1« Démobiliser les quartiers » ? Cette entrée peut apparaître à première vue contre-intuitive pour qui sait à quel point l’objectif de « faire participer les habitants » (Carrel, 2013) traverse jusqu’à aujourd’hui l’histoire de la politique de la ville, et, partant, d’un grand nombre de quartiers populaires français. Alors que les politiques publiques ont multiplié les dispositifs participatifs et que l’injonction à participer est devenue un leitmotiv, l’ouvrage dirigé par Antonio Delfini, Julien Talpin et Janoé Vulbeau vient contribuer aux analyses qui pointent le travail normatif réalisé à l’égard des personnes qui « participent ». Plus spécifiquement, les auteur.rices dissèquent ainsi au fil des dix chapitres comment des habitant.es et des collectifs qui s’inscrivent dans une logique contestataire à l’égard de l’ordre dominant subissent des formes de « démobilisation » qui entravent leurs actions et la poursuite de leurs propres objectifs.
2Cet ouvrage s’inscrit ainsi dans la continuité de travaux récents auxquels a contribué l’un des coordinateurs de l’ouvrage sur la répression des libertés associatives (Observatoire des libertés associatives, 2020) ou les effets des discriminations sur l’engagement (Talpin et al., 2021). En adoptant une entrée spatialisée, le livre alimente la littérature sur les quartiers populaires, entrée par ailleurs centrale dans les recherches des deux autres coordinateurs de l’ouvrage, qui ont travaillé sur la rénovation urbaine dans les quartiers populaires, en interrogeant respectivement les luttes urbaines (Delfini, 2017) et l’ethnicisation de ces politiques (Vulbeau, 2021). Il contribue également aux travaux sur l’histoire des mouvements sociaux et des luttes urbaines dans les quartiers populaires (Taharount, 2017) et montre l’actualité de ces questions. Mais ce livre s’inscrit aussi dans une dynamique de renouvellement des études sur la participation, décentrées des seuls dispositifs promus par la démocratie participative. L’une de ses ambitions, remarquée par le préfacier Vincent Geisser, est ainsi de « s’interroger [...] sur les processus de contrôle, de surveillance et de redistribution sociale qui structurent nos sociétés en ce début de XXIe siècle, contribuant à modeler nos systèmes politiques désormais hybrides, naviguant entre démocratie et autoritarisme » (p. 9).
3Comme l’indique la longue introduction, ce livre vise à documenter l’« ensemble de routines, de tactiques et de stratégies, souvent cachées ou discrètes, non nécessairement coordonnées ni même toujours intentionnelles, qui contraignent la contestation et les velléités d’action collective » (p. 31). L’objectif est alors d’analyser les processus institutionnels et politiques qui conduisent à la démobilisation (p. 29), en étudiant les trajectoires individuelles et les configurations dans lesquelles elles s’inscrivent. Les contributions s’intéressent majoritairement aux « pratiques de démobilisation issues des pouvoirs publics » (p. 31), en se décentrant des seules formes de répression judiciaire, et en documentant le rôle des « allié.es de l’intérieur » au sein des institutions. Les chapitres explorent alors des configurations variées au niveau des acteur.rices impliqué.es, des processus et des objets de (dé)mobilisation, bien que les contributions soient toutes ancrées dans le contexte français, à l’exception près de celle de Marion Lang sur Barcelone. Les transformations urbaines y constituent un terrain d’enquête privilégié. Elles sont centrales dans quatre des dix contributions : celles de Victor Collet sur le passage des bidonvilles aux cités à Nanterre, de Morane Chavanon sur la gentrification stéphanoise, de Janoé Vulbeau dans une agglomération du nord de la France, et de Romain Gallart dans la banlieue grenobloise. Des approches historiques (Victor Collet, Foued Nasri, Margot Dazey) côtoient des enquêtes ethnographiques et par immersion, conduites sur un temps long.
4Trois questionnements centraux guident l’ouvrage : la démobilisation relève-t-elle d’une stratégie ou d’une routine institutionnelle ? Autrement dit, « le pouvoir n’est-il que démobilisateur ? ». Qui sont les « allié.es de l’intérieur » au sein des institutions et quel est leur rôle (p. 42) ? Enfin, quelles sont les méthodes qui permettent de « saisir l’infrapolitique des dominant.es » (p. 44) ? Pour y répondre, les chapitres viennent incarner les trois manières de démobiliser identifiées dans l’introduction (p. 33) : « la disqualification » (Collet, Gallart, Leclercq, Dazey), « l’entrave matérielle » (Nasri, collectif Rosa Bonheur, Chevallier) et la « canalisation » (Vulbeau, Gallart, Nasri, Chavanon, Chevallier). Historiquement réalisé par des travailleur.euses sociaux.les à l’égard des classes populaires, l’encadrement à visée normative occupe nombre de contributions. Il se réalise parfois en direction d’individus, parfois en direction de collectifs, les deux pouvant également se cumuler. Ainsi, les contributions de Benjamin Leclercq et du Collectif Rosa Bonheur montrent comment les travailleur.euses sociaux.les et assimilé.es s’inscrivent encore aujourd’hui dans une telle dynamique. La contribution de Morane Chavanon met pour sa part en évidence l’infantilisation des classes populaires, qui prend aussi pied dans le domaine artistique et culturel. L’autrice cite notamment un président d’une association artistique missionnée par la mairie, qui explique comment réagir devant des réalisations artistiques produites par des habitant.es d’un quartier populaire : « Même s’ils font quelque chose de kitsch c’est pas grave. C’est comme quand un enfant nous montre son doudou, on va pas lui dire “il est moche ton doudou”, ça signifie quelque chose pour lui » (p. 241).
5D’autres contributions analysent cette dimension dans son volet collectif, en montrant comment la puissance publique opère un travail de normalisation des collectifs, qui les conduit à disparaître (Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue), à être mis sur la touche (associations de voisins du quartier Ciutat Meridiana), ou à être absorbés par les pouvoirs publics en devenant une structure qui met en œuvre sur le terrain les politiques déployées par les autorités en place (association Tisserands du lien à Lille). Bien entendu, s’ajoute à cela l’encadrement répressif et punitif, qui n’est pas central dans l’ouvrage comme l’annoncent les codirecteurs dans l’introduction, mais qui émerge régulièrement des contributions.
6Enfin, la question religieuse traverse plusieurs chapitres. La contribution de Margot Dazey montre comment les processus de classements en « bon.nes » ou « mauvais.es » musulman.es agissent comme outil de démobilisation et, au-delà, d’empêchement d’agir. S’il ne porte pas spécifiquement sur les quartiers populaires, le chapitre de Romain Gallart met en lumière ce qui peut se passer lorsque ces processus de classement concernent précisément des musulman.es qui habitent des quartiers populaires, en décrivant la manière dont le « barbu » du conseil citoyen (pour reprendre le titre de l’auteur) subit une mise à l’écart, un « musèlement » (p. 136) par les institutions publiques, largement fondés sur son appartenance religieuse.
7Dès lors, le mérite de cet ouvrage est de donner à voir une variété de formes de démobilisations, dans des configurations sociales et politiques multiples, mettant en scène des acteur.rices divers.es. Il est particulièrement intéressant, mais toujours inquiétant, de saisir avec précision la puissance du travail normatif qui est central dans ces processus. Si les formes de répression qui portent sur des éléments matériels (moyens financiers, locaux, tenue d’actions, etc.) sont souvent présentes, elles s’accompagnent d’un travail de « disqualification », qui entraîne la démobilisation ou la conversion d’acteur.rices à d’autres objectifs que ceux qu’ils ou elles (ou que leur structure) portaient initialement. Les coordinateurs de l’ouvrage nous invitent à retenir trois éléments en particulier. Il n’y aurait « pas de stratégie claire et réfléchie » pour démobiliser (p. 40), mais davantage des « tactiques, entendues comme des coups qui ne peuvent s’inscrire dans un plan rationnellement prédéfini ». De plus, les institutions en tant que « champs de force » comptent des personnes qui participent à légitimer des actions contestataires, par des moyens financiers ou matériels, des conseils, des études qui soutiennent les revendications. Enfin, les méthodes qui permettent de rester discret.e semblent à privilégier, parmi lesquelles l’« observation participante [qui] apparaît comme un idéal », même si « les difficultés d’accès au terrain peuvent requérir d’opter pour des voies méthodologiques détournées » (p. 44).
8Comme l’écrivent les coordinateurs eux-mêmes, ces éléments mériteraient des « approfondissements ultérieurs » dans la mesure où les contributions ne font parfois qu’esquisser des réponses (quand elles en apportent), ce qui limite la possibilité de monter en généralité. Si les apports de l’ouvrage sont certains pour documenter et mieux comprendre ce qu’est la démobilisation et comment elle se déploie concrètement, quelques éclaircissements auraient effectivement été bienvenus pour élargir la portée théorique de ce travail. D’abord, on aurait aimé en savoir davantage sur la manière dont a été composé le corpus de textes : qu’est-ce qui a guidé le choix de ces contributions ? Qu’est-ce qui justifie la pertinence des configurations étudiées pour documenter la démobilisation ? Quelles en sont les limites ? On pourrait aussi poser ces questions autrement : quelles sont les configurations absentes et comment les justifier ? Ainsi, par exemple, si l’ancrage quasi-exclusif dans le contexte national français ne constitue pas une limite en soi, ce choix aurait mérité d’être explicité pour mieux affirmer ce qui constitue son éventuelle spécificité, au regard de l’histoire et du contexte socio-politique en particulier.
9Ensuite, si le nombre de contributions est conséquent et que l’économie de l’ouvrage permet de prendre connaissance d’une diversité de configurations, les chapitres sont très courts, ce qui limite la possibilité de rentrer dans l’épaisseur de ces configurations. La plupart des enquêtes ont été menées en immersion, sur un temps long, et les auteur.rices ont sans aucun doute collecté des matériaux ethnographiques riches. Des chapitres plus longs auraient permis de laisser davantage de place aux récits issus des observations, pour documenter dans toute leur subtilité les mécanismes discrets qui produisent la démobilisation. Peut-être cela aurait-il également permis aux auteur.rices de davantage expliciter leur méthodologie, parfois résumée très sommairement, leur posture sur le terrain et ses effets, pour rendre compte d’une réflexivité qui n’est que très rarement exposée ici, alors même que les coordinateurs font de la méthodologie un enjeu central dans leur introduction. Ce questionnement parait d’autant plus incontournable que la grande majorité des contributeur.rices militent (ou ont milité), sont salarié.es (ou l’ont été) d’associations ou de collectifs ancrés dans les quartiers populaires (Alliance citoyenne de Grenoble, Association Alternatives pour des projets urbains ici et à l’international, etc.).
10Enfin, une question centrale aurait mérité d’être davantage travaillée au fil de l’ouvrage : quelles sont, s’il y en a, les spécificités des formes de démobilisation dans les quartiers populaires ? Comment les situer par rapport à des formes de démobilisation rencontrées ailleurs, dans des mouvements qui contestent d’une manière ou d’une autre l’ordre établi ? Il semble que les auteur.rices, et à tout le moins les coordinateurs qui font pourtant un effort de synthèse non négligeable des apports des différentes contributions, évacuent cette interrogation. Il est bien précisé en introduction que « des comparaisons raisonnées » avec des terrains aux caractéristiques différentes permettraient de saisir « la spécificité de la répression envers les quartiers populaires » (p. 46). Mais prendre au sérieux le terme « quartier populaire », en proposer une définition sociale et géographique, et l’inclure comme un axe d’analyse dans les différentes contributions, aurait, nous semble-t-il, permis de systématiser des spécificités à partir de ces dix contributions.
11Ces quelques limites énoncées, il apparaît que l’ouvrage restera néanmoins fort utile pour l’élaboration théorique et la discussion scientifique comme pour les acteur.rices qui subissent ou sont confronté.es à des actions de démobilisation, au sein de quartiers populaires ou au-delà.
