- 1 Le terme vandale, activement mobilisé dans le monde du graffiti, renvoie à une pratique illégale e (...)
- 2 Dans les années 1980 à New York la compagnie de transport MTA s’associe à la police municipale pou (...)
1Depuis le début des années 2010, on observe dans un nombre croissant de villes françaises et européennes, le développement de projets dits de « street art » financés par les pouvoirs publics municipaux. Ces projets consistent en la sélection et la rémunération d’artistes pour réaliser légalement des fresques murales sur les façades de bâtiments publics ou privés. En France, la fédération de l’art urbain recense plus de 150 événements labellisés street art (festivals, parcours, « musées à ciel ouvert », etc.) organisés entre 2016 et 2020 (Fédération de l’art urbain, 2019). Les métropoles et villes moyennes européennes suivent ainsi un processus similaire à celui qui s’est développé outre-Atlantique : l’explosion dans un premier temps du graffiti dit « vandale »1 sur les murs de la ville, sa répression brutale par les autorités municipales dans un deuxième temps2 et, parallèlement à cette répression, le développement de projets légaux qui adoptent une position ambiguë de reconnaissance de la qualité esthétique de l’art urbain tout en opérant un contrôle plus ou moins explicite de ses modalités d’expression (Vaslin, 2021).
2Se développe en parallèle une littérature académique francophone (Blanchard et Talamoni, 2018) qui vient s’ajouter aux nombreuses références anglo-saxonnes dans l’analyse de ce processus d’institutionnalisation du street art. Ces travaux adoptent pour beaucoup des perspectives critiques et soulignent la participation des politiques du street art au phénomène de gentrification (Schacter, 2015). Ainsi, Jeffrey Ian Ross relie le renforcement de la vidéo-surveillance et du contrôle sécuritaire sur la ville au développement d’une économie urbaine fondée sur la consommation dont les fresques de street art sont des avatars (Ross, 2016). De même, Oli Mould décrit la manière dont le street art est utilisé comme opérateur de revalorisation symbolique de certains quartiers, avec l’objectif d’y attirer les membres des « classes créatives » (Mould, 2015) tandis que Sabina Andron souligne le discours paradoxal de guides street art londoniens, qui déplorent la hausse des prix de l’immobilier dans les quartiers qu’ils traversent alors même que leur activité touristique contribue à cette augmentation (Andron, 2018). L’une des formulations les plus complètes du lien entre street art et gentrification est celle donnée par Ronald Kramer dans son étude du graffiti new-yorkais (Kramer, 2017). L’auteur y retrace la construction d’une panique morale autour du graffiti par les édiles de la ville. En s’inscrivant dans le sillage des travaux de Neil Smith, il considère que cette panique morale est construite par une alliance d’acteurs privés et publics en quête d’une extraction maximale de la valeur foncière du centre-ville, et qui œuvre par conséquent à la marchandisation de cet espace. La répression du graffiti illégal associée à la valorisation de formes légales sous la désignation de street art est ainsi lue comme une participation active de la municipalité à la domestication de cette pratique contre-culturelle, et à la préparation du terrain pour son exploitation marchande dans une perspective « revanchiste » (Smith, 1996).
3Si ces analyses informent la situation française, l’idée d’une politique du street art qui serait l’expression directe d’une volonté de gentrification semble toutefois difficile à importer complètement. Dans un premier temps, comme cela a été constaté dans d’autres dispositifs de politiques urbaines (Chabrol et al., 2016), aucun de ces projets municipaux de street art n’est explicitement motivé par des objectifs de gentrification, ce qui rend difficile l’identification claire d’une volonté politique gentrificatrice. Par ailleurs, l’examen détaillé des processus de construction des projets fait apparaître une diversité d’acteur.rices, notamment issu.es du monde artistique, dont les intérêts ne semblent pas recouvrir ceux de promoteurs.rices immobilier.es à la recherche de valorisation foncière. Enfin, au-delà de la dimension contextuelle, il est possible d’émettre certaines réserves quant à la conception de l’action publique sous-tendue dans les travaux mentionnés. Les modèles théoriques qui y sont mobilisés ont en effet tendance à postuler l’uniformité et la cohérence de la volonté des élites municipales, et à inférer leurs motivations à partir du constat des effets émergents de leurs projets, en mettant de côté tout ce que la construction des politiques publiques comporte de hasards et de re-transcriptions successives (Dubois et Olive, 2004).
4Ce texte propose alors de reposer la question d’une politique de gentrification par le street art, en retraçant la construction de ces projets plutôt qu’en par examinant leurs effets (souvent supposés plus que démontrés) sur l’espace public. L’objectif est donc d’identifier les acteur.rices qui conçoivent et mettent en œuvre ces dispositifs, et d’étudier les justifications et les motivations qui les poussent à s’engager dans la valorisation du street art. Pour ce faire, deux projets sont spécifiquement étudiés dans deux quartiers de métropoles européennes : un festival de street art sur le cours Julien à Marseille et un « Parcours Bruegel » dans le quartier des Marolles à Bruxelles.
5Ces deux terrains font partie d’une recherche plus large qui constitue le socle d’une thèse sur l’institutionnalisation de l’art urbain, à travers une comparaison de Paris, Marseille et Bruxelles. Ils sont appréhendés par des entretiens semi-directifs réalisés avec les porteur.ses de projets et des artistes impliqué.es, par la consultation des archives de ces dispositifs (sites internet, prospectus, etc.) et par l’observation directe des réalisations dans les quartiers concernés. Si les données mobilisées dans le texte proviennent spécifiquement des deux quartiers étudiés, leur analyse se fonde sur l’ensemble des réflexions issues du travail de thèse en général.
6La mise en perspective de ces deux cas invite à formuler une analyse du développement des projets street art non pas comme la manifestation d’une volonté politique délibérée et univoque de gentrification, mais comme le produit de coalitions d’acteur.rices rallié.es par la traduction commune de leurs intérêts spécifiques dans un discours général de valorisation urbaine par le street art.
7Pour expliciter cette idée, nous reviendrons dans un premier temps sur la genèse des deux projets, qui laisse voir des coalitions hétéroclites traversées par des intérêts divers, voire contradictoires (I), mais dont les membres parviennent pourtant à se réunir par l’adhésion à un discours général de revalorisation symbolique des quartiers par le street art (II). L’analyse comparée des deux villes permettra ensuite d’identifier des différences dans la structure de ces coalitions, et de souligner comment ces différences engendrent des variations dans le type d’œuvres finalement réalisées (III).
8Le premier des projets étudiés a la forme d’un festival annuel organisé sur la place du ours Julien, en plein centre de Marseille, et dans les rues adjacentes. Cette place piétonne à l’architecture caractéristique du centre-ville marseillais a été jusqu’au milieu des années 1970 le lieu d’un important marché de vente en gros de fruits et légumes. Le marché est transféré dans le nord de la ville en 1973, laissant place à un espace quasiment vierge que les pouvoirs urbains investissent rapidement. Deux opérations de rénovation du quartier sont ainsi mises en œuvre en 1980 et 1988, tandis qu’une station de métro est ouverte en 1984. Ces chantiers s’intègrent dans la gentrification paradoxale de Marseille (Peraldi, Duport et Samson, 2015) : un investissement fort des pouvoirs publics pour transformer la structure urbaine du centre-ville qui ne parvient pourtant pas à attirer les classes moyennes et supérieures, ces dernières ne souhaitant pas quitter les espaces périphériques de l’agglomération où elles sont installées (Fournier et Mazzella, 2004). Ce n’est que dans un second temps, dans les années 2000 et surtout 2010, que des dynamiques gentrificatrices voient le jour, suivant un schéma séquentiel classique d’installations d’artistes et de lieux culturels, de constitution d’une vie nocturne dense et, dans la période la plus récente, d’arrivée d’un nombre croissant de ménages appartenant aux classes supérieures (plutôt dotées en capital culturel). Le cours Julien demeure toutefois un espace investi massivement par les classes populaires, à la fois en tant que lieu de résidence, mais plus globalement dans toutes les formes que peuvent prendre cet investissement (fréquentation commerciale, occupation de l’espace public, etc.) (Collectif Rosa Bonheur, 2019). Par ailleurs, le Cours est depuis les années 1990 un haut lieu du graffiti « vandale » français voire européen. Des graffeur.euses de tout le continent viennent poser leur blaze ou le nom de leur crew de manière illégale sur les devantures de magasins et les façades d’immeubles.
- 3 Ce nom d’association, ainsi que les prénoms de toutes les personnes enquêtées et les noms d’artist (...)
9C’est dans ce contexte que naît le festival de street art en 2014. Ce dernier est porté par l’association du Cours3, une association de commerçant.es implantée dans le quartier, et est financé par la fédération des associations de commerçant.es de la ville. L’objectif est alors explicitement « d’embellir le quartier » et de participer à « la programmation des actions de dynamisation de la zone touristique » (Marseille Centre, 2014). Les bénéfices attendus sont doubles : à court terme, la journée de réalisation des fresques est censée attirer les foules et offrir un « boost » conjoncturel à l’activité des cafés, restaurants et commerces de prêt-à-porter de la place. À moyen terme, le but est de participer à une revalorisation symbolique de l’image du quartier que la présence massive du graffiti vandale contribue à marquer comme un espace populaire, « sale », voire « dangereux ». On reconnaît ainsi la recherche de « coolitude urbaine » identifiée par Virag Molnár (Molnár, 2018). Là où les tags dénotent une présence populaire forte (que cette présence soit réelle ou fantasmée) et un manque de contrôle par les autorités, le street art est censé donner un cachet urbain et dynamique au quartier et permettre d’attirer les « classes créatives » à la recherche d’un compromis entre aventure et confort (Vivant, 2009). Un exemple parlant de cette volonté de transformation a lieu lors d’une visite du cours Julien effectuée avec Sébastien, patron de bar et président de l’association du Cours, et Xavier, un élu d’arrondissement qui suit le projet :
« – Xavier : Tu veux montrer d’autres tags ?
Sébastien : D’autres tags ! Faut pas dire tags… [rires]. Le langage est important !
Xavier : [rires] J’ai pas encore acquis les bons…
Sébastien : Non faut dire graffs… ou œuvres ! »
10Considérer les graffitis muraux non pas comme des tags mais comme des œuvres d’art engage une perspective très différente sur le quartier. Ce dernier n’est plus perçu comme un lieu malfamé, mais comme un musée à ciel ouvert susceptible d’engendrer un dynamisme économique et touristique nouveau à la faveur d’une sorte « d’effet Bilbao » local (Gonzalez, 2011).
11Pour autant, il est intéressant de constater que la mise en place de ce festival est réalisé avec le concours des artistes issu.es de la scène graffiti locale. Durant les premières des quatre éditions du festival, l’organisation et la direction artistique sont prises en charge par Paula, directrice de Graff’Phocéen, un collectif d’artistes basé au cours Julien qui propose des services de décoration et de réalisation d’œuvres graffitis et par ailleurs directrice de l’association du Cours entre 2018 et 2019. Ainsi, Paula se charge de faire l’intermédiaire entre commerçant.es, artistes et propriétaires prêt.es à faire repeindre leurs façades. Après son départ, c’est Cyprien, un des membres du bureau de l’association du Cours, qui reprend le projet et en confie la direction à Clément, un ami d’enfance ayant géré pendant plusieurs années une galerie en ligne d’objets décorés avec du graffiti. Il serait donc faux d’opposer des graffeur.ses vandales luttant contre la récupération de leur art et les commerçant.es intéressé.es par la gentrification du quartier. Le festival se construit au contraire par la collaboration de membres de ces deux groupes, connecté.es par quelques acteur.rices multi-positionné.es.
12Par ailleurs, il convient de prendre en compte l’action des pouvoir publics locaux qui participent à cette manifestation. Si aucun financement ne provient directement de la municipalité pour l’organisation du festival, la mairie d’arrondissement est au courant de cette initiative et la soutient de manière détournée, comme me l’explique Sébastien :
« Jusqu’en 2014/2015, il y avait ce qu’ils appellent la politique des murs blancs, dès qu’il y avait un mur tagué la mairie et la métropole repeignaient en blanc, ce qui était une très mauvaise idée. D’ailleurs c’était même pas les mêmes tons de blanc [rires]. […] Et c’est vrai que depuis 2014 ils ont arrêté cette politique-là. Dans ce quartier hein, je parle vraiment du cours Julien. Après y a d’autres quartiers où ça repeint hein. »
13La mairie soutient ainsi indirectement l’initiative par la suspension de la politique répressive envers le graffiti dans le quartier. Elle attribue par ailleurs une subvention de fonctionnement à l’association du Cours, en partie utilisée pour l’organisation du festival. Quoique discret, il existe donc un soutien politique de la mairie qui devient acteur de fait dans la construction du projet.
14Le quartier bruxellois des Marolles possède plusieurs similitudes avec le cours Julien. C’est aussi un quartier central – il occupe la pointe sud du centre historique de la ville, sur le territoire de la Ville de Bruxelles –, marqué par une tension entre dynamiques de gentrification et persistance d’un peuplement structure sociale populaire. Les Marolles sont en effet un des quartiers le plus pauvres de Bruxelles4, où l’on trouve l’une des proportions les plus importantes de personnes originaires d’Afrique sub-saharienne et du Maghreb5. Le quartier représente en outre l’une des centralités commerçantes populaires de la ville, principalement grâce au marché aux puces qui se tient sur la principale place du quartier (Place du Jeu de Balle), où se vendent quotidiennement bibelots, vêtements bon marché et ustensiles de seconde main.
15Les Marolles sont par ailleurs le lieu d’une intense vie associative et militante, qui tire notamment ses origines de la « bataille des Marolles » menée par des habitant.es contre un projet de rénovation urbaine voulu par la ville de Bruxelles à la fin des années 1960 (Grimmeau, 2016). L’effervescence culturelle et citoyenne qui en découle se perpétue dans les décennies suivantes et participe à la construction d’un esprit de quartier qui rappelle la Croix-Rousse à Lyon (Bonniel et al., 1979) ou Belleville à Paris (Simon, 1995). Comme dans ces lieux, l’image bohème et l’ambiance de village contribuent progressivement à attirer des nouvelles populations qui modifient la structure sociale du quartier (Collet, 2015). Plus que par le parc locatif, c’est ici avant tout dans le tissu commercial et la fréquentation journalière qu’il draine, que les changements s’opèrent. À partir des années 1990 s’installent en effet des magasins de prêt-à-porter de moins en moins bon marché, et les brocanteurs sont progressivement remplacés des galeries d’art ou des boutiques d’articles de décoration.
16Cette transformation se retrouve dans la structure associative du quartier : l’association des commerçant.es du quartier, héritière de différents collectifs fondés dans les années 1970, prend à partir des années 1990 une place croissante dans l’animation locale. Ce sont ses membres qui sont à l’initiative du projet de parcours street art Bruegel en 2018.
- 6 Agence régionale bruxelloise en charge de la promotion du tourisme à Bruxelles.
17L’histoire veut en effet que Pieter Bruegel l’Ancien (1525-1569), célèbre peintre de la renaissance flamande, ait passé une partie de sa vie dans les Marolles. Cette filiation symbolique avec l’un des pères fondateurs de la modernité artistique européenne est une opportunité rêvée de marketing territorial pour les groupes de commerçant.es du quartier. Comme avec l’industrie cinématographique à Montreuil (Collet, 2015), ce lien permet en effet une valorisation de la tradition populaire sur le mode du folklore, beaucoup plus attractif que le passé ouvrier ou le présent immigré. De même, dans son travail sur le quartier londonien d’Hoxton, Andrew Harris souligne en quoi la constitution d’une « pastorale urbaine » à travers la référence à des éléments culturels antérieurs à l’industrialisation permet la valorisation d’un quartier populaire tout en euphémisant les conflits sociaux qui le structurent (Harris, 2012). Aussi, quand l’organisme visit.brussels6 organise une série d’évènements promotionnels dans la ville à l’occasion des 450 ans de la mort du peintre, l’association des commerçant.es saute sur l’occasion et propose un parcours street art articulé autour de l’artiste. Un appel à projet est alors lancé et quatorze fresques financées par visit.brussels sont réalisées dans le quartier, chacune reprenant plus ou moins directement des œuvres de Bruegel.
18On retrouve donc un partenariat entre une association de commerçant.es, qui œuvre pour la production d’un récit territorial attractif du quartier, et les pouvoirs publics, ici plus actifs qu’au cours Julien. De plus, on retrouve aussi la participation centrale d’un collectif d’artistes qui se charge de la majeure partie de l’organisation du projet. Fabien, membre du collectif Street Corp qui a dirigé le projet, explique ainsi :
« Fabien : On a tout organisé, tout chapeauté, parce que… et ça c’était vraiment du foutage de gueule institutionnel- parce qu’à la base c’était un marché qui était… en gros y avait 40 000 balles pour onze interventions dans les Marolles. Une de petite à moyenne envergure, et une de grande envergure. Et leur appel à projets était très vague. On propose un projet qui est accepté et tout… et eux voulaient se décharger un maximum
Et là vous dites on organise tout ?
Fabien : Ben non on n’a pas dit ça. On a dit “voilà notre idée… […] on est chauds, on a vu l’appel à projet, est-ce que vous avez des surfaces qu’on peut investir dans les Marolles ? Non ! Vous devez tout trouver…” Donc on a fait les petites boîtes, des petits flyers qu’on a mis dans les boîtes… [rires]
Mais eux ils avaient pas prévu de… quand ils ont fait leur appel y avait pas de murs prévus ?
Fabien : Bah non… non non. C’était on veut des interventions dans les Marolles ! En gros c’est ça quoi, tu vois le genre… Institutions quoi. Ils veulent rien assumer, ils ont une enveloppe, on fait ça vous faites ça, proposez un truc… »
- 7 C’est ce que m’explique Christophe, responsable du parcours à visit.brussels, lors d’un entretien (...)
19Ce sont donc Fabien et les membres de son collectif qui prennent en charge le travail de prospection des murs, de contact avec les propriétaires, de signature des contrats avec ces dernier.es, etc. Ils jouissent par ailleurs d’une grande liberté artistique puisque l’office du tourisme n’a exigé aucune maquette des œuvres produites et a jugé la réponse du collectif à l’appel à projet simplement sur le book des artistes7.
20En somme, les deux projets analysés se construisent dans des conditions très similaires : dans ces deux quartiers populaires centraux confrontés à des mutations sociales et commerciales, des associations de commerçant.es donnent l’impulsion à un projet censé participer à la réhabilitation de l’image du quartier grâce au street art. À Marseille, l’objectif est d’effectuer une transition du graffiti vandale vers le street art contrôlé, pour transformer un stigmate urbain en ressource valorisable. Les acteur.rices Bruxellois.es, cherchent pour leur part à réinventer un patrimoine ancien folklorisé pour favoriser une lecture touristique et commerciale de l’identité populaire.
21Une attention précise à la genèse de ces projets invite toutefois à nuancer l’idée d’une politique directe et cohérente de gentrification. Dans les deux cas, la réalisation concrète du projet est en effet peu prise en charge par les pouvoirs urbains. Ceux-ci se sont contentés de donner un accord et éventuellement quelques financements, sans contrôle sur la finalité des réalisations, que ce soit au niveau du contenu des fresques ou même de leur emplacement. Ce sont des collectifs d’artistes qui ont réalisé ce travail, devenant de fait des opérateurs de la production urbaine. Or ces artistes, qui sont pour la plupart d’ancien.nes graffeur.ses vandales, sont souvent des contempteurs.rices des formes les plus institutionnalisées des projets street art, considérées comme des récupérations de leur art par les pouvoirs publics.
22Ainsi, un double paradoxe apparaît dans chaque cas, avec d’un côté des artistes qui se montrent volontiers critiques du dévoiement de leur art à des fins de gentrification mais finissent par prendre en charge ces dispositifs ; et de l’autre une alliance entre commerçant.es et pouvoirs publics qui construit des projets visant à la revalorisation de l’image urbaine, tout en n’opérant quasiment aucun contrôle sur la réalisation concrète de ces projets.
23En interrogeant les différent.es participant.es à ces projets, à Marseille comme à Bruxelles, il est frappant d’observer la récurrence d’une rhétorique partagée de gentrification qui ne dit pas son nom. Sans le revendiquer explicitement, artistes, commerçant.es ou décideur.ses public.ques mobilisent en effet un discours que l’on peut qualifier de gentrificateur, dans le sens où il repose sur l’idée qu’existent des problèmes urbains dans les quartiers concernés dont la résolution passe par une transformation de l’image de l’espace devant avoir pour effet d’y attirer des nouvelles catégories de populations. C’est le sens de l’insistance sur la notion d’embellissement identifiée plus haut chez les commerçant.es. On trouve aussi trace de cette logique de valorisation à l’office du tourisme de Bruxelles. Lors de l’entretien que je réalise avec Christophe, chargé des projets street art à visit.brussels, celui-ci mobilise les termes « d’offre » et de « produit » caractéristiques de la pénétration des logiques entrepreneuriales dans la politique urbaine (Harvey, 2014) :
« L’idée c’était vraiment de faire une offre au niveau de la Belgique et il y avait plusieurs produits, et donc naturellement les grands musées avaient plusieurs expositions… et donc l’idée c’était de trouver un fil conducteur pour mettre en avant les différentes institutions qui faisaient du Bruegel. On a choisi les Marolles parce qu’en fait c’est le quartier dans lequel l’artiste vivait à la Renaissance et donc c’est aussi rendre hommage à l’artiste parce que c’est son quartier en fait. C’est… voilà il y avait la volonté de développer ce produit. »
- 8 Le Printemps Marseillais est une coalition électorale de partis de gauche qui s’est imposée aux él (...)
24De manière plus étonnante, on trouve aussi des formes de ce discours chez les responsables politiques, y compris lorsqu’ils appartiennent à des majorités de gauche. Ainsi, Xavier, élu en 2020 avec la liste de gauche radicale du Printemps Marseillais8, m’explique :
« Anton : C’est un truc que vous connaissiez avant d’arriver là [avant d’être élu à Marseille] du coup le street art ?
Xavier : Euh je regardais d’un œil de béotien [rires]. C’est en arrivant là que je m’y suis intéressé, avec le contexte économique, ce manque d’attractivité, la difficulté qu’à ce quartier pour exister et pour montrer toutes ses valeurs qui m’ont fait m’y intéresser. […] On a… Je dirais pas un joyau parce qu’on n’est pas les seuls à faire du graff, mais on a un truc hyper intéressant dans nos mains, et il faut qu’on arrive à l’exploiter et à le développer quoi. […] Apparemment, alors j’ai pas eu les chiffres exacts, mais apparemment la première raison de venir pour les touristes dans le quartier, c’est les graffs. »
25Quand je rencontre Xavier, il est arrivé avec la nouvelle municipalité depuis moins d’un an, et entend travailler avec les membres de l’association du Cours pour développer de manière plus importante le festival de street art. Si elle se formule de manière atténuée par rapport à l’extrait précédent, on voit toutefois dans ce passage la mise en place d’une logique gentrificatrice similaire. Dans un premier temps, l’élu dresse la liste des maux qui affectent le quartier : « manque d’attractivité », « contexte économique » défavorable, difficulté à « exister », etc. Puis il présente la solution annoncée à ces problèmes : l’attraction de touristes via le « joyau » que constitue le street art, qu’il s’agit maintenant « d’exploiter ». On note que les objectifs attachés au soutien de cette pratique artistique ne relèvent pas d’une logique de promotion d’une pratique culturelle, Xavier n’est d’ailleurs pas responsable à la culture mais est un adjoint au commerce.
26Cette représentation de l’art comme produit d’appel servant à valoriser l’espace plutôt que comme œuvre valable pour elle-même va à l’encontre des revendications d’autonomie que l’on retrouve traditionnellement dans les univers artistiques (Sapiro, 2007). En interrogeant les artistes ayant participé à ces projets, on constate pourtant que ces dernier.es s’accommodent bien de cette rhétorique, et ce malgré les critiques pouvant être formulées à ces dispositifs par ailleurs. Ainsi, Didier, graffeur vandale reconnu à Marseille, engagé dans une carrière de street artiste et qui a participé au festival du cours Julien, m’explique :
« Y a un des organisateurs, Clément, un petit bonhomme, un pote de pote, qui kiffe ce que je fais, qui connaît tout le passif tout le machin tout ça, et en fait vu qu’il sait que je fais aussi du street art et pas que du graffiti, il m’a contacté. […] Après je sais que Clément et son association, vu qu’ils veulent vraiment… qu’il y vraiment une volonté d’embellir le quartier… ils s’engagent si y a des détériorations, à ce que le peintre vienne faire les motifs »
27Tout en dénigrant durant tout l’entretien la superficialité du street art par rapport au graffiti vandale, et la perte d’authenticité associée au basculement de l’un vers l’autre, Didier évoque sa participation à ce festival destiné à « embellir » le quartier, c’est-à-dire à remplacer les tags et graffs vandales par des fresques légales. Le terme de détérioration, qui désigne là encore les tags en opposition aux fresques murales, renvoie directement au lexique municipal qui considère le graffiti comme une nuisance et une source de saleté qu’il convient de faire disparaître.
28La réalisation des projets municipaux de street art repose ainsi sur un cadre discursif et théorique qui articule deux points : d’abord l’idée que l’objectif de l’action publique urbaine doive nécessairement être l’accroissement de l’attractivité des quartiers et l’amélioration de leur image, ensuite la conviction que la réalisation de fresques murales street art participe à cet accroissement de l’activité. C’est la mobilisation commune de ce cadre qui fédère ensemble des acteur.rices different.es du point de vue de leurs dispositions sociales et de leurs intérêts économiques et politiques dans une coalition qui entend prendre en charge une partie de la production symbolique de la ville. Il est intéressant, à cet égard, de rapprocher ce regroupement d’acteurs du concept de coalition de croissance identifié par Harvey Molotch (Molotch, 1976), et appliqué par la suite aux univers artistiques (Whitt, 1987). On y retrouve en effet la structuration autour d’un objectif commun et non questionné de développement qui caractérise ces coalitions de croissance.
29Ce constat de l’existence d’une coalition hétéroclite constituée autour d’une norme de gentrification demeure mystérieux tant que l’on ne s’intéresse pas en détail aux espaces propres dans lesquels évoluent chacun.es de ces membres, et aux rétributions que leur confère la souscription à cette norme. Si, tout en n’étant jamais explicitement exprimé, ce discours est autant partagé et diffusé dans des univers variés, c’est en effet qu’il possède une rentabilité propre pour chacun.e des acteur.rices impliqué.es. Pour chacun des groupes mis en jeu dans ces projets (artistes, élu.es, commerçant.es), la référence à un discours de transformation de l’image des quartiers par le street art traduit autant une adhésion générale aux principes de la gentrification par l’art, qu’une reconnaissance de l’intérêt à traduire ses revendications particulières dans ce lexique.
30Si l’on prend par exemple les revendications des commerçant.es, on se rend compte que derrière les propos généraux sur l’embellissement et l’attractivité se cachent des demandes très concrètes et localisées. L’association des commerçants des Marolles s’est par exemple investie dans la création d’un parking sous-terrain sous la place du Jeu de Balle, avec l’espoir qu’il permette de drainer des visiteur.ses à haut pouvoir d’achat pendant le week-end. Ce projet a été abandonné, sous la pression d’autres associations locales revendiquant la pérennité du marché aux puces de la place dans sa forme populaire. On voit ainsi que plutôt qu’aux artistes ou aux élu.es, c’est à d’autres commerces que s’opposent les commerçants de l’association des Marolles.
31Comme le souligne Stéphane Cadiou dans son étude sur les mobilisations du petit commerce niçois (Cadiou, 2020), les revendications des commerçant.es sont toujours soumises au soupçon de corporatisme, et la transcription des intérêts localisés en valeurs générales est l’un des enjeux principaux de ces mouvements. Aussi, derrière l’adhésion à une forme de marketing urbain à travers le projet de parcours Bruegel, se trouve une lutte pour la maîtrise de l’identité commerciale du quartier des Marolles. Faut-il favoriser les commerces bon marché de la place du Jeu de Balle et les sociabilités populaires locales qui y sont associées ? Ou faut-il plutôt essayer d’attirer des individus des classes moyennes et supérieures résidant hors du quartier ou de la ville, qui viendraient se promener en suivant le parcours Bruegel et feraient du shopping, afin de dynamiser les commerces que représente l’association des commerçant.es des Marolles ? C’est la réponse à ce questionnement que l’association tente d’influencer en utilisant le lexique général de l’amélioration de l’image du quartier, et donc de la gentrification, considéré comme efficace dans les relations avec le monde politique local.
32De même, pour les artistes qui se conforment aux attendus des appels à projets street art, la souscription de façade au lexique de l’attractivité et du développement territorial n’engage pas nécessairement une adhésion totale à ces préceptes. Au contraire, on l’a vu, ces dernier.es sont souvent très sceptiques face à ce discours politique et médiatique. Fabien explique ainsi :
« Mais c’est vrai qu’on n’était pas dans le même délire qu’un parcours “street art”. Nous on parlait plus de vandalisme, de tag sauvage, brut, et eux [les responsables du parcours street art à la ville de Bruxelles], ils voulaient mettre en avant les artistes… Moi je comprends ça parce que moi-même j’ai réalisé des trucs où on faisait venir des artistes, pour créer des fresques et tout le bazar. Mais bon pour moi c’est pas [il secoue la tête en signe de désapprobation]… ».
33Bien qu’il appartienne à l’un des collectifs de street art légal les plus importants de Bruxelles, Fabien manifeste sa distance vis-à-vis des commandes publiques et son attachement aux valeurs du tag sauvage et du vandalisme. On aurait tort toutefois de considérer cette position comme de l’hypocrisie. Il faut, là encore, envisager la position de Fabien dans l’espace spécifique de l’art urbain bruxellois. Ancien tagueur appartenant à un crew renommé, il participe à la fondation du collectif Street Corp dès le début des années 2000 et entre petit à petit dans une trajectoire professionnelle artistique. Il obtient le statut d’artiste en 2013 et s’engage entièrement durant la décennie 2010 dans une carrière artistique. La réalisation de fresques et de commandes publiques devient alors nécessaire à sa survie financière, et constitue un moteur de sa recherche esthétique grâce auquel il perfectionne son style et acquiert une reconnaissance croissante. Bien qu’il soit encore imprégné des normes anti-institutionnelles du graffiti vandale (qu’il continue à pratiquer), Fabien doit donc se conformer aux attendus des politiques publiques pour pouvoir exercer son activité. Sa situation est relativement exceptionnelle dans l’univers bruxellois de l’art urbain où beaucoup d’ancien.nes graffeur.ses ont opéré comme lui une transition vers le street art, mais l’ont fait de manière amateure ou semi-professionnelle, en s’enorgueillissant de ne choisir que les projets qui leur parlent et qu’ils sélectionnent précautionneusement. Au contraire, Fabien et la Street Corp cherchent à s’engager sur le plus grand nombre de projets possible. Ils sont ainsi rompus au langage bureaucratique et tentent de maximiser leurs chances d’obtenir des projets. Une souscription de façade aux normes de gentrification et à la nécessité d’embellir les quartiers constitue dès lors une nécessité pour ce collectif qui cherche à vivre de son art et se distingue par une approche professionnalisée de l’art urbain.
34On peut même étendre cette logique aux décideur.euses public.ques. Ces dernier.es sont en effet tout autant pris.es dans des logiques internes à leur champ d’activité. Ainsi Xavier, élu du Printemps Marseillais, doit composer avec le jeu électoral local et avec la faiblesse de son capital d’autochtonie (Retière, 2003) puisqu’il est un Parisien installé à Marseille depuis une dizaine d’années. On voit dans le passage cité plus haut que le street art lui apparaît avant tout comme une opportunité politique (« C’est en arrivant là que je m’y suis intéressé ») qui permettrait de s’associer à la réussite d’un projet urbain couronné de succès. Se manifeste ici le rôle des bonnes pratiques (Devisme, Dumont et Roy, 2007) qui jouent le rôle de modèles de l’action urbaine. Xavier multiplie ainsi lors de l’entretien les références à des projets exemplaires dans des métropoles internationales :
« - En fait, le développement du festival a vraiment permis de faire repartir l’attractivité du quartier. Y’a pas longtemps à l’office du tourisme ils conseillaient de pas venir dans ce quartier-là, parce que c’est dangereux… On veut casser ça. Comme ils ont fait à Medellin. […]
Et l’idée c’est aussi d’essayer de mettre en place du design action, de manière à recréer de l’attractivité, du lien social et du bien-être social pour les habitants. Essayer d’éclairer via des peintures, essayer de faire quelque chose d’agréable, de vivant, et que les habitants puissent se ré-approprier cet espace-là […] Y en a une [expérience de design action] très intéressante à Vancouver, il faut taper allée Vancouver. »
35La souscription à une conception de l’art urbain comme outil de valorisation et d’attractivité visant à résoudre les problèmes sociaux se fait ainsi chez Xavier de manière dépolitisée (malgré son appartenance à une formation de gauche considérée comme radicale) par la référence à des exemples piochés de manière disparate dans des métropoles internationales. On peut ainsi formuler l’hypothèse que la mobilisation du lexique gentrificateur permet à Xavier de s’inscrire dans la lignée de ces projets exemplaires qui s’inscrivent largement dans le discours développementaliste (Vivant, 2007). Ce patronage international constitue en effet une ressource politique pour cet acteur qui en est globalement dépourvu du fait de son manque d’ancrage local et d’expérience politique – Xavier est élu pour la première fois et n’avait occupé aucune responsabilité élective jusqu’alors. La conformation au discours du street art comme outil de transformation urbaine permet ainsi de se doter d’une légitimité politique, et peut-être d’espérer suivre la trajectoire de certain.es élu.es locaux.les, qui ont construit une notabilité importante sur la base de projets de ce type (Vaslin, 2018).
36Le ciment de la coalition qui se constitue autour du street art à Marseille comme à Bruxelles est ainsi la reconnaissance de la rentabilité de la norme de gentrification pour leurs différents membres. Si des ancien.nes graffeur.ses vandales mobilisent le lexique de l’attractivité territoriale, c’est qu’ils et elles considèrent que ce lexique est le plus à même de leur offrir des opportunités professionnelles et de participer à assurer la réussite de leur carrière artistique. Si un élu de gauche radicale se fait le chantre des modèles internationaux de politique métropolitaine, c’est que cette approche développementaliste lui fournit des ressources techniques et symboliques dans le jeu politique local. Si les commerçant.es s’engagent autant dans la patrimonialisation du quartier, c’est qu’ils et elles perçoivent ce travail comme un moyen efficace de transcrire dans un cadre général les revendications propres à leur segment commercial (sécurisation de l’espace commercial, facilitation de son accès, visibilisation touristique, etc.) et de les faire soutenir par les pouvoirs publics.
37Si l’on peut parler de politiques de gentrification par le street art, cela doit ainsi se comprendre non comme l’application rationnelle d’un programme cohérent et concerté, mais plutôt comme l’effet émergent d’une coalition d’acteur.rices qui trouvent un intérêt commun à se fédérer autour d’un discours gentrificateur, et qui s’accordent par conséquent sur des projets s’inscrivant dans ce cadre.
38Sortir d’une approche purement intentionnaliste des politiques de gentrification permet ainsi de résoudre le paradoxe de la participation à ces projets d’acteur.rices qui témoignent par ailleurs de leur opposition de principe aux logiques de gentrification. En ce sens, se révèle la force de cette norme qui s’impose y compris dans des espaces qui lui sont apparemment hostiles. Nous allons toutefois voir dans la dernière partie de cet article que s’il y a bien une d’uniformité dans la souscription à la norme de gentrification, celle-ci dispose d’une rentabilité variable dans les différents espaces. Ainsi peuvent se construire des projets semblables mais dont les réalisations diffèrent sensiblement.
- 9 Il existe une littérature qui formule des protocoles d’évaluation de l’effet toute chose égale par (...)
39La transcription des intérêts de groupes particuliers dans un lexique pro-gentrification est ainsi une manière efficace de se coordonner avec d’autres groupes et de construire des coalitions permettant de mettre en place les projets de street art. On peut toutefois se demander dans quelle mesure cette transcription permet effectivement de satisfaire les objectifs initiaux de ces acteur.rices. Dans cette dernière partie nous tenterons d’évaluer l’efficacité relative de la norme de gentrification, en mettant en relation les résultats des deux projets avec les objectifs initiaux des groupes qui les portent. Nous proposons ici de distinguer ce qui relève des réalisations des projets (quels types d’œuvres sont réalisés, par qui, avec quelle pérennité, etc.) de leurs effets en termes de gentrification (existe-t-il effectivement une transformation des profils de populations qui fréquentent les quartiers concernés, de leur structure commerciale, de leur aura symbolique, etc.). Sans considérer qu’il soit impossible d’évaluer ces effets9, nous suivons les réflexions d’Anne Clerval qui souligne que les mécanismes de gentrification procèdent toujours en partie de transformations socio-économiques se jouant à des échelles plus vastes que les aires métropolitaines ou les quartiers étudiés (Clerval, 2016). L’objectif sera ainsi plutôt de se demander dans quelle mesure les fresques finalement réalisées permettent ou non de répondre aux intérêts spécifiques des groupes qui ont participé à les produire, ce qui revient à évaluer la rentabilité de cette souscription aux logiques gentrificatrices.
40Bien que relativement similaires dans leur conception, les projets des Marolles et du cours Julien ont mené à des réalisations sensiblement différentes. Si, à Bruxelles, le parcours Bruegel est mis en œuvre sans difficultés et débouche sur l’installation d’une quinzaine de fresques qui demeurent intactes depuis plusieurs années, le festival street art du cours Julien fait face à diverses difficultés, notamment le recouvrement d’une partie des œuvres par du tag sauvage.
41En effet, malgré quatre éditions successives, la pérennisation du festival du cours Julien se révèle difficile. Cette difficulté est patente lors du changement de majorité politique de la ville en 2020. Xavier, l’élu de la nouvelle équipe qui suit le festival, explique que le nouveau maire d’arrondissement a décidé d’arrêter provisoirement d’autoriser la réalisation de fresques. Ce changement de cap est dû selon lui au fait que les organisateur.rices du festival n’avaient jamais demandé les autorisations des Architectes des Bâtiments de France, rendues nécessaires par le classement du cours Julien au patrimoine des monuments de France. L’ancienne équipe municipale avait délivré des autorisations officieuses qui assuraient avant tout que les artistes ne soient pas interpellé.es par les forces de l’ordre, mais pas de permis d’urbanisme en bonne et due forme. Ainsi l’édition 2020 du festival, déjà amoindrie par les restrictions liées au contexte sanitaire, a été réduite à la seule réalisation de fresques sur les rideaux de quelques commerces (qui ne relèvent pas des permis d’urbanisme) et non sur les façades d’immeubles. Cette réduction est d’autant plus problématique pour les commerçant.es que la majeure partie des œuvres effectuées pour les éditions précédentes ont été entre temps recouvertes plus ou moins complètement par du graffiti vandale, particulièrement pendant les périodes de confinement et de fermeture des commerces.
42À l’inverse, je constate lors de mes séjours à Bruxelles que les fresques réalisées entre la fin 2018 et le début 2019 sont intactes non seulement à la fin 2020 après le premier confinement, mais aussi un an plus tard à l’automne 2021 et encore à l’hiver 2022. Par ailleurs, le parcours Bruegel a été entre temps intégré au parcours street art de la ville et est ainsi reconnu par les institutions touristiques de la région comme l’une des attractions liées à l’art urbain à Bruxelles10.
43L’hypothèse explorée ici est qu’il est possible d’expliquer ces écarts dans la pérennité des réalisations par des différences de rentabilité de la norme de gentrification pour les acteur.rices qui participent à la construction des deux projets. On peut en particulier analyser cette différence de fortunes comme le produit d’une inégale institutionnalisation de l’art urbain entre Bruxelles et Marseille, qui rend moins rentable l’investissement dans des projets de street art pour les artistes du cours Julien.
44La pérennité du projet Bruegel peut en effet s’expliquer par le haut degré d’institutionnalisation politique du champ de l’art urbain à Bruxelles. Adrien Grimmeau documente dans son ouvrage de référence sur le graffiti bruxellois (Grimmeau, 2011) une première vague de reconnaissance de l’art urbain par les pouvoirs locaux dès la fin des années 1990, notamment à travers le financement du centre Recyclart qui expose des toiles d’artistes graffiti sous la gare de la Chapelle, à la lisière ouest du quartier des Marolles. Une dizaine d’années plus tard, la municipalité crée un parcours de street art en suivant l’exemple du parcours BD qui existe depuis 1991. Plusieurs dizaines de fresques labellisées street art ont été réalisées depuis grâce à des financements municipaux, et un poste de chargé street art existe même au sein de l’échevinat à la culture de la Ville de Bruxelles. Par ailleurs, les fresques du parcours BD, bien qu’imaginées par des illustrateur.rices de bande dessinée, nécessitent le concourt d’artistes urbain.es pour la phase de réalisation. Les autorités municipales octroient ainsi de nombreuses subventions aux artistes ou collectifs d’artistes, que ce soit par le biais du parcours street art ou du parcours BD. Lors de l’entretien avec Fabien, celui-ci souligne l’importance du soutien de la Ville de Bruxelles :
« Fabien : Parce que du coup après ça on a fait pas mal de fresques BD pour la ville de Bruxelles… Des réalisations… pff
Anton : Où tu suis le dessin c’est ça ?
Fabien : Ouais voilà, c’est de la reproduction pure. Tu dois répondre au cahier des charges et savoir que tel produit va tenir dix ans etc… tu t’engages quoi… […]
Anton : Et vous en avez fait combien ça ?
Fabien : Des fresques en tant que telles réalisées on en a fait six ou sept. Par contre, on en a restauré… une chiée quoi [rires] Des appels d’offres où t’as un lot de cinq fresques à restaurer… Parce que y a de la pisse de rue, ça s’effrite, les couleurs sont passées… »
- 11 Le « statut d’artiste » désigne dans le droit belge des règles particulières de l'assurance chômag (...)
45La récurrence de ces revenus a assurément contribué à la professionnalisation de Fabien et des membres de son collectif, notamment en leur fournissant le socle de revenus permettant de prétendre au statut d’artiste11.
46À l’inverse, à Marseille, la reconnaissance de l’art urbain en tant que pratique culturelle à soutenir n’est que très récente, et si certains projets émergent, ils n’ont pas (encore) permis la constitution d’un corps de professionnel.les du street art vivant grâce aux commandes publiques, et donc en partie dépendant.es de ces dernières. Le premier projet d’ampleur à revendiquer l’usage du street art dans la ville, celui de la décoration de la L2 (une branche autoroutière intra-urbaine) n’est en effet inauguré qu’en 2018. À l’automne 2021, l’agence d’urbanisme de la ville publiait un rapport sur le street art à destination des élu.es, indiquant que « les politiques urbaines commencent à identifier les bénéfices de cet art » (AGAM, 2021). Les artistes impliqué.es dans le festival du cours Julien ont alors plutôt suivi des trajectoires proches de celles décrites par Pierre-Edouard Weil (Weil, 2014) de professionnalisation via le marché de l’art, et ont gardé une proximité beaucoup plus grande avec le monde du graffiti vandale. À l’inverse, s’il a existé une scène graffiti dense à Bruxelles, celle-ci a connu une nette régression dans les années 2000, notamment à cause de la répression des autorités locales (Grimmeau, 2011).
47Il résulte ainsi que les coûts et les bénéfices de l’implication dans une logique concevant le street art comme un outil de valorisation urbaine sont très différents pour les artistes des deux villes. À Bruxelles, la possibilité d’être un.e artiste vivant entièrement des commandes publiques est acceptée, et ces commandes constituent une source de revenus conséquente autour de laquelle s’organise une vraie compétition. À Marseille, l’importance des normes du graffiti vandale et la méfiance vis à vis des commandes publiques demeurent très fortes. Une des conséquences pour le festival du cours Julien est que les œuvres réalisées sont presque systématiquement recouvertes par des tags vandales, à part lorsqu’elles sont produites par des graffeur.ses reconnu.es dans la région. C’est ce qu’explique Clément, l’organisateur actuel du festival lors d’un entretien où je lui demande comment s’opère le choix des artistes :
« - Anton : Et du coup après le choix c’est toi qui as choisi ?
Clément : Non alors moi j’ai proposé une short list. Que j’ai travaillée avec un graffeur emblématique de Marseille, Kash. Du crew 350. Je lui ai demandé simplement un avis consultatif sur la short-list que j’allais présenter. Et puis cette liste on l’a retravaillée avec les deux associations co-organisatrices de l’événement. Pour avoir un line-up intéressant.
Cyprien [un autre membre de l’association] : Parce que l’enjeu à ce moment-là, auquel répond Clément, c’est de faire en sorte que ça puisse s’inscrire de manière pérenne. Donc que ça soit pas complètement hors contexte. […]
Anton : Du coup, quand vous sélectionniez, vous aviez déjà en tête le fait que tel artiste puisse aller à tel endroit ?
Clément : Non pas nécessairement, mais plutôt voilà… Ces artistes là ils vont permettre d’avoir un travail qui est quand même globalement bien respecté. Parce que ce sont des personnes respectées dans le milieu, connues, actives… Voilà qui vont donner une légitimité sur la partie graffiti. […]
Anton : Et ça a fonctionné au final ? Les fresques elles ont tenu ?
Clément : Ben le meilleur exemple c’est celle de l’école, qui a été réalisé par les 350. Elle a pas été touchée depuis quoi.
Cyprien : Ouais et ça c’est pas mal sachant que l’école c’était vraiment l’exemple de la fresque qui se faisait éclater en quelques jours. Instantanément, y avait un truc, Boom.
Clément : Et là ça a été réalisé l’été dernier. Donc ça commence déjà… Et là elle est intacte. Parce que les mecs ils savent très bien que… »
48Clément et Cyprien témoignent de la prégnance du graffiti vandale dans le monde de l’art urbain Marseillais, là où à Bruxelles un passé de graffeur.se est une ressource parmi d’autres, moins importante que la consécration auprès des institutions locales. Il est dès lors inenvisageable de confier la réalisation de fresques à des artistes ne disposant pas de cette reconnaissance vandale dans l’espace du graffiti marseillais. L’objectif d’embellissement et de nettoyage du quartier poursuivi par l’association de commerçant.es paraît alors impossible sans la participation des crews graffitis importants du centre-ville, qui permettent de s’assurer que les réalisations ne soient pas « hors contexte ».
49Le rapport de force entre artistes et pouvoirs publics diffère ainsi dans les deux villes. À Bruxelles où les artistes sont pris.es dans la compétition pour les ressources publiques, ces dernier.es ont tout intérêt à se conformer aux objectifs gentrificateurs de la municipalité, et même à les anticiper pour espérer être sélectionné.es. Malgré la liberté artistique dont ils bénéficiaient, les artistes de la Street-Corp ont ainsi scrupuleusement suivi la demande de réalisation de fresques liées à Bruegel et incorporé les objectifs implicites de transformation de l’image des Marolles. Non seulement la figure de Bruegel est omniprésente dans leurs réalisations, mais en outre le style qui est développé s’intègre parfaitement au cadre d’une image policée facile à valoriser par des institutions touristiques : beaucoup de couleurs, des scènes figuratives et pas de lettrage, un trait simple et accessible…
50Au cours Julien en revanche, où la force des normes du graffiti vandale est encore très présente, les œuvres réalisées ne peuvent durer sans mobiliser l’esthétique graffiti. L’exemple de la fresque de l’école mentionné par Cyprien est à ce titre très parlant. Nous nous retrouvons devant elle au début de mon entretien avec Xavier et Sébastien : circonspects, tous deux l’observent un moment et se regardent de manière entendue. Sébastien lance alors : « Bon c’est vrai qu’elle est un peu sombre, j’avoue… Mais au moins elle est propre. ». Xavier m’explique par la suite que cette fresque réalisée dans le cadre du festival ne plaît pas vraiment aux riverain.es ni au directeur de l’école. Or ce qui caractérise manifestement la fresque, c’est son inscription dans un style graffiti. On y voit en effet le nom du crew (le crew 350) peint à la bombe aérosol, sur un fond uni gris. Au-delà d’être sombre, cette fresque est surtout très similaire dans sa forme à la plupart des graffs réalisés de manière illégale sur le cours Julien. Ainsi, si elle est bien propre (au sens de non repassée), elle n’a pas du tout l’effet escompté de transformer l’esthétique des fresques réalisées dans le quartier, et in fine d’amender l’image du Cours. Si les membres du crew 350 acceptent de participer à des projets visant à transformer l’image du quartier, ils ne le font qu’en sachant pertinemment que seules des fresques qui s’intègrent à l’esthétique déjà existante pourront rester de manière pérenne sur les murs.
51La souscription à la norme de valorisation du quartier par le street art n’a ainsi pas les mêmes conséquences à Marseille et à Bruxelles, du fait de la structure différente des champs locaux de l’art urbain. L’objectif de transformation de l’image du quartier par le street art poursuivi par les commerçant.es du cours Julien apparaît ainsi difficilement atteignable en l’état actuel. On peut dès lors parler d’une faible efficacité de la souscription à la norme de gentrification par le street art pour ces dernier.es.
52L’objectif de cette étude était de retracer la genèse de projets de street art pour y observer comment se construisait une raison gentrificatrice. Il en ressort dans un premier temps la nécessité de s’écarter d’une lecture téléologique des politiques de gentrification. En effet, la présence de fresques de street art dans les quartiers étudiés ne peut pas se lire comme la manifestation univoque d’une volonté explicite de gentrification (et encore moins comme une cause directe de la gentrification). La dimension gentrificatrice réside plutôt dans la souscription d’acteur.rices varié.es à un discours commun de développement urbain par l’art, qui fait le ciment de coalitions porteuses des projets de street art. Cette norme développementaliste commune peut toutefois se révéler plus ou moins efficace en fonction de l’histoire et de la structure des univers locaux dans lesquels elle se développe.
53D’un même discours peuvent ainsi émerger des réalisations multiples, en fonction des espaces dans lesquels les projets prennent forme. Il semble par ailleurs raisonnable de faire l’hypothèse que ces différentes réalisations en termes de fresques pourront elles-mêmes avoir des effets très variés sur les usages des quartiers concernés.
54Du point de vue analytique, ces résultats nous enjoignent donc à ne pas conférer une dimension a priori gentrificatrice aux politiques du street art menées dans les quartiers populaires de villes européennes. Mais au contraire à aller voir en détail quel.les acteur.rices portent ces politiques, de quelle manière se réalise la transcription de leurs intérêts propres dans le cadre de la norme de gentrification par l’art, et dans quelle mesure cette transcription leur permet effectivement de parvenir à satisfaire ces intérêts.
55Par ailleurs, si l’on s’intéresse à la dimension plus proprement politique de ces résultats, deux interprétations distinctes semblent pouvoir être avancées. On peut en effet considérer, d’une part, que les résultats imparfaits observés au cours Julien sont le signe d’une faiblesse relative de cette norme de gentrification, qui apparaît in fine moins déterminante que les structures locales des champs artistiques et politiques pour expliquer la forme et la pérennité des projets de street art. Mais il semble aussi possible de souligner, à l’inverse, que la persistance du discours gentrificateur, alors même que les résultats qu’il produit ne correspondent pas aux objectifs initiaux des groupes qui le mobilisent, est la preuve de son imprégnation et de sa dimension hégémonique. Dans cette perspective, c’est alors probablement vers un questionnement sur la genèse de l’idée faisant du street art un outil privilégié de la transformation urbaine, et sur la pénétration de cette idée dans les mondes politiques, médiatiques et artistiques qu’il faudrait s’orienter.