Ainsi, malgré des modalités divergentes et des contextes singuliers, les stratégies mises en place au Havre comme à Leipzig aboutissent toutes deux à produire des environnements urbains similaires.

16En comparant Hambourg et Lille, Clément Barbier montre aussi des modalités différentes de revalorisation d’espaces industriels et populaires par des projets urbains d’envergure. Comme au Havre, on retrouve dans le cas lillois une planification urbaine volontariste faisant peu de cas des habitants et des entrepreneurs locaux. Comme à Leipzig, on retrouve une meilleure prise en compte des acteurs locaux dans les politiques hambourgeoises mais qui, paradoxalement, favorisent plus encore la gentrification. L’auteur pointe en particulier les limites des politiques de gentrification fondées sur des coalitions de croissance associant acteurs publics et acteurs privés : pour la zone de l’Union, située en périphérie de la conurbation Lille-Roubaix-Tourcoing, la société d’économie mixte Ville Renouvelée, chargée du projet, a fait table rase du passé urbain en détruisant les anciens logements et les anciennes entreprises industrielles, mais elle n’est pas parvenue à y attirer de nouvelles populations et de nouvelles entreprises. De la même façon, le projet d’Exposition internationale d’architecture de Hambourg (Internationale Bauausstellung [IBA] Hamburg) sur l’île de Wilhelmsburg s’est heurté pendant un temps à l’inertie du marché immobilier local. Dans ces deux cas, donc, il apparaît que les stratégies publiques fondées sur la revalorisation foncière n’ont pas pu « forcer » les réinvestissements privés. Dans la zone de l’Union, l’action publique a même plutôt accéléré les désinvestissements privés, ce qui en fait un cas intéressant d’échec de politique de gentrification. À l’inverse, la société d’aménagement publique chargée du projet IBA Hamburg a entrepris peu de démolitions du bâti existant et a plutôt investi des interstices urbains, tout en réalisant certains équipements utiles aux populations locales. Cela a néanmoins contribué à revaloriser l’image de cet espace populaire, préparant son réinvestissement immobilier par des capitaux privés et sa gentrification effective dans les années 2010. En définitive, la comparaison menée dans ces deux premiers articles s’avère féconde pour saisir la diversité des stratégies de gentrification et le rôle des contextes locaux dans leur réussite ou leur échec, et l’adaptation de ces stratégies chemin faisant par les pouvoirs publics.

17C’est également à l’analyse d’un projet de reconversion d’un espace urbain marqué par le recul de fonctions industrielles que s’attachent Violaine Jolivet et Chloé Reiser, à Montréal cette fois. Structurée autour de l’implantation d’un nouveau campus universitaire pour l’Université de Montréal, l’action publique apparaît ici accélérer la gentrification d’un quartier péricentral historiquement ouvrier et immigré, Parc-Extension. D’une part, à travers ses politiques de zonage et d’équipement, la Ville de Montréal contribue à susciter des réinvestissements immobiliers privés, dont l’Université de Montréal, université publique, est par ailleurs elle-même partie prenante. D’autre part, le sous-investissement en matière de développement du parc locatif social et les limites des processus de participation des populations concernées ne permettent pas d’endiguer les effets de marginalisation induits par le projet. Ainsi apparaît le rôle moteur de l’action (ou de l’inaction) publique vis-à-vis de la gentrification, cette action créant des conditions favorables à de nouvelles dynamiques d’investissement privé dans des quartiers populaires tout en délaissant les régulations qui favorisent le maintien en place des populations socialement dominées ou l’expression de leurs revendications. Sur ces bases, Violaine Jolivet et Chloé Reiser parlent de « gentrification par projet », formulation dans laquelle « la préposition par désigne à la fois les moyens de la gentrification (le nouveau projet urbain sur des espaces industriels et ouvriers délaissés) et la visée de ce type de politiques urbaines (le redéveloppement à des fins de profit et l’insertion de la municipalité dans la compétition inter-métropolitaine) ».

18L’article de Marie-Pierre Vincent s’attache à une dimension sectorielle des politiques de gentrification, à savoir la dimension commerciale. À partir d’une analyse empirique détaillée menée dans le quartier londonien de Hackney, l’autrice met en évidence les mécanismes par lesquels l’action publique peut influer, directement ou indirectement, sur l’activité et la fréquentation d’un marché populaire dans un espace en voie de gentrification. Son analyse attire en particulier l’attention sur les ambiguïtés ou les paradoxes de l’action de la municipalité travailliste de Hackney, tantôt favorable à la « régénération » de ce marché et critiquée à ce titre comme moteur d’une « gentrification en action » par ses opposants, tantôt affirmant explicitement des objectifs anti-gentrification et prenant des mesures en ce sens, notamment pour faire obstacle à certains investissements immobiliers visant une clientèle aisée.

19L’article d’Anton Olive-Alvarez se consacre, lui, à l’analyse croisée de deux projets de street art menés dans des quartiers populaires, respectivement sur le Cours Julien à Marseille et dans le quartier des Marolles à Bruxelles. Dans chaque cas, il s’attache à comprendre la formation de coalitions d’acteurs publics et privés – incluant notamment des artistes, des associations de commerçants et des agences de promotion du tourisme – cimentées par une adhésion commune à une stratégie d’accroissement de l’attractivité et de revalorisation symbolique de ces quartiers populaires au moyen du street art. L’auteur invite de la sorte à replacer le rôle des pouvoirs publics dans le cadre de systèmes d’acteurs spécifiques à chaque contexte urbain tout en relevant la force d’une « norme de gentrification par le street art » dans les deux villes. En outre, son analyse attentive des jeux d’acteurs permet également de comprendre les différences constatées entre ses deux terrains d’étude : alors que les fresques installées à Bruxelles demeurent intactes depuis leur installation en 2018, les œuvres de street art du Cours Julien marseillais sont régulièrement recouvertes par du tag sauvage.

20Le dernier article de ce dossier porte sur un objet peu traité dans la littérature sur la gentrification : la religion et l’encadrement public du religieux dans la ville. À Château Rouge, au nord de la Goutte d’Or, dans un quartier déjà étudié pour sa gentrification (Bacqué et Fijalkow, 2007 ; Chabrol et al., 2016), Victor Albert-Blanco montre comment l’Institut des cultures d’Islam de Paris participe à une stratégie de gentrification. Répondant au manque de place dans les mosquées locales d’un quartier historiquement immigré et musulman, et à la controverse publique née des prières de rue, cet équipement public conjugue une salle dédiée au culte musulman et un équipement culturel valorisant les cultures contemporaines du monde musulman. Il réussit ainsi à encadrer une pratique religieuse populaire pointée du doigt, à l’instar d’autres usages populaires de l’espace urbain, tout en créant un nouvel espace culturel attractif pour des populations bien dotées en capital culturel. Cela s’inscrit dans des politiques plus larges d’éradication de l’habitat insalubre, de régulation de la centralité commerciale immigrée, de revalorisation des espaces publics, et de création de nouveaux équipements culturels comme le centre musical Fleury-Goutte d’Or-Barbara dédié aux musiques actuelles. Toutes ces politiques tendent à revaloriser le quartier tout en y encadrant les usages populaires sans les évincer complètement. Cet article pointe en particulier la dimension normative et symbolique des stratégies de gentrification, en particulier dans le domaine de la religion, très peu pris en compte par la littérature.

4. Vers une définition

21Plutôt que comme la projection d’une « intention gentrificatrice », les politiques analysées dans les textes réunis dans ce dossier apparaissent comme autant de constructions sociales situées, singulières à plusieurs titres – notamment eu égard à leurs effets sur le peuplement des espaces concernés –, mais qui gagnent néanmoins à être pensées ensemble. En ce sens, ces textes confortent à nos yeux la pertinence analytique de la catégorie de « politique de gentrification ».

22Nous pouvons à présent en proposer une définition, articulée autour de deux éléments : une rationalité d’action publique misant sur l’attraction de capitaux et l’amélioration de l’image d’espaces populaires aux fins d’y traiter une série de questions construites comme des problèmes publics, d’une part, et des réalisations matérielles ou symboliques qui facilitent l’appropriation de ces espaces par des groupes sociaux dominants et y compliquent le maintien des usages populaires, d’autre part. En d’autres termes, parler de politique de gentrification revient à nommer, et donc à donner à penser, une configuration d’action publique qui entend répondre à des problèmes politiques associés à des espaces populaires par un répertoire de projets y créant de facto des conditions favorables au déploiement de processus de gentrification.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Clerval et Mathieu Van Criekingen, « Politiques de gentrification »Métropoles [En ligne], 31 | 2022, mis en ligne le 17 novembre 2022, consulté le 02 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/metropoles/8884 ; DOI : https://doi.org/10.4000/metropoles.8884

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Auteurs

Anne Clerval

Maîtresse de conférence, université Gustave Eiffel, Analyse comparée des pouvoirs (EA3350)

Mathieu Van Criekingen

Enseignant-chercheur, Université libre de Bruxelles, institut de Gestion de l’Environnement et d’Aménagement du territoire (IGEAT)

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