1Comment former des élites nouvelles, reflet d’une Afrique du Sud multiraciale, démocratique et ouverte au monde ? Telle est la question –simple dans sa formulation mais complexe dans sa mise en œuvre– qui s’est posée avec insistance à l’African National Congress (ANC) lors de son arrivée au pouvoir en 1994.
- 1 Les technikons (rebaptisés universities of technology en 2005) sont des établissements équivalents (...)
2Tour à tour colonisée par les Hollandais et par les Britanniques, puis marquée par près de cinquante ans d’apartheid (1948-1994), l’Afrique du Sud a connu une longue histoire de ségrégation et de discriminations dont elle porte aujourd’hui encore les stigmates. Produit de cette histoire tourmentée, le système d’enseignement supérieur sud-africain dont hérite l’ANC est un système éclaté et profondément inéquitable. Sur fond de remise en question du rôle de l’enseignement supérieur au niveau mondial et sous la pression de l’essor des théories néolibérales, le nouveau gouvernement de Nelson Mandela fait alors face à un double défi : permettre aux universités et technikons1 d’accueillir et de former le plus grand nombre de jeunes dans le respect de leur diversité sociale, ethnique, culturelle et en faire des outils de transformation de la société dans son ensemble en vue de construire un modèle social démocratique et pluriculturel. Après avoir, quelques années, privilégié une transformation ascendante, s’appuyant sur les établissements d’enseignement supérieur comme initiateurs du changement, c’est finalement l’imposition par le ministère d’une refonte en profondeur du système d’enseignement supérieur qui a été privilégiée au tournant des années 2000. Pourquoi ce revirement politique ? Quelles en sont les conséquences aujourd’hui ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles s’intéresse cet article.
3Pour bien saisir le contexte dans lequel s’inscrivent les choix politiques qui ont été faits par l’ANC au tournant des années 2000, il apparaît, dans un premier temps, nécessaire d’esquisser à grands traits un panorama de l’enseignement supérieur sud-africain tel qu’il se présente en 1994, lorsque le parti de Nelson Mandela arrive au pouvoir.
- 2 En 1994, toutes les universités et technikons sont passés sous l’égide d’un seul et même ministère (...)
4Marqué dès l’origine par un colonialisme bicéphale puis profondément refaçonné par le Parti National suite à l’University Extension Act de 1959, l’enseignement supérieur sud-africain offrait en 1994 un visage très morcelé. Les lignes de fracture étaient multiples : raciales, institutionnelles, géographiques et historiques. On ne comptait alors pas moins de huit ministères en charge des différents établissements universitaires, créant un casse-tête administratif coûteux et inefficace2.
- 3 Il s’agit de l’université du Cap (UCT), de celle de Witwatersrand, de Rhodes et du Natal.
- 4 Il s’agit de l’université du Free State, de Port Elizabeth, de Potchefstroom, de Prétoria, de Rand (...)
- 5 Il s’agit de Medunsa, l’université du Nord, Vista et l’université du Zululand, l’université du Tran (...)
5Les établissements publics d’enseignement supérieur étaient au nombre de 36 répartis très inégalement à travers le pays, avec une forte concentration sur les côtes et les grandes métropoles. On distinguait différents types d’établissements : 10 universités dites « historiquement blanches » (HWU, Historically White Universities), subdivisées en universités anglophones (au nombre de quatre3) et afrikaans (au nombre de six4); dix universités dites « historiquement noires » (HBU, Historically Black Universities), parfois subdivisées en universités destinées aux Africains (au nombre de huit5), aux Indiens (l’université de Durban-Westville, UDW) et aux Métis (l’université du Cap Ouest, UWC). À ces vingt universités s’ajoutaient quatorze technikons, ainsi que deux établissements à distance. La mission assignée à ces différents d’établissements diffère radicalement. Aux établissements blancs (universités et technikon) est dévolue la tâche de former les futurs cadres de la vie politique et économique de la république sud-africaine et de développer une activité de recherche tandis que les établissements noirs ont pour mission – dans le cas des technikons – de former une main d’œuvre semi-qualifiée pour servir le développement industriel de l’Afrique du Sud et – dans le cas des universités noires – de former les cadres des bantoustans nouvellement créés. Or cette différence de mission fondamentale influe sur tous les aspects de la vie de ces établissements, qu’il s’agisse de la structure de gouvernance, des finances ou de la vie étudiante.
- 6 Pour plus de détails sur la volkuniversiteit, voir Johannes Degenaar, « The Concept of a Volksunive (...)
6Pour le Parti National, sous l’apartheid, les établissements d’enseignement supérieur étaient essentiellement des entités légales créées par une décision étatique et qui pouvaient être fermées à tout moment sur décision étatique. En tant que « créatures de l’État », ils se devaient de servir au mieux les intérêts de celui-ci, une vision que les universités afrikaans, les volksuniversiteite, ont embrassé sans réserve. Le rôle central des universités dans le projet culturel et politique du Parti National a été maintes fois souligné, dans les discours politiques et dans les travaux de chercheurs afrikaners. L’opposition était quasi absente des campus des universités afrikaans, les conflits inexistants ou promptement réprimés, l’alignement idéologique avec le parti quasi parfait6.
- 7 Sur cette question, voir Graeme Moodie, « The State and the Liberal Universities in South Africa: 1 (...)
7La situation était tout autre en revanche dans les universités blanches anglophones. Connues sous le nom de « liberal universities » ou « open universities », ces universités ont, en effet, joui, sous l’apartheid, d’une relative liberté. Elles étaient libres de gérer leurs recrutements administratifs et universitaires, de fixer le montant des frais d’inscription ou encore de déterminer leurs aires de recherche de prédilection, tant qu’elles respectaient la règle implicitement fixée par le gouvernement de ne pas aborder le domaine politique à proprement parler et de concentrer leurs recherches sur le domaine économique. Ces établissements ont ainsi tissé avec le secteur privé et ses think tanks énormément de liens, qui leur ont été essentiels, par la suite, dans la période post-apartheid7.
8Quant aux établissements noirs (autrement dit, les universités africaines, métisse et indienne), la situation qui prévalait était celle d’un contrôle très étroit de la part des autorités de tutelle et de l’État. Le contrôle s’exerçait à tous niveaux : les universités noires devaient soumettre au ministère dont elles dépendaient un budget précis indiquant jusqu’aux moindres détails les dépenses envisagées. Toute nouvelle embauche, ouverture de cours, création de départements ou de facultés devait faire l’objet d’un accord préalable de leur ministère de tutelle. La gestion et l’entretien des bâtiments n’étaient pas de leur ressort. Or, l’absence d’autonomie laissée aux établissements a, de toute évidence, constitué un obstacle majeur au développement d’une culture de gouvernance en interne, ce qui a cruellement fait défaut à nombre d’établissements lorsque l’apartheid a pris fin.
- 8 Sur la question du financement des établissements d’enseignement supérieur sous l’apartheid, voir I (...)
9De façon fort peu surprenante, une autre grande distinction entre catégories d’établissements tient aux finances. Les ressources financières dont disposent les établissements pour faire face aux incertitudes des temps de transition jouent un rôle considérable sur leurs stratégies dans l’ère post-apartheid. Or, là encore, le poids de l’héritage est central. Non seulement il existe des différences marquées entre établissements en matière de ressources financières mais aussi dans la capacité à gérer ces ressources et à en générer de nouvelles. Au tournant des années 1990, au niveau international, le financement de l’enseignement supérieur est dans l’œil du cyclone. Les budgets alloués aux établissements sont examinés avec minutie et une pression de plus en plus forte est exercée sur eux afin qu’ils rendent compte de l’utilisation qu’ils font de l’argent public8.
- 9 National Commission on Higher Education. A Framework for Transformation, Final report, Prétoria, NC (...)
10Or, en Afrique du Sud, les établissements doivent tout à la fois faire face à une stagnation des fonds publics que leur alloue l’État et à une augmentation en flèche du nombre d’étudiants, notamment dans les universités et technikons noirs situés en zone rurale. En effet, sur fond de crise économique endémique et en butte aux critiques de plus en plus appuyées des milieux d’affaires et la communauté internationale, le Parti National, dès le milieu des années 1980, assouplit les conditions d’accès à l’enseignement supérieur entraînant une explosion du nombre d’étudiants. Or, les jeunes Africains, longtemps exclus du système, se tournent, dans un premier temps, vers les établissements les plus proches de chez eux géographiquement – pour des raisons pratiques d’une part mais aussi, et sans doute surtout, pour des raisons financières. Ainsi, si, entre 1986 et 1993, le nombre d’inscriptions dans l’enseignement supérieur augmente en moyenne de 8 % par an, l’augmentation n’est que de 1,5 % en moyenne dans les universités historiquement blanches tandis qu’elle atteint les 10 % dans les universités historiquement noires9.
11Or, si les universités historiquement blanches disposent, en 1994, de réserves de fonds importantes qui leur assurent une stabilité financière, les universités noires, incapables de gérer cette arrivée massive d’étudiants, connaissent une dégradation très rapide de leurs finances sous l’effet combiné de leur manque d’expertise en matière de gestion budgétaire et du peu de réserves financières dont elles disposent. Très vite, elles se retrouvent dans une spirale d’endettement.
12Une dernière grande distinction entre les établissements tient au profil des étudiants et des personnels enseignants et administratifs. L’enjeu est ici double : ouvrir les portes de l’enseignement supérieur à un plus grand nombre de jeunes Sud-africains mais également promouvoir une meilleure mixité au sein des établissements.
- 10 Cet amendement de 1983 modifia la procédure d’admission d’étudiants noirs dans une université blanc (...)
13Le principe de ségrégation raciale a été très largement respecté par les universités sous l’apartheid, et ceci même dans les universités blanches anglophones, dites « ouvertes ». Malgré les progrès réalisés, suite notamment à l’amendement de la loi sur les universités de 198310, la mixité raciale demeure très limitée. Les étudiants blancs restent largement majoritaires sur les campus des universités blanches au début des années 1990 et la proportion d’étudiants noirs admis dans les universités blanches est somme toute assez faible.
14Les inégalités qui marquent le système d’enseignement supérieur sud-africain sont encore plus frappantes lorsqu’on considère le profil des personnels enseignants et administratifs. Entre 1985 et 1995, alors que se dessinait la fin du régime d’apartheid et la transition vers un modèle démocratique multiculturel, les universités se sont lancées dans une vaste campagne de recrutement d’enseignants-chercheurs pour répondre à l’arrivée massive de nouveaux étudiants.
15Pourtant, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, cette vague de recrutements n’a eu qu’un impact très limité sur la diversification du profil des enseignants-chercheurs. En 1993, seuls 12 % des enseignants-chercheurs étaient africains, sachant que ce pourcentage inclut les Africains étrangers. L’amalgame statistique qui est fait, dans les documents officiels, entre Africains sud-africains et Africains venus du reste du continent pose d’ailleurs question dans la mesure où on n’est plus là dans le redressement des inégalités passées mais dans la recherche d’une « représentativité de couleur. » Autrement dit, il s’agit de rendre les universités et technikons plus « noirs », comme si les caractéristiques physiques des personnels recrutés prenaient le pas sur leur identité sociale et culturelle. Ainsi, que l’on considère la gouvernance, les finances ou bien le profil des étudiants et des enseignants, les écarts entre établissements apparaissent colossaux.
16Face à ce système fragmenté, inégalitaire, se pose aux législateurs une question centrale : comment ne pas perpétuer les déséquilibres du passé et même, pour aller plus loin, comment « réparer » le passé si tant est que l’entreprise ne soit pas illusoire ?
17Au tournant des années 2000, le ministère de l’éducation sud-africain initie une refonte en profondeur du système d’enseignement supérieur par un jeu de fusions et d’incorporations qui va drastiquement réduire le nombre d’établissements au niveau national. Cette orientation n’est pourtant pas le choix premier des législateurs post-apartheid. C’est une tout autre approche qui a été privilégiée dans les premières années post 1994.
18Face aux enjeux de la transformation, on peut distinguer, de fait, deux grandes phases dans la mise en œuvre de politiques publiques.
19La première phase (1994-1999) est marquée par la volonté d’ouvrir l’accès à l’enseignement supérieur au plus grand nombre afin de rompre avec les inégalités du passé d’une part mais aussi afin de permettre à l’Afrique du Sud de jouer le rôle de premier plan qu’elle se voyait prendre sur le continent africain. Cette phase se caractérise par une volonté de faire participer un grand nombre d’acteurs au processus de transformation.
20Au début du mois de mai 1994, Sibusiso Bengu, premier Ministre de l’éducation de la « nouvelle Afrique du Sud », prend ses fonctions. Le chantier est vaste pour réformer un système éducatif sud-africain profondément en crise et la période Bengu va être marquée par une intense activité législative. Après la définition de grands principes lors de la période de transition, l’accent est mis sur l’élaboration détaillée d’une politique éducative : les problèmes de gouvernance, de financement et de structure institutionnelle sont abordés.
21Annoncée avant même les élections de 1994, la Commission nationale sur l’enseignement supérieur (National Commission on Higher Education, NCHE) est nommée par le Président Nelson Mandela dès le mois de février 1995 afin de dresser un état des lieux du système d’enseignement supérieur. La commission se définit comme inclusive et participative dans ses travaux. Elle se veut en somme la vitrine de cette nouvelle Afrique du Sud démocratique et ouverte au monde qu'espèrent un certain nombre d'anciens militants anti-apartheid. Mythe fondateur de la « nouvelle Afrique du Sud », la volonté d’inclure une large variété de « publics » – au-delà même des acteurs formels – dans le processus d’élaboration des nouvelles politiques, constitue d’ailleurs un leitmotiv du discours transformatif tout au long des années 1990. En toile de fond, le rejet de l’autoritarisme qui avait caractérisé le processus décisionnel au cours de l’apartheid et aussi le contre-exemple des dérives survenues à travers le continent dans le sillage des indépendances africaines.
- 11 Gilles Massardier, Politiques et action publiques, Paris, Armand Colin, 2003, 139.
22Pourtant, si la commission se veut alliance de démocratie et de participation, les deux termes ne vont pas toujours de pair. Comme le souligne très bien Gilles Massardier dans son ouvrage Politiques et action publiques, « si la participation des acteurs à la fabrication semble sans conteste un élément qui caractérise les politiques publiques contemporaines, cette participation ne saurait se confondre avec une quelconque idée de démocratie et encore moins de transparence »11.
23De fait, en observant la composition de la commission, on constate :
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une représentation anémique des onze universités et technikons africains qui existaient à l'époque. Les voix qui dominent sont issues des établissements historiquement blancs. De fait, mieux dotés sous l'apartheid, bénéficiant de meilleures formations et conditions, ces établissements possèdent indéniablement une expertise qui manque aux autres pour se faire entendre. Dans les faits donc, malgré les principes affichés, il apparaît bien difficile de dépasser d'un coup de baguette magique les déséquilibres systémiques du passé.
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un déséquilibre flagrant entre universités et technikons (qui ne comptent que 9 représentants sur les 64 représentants de l’enseignement supérieur que compte la NCHE).
24La Commission nationale sur l’enseignement supérieur répond à deux objectifs. Le premier est d’élaborer des réformes concrètes après les discussions qui ont eu lieu durant la transition de 1990-1994. Le second est de recadrer quelque peu le processus de transformation face aux initiatives désordonnées des différents établissements, structurer la transformation en somme après un temps de flottement où les établissements avaient entrepris leurs propres efforts d’adaptation au nouvel environnement.
25Le cœur des travaux de la NCHE tient en un mot : massification ; la volonté première étant de transformer un système élitiste en un système de masse, en mettant en place des dispositifs d’accompagnement et de remédiation pour les étudiants les plus faibles. L’idée sous-jacente est ainsi que l’ouverture rapide de l’enseignement supérieur au plus grand nombre entraînera per se sa transformation.
26Malgré les réflexions initiées au sein de la NCHE pourtant, les transformations sont lentes en matière d’équité et de redressement des inégalités passées. Le nouveau système d'enseignement supérieur que de nombreux acteurs appellent de leurs vœux peine, de fait, à advenir à la réalité.
27Trois raisons à cela :
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l'absence de moyens financiers et humains. On attend du système éducatif qu’il joue un rôle essentiel dans la transformation de la société sud-africaine en une société juste et démocratique, tout en ne lui donnant nullement les moyens financiers et humains d’accomplir une telle tâche.
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l'absence de cadre législatif précis et contraignant auquel les établissements puissent se référer, d'où une impression de grand flou.
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les ambiguïtés et contradictions des acteurs de la transformation quant à leurs priorités. En effet, co-existent la volonté de renforcer la présence de l’Afrique du Sud à l’international en investissant massivement dans les joyaux nationaux tels que UCT ou Witwatersrand et une volonté contradictoire de nivellement et d’équité.
- 12 Sur les manifestations récurrentes sur les campus à la fin des années 1990, voir, entre autres, un (...)
28Le constat qui est donc fait à la fin des années 1990 est celui d’une transformation ascendante erratique et limitée qui nourrit les frustrations de jeunes qui souhaitent exercer ce qu’ils considèrent comme leur droit à un enseignement ouvert et qualitatif12.
29Dans ce contexte, le changement de gouvernement qui s’opère avec le retrait de Nelson Mandela de la scène politique et l’arrivée de Thabo Mbeki au pouvoir en 1999 va constituer un point de rupture et amener à repenser les politiques publiques d’enseignement supérieur. Le discours managérial modernisateur, présent en filigrane dans les projets de lois et rapports élaborés par le précédent gouvernement, triomphe en effet avec l’arrivée du nouveau président à la tête du pays. Si l’accent sous la présidence de Nelson Mandela était mis sur les notions de réconciliation et d’unité nationale, le cœur du projet de Thabo Mbeki est de donner naissance à une démocratie moderne et puissante sur la scène internationale. Les fantômes du passé ne s’effacent pas mais l’accent n’est plus tant mis sur la réparation des inégalités et injustices historiques que sur l’intégration à un monde et à une économie en plein bouleversement. Thabo Mbeki se veut le champion d’un État efficace et actif.
30Le récit officiel élaboré par Thabo Mbeki et son ministre de l’enseignement, Kader Asmal, à propos des actions menées sur la période 1994-1999 en matière éducative peut ainsi être résumé en ces termes : après une longue période de « laisser-faire » (hands-off approach) au cours de laquelle les modalités de la mise en œuvre des réformes de l’enseignement supérieur furent peu contrôlées, le ministère se devait d’intervenir pour enfin mettre en œuvre les transformations dessinées sous le gouvernement Mandela. La volonté d’inclusion et de participation qui caractérisait les politiques publiques dans l’immédiat post apartheid laisse place à un discours de l’expertise, de la nécessaire intervention descendante :
- 13 « The negative view of higher education was given hyperbolic expression under Kader Asmal, when in (...)
La critique de l’enseignement supérieur fut particulièrement aigue sous le ministère de Kader Asmal, lorsque, pour reprendre les propos de Njabulo Ndebele, l’enseignement supérieur fut décrit comme “un corps malade nécessitant une intervention chirurgicale, politique et administrative”. Asmal utilisa ce qu’Habermas appelait ‘une stratégie de la crise”, autrement dit, lorsqu’un gouvernement envisage d’agir de façon extrême ou répressive, il justifie d’abord son action en déclarant un état de crise13.
31La crise, la maladie du système devient donc, avec le nouveau ministre de l’éducation, hyperbolique, générale. Elle nécessite non pas des cataplasmes mais de la grande chirurgie.
32C’est ainsi, sous la pression d'une vision mondiale de plus en plus néolibérale de ce que devrait être un système d'enseignement supérieur efficace, et dans un contexte de rupture politique, qu’est lancée une réflexion pour restructurer le système en profondeur. Par le biais d'un grand jeu de fusions et rationalisation des établissements, le nombre d'établissements publics d'enseignement supérieur se verrait réduit de 36 à 21. C’est là la deuxième grande phase de transformation post apartheid.
- 14 Kader Asmal, Call to Action : Mobilising Citizens to Build a South African Education and Training S (...)
33Le souci premier, ou en tout cas, le plus ouvertement affirmé par le ministère, est celui de rompre avec « l’imagination des idéologues de l’apartheid14 » pour reprendre les termes de Kader Asmal. Le signal symbolique envoyé par la fusion d’établissements historiquement afrikaners et d’établissements noirs comme la fusion de RAU et de Technikon Witwatersrand est en effet très fort. Cependant, cette volonté de dépasser les divisions passées n’est en rien le seul élément explicatif pour comprendre la forme qu’a pris la restructuration du système d’enseignement supérieur sud-africain.
34Un second trait important de la réforme est le souci d’homogénéité dans la répartition régionale de l’offre d’enseignement supérieur. Ainsi que le montre la carte (figure 1), la plupart des établissements d’enseignement supérieur à la fin des années 1990 se trouvaient concentrés sur les côtes (cinq établissements dans la province du Cap Ouest, sept dans celle du Cap Est et six dans celle du Kwazulu Natal) et dans la riche province du Gauteng (sept établissements) tandis que deux provinces se trouvaient dépourvues de tout établissement et trois autres ne comptaient que deux ou trois établissements.
Figure 1. Répartition géographique des établissements d’enseignement supérieur.
Source : carte créée par l’autrice à l’aide de datawrapper.
35C’est, sans nul doute, cette préoccupation d’une répartition plus juste des établissements qui explique la création de deux instituts nationaux pour l’enseignement supérieur dans la province du Mpumalanga et dans celle du Cap Nord.
36Un troisième élément à même d’éclairer les choix qui ont été faits est à trouver dans le souci de ménager les susceptibilités politiques et les équilibres ethniques. Il explique notamment le maintien de deux universités – pourtant de petite taille et fortement endettées : l’université de Zululand et de l’université de Fort Hare.
37Quatrièmement, il s’agit de répondre aux graves problèmes de gestion et d’endettement de certains établissements comme l’université du Transkei ou l’université du Nord. Loin du phénomène de rattrapage escompté, les années post-apartheid, en effet, n’ont fait que creuser le fossé entre établissements historiquement blancs et historiquement noirs.
38Enfin, bien que l’argument soit moins souvent mis en avant par le ministère, il y a également une volonté de préserver et même de renforcer les établissements d’élite à même d’assurer le rayonnement international du pays.
39Or la lecture de ces différents objectifs suffit à percevoir leur relative incohérence, voire opposition, et explique en partie que le bilan de la réforme est des plus mitigés...
40Sans revenir ici en détail sur les choix faits en matière de fusions, il est possible et souhaitable de dresser un bilan général de la grande restructuration du système d’enseignement supérieur au tournant des années 2000.
- 15 Council on Higher Education. Towards a New Higher Education Landscape: Meeting the Equity, Quality (...)
41La grande refonte du système d’enseignement supérieur sud-africain, œuvre centrale du ministère de Kader Asmal (1999-2004), a-t-elle permis, comme le ministre en exprimait le souhait dans son discours inaugural, Call to Action, d’effacer les traces historiques de la division nationale, des traces inscrites dans l’organisation même de l’enseignement supérieur ? A-t-elle permis de rendre une cohérence au « système incohérent et dispendieux15 » dénoncé au tournant des années 2000 ? Quel a été l’impact réel du Plan National pour l’Enseignement Supérieur en matière d’équité dans l’accès à l’enseignement supérieur mais aussi dans la réussite du plus grand nombre une fois les portes des universités franchies ?
42À court terme, certes, la restructuration du système a mécaniquement permis d’augmenter la taille moyenne des établissements d’enseignement supérieur comme le montre le tableau (figure 2) :
Figure 2. Taille moyenne des établissements d’enseignement supérieur sud-africains pré (2000 / en gris sombre) et post (2005 / en gris clair) fusions.
Source : créée par l’autrice à partir des données du ministère de l’éducation. Department of Education. HEMIS 2005, tableau 2.7.
43Elle a ainsi, a priori, donné aux établissements une assise plus solide pour s’affirmer sur la scène internationale (et au niveau de la recherche, et pour attirer des étudiants internationaux – notamment du reste de l’Afrique). Néanmoins, cette rationalisation tient en partie du trompe l’œil. En effet, en accord avec les engagements de Kader Asmal, il n’y a pas eu de fermeture de campus. Autrement dit, le nombre de campus demeure équivalent à celui qu’il était avant les fusions. Ces dernières se révèlent dès lors être souvent plus des casse-têtes administratifs et organisationnels qu’une façon de simplifier les processus.
44Du point de vue des administrations des universités, les fusions/incorporations ont permis de remanier assez largement les cartes et de changer le visage de l’enseignement supérieur sud-africain : ainsi, en 1999, moins de la moitié des vice-chanceliers d’universités et de technikons étaient africains, indiens ou métis. Suite à la restructuration du système néanmoins, en 2005, 80% des établissements publics d’enseignement supérieur sud-africains étaient présidés par des Africains, Métis ou Indiens.
- 16 Pour plus de détails sur la réforme australienne de l’enseignement supérieur, qui a été une source (...)
45Mais, si l’on regarde les évolutions dans leur ensemble, la volonté affichée de rationaliser l’offre d’enseignement supérieur et de dépasser les logiques d’apartheid a semblé se marier parfois difficilement avec des réalités locales complexes. Pourquoi ne pas avoir fermé purement et simplement certains établissements au bord de la faillite ou, tout du moins, pourquoi ne pas, comme dans le cas australien16, avoir laissé agir la logique du marché en ne jouant que sur les leviers financiers pour orienter l’évolution du système ? Pourquoi le ministre a-t-il explicitement donné comme instructions à son ministère de ne fermer aucun établissement ? Pourquoi y a-t-il eu multiplication des barrages à l’expansion de l’offre éducative par des prestataires privés ? Le fait est que la restructuration semble traversée par une contradiction fondamentale entre l’objectif affiché et la réalité des politiques mises en œuvre.
46Et surtout, la réforme, coûteuse en énergie comme en financement, a laissé de côté des problèmes majeurs et sans doute prioritaires comme la question des frais d’inscription, de l’endettement étudiant et de l’accès des plus défavorisés à l'enseignement supérieur. Écartées au profit de considérations financières et de rationalisation, ces questions n’ont pas été au cœur des réflexions sur le système d’enseignement supérieur, ce qui a fait naître chez beaucoup de jeunes le sentiment amer d’être laissés sur le bord de la route. Ces questions irrésolues se retrouvent d’ailleurs aujourd'hui au cœur des luttes estudiantines en Afrique du Sud.
47À moyen terme, quel bilan tirer près de vingt ans après la grande refonte du système d’enseignement supérieur et vingt-cinq ans après la fin de l’apartheid ?
48En 2009, peu de temps après les fusions et alors que le ministre Kader Asmal avait été remplacé par Naledi Pandor, le Mail and Guardian dressait de cette refonte un bilan très négatif :
- 17 « Kader Asmal threw the university and technikon sector into a tailspin as the minister of educatio (...)
La réduction du nombre d’établissements d’enseignement supérieur sous le ministère de Kader Asmal (de 36 à 23) a complétement désorganisé le secteur des universités et des technikons. Naledi Pandor, qui lui a succédé, a hérité d’une situation chaotique : un système d’enseignement supérieur disparate portant les stigmates de l’apartheid; des établissements fusionnés confrontés à des myriades de problèmes (différences dans les cultures institutionnelles, dans les infrastructures, dans le niveau de qualification des personnels enseignants et administratifs). Beaucoup de ces problèmes perdurent aujourd’hui et risquent de perdurer longtemps encore17.
49La charge est rude et reflète assez bien le discours médiatique – et politique – dominant sur les effets de la réforme. Cependant, cette condamnation assez unanime est exagérée.
- 18 Christopher Rwodzi et al., « Renaming University Teaching and Learning Facilities in South Africa: (...)
50L’accès à l’enseignement supérieur a, sans conteste, été facilité et le paysage estudiantin s’est diversifié. Les marqueurs les plus symboliques de la ségrégation qui a prévalu pendant 40 ans dans l’enseignement supérieur ont été partiellement effacés par un travail sur les cultures institutionnelles mais aussi sur les noms des établissements18.
51Reste qu’une analyse plus fine, notamment des taux de réussite au sein de l’enseignement supérieur, permet de voir que l’impact des inégalités historiques perdure et que, si l’accès des étudiants africains a été grandement facilité, les obstacles qu’ils rencontrent sur la route du diplôme sont nombreux.
- 19 Padhma Moodley et Rachel Singh, « Addressing student dropout rates at South African universities », (...)
52Ils sont de nature matérielle en premier lieu et, à ce titre, le problème dépasse la stricte sphère de l’enseignement supérieur pour interroger la persistance systémique de fortes inégalités socio-économiques au sein de la société sud-africaine. Beaucoup d’étudiants africains, en effet, indiquent la nécessité dans laquelle ils se trouvent de gagner leur vie et le coût des études comme la raison principale les ayant poussés à interrompre leurs études19.
53Toutefois, ces obstacles matériels, pour prégnants qu’ils soient, ne sont pas les seuls. Comme l’a démontré avec force le succès du mouvement #Rhodesmustfall au printemps 2015, le sentiment d’exclusion culturelle est fort au sein des institutions et nombreux sont les étudiants qui ne se retrouvent pas dans des programmes et des discours qu’ils estiment trop européo-centrés, renvoyant au débat houleux sur la décolonisation des savoirs et des pratiques d’enseignement.
- 20 Pour plus de détails, voir l’étude approfondie des taux de réussite au sein de l’enseignement supér (...)
54À ceci s’ajoute l’obstacle linguistique. En effet, si l’on considère souvent l’Afrique du Sud comme un pays anglophone, lors du dernier recensement de 2011, seuls 9,6% des Sud-africains déclaraient l’anglais comme leur langue maternelle. Pour une majorité des étudiants, notamment africains, l’anglais, langue d’enseignement la plus courante, est donc en fait une langue seconde. Rien d’étonnant dès lors que le taux d’étudiants africains qui parviennent à terminer leurs études demeure nettement plus bas que celui de tous les autres groupes raciaux20.
55Dans un article intitulé « Marchés du travail et crise économique : de la mobilité à la flexibilité », Jean-Jacques Silvestre, économiste du travail, distingue trois formes de réponse au changement :
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la première consiste en un changement mécanique, en un réajustement marginal des comportements sociaux des acteurs et des institutions, sans que cela n’affecte le noyau dur des compromis qui assure l’adaptabilité centrale de la structure existante. Il s’agit donc, par un effet mécanique, de s’adapter aux chocs et pressions extérieurs.
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le second type de réponse au changement repose sur un changement organique, autrement dit, la structure change mais d’une manière compatible avec les principes de base qui la gouvernaient.
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enfin, la troisième forme de réponse au changement s’appuie sur un changement structurel, qui modifie les principes centraux du système et engendre de nouvelles formes de comportements et de relations ainsi que l’émergence de nouvelles règles.
56À la lumière de cette distinction, on peut se demander quelle a été la nature du changement qui s’est opéré au tournant des années 2000 en Afrique du Sud. La réforme s’annonçait comme une réforme d’ordre structurel, marquée par une volonté de rupture. À l’évidence, ce changement structurel ne s’est pas opéré. Nombre d’établissements d’enseignement supérieur ont mis en œuvre un changement largement mécanique en réponse à des pressions extérieures plus ou moins appuyées : c’est le cas par exemple de UCT ou de l’université de Stellenbosch. D’autres, comme l’université de Prétoria ou celle du Kwazulu-Natal ont dû repenser plus radicalement leur rapport à l’environnement politique et économique sans que l’on puisse pour autant parler de réelle rupture avec les principes de base qui les gouvernaient. En effet, en ne s’attaquant pas notamment à la question d’une réduction du nombre de campus ou d’une véritable réorganisation de l’organisation interne des établissements nouvellement fusionnés, la grande réforme lancée par Kader Asmal n’a pas permis de remettre profondément en cause les cultures des universités et technikons originels.
57De vraies avancées ont eu lieu, notamment en matière d’accès des populations noires à l’enseignement supérieur. Toutefois, on peut se demander pourquoi le changement structurel annoncé n’a pas eu lieu et pourquoi l’on s’est contenté de changements mécaniques, voire, au mieux, organiques ? On peut avancer ici différents facteurs d’explication.
58D’une part, le difficile jeu d’équilibre et d’arbitrage entre pressions internationales et enjeux nationaux a entraîné une incompréhension grandissante entre la communauté de l’enseignement supérieur, l’État et la société sud-africaine.
59D’autre part, la préséance du politique a, dans de nombreux cas, entraîné une confusion dans les signaux envoyés à la communauté de l’enseignement supérieur et a remis en cause la cohérence globale de la réforme mise en œuvre au tournant des années 2000. Dès lors, sans nier les avancées qui ont eu lieu, force est de constater que les réformes qui se sont succédé semblent avoir nourri une symbolique de la transformation plus qu’elles ont changé en profondeur le tissu même de l’enseignement supérieur sud-africain.
60Pourtant, si le bilan de la grande poussée réformatrice des années 2000 s’avère maigre et que persistent des déséquilibres profonds, il n’y a pas eu depuis lors de volonté de relancer de grandes réformes, signe peut-être de la désillusion grandissante que manifestent nombre de Sud-africains quant à la capacité du pays à se transformer en profondeur.
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