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Débats, engagements, critiques

De la « contestation » de la métropole en France : interprétation à partir d’un regard décentré

On the "contestation" of the metropolis in France: a decentered perspective
Cynthia Ghorra-Gobin

Résumés

Cet article discute la thématique de la « contestation » de la métropole, telle qu’elle est étudiée dans les articles du dossier de Métropoles no 28, à partir d’un regard décentré et ancré dans l’expérience métropolitaine de Lyon et de Minneapolis. La réflexion sur (1) le sens attribué à la métropolisation par les acteurs et les chercheurs, (2) les modalités de l’institutionnalisation de la métropole par l’État et (3) le répertoire de ses compétences est ici construite sur le mode du comparatisme. Elle reconnaît les spécificités de la scène métropolitaine en France propice aux mouvements sociaux métropolitains tels qu’ils ont pu être observés sans toutefois valider l’hypothèse de la pertinence de la métropole comme échelle de la mobilisation politique.

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Texte intégral

  • 1 Aux États-Unis, la métropole du Minnesota s’intitule Twin Cities region et on parle du Conseil mét (...)
  • 2 Utile de préciser qu’aux États-Unis, l’institutionnalisation de la métropole relève de l’État fédé (...)

1Cet article discute la thématique de la « contestation » de la métropole, telle qu’elle s’observe en France (thématique du dossier de Métropoles 28), à partir d’un regard décentré et ancré dans l’expérience métropolitaine de Minneapolis-Saint Paul1 où les mouvements sociaux métropolitains sont peu présents2. La réflexion construite sur le mode du comparatisme revient à préciser (1) le sens attribué à la métropolisation par les acteurs et les chercheurs, (2) les modalités de l’institutionnalisation de la métropole par l’État et (3) le répertoire de ses compétences. Cette approche contribue à souligner les singularités de la scène métropolitaine en France qui, contrairement à celle de Minneapolis, est contemporaine de réformes néolibérales : elle permet de comprendre les spécificités de l’émergence de mouvements sociaux métropolitains en France. Mais l’argumentation ne permet pas de valider l’hypothèse de l’introduction du dossier, soit la pertinence de la métropole comme échelle d’une mobilisation politique de la critique à l’égard de la globalisation néolibérale.

1. Le questionnement et la méthode

1.1. Le dossier de Métropoles 28

  • 3 Tout au long de l’article, l’usage des guillemets renvoie à un mot ou une expression empruntée à l (...)

2La richesse des analyses du dossier « Contester la métropole3 » de la revue Métropoles retient l’attention. Les cinq articles, outre l’introduction, présentent l’originalité de se positionner à l’intersection de deux champs thématiques, celui de la métropole et celui des mouvements sociaux, ce qui est loin d’être aisé. Ils apportent un nouvel éclairage sur les mouvements sociaux métropolitains (MSM) à l’initiative de collectifs d’habitants à Lyon, Rennes et Nantes ou sous l’impulsion d’une formation syndicale locale dans le département de l’Isère (Grenoble). L’intérêt du dossier réside dans son décalage avec l’appareil critique plus familier dénonçant le rôle des métropoles dans l’avènement du capitalisme urbain ainsi que l’alliance entre les élites locales et transnationales (Hackworth 2007 ; Harvey, 2007 ; Pinson et Morel-Journel, 2015 ; Pinson, 2020 ; Shearmur, 2008).

3Le dossier propose une observation fine de la mobilisation autour de projets urbains d’aménagement souvent initiés par un pouvoir métropolitain et qui se traduisent par des processus de gentrification et d’éviction d’anciens habitants (Mehtali et Rivière, 2021 ; Rouxel, 2021 ; Ségas, 2021 ; Zanetti, 2021). Cette mobilisation prend la forme de mouvements socio-spatiaux sans pour autant critiquer les fondements économiques de la théorie du ruissellement et des « classes créatives » telle qu’elle a été affirmée par Richard Florida (Bouba-Olga et Grossetti, 2019 ; Bouba-Olga, 2022 ; Grossetti, 2022). Les mouvements sociaux métropolitains observés dans les différentes études de cas sont interprétés dans l’introduction du dossier comme une tentative de « rééchelonnage métropolitain » de mobilisations urbaines (Halbert, Pinson et Sala Pala, 2021 ; Pastor, Benner et Matsuoka, 2009) avec pour objectif une remise en cause de la néolibéralisation de l’urbain, un enjeu qui interroge aussi bien les chercheurs que les militants. La métropole s’imposerait dans « la rhétorique des luttes urbaines » elle fonctionnerait comme un « écho, à l’injonction à se « métropoliser » adressée aux politiques urbaines et à la saturation du terme dans les discours des acteurs publics et privés » (Adam et Guironnet, 2021).

  • 4 Avec la pandémie et la crise sanitaire, les médias ont mis l’accent sur la fuite des habitants des (...)

4L’introduction du dossier (Halbert, Pinson et Sala Pala, 2021) part du principe que la métropole est un « vecteur de défiance voire de mobilisation » et que l’expression « contre la métropole et son monde » pourrait devenir le « mantra d’un certain nombre de mouvements de protestation » en France. Elle définit les mouvements sociaux métropolitains en les désignant comme des « actions collectives qui présentent un minimum d’organisation et qui construisent des situations urbaines et territoriales comme problématiques, voire scandaleuses, tout en attribuant celles-ci au processus de métropolisation ». Sur l’ensemble des articles, incluant l’entretien avec la critique sociale soucieuse d’une perspective d’émancipation collective (Adam et Guironnet, 2021), cinq articles discutent du potentiel de « montée en généralité » des mouvements sociaux métropolitains dans la rhétorique des luttes urbaines contemporaines. Seul un article (Leblay, 2021) évoque le désir de fuir la métropole pour rompre avec son rythme et proposer de nouveaux modes de vie emprunts de solidarité, un point de vue largement diffusé par les médias généralistes en termes « d’exode urbain »4.

  • 5 L’analyse reprend en partie certains arguments de la métropolisation en question (2015) pour s’appu (...)

5L’idée selon laquelle « la condition métropolitaine peut devenir un vecteur de solidarité et le point de départ de mobilisations remplaçant le lieu de travail ou le quartier qui, l’un et l’autre, perdent leur capacité à créer des identités collectives » (Halbert, Pinson et Sala Pala, 2021) représente le fil directeur du dossier. Elle est ici objectivée à partir d’un regard ancré dans l’expérience métropolitaine de Minneapolis aux États-Unis et de Lyon en France telle que la condition métropolitaine est comprise par les acteurs publics 5. Les deux métropoles se situent dans la catégorie des second cities, c’est-à-dire qu’elles sont insérées dans les réseaux de la mondialisation, mais n’assurent pas un rôle de commandement à l’instar des villes globales (Hodos, 2007). Le regard décentré sur leurs expériences n’inclut pas une réflexion plus générale sur la condition urbaine et la problématique de la ségrégation sociale et raciale aux États-Unis (Rousseau et Béal, 2021), pas plus qu’il ne sera question du néolibéralisme comme idéologie (Harvey, 2007 ; Pinson et Morel Journel, 2017 ; Pinson, 2020).

  • 6 Le choix du terme « révolution » s’explique en raison de l’imposante reconfiguration (spatiale, éc (...)

6Aux États-Unis, la métropolisation est peu perçue comme un registre de mobilisation parce que le Conseil métropolitain n’a pas la compétence du développement économique. Alors qu’en France, le Conseil de la métropole se retrouve contraint de générer la métropolisation en conduisant une politique de l’attractivité, aux États-Unis leur rôle est de gérer le processus spatial de la métropolisation et notamment d’en assurer la soutenabilité sociale et environnementale (Ghorra-Gobin, 2002a, 2015 ; Orfield, 1997 ; Orfield et Luce, 2010). La métropolisation – perçue comme une « révolution 6» (Teaford, 2006 ; Katz et Bradley, 2013) conjuguant urbanisation et globalisation à l’initiative d’acteurs privés – exige l’intervention des acteurs politiques. Pour les métropoles en tant qu’institutions, il s’agit de réduire la portée des externalités négatives du capitalisme financiarisé, planifier l’aménagement territorial et les infrastructures, assurer une offre équitable de services publics aux habitants et une redistribution fiscale (Orfield, 1997). Autrement dit, dans l’imaginaire collectif de Minneapolis, l’institution métropolitaine est perçue comme une entité progressiste alors qu’à Lyon elle peut être perçue comme une institution soucieuse de s’inscrire dans les réseaux de la mondialisation.

1.2. La méthode

7Le recours à l’analyse comparée n’a pas pour seule ambition de dépasser le nationalisme méthodologique dominant en sciences sociales (Detienne, 2000), il autorise à prendre distance par rapport au contexte étudié et à en révéler les spécificités (Donzelot, 2003 ; Ghorra-Gobin, 2019 ; Pinson, 2018). Comme l’écrit Jennifer Robinson (2015) dans l’article « Thinking cities through elsewhere », il s’agit de présenter un point de vue ancré dans l’ailleurs. Opérer un décentrement permet d’affirmer que l’invention de la métropole institutionnelle ne véhicule pas un sens politique similaire selon que l’on se situe dans un État centralisé menant une politique de décentralisation (France) ou dans un État fédéré (Minnesota) soucieux de gérer la métropolisation tout en préservant l’ordre fédéral. Contrairement aux acteurs métropolitains auxquels il revient, en France, de générer la métropolisation, le Conseil métropolitain de Minneapolis n’a pas la compétence du développement économique. Il se limite à gérer la métropolisation. Aussi la scène métropolitaine y est peu investie par des MSM. Les mobilisations sociales contre les projets urbains s’affirment au niveau du quartier ou de la municipalité : le Conseil métropolitain (institué par l’État fédéré, maître du découpage institutionnel de son territoire) ne s’engage pas dans les grands projets urbains, en dehors des infrastructures.

8Trois thématiques retiennent ainsi l’attention : la définition de la métropolisation, l’institutionnalisation de la métropole et son rapport à l’État, et la nature de ses compétences. L’accent mis sur les différences entre expériences métropolitaines souligne les spécificités de la situation française et la raison d’être des MSM.

2. De la métropolisation et de la métropole de part et d’autre de l’Atlantique

2.1. La métropolisation

9La métropolisation, un phénomène qui conjugue urbanisation et mondialisation peut se comprendre comme un ensemble de processus multidimensionnels (Ghorra Gobin, 2012). Mais elle est plus souvent appréhendée par les sciences sociales comme un processus de concentration de capitaux, de flux et de professionnels insérés dans les réseaux transnationaux et internationaux. Aussi, la métropole peut être perçue comme l’incarnation du capitalisme urbain en raison d’une politique centrée sur le principe d’une compétition et d’une attractivité se déclinant à l’échelle mondiale.

  • 7 Les anglophones utilisent souvent l’expression « city region » pour évoquer la dimension spatiale (...)

10Les chercheurs anglo-américains insistent toutefois bien plus que leurs homologues français sur la reconfiguration spatiale de la ville, parallèlement à sa restructuration économique (Ghorra-Gobin, 2015). Pour eux, la dimension spatiale de la métropolisation ne se limite pas à l’étalement urbain (urban sprawl) et au périurbain. D’où l’invention des mots renvoyant à une restructuration spatiale concernant aussi bien les emplois que les logements : Edge City (Garreau, 1992) évoque la localisation d’emplois en dehors de la ville centre de la métropole et l’avènement d’une structure polycentrique ; Spatial mismatch (Kain, 1968, 1994 ; Wilson, 1996) souligne le non-accès des personnes (souvent racialisées) non motorisées et peu qualifiées aux emplois localisés dans le suburbain et le périurbain de la métropole. Seules les expressions new regional economies et metropolitan economic regions (Barnes et Ledebur, 1998), qui renvoient à l’idée des métropoles7 comme locomotives du développement économique national, sont partagées par les chercheurs des deux traditions culturelles.

11Mettre en avant l’ampleur de la reconfiguration spatiale de la ville sous l’impulsion de la métropolisation – comme le font Garreau, Kain et Wilson – autorise les acteurs métropolitains à ne pas différencier métropolisation et périurbanisation (Ghorra-Gobin, 2019). Les deux processus seraient en quelque sorte concomitants. La concentration d’emplois métropolitains supérieurs dans la ville centre, accompagnée d’un desserrement des emplois de la métropole productive, ne peut qu’inciter les personnes travaillant dans les edge cities à s’installer plus loin (exurbs) pour bénéficier de meilleures conditions d’habitabilité (maison et jardin plus vastes) soit pour s’extraire d’interactions avec des groupes sociaux différents. Le périmètre de la métropole à Minneapolis incluant espaces ruraux et naturels ne véhicule pas le sentiment d’exclusion socio-spatiale de la métropolisation auprès des habitants de la périphérie (Ghorra-Gobin, 2019).

  • 8 Utile de rappeler que la métropole a d’abord été une intercommunalité à Lyon (1969) comme à Minnea (...)

12En France, la métropolisation est contemporaine de la politique de décentralisation menée par l’État8 et, de ce fait, elle se comprend comme un processus généré par les responsables métropolitains, ce que démontrent bien les articles du dossier. Les mobilisations sociales à l’initiative des habitants à Lyon, Nantes, Rennes et à l’initiative de l’action syndicale locale de la CGT dans le département de l’Isère (Grenoble) mettent en cause la politique d’attractivité ainsi que les stratégies d’aménagement des acteurs métropolitains pour répondre aux objectifs de compétitivité. Des collectifs s’organisent dans l’espace politique pour critiquer les projets d’urbanisme qui ont pour conséquence d’entraîner des formes de gentrification et d’éviction d’habitants ou qui visent à densifier les quartiers résidentiels au détriment de la qualité de vie des habitants ou encore qui qui alimentent la subordination des activités scientifiques et de formation aux besoins du secteur privé.

13Les différences observées dans la définition de la métropolisation n’expliquent pas à elles seules l’absence de contestation de la métropole aux États-Unis, les relations entre acteurs métropolitains et État doivent également être prises en compte.

2.2. L’invention de la métropole institutionnelle et son rapport à l’État

14Dans les deux contextes nationaux, la métropole institutionnelle contemporaine est reconnue comme l’héritière d’une expérience de l’intercommunalité. En France, l’État a fait le choix de conférer la métropolisation à la structure intermunicipale et, de ce fait, a attribué à la métropole de nouvelles compétences, dont celle de la compétitivité. Dans le Minnesota, l’État fédéré a créé l’institution intercommunale et métropolitaine pour gérer le chaos d’une urbanisation non maîtrisée par les acteurs publics dans un contexte de rivalité entre promoteurs, municipalités et entreprises privées. Les acteurs métropolitains de Minneapolis rappellent que l’invention de l’intercommunalité métropolitaine a d’abord été pensée comme une réponse à la mobilisation de citoyens (1967) réclamant des services urbains pour tous, comme l’assainissement, l’approvisionnement en eau et la mobilité (Taylor, 2019). Sous l’égide de l’association Citizens League, les habitants ont revendiqué l’intervention des pouvoirs publics et plus particulièrement l’État fédéré dans la gestion de la city-region (Orfield et Luce, 2010). Cette mobilisation fut perçue scomme audacieuse pour une époque dominée par l’idéologie de la Théorie des Choix publics.

15On pense ici à l’article phare d’Ostrom, Tiebout et Warren (1961) légitimant la politique du laisser-faire alors que l’urbanisation se traduisait par une rivalité entre municipalités pour accueillir emplois et habitants, en dehors de toute planification susceptible d’assurer une cohérence territoriale. Les habitants du territoire urbanisé de Minneapolis-Saint Paul ont revendiqué l’intervention de l’État fédéré pour régler les problèmes d’assainissement, de pollution de l’eau potable et du transport en commun et ainsi assurer une offre de services urbains plus adéquate par rapport à la demande. Cette mobilisation a renforcé le rôle et la présence de l’État fédéré dans les comtés et municipalités alors qu’à Lyon, les acteurs locaux se sont mobilisés pour revendiquer auprès de l’État la politique du développement économique et de l’attractivité. Ce qui permet d’expliquer la présence de MSM sur la scène métropolitaine alors qu’à Minneapolis il n’en est rien. L’institution métropolitaine peut être perçue comme inhérente à l’État-providence aux États-Unis.

  • 9 Dans ce cas, les revendications peuvent parfois être perçues comme une contestation de type Nimby (...)
  • 10 Il peut également être précisé à la suite des échanges avec les enseignants et les étudiants de Be (...)

16Aussi, dans un système où le Metropolitan Council (sous l’autorité de l’État fédéré) a pour mission centrale d’assurer la soutenabilité (sociale et environnementale) de la métropolisation, les mobilisations de la société civile à Minneapolis se limitent à des revendications de riverains face à des projets immobiliers9. On peut ainsi parler de mobilisations de type « piecemeal » (Segas, 2021). Seules celles centrées sur la violence policière à l’égard des Noirs (Minneapolis en 2020, Ferguson en 2014) dépassent le niveau municipal pour prendre aussitôt une grande ampleur, en raison de leur médiatisation et de la coordination assurée à l’échelle nationale par le mouvement Black Lives Matter. Cela peut se comprendre comme l’impératif d’une inscription de la question sociale dans la question raciale pour atteindre un niveau de politisation, ce que confirment les élections au niveau national10.

  • 11 Pour plus de détails sur le rapport final de la Commission qui pendant trois mois a auditionné de (...)

17Les différences constatées entre l’expérience de Minneapolis et celle de Lyon confirment par ailleurs les travaux du géographe et politiste Neil Brenner qui mettent en évidence que la métropolisation made in USA ne perturbe en rien l’ordre fédéral (2002), contrairement à l’expérience européenne où elle se traduit par un rééchelonnement de l’État. Ce constat, qui s’explique également par l’intervention du niveau européen dans les politiques de développement (Brenner, 2003), permet de comprendre l’émergence de mouvements sociaux métropolitains sur la scène métropolitaine française. Quant au rôle croissant de l’État fédéré dans l’expérience de Minneapolis-Saint Paul, il a été critiqué par des élus locaux et des citoyens revendiquant la présence d’élus au sein du Metropolitan Council. En 2020, le gouverneur a répondu à la critique en créant un Blue Ribbon Commitee, composé d’entrepreneurs, de chercheurs et de membres de la société civile, pour évaluer les politiques publiques de la métropole, dont celle assurant la solidarité fiscale entre les municipalités. Ce rapport, ayant souligné les aspects positifs de la gestion métropolitaine, a mis fin pour un moment aux revendications11.

18L’inscription de la métropole dans une réforme territoriale initiée par l’État et associée à une inscription dans la politique économique de l’Europe (Stratégie de Lisbonne, 2000) confirme la thèse du rééchelonnement de l’État en France et explique les MSM sur la scène métropolitaine. Mais ces MSM ne se traduisent pas pour autant par une politisation allant à l’encontre d’une néolibéralisation de l’urbain.

2.3. Des différences dans les compétences de la métropole

19Les compétences d’une métropole sous l’autorité de l’État fédéré sont bien plus limitées que celles d’une métropole dans un climat de décentralisation. A priori, dans les deux contextes nationaux, le Conseil de la métropole (ou Metropolitan Council outre-Atlantique) (1) établit les documents de planification territoriale (2) gère et investit dans les infrastructures comme l’approvisionnement en eau, le traitement des eaux usées et des déchets, le transport et le logement abordable et 3) assure la péréquation fiscale (dotation de solidarité, tax-base sharing). Mais, par contre, la politique d’attractivité territoriale, qui représente une raison d’être de la métropole en France, n’incombe pas au Metropolitan Council. Elle revient à l’État fédéré et, dans le cas de Minneapolis, au « Greater Minneapolis » (une association de chefs d’entreprises). C’est cet organisme qui a sollicité le programme « Build Back Better » de l’administration fédérale en 2021 pour obtenir des financements en vue de la création de nouveaux clusters (pôles de compétitivité).

20Autrement dit, la politique d’attractivité métropolitaine, qui se traduit par la réalisation de grands projets urbains comme Confluences à Lyon (Adam et Laffont, 2018), n’a pas d’équivalent à Minneapolis-Saint Paul. Les projets urbains continuent de relever de l’initiative associant promoteurs immobiliers et municipalités dans le respect du document d’aménagement de la métropole. L’équipement majeur que représente le Mall of America, qui a inscrit Minneapolis-Saint Paul dans les réseaux touristiques, relève d’une décision du gouverneur soucieux de « put Minneapolis-Saint Paul on the map » (Ghorra-Gobin, 2002a). Inaugurée en 1992 dans la municipalité de Bloomington (commune située au sud de la ville-centre de Minneapolis), sa mise en œuvre aura été gérée par les promoteurs et des constructeurs. Quant à la métropole, elle avait pour mission d’obtenir l’approbation des municipalités non concernées par le projet tout en réaffirmant sa politique de redistribution fiscale des recettes municipales (Ghorra-Gobin, 2002b).

21En somme, les compétences des métropoles institutionnelles sont nettement plus étendues en France qu’aux États-Unis, suite à la négociation entre les élus et l’État dans le cadre d’une politique de décentralisation. La singularité de ce contexte politique explique l’intérêt des chercheurs en sciences sociales pour une observation fine des mobilisations sociales. Mais il n’est pas pour autant évident que les mouvements sociaux métropolitains présentent les conditions nécessaires et suffisantes pour une politisation sur le moyen terme.

3. Que retenir du dossier « Contester la métropole » à partir d’un regard décentré ?

  • 12 Le cumul des mandats était permis lors de l’invention de la métropole.

22Le choix du regard décentré, traduit par une analyse comparée de l’expérience de Lyon et de celle Minneapolis, permet d’identifier la subtile différence de la définition de la métropolisation de part et d’autre de l’Atlantique. En France, elle se comprend comme un processus à générer par les élus locaux et non comme un processus à gérer, comme l’entend l’État fédéré du Minnesota aux États-Unis. La volonté de l’État français de s’inscrire dans la mondialisation tout en menant une politique de décentralisation explique les différences observées dans la métropole en tant qu’institution : l’État autorise la métropole à conduire une politique d’attractivité dès les années 2000-2010, ce qui confère à celle-ci un pouvoir considérable que reflète bien le budget dont elle dispose, outre ses prérogatives de gestion des infrastructures et de l’habitat abordable portées par des objectifs de rééquilibrage et de redistribution. Mais le processus qui a conduit à l’institutionnalisation de la métropole à Lyon (dialogue et négociation entre des élus locaux disposant d’un réseau national et l’État 12) n’a pas inclus les habitants (Parnet, 2020 ; Payre, 2013). Ayant été tenus à l’écart des échanges, ces derniers sont en mesure de se mobiliser pour remettre en cause les grands projets urbains relevant de la politique de l’attractivité, comme le confirment les articles du dossier Métropoles 28.

23L’expérience métropolitaine made in France donne à voir le sérieux remaniement de l’armature urbaine d’un pays (alors qu’il n’est en rien dans un régime fédéral) et confirme l’organisation de mouvements sociaux métropolitains sur une scène métropolitaine désormais politisée alors qu’il n’en est rien dans l’expérience de Minneapolis. Mais il est loin d’être évident que les mouvements sociaux métropolitains réunissent toutes les conditions pour que la métropole devienne « un vecteur de solidarité et le point de départ de mobilisations remplaçant le lieu de travail » (Halbert, Pinson et Sala Pala, 2021). Si, comme l’écrit Thomas Zanetti (2021), la critique de la métropolisation peut fonctionner « comme un argument de montée en généralité pour des luttes de quartier qui visent la Métropole comme instance de pouvoir », elle ne se traduit par pour autant par un mouvement de politisation. Ce point de vue se confirme avec l’analyse de la démarche de territorialisation de l’action syndicale dans le département de l’Isère (Rouxel, 2021) : l’éventualité d’un renouvellement d’une action syndicale non limitée à la sphère du travail n’a pu s’opérer. Cette tentative fut limitée dans le temps en raison de l’essoufflement d’un mouvement face à l’opacité des processus décisionnels d’un Conseil de la métropole et de la distance maintenue par les représentants CGT de la fonction publique territoriale à l’égard de l’action syndicale.

24Le regard décentré sur les mouvements sociaux métropolitains observées en France confirme les enjeux sociaux et politiques que représentent les métropoles institutionnelles en charge de la politique d’attractivité territoriale. Mais il ne permet pas pour autant de valider l’hypothèse formulée en introduction du dossier, c’est-à-dire la pertinence de l’échelle métropolitaine pour des mouvements sociaux métropolitains en mesure de remplacer « la sphère du travail » comme point de départ d’une politisation généralisée allant dans le sens de « l’émancipation collective ».

25Les articles du dossier présentent l’intérêt de préciser la méthode suivie. À Nantes, la méthodologie articule des matériaux empiriques recueillis grâce à des approches qualitatives et quantitatives (Mehtali et Rivière, 2021). À Lyon, Thomas Zanetti précise que bien qu’étant membre des collectifs étudiés, il n’a pas contribué à la rédaction de discours contestataires. Dans le département de l’Isère, Pierre Rouxel s’appuie sur un matériau empirique recueilli à l’occasion d’une enquête de terrain dans l’espace cégétiste grenoblois. À Rennes, enfin, Sébastien Segas s’appuie sur un suivi ethnographique des campagnes de la liste PS et de la liste écologiste complété par la collecte de documents de campagne et d’articles de la presse locale. Aussi les chercheurs ont une fine connaissance des collectifs de contestation et ils reconnaissent le capital social et culturel des militants et parfois leur proximité avec les chercheurs.

26D’où l’interrogation sur un mouvement de mobilisation conduit par une catégorie sociale disposant d’un fort potentiel culturel et social et n’intégrant pas la diversité sociale et culturelle des habitants métropolitains. Tout lecteur du dossier peut ainsi noter la distance maintenue entre les quartiers centraux et résidentiels des métropoles et les quartiers d’habitat social. A partir d’un regard décentré et ancré dans l’expérience métropolitaine de Minneapolis, où le périurbain est inclus dans son périmètre, il est également possible de s’interroger sur l’absence du monde périurbain qui, comme l’a démontré la mobilisation des Gilets jaunes, partage le sentiment d’être exclu de la métropole. D’où l’idée d’une diversification sociale des mouvements de contestation comme une des conditions en vue d’un possible mouvement de politisation. Autrement dit, il s’agit de rallier les habitants des quartiers populaires et les habitants du périurbain dans un mouvement de « contestation » de la métropole pour rejoindre le seuil d’une politisation de l’urbain. À ce jour, la condition métropolitaine en France n’est pas un vecteur susceptible de « remplacer le lieu du travail », comme site privilégié d’une contestation politique.

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Notes

1 Aux États-Unis, la métropole du Minnesota s’intitule Twin Cities region et on parle du Conseil métropolitain de Minneapolis-Saint Paul. Mais dans cet article, il est simplement fait mention à Minneapolis pour désigner la métropole.

2 Utile de préciser qu’aux États-Unis, l’institutionnalisation de la métropole relève de l’État fédéré et non de l’État fédéral, ce qui ne permet pas d’avoir une vue d’ensemble sur ce pays.

3 Tout au long de l’article, l’usage des guillemets renvoie à un mot ou une expression empruntée à l’introduction ou à des articles du dossier de Métropoles 28.

4 Avec la pandémie et la crise sanitaire, les médias ont mis l’accent sur la fuite des habitants des métropoles, soit l’« exode urbain » et l’attrait de la maison individuelle entourée d’un jardin à la campagne. Ce constat n’est pas pour le moment validé, car, comme l’indique l’économiste Olivier Bouba-Olga (2022), la recherche n’a pas accès aux données sur le phénomène de birésidentialité. Les études du ministère de la Transition écologique (PUCA, 2022) sont nuancées et évoquent l’idée d’un « desserrement des métropoles » et de « petits flux ».

5 L’analyse reprend en partie certains arguments de la métropolisation en question (2015) pour s’appuyer sur des entretiens d’acteurs métropolitains à Lyon (2016, 2019-2021) et Minneapolis-Saint Paul (1997, 2017 et 2021), ainsi que des discussions avec des étudiants de l’Iheal et de Berkeley au titre de visiting professor (2015). Le séjour à Minneapolis a bénéficié de l’accueil de l’Institute of Metropolitan Opportunity de l’Université du Minnesota dirigé par Myron Orfield.

6 Le choix du terme « révolution » s’explique en raison de l’imposante reconfiguration (spatiale, économique et sociale) de la ville entre le milieu du XXe siècle et le début du XXIe siècle.

7 Les anglophones utilisent souvent l’expression « city region » pour évoquer la dimension spatiale de la métropolisation alors que métropole fait plus référence à l’institution.

8 Utile de rappeler que la métropole a d’abord été une intercommunalité à Lyon (1969) comme à Minneapolis. Mais La trajectoire de Lyon se différencie nettement de celle de Minneapolis à partir des années 1990, à l’initiative des élus locaux dans un contexte de décentralisation de l’État comme le reconnaissent de nombreux chercheurs.

9 Dans ce cas, les revendications peuvent parfois être perçues comme une contestation de type Nimby (not in my backyard).

10 Il peut également être précisé à la suite des échanges avec les enseignants et les étudiants de Berkeley (2015) que les médias aux États-Unis se sentent peu concernés par l’échelle métropolitaine et ont pour cible le niveau local ou l’échelle nationale.

11 Pour plus de détails sur le rapport final de la Commission qui pendant trois mois a auditionné de nombreuses personnalités de la métropole, voir le site du Metropolitan Council : <https://metrocouncil.org/Council-Meetings/Committees/Governors-Blue-Ribbon-Committee.aspx>.

12 Le cumul des mandats était permis lors de l’invention de la métropole.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cynthia Ghorra-Gobin, « De la « contestation » de la métropole en France : interprétation à partir d’un regard décentré »Métropoles [En ligne], 31 | 2022, mis en ligne le 17 novembre 2022, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/metropoles/9169 ; DOI : https://doi.org/10.4000/metropoles.9169

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