1Dans les études sur les États-Unis de la seconde moitié du XX^e siècle, l’histoire urbaine a été un des lieux privilégiés pour analyser la construction et la persistance de la ségrégation raciale, notamment là où elle n’avait pas d’existence légale. Des phénomènes de ghettos aux politiques publiques délibérées d’éviction ou de cantonnement géographique des populations noires, en passant par les effets racialement différenciés de l’État-providence, il y a désormais un champ bien établi qui rend compte de la persistance entêtante des discriminations raciales dans le tissu urbain, malgré les avancées obtenues par le Mouvement des droits civiques (Hirsch, 1983 ; Sugrue, 1996 ; Connolly, 2014). C’est principalement dans ce cadre que s’inscrit le premier ouvrage de Destin Jenkins qui, portant la même attention au rôle des politiques publiques dans la relégation urbaine des Noirs américains, focalise son étude sur San Francisco.

2Jenkins y apporte toutefois un regard nouveau, informé par ce qu’on appelle désormais la « nouvelle histoire du capitalisme » : un ensemble de travaux qui s’intéressent à ce qui est souvent décrit comme une « prise de pouvoir » capitaliste dans la société américaine, et où la finance trouve une place centrale (Barreyre et Blin, 2017). Des nouvelles approches sur l’esclavage aux facteurs économiques du racisme, un sous-ensemble a même récemment forgé le terme de « capitalisme racial » (Jenkins et Leroy, 2021).

4Le livre est construit en trois parties. La première explore le monde des fonctionnaires de San Francisco chargés des finances municipales, et notamment des emprunts. Ce monde en voie de professionnalisation privilégie, dès l’entre-deux-guerres, la sociabilité avec banquiers et financiers. Jenkins insiste sur l’élaboration d’un ethos commun en matière de responsabilités financières des autorités publiques, qui va guider l’action des technocrates municipaux, analysée dans la deuxième partie. Celle-ci explore les emprunts obligataires émis par San Francisco depuis les années fastes du financement facile, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’aux crises urbaines des années 1960, et décrit les phénomènes de rationalisation et de spatialisation d’investissements urbains inégalement répartis. Enfin, la troisième partie se focalise sur l’après-crise, alors que s’ancre définitivement la suprématie de la finance sur la municipalité, prise en tenaille entre une révolte fiscale en Californie, d’une part, et l’explosion des taux d’intérêt, d’autre part. La cure d’austérité (auto-)imposée qui en résulte enterre définitivement tout espoir de rénovation urbaine racialement égalitaire.

5Les chapitres 6 et 7 forment le pivot de l’ouvrage. Ils racontent les émeutes de 1966 à San Francisco – touchée cet été-là par les révoltes noires urbaines qui ont secoué de nombreuses villes étatsuniennes – et les tentatives subséquentes de remédier au dépérissement des quartiers noirs par des investissements urbains. Or celles-ci échouent, lors de deux referendums nécessaires pour approuver les nouveaux emprunts. Dans tout le livre, c’est ici où la question raciale et la dette municipale se nouent le plus directement. Le problème à élucider, pour Jenkins, est cet échec d’une rénovation urbaine positive (et non pas excluante) à l’apogée du Mouvement des droits civiques et de la Guerre à la pauvreté, dans une ville à la réputation pourtant progressiste. Or la mobilisation politique échoue à obtenir l’approbation des urnes, alors que d’autres investissements passent la barre lors des mêmes scrutins. Pour Jenkins, il faut voir là le résultat de décennies de construction d’un système de dette municipale qui a donné un pouvoir disproportionné aux financiers et véritablement inscrit la ségrégation raciale dans la ville.

6Ainsi, toute la première partie de l’ouvrage a pour but d’expliquer cette prépondérance. L’analyse insiste sur la sociabilité partagée des banquiers et des fonctionnaires de la ville, à qui le cadre réglementaire donne un pouvoir largement protégé des contrôles démocratiques. Jenkins décrit l’attrait qu’offrent des obligations municipales défiscalisées ; le rôle croissant des banques de dépôt pour lesquelles seul l’emprunt public est un investissement autorisé ; l’emboîtement d’agences publiques semi-indépendantes qui chacune gèrent une infrastructure particulière et peuvent émettre des obligations, sous la houlette de technocrates autonomes. L’importance de ces détails techniques est patente, même si elle est décrite plus qu’expliquée ici. On aurait aimé un éclairage sur les raisons de ces configurations, et les moments où elles posent, ou non, problème politiquement.

7Car, étonnamment, c’est la politique qui manque le plus dans l’ouvrage de Jenkins. Le système municipal de San Francisco est quasiment naturalisé sous sa plume. S’il est dénoncé, le pouvoir des technocrates de la ville n’est jamais contextualisé de manière plus générale dans les luttes politiques aux niveaux de la municipalité, de l’État de Californie, ou du pays. Il en résulte une sorte d’inéluctabilité qui reste elle-même inexpliquée. Il s’ensuit que la conclusion sur la dette municipale – présentée comme un instrument inévitablement inégalitaire et donc aggravant immanquablement la discrimination raciale – échoue à convaincre, d’autant plus que le recours à l’emprunt est rarement recontextualisé dans le système fiscal global de San Francisco. On a ainsi du mal à comprendre en quoi un refus général d’émettre des obligations aurait conduit les municipalités successives à distribuer plus équitablement les investissements urbains. De même, l’absence d’étude systématique des référendums d’autorisation d’emprunt prive le lecteur d’une contextualisation historique indispensable pour expliquer pleinement les échecs des deux tentatives prévues pour les quartiers noirs sous-dotés. Jenkins nous dit pourtant qu’ils ont fait l’objet d’études électorales très poussées, mais il n’en rend pas compte, ni ne s’en sert pour étayer une analyse politique plus poussée.

8L’ouvrage laisse donc le lecteur sur sa faim. S’il décrit bien les mécanismes de l’emprunt municipal à San Francisco, et leur histoire du New Deal aux années 1970, il démontre peu leur articulation spécifique à des politiques urbaines racialement discriminantes – dont il décrit bien par ailleurs les effets. On ne peut s’empêcher de penser que c’est l’absence surprenante, dans la plupart des chapitres, de la politique au sens fort du terme, avec ce qu’elle implique de combats, de mobilisations, et surtout du sens des possibles alternatifs, qui est à la racine de cette limite dans l’analyse. S’y substitue trop souvent un propos écrit dans un lexique moralisant qui se fait parfois, ironiquement, le reflet d’une dépolitisation réussie de la dette par les fonctionnaires municipaux et les banquiers que Jenkins critique.

9Reposant sur un grand travail de dépouillement, The bonds of inequality réussit à expliciter et restituer le fonctionnement financier de San Francisco, dont le feuilletage institutionnel est, de manière caractéristique aux États-Unis, particulièrement complexe. Il a également le mérite de postuler et explorer le rôle des finances municipales dans le développement urbain racialement inégalitaire de la ville. Malgré tout, la démonstration reste parfois en deçà des conclusions affirmées, qui auraient demandé un appareil empirique et analytique plus robuste. Le livre de Jenkins n’en contribue pas moins au chantier historiographique nécessaire, et en cours, d’exploration des conséquences sociales et raciales d’instruments financiers trop longtemps présentés comme politiquement neutres.