Introduction

1La littérature sur la notion de state-led gentrification appliquée à Londres – ville qui, par ailleurs, a vu naître le concept de gentrification sous la plume de Ruth Glass en 1964, à propos de la municipalité d’Islington (Glass, 1964) – est de plus en plus abondante (entres autres, Watt, 2009, 2013 ; Lees, 2014). Alors que la causalité entre les politiques publiques de régénération des grands ensembles de logement social et la gentrification résidentielle a été fortement mise en évidence (Lees et Ferreri, 2016), la littérature sur les politiques de gentrification à l’œuvre dans la régénération commerciale, et plus précisément dans la régénération de marchés de rue n’est encore qu’à ses balbutiements. Il y a bien une littérature émergente sur la gentrification des marchés de rue, notamment des marchés à Londres (González et Waley, 2012 ; González et Dawson, 2015, 2018), mais ces publications n’ont pas pour objectif d’examiner le rôle des politiques publiques par rapport à cette gentrification. Pourtant, certains travaux ont établi un lien de cause à effet entre la régénération d’un marché impulsée par une municipalité et sa gentrification (Bradley, 2010 ; Hubbard, 2016).

2À partir de l’étude de cas de la gestion et de la régénération d’un marché municipal – le marché de Ridley Road dans le quartier londonien de Hackney (figure 1)  –, cette étude analyse l’écart entre, d’une part, les discours et les pratiques du conseil municipal et, d’autre part, leur réception par des acteurs locaux, soit un collectif militant formé pour « sauver » le marché, une association de commerçant.es ainsi que des associations locales mobilisées autour de la préservation du quartier et/ou du marché. En effet, la politique municipale de régénération du quartier de Hackney et du marché de Ridley Road a été critiquée en termes de « gentrification en action » par le collectif Save Ridley Road. Dès lors, cet article a pour objectif général de mettre en regard les actions menées sur le marché par la municipalité de Hackney et les critiques qui imputent à celle-ci un rôle de catalyseur de la gentrification du marché. La question générale qui animera cet article est ainsi : dans quelle mesure la gentrification du marché de Ridley Road est-elle imputable à des politiques municipales qui, (in)directement, l’encourageraient ?

3Le marché de Ridley Road (figure 2), situé dans le quartier électoral de Dalston au sein de la municipalité de Hackney, est l’un des six marchés municipaux que compte cette municipalité. Mis en place à la fin des années 1880, il prend place aujourd’hui du lundi au samedi et regroupe une soixantaine d’étals le samedi et les jours fériés et une trentaine les jours de semaine. Il s’adresse essentiellement à une clientèle populaire et majoritairement issue des minorités afro-caribéennes, asiatiques ou d’Europe de l’Est. De par sa taille, composé d’étals au centre de la rue, d’échoppes sur les côtés, il s’adresse à une clientèle allant bien au-delà du quartier de Dalston. Toutefois, sa clientèle est d’abord largement le miroir des caractéristiques sociales et ethniques du quartier : en 2013, 45 % de la clientèle faisait face à des difficultés économiques, contre 35 % de jeunes aux revenus aisés (Municipalité de Hackney, 2015). Bien que la presse représente Dalston comme un quartier largement gentrifié (Mackertich, 2021), le recensement de 2011 atteste que 44 % de la population de Hackney vit dans des logements sociaux (Municipalité de Hackney, 2020a).

1. La gentrification commerciale et la gestion des marchés municipaux en Angleterre

5La gentrification commerciale, retail gentrification en anglais, est une forme singulière du processus de gentrification, définie comme « la montée en gamme de magasins et de commerces connexes et le déplacement concomitant de magasins et de services locaux dont les classes populaires dépendent » (Hubbard, 2018, p. 296). Cette forme de gentrification touche également les marchés de rue et est un phénomène de plus en étudié en tant que tel (González et Waley, 2012 ; Dawson, 2015 ; González et Dawson, 2018) et discuté dans la presse (Guardian readers & Perry, 2015). Selon le géographe Phil Hubbard, la gentrification des marchés figure comme le dernier « front de gentrification » (Hubbard, 2016, p. 3-4), reprenant ainsi le vocable de Neil Smith (1996).

6La gentrification commerciale appliquée aux marchés recouvre un certain nombre de caractéristiques définies à plusieurs reprises dans la littérature (González et Wiley 2013 ; González et Dawson 2015 p. 19/20). Elle se profile tout d’abord à travers une rénovation des étals, suivie de près par la mise en place de stratégies de marketing pour attirer une clientèle plus aisée. Le marché est alors promu comme une « expérience » de consommation, à travers la fétichisation de la nourriture (les aliments sont cuisinés et non pas vendus tels quels). Cette pratique correspond à la mise en place d’une stratégie commerciale de niche, soit la volonté de cibler des produits plus raffinés et plus spécifiques. Enfin, ces changements entraînent le déplacement de la clientèle habituelle ne pouvant plus accéder aux prix proposés ou ne trouvant plus les produits recherchés. Ils entraînent aussi le déplacement des commerçant.es en raison notamment de la hausse des frais d’emplacement dû à la rénovation des lieux. Au-delà de l’aspect économique, la gentrification d’un marché met en péril le rôle du marché comme lieux de sociabilité des classes populaires, en particulier issues des minorités ethniques (Watson et Studdert, 2006 ; Bua, Taylor et González, 2018 ; Markets4People, 2021).

7En Angleterre, deux-tiers des marchés sont détenus et gérés par les collectivités locales (NABMA/NMTF, 2015) et il n’y a pas de politiques nationales sur la gestion des marchés (Municipalité de Hackney, 2020b). Leur gestion dépend d’un service municipal sous la houlette d’un conseiller municipal. Ainsi, tous les marchés à Hackney sont agréés et pilotés par la loi de 1990 sur les autorités locales de Londres, qui donne aux municipalités londoniennes le droit de mettre en place une politique locale sur leurs marchés, notamment l’instauration et la revue périodique des tarifs pour couvrir les frais de gestion du marché. Pour le marché de Ridley Road, la municipalité a mis en place des tarifs hebdomadaires qui s’élevaient entre 59 et 133 livres, selon l’emplacement, en 2020 (Municipalité de Hackney, 2020c).

2. Le hiatus entre le discours politique et les actions de la municipalité de Hackney sur le marché et le quartier et leur réception par les militant.es et commerçant.es

8Cette partie procède en trois étapes. La première partie vise à contextualiser les critiques sur la gestion du marché adressées à la municipalité par différents activistes à travers une analyse historique des actions de la municipalité et des réactions suscitées entre 2007 et 2015. La deuxième partie porte sur les accusations d’encouragement de la gentrification du marché et, plus largement, d’encouragement de la gentrification résidentielle et commerciale du quartier de Dalston, adressées à la municipalité à partir de 2018. La troisième partie, enfin, a pour objectif de mettre en perspective ces accusations en les comparant aux critiques portant sur d’autres programmes de régénération menés par le conseil municipal de Hackney.

2.1. Les critiques sur la gestion municipale du marché

9À l’été 2021, des militant.es issu.es de différentes mobilisations contre la gentrification du quartier et du marché de Dalston ont frontalement accusé la municipalité de Hackney d’engendrer un processus de gentrification résidentielle sur le quartier et de gentrification commerciale sur le marché. Cette accusation a été relayée à plusieurs reprises dans les journaux locaux, notamment par la gazette locale, Hackney Gazette (Gregory, 2021). Si le terme de gentrification n’avait encore jamais publiquement été utilisé par ces militant.es, cette accusation s’inscrivait pourtant dans une série de longues critiques adressées à la municipalité et émises par divers acteurs locaux. En effet, la défiance des commerçant.es, du tissu associatif local et des mobilisations envers les actions de la municipalité n’était pas nouvelle. Pour comprendre ce discrédit, il est pertinent de retracer l’évolution des actions de la municipalité sur le marché en les confrontant à leur réception par les acteurs locaux : ces actions ont parfois été interprétées a posteriori par les activistes comme un encouragement à la gentrification du marché.

2.1.1.  La mise en conformité du marché (2007)

10Les premières critiques ont vu le jour à la suite d’une action de la municipalité en 2007. Elles ont été émises par l’association des commerçant.es du marché de Ridley Road (Ridley Road Market Traders Association – RRMTA) et par une association locale, Open Dalston, militant alors contre la régénération du quartier de Dalston. Open Dalston a été fondé par des personnes au profil sociologique des « pionniers gentrifieurs » (Drozdz, 2014). Arrivé dans le quartier au cours des années quatre-vingt-dix, ce groupe se caractérisait par un fort capital culturel, sans avoir nécessairement un capital économique élevé. Au fil des ans, il s’est distingué par sa volonté de défendre le quartier face aux vagues ultérieures de gentrification. Se faisant, ce groupe à la fois révèle son statut d’acteur à la fois dominé et dominant dans le processus de gentrification, attaché à la préservation d’un mode de vie populaire du quartier qui témoigne d’une quête d’authenticité, voire d’exotisme (Vincent, 2021). En 2007, toutefois, la mobilisation Save Ridley Road – sur laquelle nous reviendrons – n’existait pas encore : celle-ci est née plus de dix ans après.

11La municipalité avait alors informé une vingtaine de commerçant.es de sa décision de ne pas renouveler leurs licences, en motivant celle-ci par la non-conformité des étals du marché avec un nouveau règlement municipal (Open Dalston, 2009). La municipalité avait également engagé une discussion avec la RRMTA à propos du projet de rénovation du marché prévu sur deux ans. À l’époque, le projet avait été vivement critiqué par Open Dalston, comme faisant suite à une « vague incessante de poursuites judiciaires menées par la municipalité de Hackney contre les commerçant.es de Ridley Road et de tentatives de révoquer leurs licences » (Open Dalston, 2009).

12L’association Open Dalston dénonçait ainsi une série de mesures punitives, rapportant en particulier le cas d’une commerçante contrainte d’indiquer les prix de ses produits par kilo, plutôt que par livre, afin de se conformer aux nouvelles régulations de la municipalité. Parmi celles-ci figurait également l’obligation pour les commerçant.es d’être présent.es sur les étals pendant 51 % du temps d’ouverture du marché. Cette obligation a conduit plusieurs commerçant.es à fermer leurs étals, faute de moyens pour s’y conformer car ne laissant pas assez de temps pour l’approvisionnement en denrées. Bien que le maire d’alors de Hackney, le travailliste Jules Pipe, se défendait farouchement de vouloir liquider le marché afin de mettre en œuvre sa rénovation, l’association Open Dalston interprétait la mise en application de son nouveau règlement (passé de six à dix-sept pages) comme allant intentionnellement à l’encontre du soutien des commerçant.es. Face à cette critique récurrente depuis 2007, la municipalité se défendait en arguant d’un règlement sur les horaires plus laxistes que la plupart des autres municipalités, fixant à 60 % le taux de présence horaire sur les étals (Municipalité de Hackney, 2020d).

2.1.2. La consultation sur la rénovation du marché (2009)

13Par la suite, l’association Open Dalston a conservé un regard critique sur les actions de la municipalité. En 2009, la municipalité a entrepris une consultation publique pour investir un million de livres dans la rénovation du marché, or les recommandations retenues étaient d’augmenter les charges de service et d’entretien incombant aux commerçant.es (Open Dalston, 2009). Un des commentaires répondant à un article sur le blog d’Open Dalston émettait une critique très acerbe de cette politique de régénération : « La municipalité de Hackney a brillamment réussi à tuer les marchés de rues ces dernières années, en planifiant leur fin ». Cette critique portait en creux une accusation d’encouragement de la gentrification commerciale à travers une régénération ciblant une clientèle plus aisée. Cet internaute insistait sur la nécessité de limiter la régénération au strict nécessaire – prenant pour exemple l’idée de s’abstenir de poser un « dallage sophistiqué » – et en accord avec les besoins soulevés par les commerçant.es et usager.ères du marché.

3.1.3. Des mesures économiques pour pallier l’inflation et les coupes budgétaires (à partir de 2015)

2.2. La municipalité accusée d’encourager la gentrification commerciale du marché et la gentrification résidentielle de Dalston

15Dès 2015, les actions de la municipalité donnent systématiquement lieu à des critiques de la part des acteurs locaux. Ces critiques se sont intensifiées à partir de 2018, à l’encontre de deux projets : la menace de la fermeture du Shopping Village (figure 3) attenant au marché par des promoteurs privés et le projet de régénération du quartier de Dalston dirigé par la municipalité, le Dalston Plan.

2.2.1. Face à la menace de fermeture du Shopping Village, la faible marge de manœuvre de la municipalité (2018)

16Le Ridley Road Shopping Village (figure 4) est un centre commercial directement associé au marché. Cet ancien supermarché Tesco est devenu au fil des années une extension du marché de rue. D’aspect vétuste, il n’est pas un centre commercial habituel, n’accueillant par exemple aucune enseigne de grande chaîne. Son sous-sol constitue la réserve des marchands ambulants et son rez-de-chaussée accueille des boutiques de bijoutiers, de disquaires, d’imprimeurs sur t-shirts, de tailleurs, dont la majorité sont tenues par des personnes afro-caribéennes. Au premier étage, les différentes salles ont été converties au fil des années en ateliers loués, en 2018, par une cinquantaine d’artistes.

17Contrairement au marché de rue, le Shopping Village n’est ni détenu, ni géré par la municipalité. Le bâtiment avait été acheté fin 2016 pour 6,5 millions de livres par la société immobilière Larochette, société enregistrée dans le paradis fiscal des Îles Vierges. En 2018, l’objectif de cette société était de transformer le centre commercial en dix appartements de luxe et un centre commercial haut de gamme. À la mi-octobre 2018, face à la menace imminente de fermeture du Shopping Village programmée dans les deux semaines suivantes, une mobilisation éclair a été mise en place : Save Ridley Road. Composée majoritairement d’artistes louant les studios du Shopping Village, mais aussi d’usagers et d’usagères du marché, la mobilisation dénonçait une volonté d’une société privée de gentrifier le quartier. À bien des égards, la réaction à cette sommation d’expulsion est un exemple de résistance à une gentrification commerciale brutale.

18Toutefois, cette accusation de gentrification initialement adressée à la société privée n’a pas tardé à ruisseler sur la municipalité. En effet, dès les premiers jours, elle a soulevé un questionnement portant sur l’implication de la municipalité face à la préservation du marché. La municipalité, étant l’instance qui valide les demandes de permis de construire, a été directement pointée du doigt. Elle avait en effet un droit de regard sur les projets d’aménagement du Shopping Village.

19Dans sa rhétorique, la municipalité témoignait pourtant d’une volonté d’amorcer une discussion avec les promoteurs. À la suite d’une rencontre avec ceux-ci, elle assurait qu’elle « avait dit clairement que la rénovation du Shopping Village bénéficierait aux commerçants actuels et aux résidents locaux » (Municipalité de Hackney, 2018a). La municipalité a ainsi pris part au bras de fer contre les promoteurs pour que les commerçant.es obtiennent gain de cause et puissent rester dans les locaux du Shopping Village à travers la mise en place de baux renouvelés pour six mois.

20En dépit de ces efforts, le collectif Save Ridley Road a toutefois dénoncé un engagement trop timoré de la part de la municipalité. Selon le collectif, les projets d’aménagement des promoteurs n’ont été rejetés par celle-ci qu’« après des accusations de gentrification et de purification sociale » (Site internet de Save Ridley Road consulté le 21 octobre 2021) portant sur les politiques du maire travailliste Phil Glanville (élu en 2016). Ainsi, dès sa création, le collectif Save Ridley Road s’est présentée comme ayant pour double objectif de « faire reculer les promoteurs, forcer la municipalité à bloquer les demandes pour les permis de construire et redynamiser [le] quartier » (Hayward, 2018).

21La préoccupation du collectif allait au-delà du centre commercial en lui-même et portait également sur le marché extérieur : les transformations des usages du Shopping Village allaient immanquablement engendrer une transformation du marché de rue lui-même. Les réserves formulées à l’encontre de la municipalité quant à l’usage de son droit de regard sur le sort du Shopping Village a fait émerger à nouveau d’anciennes critiques, notamment celle portant sur l’augmentation des loyers des emplacements par la municipalité (Hayward, 2018). En 2019, alors que la municipalité annonçait l’augmentation de frais de stockage et d’emplacement, ainsi que la mise en place de nouvelles réglementations, le collectif Save Ridley Road dénonçait une hausse allant du simple au double (de 100 à 200 livres par mois) et menaçant la pérennité des étals des commerçant.es. La municipalité justifiait cette hausse programmée par la hausse du coût de la vie. De son côté, le collectif l’interprétait comme un mécanisme de facilitation indirecte de la gentrification du marché par le conseil municipal.

22En dépit des difficultés éprouvées par les commerçant.es du marché de rue face à l’augmentation des loyers, l’année 2019 a pourtant été marquée par la désignation du Shopping Village sous le label Asset of Community Value (ACV) par la municipalité. Selon le Localism Act de 2011, ce label certifie que le bâtiment apporte une plus-value aux habitant.es du quartier et donc ne peut pas être démoli. Il permet aux habitant.es et aux acteurs socio-économiques du quartier de lever des fonds dans un délai de six mois pour acheter le bâtiment. De plus, il requiert que tout changement d’usage ou toute démolition soit entièrement validée par un permis de construire délivré par la municipalité. La protection ACV a une durée de cinq ans, après laquelle les restrictions sont automatiquement levées. Pour le collectif, ce label a été donc une première garantie, certes temporaire, de préservation des usages du Shopping Village.

23Ainsi, les actions de la municipalité peuvent sembler, de prime abord, contradictoires. D’un côté, elle a soutenu la campagne Save Ridley Road face à la menace de fermeture du Shopping Village, mais, d’autre part, face à une situation financière difficile, elle a augmenté les redevances pour les commerçant.es sur le marché de rue. Ce quasi-paradoxe a mené à un nouveau combat, non pas contre les promoteurs, mais contre la municipalité elle-même. L’exemple le plus évocateur de cette opposition est un documentaire de trente minutes intitulé « Un marché menacé » conçu par le collectif Save Ridley Road et sorti en 2020 (Save Ridley Road, 2020).

2.2.2. Un documentaire comme un réquisitoire de Save Ridley Road contre la municipalité (2020)

24De manière surprenante, à première vue du moins, ce documentaire n’est pas conçu comme une diatribe contre les promoteurs privés portant le projet de transformation du Shopping Village, mais bien contre la municipalité. En réalité, la municipalité est le seul levier dont le collectif dispose pour faire pression sur les promoteurs. Si le documentaire s’ouvre sur une présentation de l’importance du Shopping Village et de la présentation de la menace que ce centre commercial subit, les deux-tiers de la vidéo sont un réquisitoire contre les actions de la municipalité eu égard à l’ensemble du marché. Le documentaire est constitué de prises de vue du marché de rue, de témoignages des commerçant.es ainsi que d’analyses d’un avocat qui fait figure d’expert et qui dénonce les réglementations exigées par la municipalité.

25Une première critique, déjà imputée à la mairie de Hackney en 2009 par l’association Open Dalston, porte sur la surabondance des réglementations imposées aux commerçant.es et sur la hausse des frais d’emplacements. Le documentaire renouvelle ainsi la dénonciation de la rhétorique de la municipalité, et singulièrement celle du maire Philip Glanville, qui se présente comme fervent défenseur du marché. Les interventions discursives du maire sont ainsi entrecoupées d’interventions des commerçant.es qui viennent contredire les propos de l’autorité municipale. Par exemple, aux propos de Philip Glanville soulignant la consultation et l’engagement de la mairie sur la gestion et la régénération du marché, un commerçant déplore l’absence de consultation et le fait de n’avoir « eu aucune connaissance de ceci jusqu’à ce que le livret en lui-même soit publié ». De même, alors que le maire défend la mise en place de nouvelles réglementations pour le marché afin que celui-ci « opère de manière sécurisée et juste », les commerçant.es sont très critiques de cette politique : « la municipalité surrégule », « certaines de ces règles sont juste ridicules, c’est comme retourner à l’école » ou encore « en gros, les nouvelles réglementations nous privent de nos droits […] je suis un commerçant permanent, mais à l’heure actuelle, ces nouvelles réglementations, elles peuvent m’expulser à n’importe quel moment ». En substance, les commerçant.es dénoncent une propension à surréguler de la part de la municipalité qui conduirait à l’expulsion indirecte des étals du marché et, de fait, à un encouragement du processus de gentrification.

26Cette critique est encore doublée d’une autre, toujours formulée à l’encontre de la municipalité. Celle-ci est accusée de vouloir privilégier les promoteurs immobiliers qui souhaitent s’emparer de Ridley Road au détriment des commerçant.es. L’argumentaire des commerçant.es est que la municipalité sévirait à leur encontre à travers des réglementations très strictes afin de se garder la possibilité de les expulser pour faire place aux projets des promoteurs.

27Par ailleurs, le maire défend les nouvelles réglementations comme étant davantage des « notes explicatives » que des régulations au sens strict du terme. Sur ce point, il est immédiatement contredit dans la vidéo par l’avocat du collectif. Ce dernier signale des réglementations qui ne seraient pas « consultatives » mais des « prérequis » qui, en cas de non-conformité, peuvent entraîner des sanctions. Dans la même veine, le maire explique qu’« aucune [de ces réglementations] n’est censée être appliquée pour rendre la vie des commerçants plus difficile que ce qu’elle doit être ». Une fois encore, les commerçant.es ont un avis divergent sur le sujet. Référant à la hausse drastique de ce nombre de régulations, l’un d’eux déclare : « il arrivera un stade où les commerçants ne pourront plus travailler ».

28En somme, le documentaire de Save Ridley Road a pour objectif de mettre en évidence un hiatus entre le discours politique et les actions de la municipalité, qu’un des commerçant.es résume ainsi : « Quand tu regardes les politiques urbaines, cela dit que l’objectif est de protéger et de préserver le marché, les belles paroles sont une chose… ».

29Le collectif dénonce également le décalage entre une politique à court terme et une à plus long terme. La crainte du collectif est que la politique de la municipalité ne protège le marché qu’à court terme toute en participant à une transformation à long terme des profils socio-économiques du quartier de Dalston. Sans utiliser le terme, un commerçant attribue à la municipalité une volonté claire de gentrifier le quartier via la régénération du marché : « Les gens qui n’ont qu’une petite somme d’argent à dépenser, elle [la municipalité] ne pourvoit pas à leurs besoins. Elle veut les écarter de manière à ce qu’elle puisse faire venir les riches ». Selon la campagne Save Ridley Road, cette gentrification future de la clientèle va entraîner à son tour une montée en gamme des produits proposés sur le marché et un déplacement forcé des commerçant.es qui n’auront plus leur clientèle habituelle (entretien avec Emmy, entretien avec Clara du collectif Save Ridley Road, le 27.10.21 et le 28.10.21).

2.2.3. La consultation et l’application du Dalston Plan ou la cristallisation des critiques sur la gestion et la rénovation du marché par la municipalité

30En 2018 également, la municipalité de Hackney a présenté un projet de régénération du quartier de Dalston sur dix ans, intitulé le Dalston Area Action Plan (Dalston Plan). Le Dalston Plan est un ensemble de directives dont l’objectif est de construire le futur de Dalston en termes de logements, d’emplois et d’équipements (Municipalité de Hackney, 2021). Dans ce cadre, la municipalité a mené une large consultation auprès des habitant.es, entre 2018 et 2021. Cette phase de consultation a fait ressortir le scepticisme ambiant vis-à-vis de la municipalité. Nous examinerons ici les réactions concernant la section du marché disponible sur le site internet de la consultation (Dalston Conversation, 2021).

31Sur le marché de Ridley Road et le Shopping Village adjacent, on dénombre plus d’une soixantaine de commentaires, dont une quinzaine témoignent d’une désapprobation des projets d’aménagement de la municipalité (Dalston Conversation, 2021). On note ainsi : « Comment la municipalité concilie le fait d’accepter un tel projet (voir ci-dessous) et la promesse électorale de soutenir le quartier » (Dalston Conversation, 2021). Cette critique est rapportée également par une des membres du collectif Save Ridley Road après l’échéance de la consultation : « ils se concentrent sur les gens qui vivent là depuis cinq ans et qui se considèrent comme des résidents de Hackney, tandis qu’il y a des gens qui y vivent depuis quarante ans » (entretien avec Emmy, le 28.10.21). La critique est donc qu’à travers ce projet de régénération, la municipalité n’agirait pas pour les habitant.es de longue date du quartier, mais pour des populations nouvellement installées et financièrement plus aisées. Il s’agit donc encore, en creux, d’une accusation adressée au conseil municipal d’encourager la gentrification du quartier via la régénération du marché.

32À travers le Dalston Plan, en effet, la municipalité annonçait débloquer un million de livres pour rénover le marché par des plantations d’arbres, la mise en place d’un wi-fi public et de terminaux de paiement dématérialisé. Pour marquer cette initiative, la municipalité a accroché des panneaux publicitaires présentant le projet sur les lampadaires du marché. Selon la presse locale, la première réaction des commerçant.es a été de ne pas croire en cette initiative (Lamb, 2020) jusqu’à ce que les travaux commencent à la fin septembre 2021, après que le Dalston Plan ait été accepté (Chant, 2021).

33Si la gazette locale – la Hackney Gazette – faisait alors part d’un sentiment de soulagement de la part des résidents et résidentes (Clarke 2021), il en est allé autrement du collectif Save Ridley Road. D’une part, le collectif dénonçait le fait que le Dalston Plan définissait le marché par des termes vagues et négatifs – faisant référence à « une clientèle vieillissante, des conditions environnementales médiocres […] une résistance à adopter de nouvelles méthodes commerciales, des comportements antisociaux et des activités illégales » (Municipalité de Hackney, 2021, p. 46) – et d’autre part, il dénonçait une stratégie de rénovation dont l’élaboration n’aurait pas impliqué les commerçant.es.

34Lors d’entretiens, le collectif affirmait avoir mené un sondage sur les besoins des commerçant.es, en parallèle de la campagne de consultation de la municipalité. Les résultats de ces deux sondages ne sont pas concordants. Selon le sondage du collectif, les commerçant.es désiraient des toilettes publiques, un parking et la réparation du système d’évacuation des canalisations. Aucune de ces demandes n’a été reprise par la municipalité, ce qui fit dire aux membres du collectif que la municipalité n’a pas prêté attention aux besoins des commerçant.es (entretiens avec Chloe, Clara et Emmy, le 27.10.21 et le 28.10.21). Dès lors, aux yeux du collectif, cette régénération du marché décidée et mise en place par le conseil municipal a été identifiée comme un autre levier d’encouragement de la gentrification commerciale de Dalston. Sur son site internet, le collectif Save Ridley Road est sans appel sur les actions de la municipalité concernant le marché dans le cadre du Dalston Plan : « Pour faire simple, c’est de la gentrification en action ».

2.2.4. Les critiques du Dalston Plan ou le risque d’une « gentrification en action » pour les militant.es

35Au-delà du marché, la mise en application du Dalston Plan dans son ensemble a également fait l’objet de critiques. Pour le collectif Save Ridley Road, la sauvegarde du marché passe indubitablement par une campagne plus large, dénonçant le projet de régénération du quartier de Dalston dans son ensemble. L’argumentaire est à nouveau celui d’une transformation programmée du profil socio-économique du quartier. Est visée cette fois la construction de 600 logements par un promoteur immobilier sur le site de Kingsland Road Shopping Centre – un centre commercial adjacent au marché (Gregory, 2021). Parmi ces logements, seule la moitié est de type « abordable », c’est-à-dire, proposés à des tarifs correspondant à 80 % des prix du marché. Ce niveau de prix est inatteignable pour les classes populaires du quartier, qui ne peuvent rester dans le quartier que grâce aux logements sociaux.

36Ce projet immobilier a entraîné une levée de boucliers d’un autre groupe d’habitant.es – le Morning Lane People’s Space (MOPS  – dont l’argumentaire principal vise à contrer la gentrification résidentielle qui menace l’ensemble de Dalston. Il a entraîné le rapprochement de la campagne MOPS et du collectif Save Ridley Road. Tout comme pour le Shopping Village, la construction de centaines de nouveaux logements inabordables pour les habitant.es de longue date du quartier, menacerait par effet ricochet le marché lui-même. Autrement dit, le changement socio-économique radical qu’introduiraient ces nouveaux logements entraînerait la gentrification du quartier et indirectement celle du marché. Ce changement concernerait autant les produits proposés, qui deviendraient plus gourmets, que la forme du marché : étant un espace relativement bruyant, le marché pourrait être considéré comme une nuisance sonore à terme. À l’heure actuelle, le bruit n’est pas un facteur perturbant puisque le marché n’est entouré que de boutiques et d’ateliers d’artistes logés dans le Shopping Village.

37Une des critiques majeures de la campagne MOPS est de dénoncer un des soixante-cinq objectifs du Dalston Plan qui serait de fournir des logements « pour s’assurer que les locaux aient une opportunité de continuer à faire partie du tissu local » (Municipalité de Hackney, 2021, p. 65). Selon ces activistes, les termes « une opportunité à continuer à faire partie » laisseraient entendre que les habitant.es de longue date du quartier ne seraient pas les premiers destinataires du Dalston Plan. Pourtant, le vice-Maire en charge des marchés entend mettre en avant la population locale dans le Dalston Plan : « C’est les résidents d’abord puis tout le reste. C’est pour créer un Dalston inclusif » (entretien avec Guy Nicholson, vice-maire chargé du logement, de l’urbanisme et de l’économie inclusive, le 03.11.21). Il définit la notion de communauté comme : « ce sont des gens à des niveaux de revenus très différents, également des niveaux de diplômes très différents » (entretien avec Guy Nicholson). Autrement dit, la communauté que le Dalston Plan entend servir comprend aussi les nouveaux et nouvelles résident.es plus aisé.es, sans que la municipalité n’exprime à quel degré ceux-ci et celles-ci seront pris en compte par rapport aux habitant.es de longue date du quartier, moins aisé.es, avant tout représenté.es par les militant.es au sein des mobilisations.

38En réaction aux accusations directes de gentrification émises par la campagne MOPS et par le collectif Save Ridley Road, la municipalité a formulé un discours de jugulation de la gentrification. Cette position est toutefois nouvelle. En effet, le terme de gentrification n’apparaît nulle part dans les manifestes du parti travailliste local pour les élections municipales de Hackney (Parti travailliste de Hackney, 2010a, 2010b, 2014, 2018, 2022). De même, le terme est aux abonnés absents dans la quasi-totalité des rapports de la municipalité. Il n’apparaît qu’une fois dans la version préliminaire de la stratégie de la municipalité pour la décennie 2018-2028, sous la forme d’une citation d’un habitant qui demande à la municipalité d’« arrêter la gentrification » (Municipalité de Hackney, 2018b, p. 21).

39Ainsi, fait notoire, ce sont ces mêmes mots que Guy Nicholson a utilisés pour décrire les objectifs du Dalston Plan. Il l’a ainsi décrit comme une volonté : « d’arrêter la gentrification en assurant que l’espace commercial, culturel, résidentiel et public, que les emplois et les moyens de transport soient au service des tous les résidents de Hackney » (Gregory, 2021). Malgré cette prise de position ferme de la municipalité, un membre du collectif et habitante locale est sans appel : « Ils n’ont rien fait pour stopper la gentrification, pour la ralentir » (entretien avec Emmy, le 28.10.21). Une autre militante (entretien avec Clara, le 27.20.21) va jusqu’à considérer les réglementations imposées par la municipalité comme une des quatre causes du déclin économique actuel du marché – les autres étant le changement socio-économique de la population locale, l’âge avancé des commerçant.es, le développement de l’e-commerce et la pandémie de Covid-19, arrivée en même temps que la mise en place de ces réglementations. Sans toujours directement faire un procès d’intention à la municipalité, plusieurs militant.es réfèrent à une inaction volontaire de la part de la municipalité (entretien avec Clara, le 27.10.21 et entretien avec Emmy, le 28.10.21).

2.2.5. Le retournement de situation pour le Shopping Village ou une municipalité qui remonte dans l’estime du collectif Save Ridley Road (2022)

40En janvier 2022, la municipalité signe un bail de quinze ans avec les propriétaires du Shopping Village sur une partie du bâtiment, dont le rez-de-chaussée et une partie du premier étage. Ce bail permet aux commerces intérieurs de poursuivre leurs affaires. Cette action de la municipalité a été largement encensée par le collectif Save Ridley Road et les commerçant.es et présentée comme une « victoire majeure » pour le marché ainsi qu’une victoire contre la gentrification (Chant, 2022 ; Mauro-Benady, 2022 ; Waywell, 2022).

41Ce renversement de situation apparaît aux yeux des activistes à la fois comme un tour de force de la municipalité et comme une victoire contre la gentrification du marché. Pour les activistes, cette victoire est également un emblème de résistance à la gentrification pour Dalston et plus largement pour Hackney (Chant, 2022). Toutefois, quelques réserves sont encore émises de la part du collectif Save Ridley Road. Ce dernier espère notamment que les commerçant.es soient impliqué.es dans toutes les étapes du processus d’aménagement du bâtiment qui fera l’objet de travaux de rénovation. En d’autres termes, les accusations de gentrification du marché seront écartées si la régénération permet de mettre fin à la menace du déplacement des commerçant.es et répond à leurs besoins.

2.3. Un schéma récurrent : des actions de la municipalité sur le marché systématiquement critiquées par les activistes

42Le tableau 1 présente un panorama synthétique détaillé des actions de la municipalité concernant le marché de Ridley Road et le quartier de Dalston, mises en regard avec les réactions exprimées par le réseau d’acteurs locaux : les commerçant.es et les collectifs militants.

Tableau 1 : récapitulatif des actions de la municipalité sur le marché de Ridley Road et des réactions des contestataires

	Municipalité		Contestataires
Année	Objectifs généraux	Actions entreprises	Acteurs	Réactions des acteurs
2007	Mise en conformité du marché	Non-renouvellement d’une vingtaine de licences Adoption du système international d’unités de mesure pour indiquer les prix (usage du kilo) Présence sur les étals 51 % du temps d’ouverture du marché	RRMTA (commerçant.es) OPEN Dalston	Mesures perçues comme une « vague incessante de poursuites judiciaires menées par la municipalité de Hackney contre les commerçant.es de Ridley Road et de tentatives de révoquer leurs licences » Dénonciation de mesures vues comme « punitives » engendrant une baisse du nombre d’étals
2009	Projet de rénovation du marché	Phase consultative	OPEN Dalston	Critiques sur les recommandations retenues Volonté de limiter la régénération au strict nécessaire
2015	Palier l’inflation et les coûts liés à l’entretien du marché	Hausse des redevances pour les emplacements	RRMTA	Mesures dénoncées comme engendrant une baisse du nombre de commerçant.es (et une décroissance économique)
À partir de 2017	Rénovation du marché	Rénovation des devantures (800 000 livres) Branding du marché avec création d’un logo et mise en ligne d’informations promotionnelles sur le site internet de la municipalité	RRMTA, puis post hoc le collectif Save Ridley Road (artistes, usager.ères et commerçant.es)	Efforts loués mais jugés pas assez aboutis Questionnement sur la visée de cette régénération, notamment sur la clientèle visée
2018	Afficher un soutien aux commerçant.es et résident.es locaux vis-à-vis du projet Shopping Village	Droit de regard sur des projets d’aménagement (baux renouvelés pour 6 mois) Bâtiment labelisé Asset of Community Value en 2019	Collectif Save Ridley Road	Dénonciation d’un manque d’engagement de la municipalité : des politiques rejetées seulement après des accusations de gentrification commerciale adressées au maire Phil Glanville Critiques renouvelées de la hausse des loyers face à la menace de fermeture du Shopping Village
2018-2021	Projet de rénovation du marché (faisant partie du Dalston Area Action Plan)	Consultation	Usager.ères, commerçant.es, riverain.es, militant.es sans distinction Collectif Save Ridley Road	Critiques cinglantes sur le site internet de la consultation épinglant un projet transformant le marché pour l’usage exclusif de populations plus aisées (2020) Réalisation du documentaire « Un marché menacé » par le collectif Save Ridley Road conçu comme un réquisitoire contre la municipalité
2019	Pallier les coupes budgétaires	Hausse de 100 livres des frais de stockage et d’emplacement et nouvelles réglementations	Save Ridley Road	Critique d’une hausse vertigineuse engendrant une baisse du nombre de commerçant.es
2020	Dalston Plan Rénovation du marché Régénération de Dalston	Proposition d’un financement d’un million de livres : plantation d’arbres, mise en place du Wi-Fi public et de terminaux de paiement dématérialisé (approuvé en 2021) Proposition de construction de 500 logements sur le site de Kingsland Road Shopping Centre (aux abords du marché)	Save Ridley Road Save Ridley Road et MOPS	Projet largement dénoncé comme de la « gentrification en action » Scepticisme quant à la mise en place du projet puis d’une part, soulagement des résident.es, d’autre part, déception du collectif en raison d’actions entreprises ne répondant pas aux besoins des commerçant.es (toilettes publiques, parking, système d’évacuation des canalisations) Critique sur le regard dépréciatif porté sur le marché actuel Dénonciation d’une stratégie de rénovation n’impliquant pas les commerçant.es Critique sur le caractère dit faussement abordable des logements : seuls 50 % des logements devraient pouvoir être « abordables » (soit à 80 % du prix du marché)
2021-2022	Soutien aux commerçant.es et artistes du Shopping Village	Obtention d’un bail de 15 ans pour le Shopping Village	RRTMA et Save Ridley Road	Action perçue comme une victoire sans précédent pour le marché : ses commerçant.es, ses usager.ères et ses artistes Méfiance toutefois sur l’implication des commerçant.es dans les choix de travaux de rénovation

43On note le schéma récurrent à travers lequel toute action de la municipalité entraîne une réaction de ces acteurs locaux. Dans la majorité des cas, ces réactions sont négatives : chaque action de la municipalité donne lieu à de virulentes critiques. Avant 2018, celles-ci portaient sur la gestion du marché par la municipalité. À partir de 2018, s’y sont ajoutées des critiques sur le projet de régénération du marché et, plus largement, du quartier à travers le Dalston Plan.

44Pour les activistes, quelques zones d’ombre perdurent que seul le temps pourra éclaircir. Quel sera le sort du Shopping Village sur le long terme, une fois le bail pris en 2002 par la municipalité arrivé à son terme ? Dans quelle mesure les commerçant.es seront impliqué.es dans sa rénovation ? De plus, quel sera le sort à moyen et à long terme du marché de rue ? Enfin, est-ce que la régénération du marché sera en adéquation avec les besoins des commerçant.es ?

45Un autre risque qui menace la campagne de l’ensemble des activistes pour sauvegarder le marché est directement lié au profil sociologique des acteurs contestataires. Il y a en effet un paradoxe latent entre leur dénonciation du processus de gentrification qui touche le quartier et leur propre profil sociologique. En effet, mis à part les commerçant.es du marché, fortement issu.es des minorités ethniques, organisés sous le collectif du RRTMA, une majorité des membres du collectif OPEN Dalston, puis du collectif Save Ridley Road ont le profil d’ancien.nes gentrifieur.euses.

46Le profil des membres du collectif Save Ridley Road est relativement semblable à celui des membres du collectif OPEN Dalston. Save Ridley Road est en effet majoritairement constitué par des artistes dont les ateliers étaient menacés par les projets de rénovation et de réaménagement du Shopping Village et par d’usager.ères du marché avec une surreprésentation de classes moyennes blanches arrivées dans le quartier dans les dix à vingt dernières années. Si les membres de Save Ridley Road ont un objectif commun – préserver le marché –, les raisons divergent selon les profils. Alors que les commerçant.es qui en font partie ont un intérêt économique (sauver leurs étals), les artistes ont un intérêt économique (préserver des ateliers à loyers modérés) et un intérêt culturel, partagé par les usager.ères appartenant aux classes moyennes blanches (préserver l’authenticité du quartier). En réalité, la campagne du collectif Save Ridley Road a abouti en 2022, grâce au noyau dur d’activistes composé en majorité de classes moyennes blanches. En d’autres termes, l’empouvoirement des commerçant.es issu.es des minorités ethniques est en partie une répercussion des gains des membres des classes moyennes blanches. À partir de ce constat, il est légitime de se demander si, à terme, des tensions pourraient apparaître dans les objectifs de ces différents groupes sociaux.

2.4. Une vive critique des programmes de régénération menés par la municipalité au-delà de Dalston

47Ces critiques de gentrification commerciale et résidentielle adressées à la municipalité par rapport au quartier de Dalston sont à recontextualiser à l’aune d’accusations récurrentes de gentrification à l’échelle de la municipalité. Les premières accusations étaient émises par des groupes d’extrême gauche. En 2002, un blog tenu par des communistes libertariens dénonçait la gentrification résultant de politiques de régénération mises en place par la municipalité (Black Flag, 2002). À la même époque, le collectif Hackney Independent, se présentant comme antifasciste et anti-raciste et prenant le contrepied du British National Party, accusait également la municipalité de Hackney d’être un catalyseur de la gentrification en engendrant le déplacement forcé des classes populaires (Anonyme, Hackney Independent, 2002). Quelques années plus tard, la littérature scientifique apportait un nouvel éclairage sur la question. En 2009, la chercheuse en sociologie urbaine, Claire Colomb, soulignait ainsi l’ambiguïté du rôle de la collectivité locale dans la gentrification d’un quartier sud de la municipalité (Hoxton/Shoreditch) (Colomb, 2009). Elle montrait que la municipalité soutenait une association dont l’objectif était de pallier la gentrification tout en jouant un rôle indirect dans le processus lui-même.

48Les accusations de gentrification commerciale dont la municipalité fait l’objet dans le cas du marché de Ridley Road sont toujours aujourd’hui symptomatiques d’une réalité plus large. À titre d’exemple, la municipalité a été accusée d’engendrer une forme de gentrification résidentielle lors de la régénération du grand ensemble de Woodbury Down Estate, qui, à travers un partenariat public-privé, prévoyait d’introduire une mixité sociale au sein du grand ensemble. Ce projet s’est finalement soldé par un échec selon les résident.es (Chakrabortty et Robinson-Tillett, 2014). La municipalité a formulé sur son site une réponse à l’article du Guardian arguant que la régénération était également destinée aux résident.es et que le choix du partenariat public-privé avec un promoteur immobilier se justifiait dans un contexte de restrictions budgétaires massives (Municipalité de Hackney, 2014).

49Contrairement aux marchés municipaux, pour lesquels la municipalité peut débloquer des fonds, il lui est plus difficile d’obtenir le budget pour des logements sociaux. En effet, les municipalités n’ont pas de budget alloué à ces dépenses, ni de la part de la Mairie de Londres, ni de la part de l’État depuis les années Thatcher. Pour pallier ce manque, les municipalités sont obligées de faire appel à des promoteurs privés et de dédier une partie des projets de construction ou de régénération sur des terrains publics à la vente ou à la location privée. En 2017, le maire de Hackney avait publié une tribune libre dans le journal quotidien libéral The Independent dans le but de justifier ses choix politiques, faits par défaut et ouvertement présentés comme pouvant entraîner la gentrification d’un quartier (Glanville, 2017). Il justifiait ainsi le fait que face aux coupes budgétaires du gouvernement conservateur en place, il ne pouvait pas construire de nouveaux logements sociaux et était obligé de choisir, faute de mieux, une solution consistant à entrer en partenariat avec des promoteurs privés pour construire des logements aux prix du marché, avec un faible pourcentage de logements sociaux. En effet, la marge de manœuvre des municipalités pour limiter la gentrification résidentielle reste faible dans un pays et dans une ville où le gel des loyers n’existe pas (Layard, 2018). À ce titre, la prise de position du maire de Hackney lui-même concernant des accusations de gentrification résidentielle vis-à-vis de ses politiques de logement diffère totalement de celle du vice-Maire faisant du projet de réaménagement de Dalston un étendard de la lutte contre la gentrification commerciale et résidentielle du quartier.

50Ce problème systémique posé par les coupes budgétaires gouvernementales qui pèsent indirectement sur le marché de Ridley Road est reconnu par les militant.es de Save Ridley Road. Ces dernier.ères ont conscience que les coupes budgétaires gouvernementales ne laissent pas toujours aux municipalités la marge de manœuvre qu’elles souhaiteraient avoir.

Conclusion

51Cet article met en évidence le rôle ambigu de la municipalité travailliste de Hackney quant à la gentrification du marché de Ridley Road. Pour revenir à la question formulée dans l’introduction, le processus de gentrification qui menace ce marché populaire serait, dans une certaine mesure, imputable à des politiques municipales qui l’encourageraient, et ce de manière indirecte. En effet, le déplacement des commerçant.es faisant face à des hausses de frais d’emplacement ainsi que la régénération du marché (pour laquelle les activistes critiquent une absence de prise en compte des besoins des commerçant.es) sont deux mécanismes connus de gentrification. Tous deux ont été mis en place par le conseil municipal travailliste de Hackney. Ces actions ont entraîné des accusations ouvertes d’encouragement de la gentrification, adressées au conseil municipal, par des collectifs locaux. Pourtant, la municipalité a également agi en faveur de la cause des militant.es, à plusieurs reprises notamment pour le Shopping Village : elle lui a conféré le label protecteur Asset of Community Value en 2019, puis a obtenu un bail de quinze ans sur une partie du bâtiment en 2022. Cette dernière action a été perçue comme une victoire et une lueur d’espoir pour le bâtiment, mais aussi pour le marché, par les militant.es elles et eux-mêmes.

52Les actions de la municipalité concernant la gestion et la régénération du marché seraient le reflet des difficultés systémiques qu’elle rencontre. Elle est en effet prise en étau entre une volonté de répondre aux besoins des habitant.es de longue date du quartier et celle de pourvoir aux besoins des nouveaux et nouvelles arrivant.es qui sont un facteur d’attractivité pour la municipalité. Ces volontés, parfois difficilement conciliables, sont à contextualiser dans le cadre des coupes budgétaires qui pousseraient le conseil municipal à faire des choix pouvant indirectement encourager la gentrification du marché. Toutefois, la municipalité (sous la houlette du maire Philip Glanville) réagit différemment selon le type de gentrification, résidentielle ou commerciale. Face aux critiques sur les politiques de logement, elle a pris le parti d’assumer des décisions qui peuvent involontairement mener à une forme de gentrification résidentielle. A contrario, face aux critiques sur les politiques portant sur les marchés municipaux, elle met en avant des actions inclusives qui contrebalanceraient le phénomène de gentrification commerciale. Ainsi, la municipalité semble parfois adopter un discours perçu par les militant.es comme étant en décalage avec la réalité de ses actions. Selon elles et eux, la régénération du marché municipal ne serait pas si « inclusive » que la municipalité le laisse entendre – délaissant les populations les plus précaires.