• 1 Nous reprenons et développons ici certains éléments déjà exposés dans Jacques Prévotat, Éducation p (...)

1Le renforcement au début du XX^e siècle du syndicat U.G.T. [Union Générale des Travailleurs, fondée en 1888 et contrôlée par les socialistes], en particulier après les événements de 1909 (la « Semaine Tragique » de Barcelone), la progression du Parti Socialiste espagnol [P.S.O.E.], fondé dans la clandestinité en 1879, son insertion dans la vie politique (avec notamment son premier siège de député obtenu en 1910 pour Pablo Iglesias [1850-1925]), et la rencontre entre socialisme et intellectuels, concourent à l'apparition d'une nouvelle conception dans les rapports politique/culture au sein du mouvement socialiste espagnol1.

• 2 S. Salaün, C. Serrano (dir.), 1900 en Espagne (Essai d'histoire culturelle), Bordeaux, Presses Univ (...)

2La progression numérique, une plus grande pénétration dans la société, dans la conjoncture idéologique et politique de la fin du XIX^e siècle et du début du XX^e, conduisent à une meilleure attention envers les problèmes de l'éducation ouvrière, secondaires jusqu'alors, face aux urgences de la lutte syndicale et politique2.

• 3 J.-L. Guereña, « Un nouveau territoire de l'Histoire Sociale ? L'Éducation populaire en question », (...)

3Le cas du mouvement socialiste espagnol au début du XX^e siècle paraît, en effet, tout à fait significatif de la prise en compte de la sphère éducative et culturelle par le mouvement ouvrier, non seulement dans le discours, mais aussi et surtout dans la pratique ─ qui verra se produire un effort de modernisation pédagogique face au modèle clérical dominant ─ même si les premières modalités de la revendication du droit à l'instruction et à la culture sont bien sûr antérieures3.

• 4 J.-L. Guereña, « Les socialistes madrilènes et l'éducation au début du XX^e siècle », Matériaux pour (...)

4Même si l'on ne peut pas parler d'un projet éducatif spécifique, ni même de problématique éducative particulière, le mouvement socialiste prend en compte, avec d'autres, en ce début de XX^e siècle les besoins de l'éducation ouvrière et met en marche, au sein de ses réseaux de sociabilité, un dispositif éducatif et culturel propre, particulièrement important en ce qui concerne la Maison du Peuple (Casa del Pueblo) de Madrid4.

• 5 J.-L. Guereña, « La educación, ¿‘cuestión nacional’ después del 98 ? », Crisol, Paris, nº 2 [1898 : (...)

5Dans la foulée du mouvement qui, après la crise de 1898 (perte des dernières colonies espagnoles, dont en particulier Cuba), tente de faire de l'éducation la grande question nationale5, les socialistes vont modifier leurs problématiques culturelles initiales, et donc éliminer leur méfiance patente à l'égard de l'éducation, parfaitement claire dans les premiers textes parus dans l'organe central du Parti, El Socialista [Le Socialiste] :

• 9 J.-L. Guereña, Sociabilidad, Cultura y Educación en Asturias bajo la Restauración (1875-1900), Ovie (...)

10La collaboration de socialistes avec des intellectuels membres de l'Institution Libre de l'Enseignement (fondée en 1876 par Francisco Giner de los Ríos [1839-1915]), en particulier dans le cadre de l'Extension Universitaire menée à bien par des universitaires d'Oviedo (aux Asturies, au nord-ouest de l'Espagne), la publication d'articles relatifs à des problèmes éducatifs dans la presse socialiste, en particulier dans les numéros spéciaux du Socialiste parus à l'occasion du Premier Mai ─ de véritables suppléments culturels ─, ou sous la forme de brochures, ont révélé progressivement de nouvelles conceptions, de nouvelles réalisations, en accord avec la demande populaire d'éducation9.

• 10 El Socialista, Madrid, nº 763, 19-X-1900, p. 4.

11En 1900, au Centre Ouvrier madrilène de la rue Relatores, furent ainsi organisées des conférences hebdomadaires sur des thèmes divers, auxquelles prirent part « en dehors de personnes inscrites à des entités faisant partie du Centre, des intervenants extérieurs, spécialisés dans les sciences, les arts, la littérature, etc. »10.

• 11 Reglamento de la Asociación Artístico-Socialista para su gobierno interior. -10 de junio de 1900, M (...)
• 12 « Los obreros y el arte », El Socialista, Madrid, nº 722, 5-I-1900, p. 2. Voir aussi le guide de le (...)

12Avec la création de l'Association Artistico-socialiste en juin 1900, qui allait contribuer à la formation d'un orphéon et d'une troupe de théâtre11, les socialistes madrilènes se proposaient également de promouvoir la lecture de « nos bons romans, [...] des vers sonores de nos poètes, et [...] de bonnes traductions de littérature étrangère », sous forme de « lectures publiques, commentées par des hommes intelligents, à même de pouvoir réveiller le désir de lire par soi-même »12.

• 13 Boletín del Ayuntamiento de Madrid, Madrid, nº 316, 1903, p. 62. Voir A. Tiana Ferrer, Maestros, mi (...)
• 14 A. Gascón y Marimón, Memoria relativa a la fundación de la Universidad Popular de Madrid y a los tr (...)
• 15 F. Domenech, La Educación socialista en España. Conferencia dada por -- en el Teatro Romea, de Bilb (...)

13Dans un premier temps, en suivant l'exemple des socialistes asturiens, le Centre Ouvrier de la rue Relatores n'a pas organisé ses propres classes diurnes ou nocturnes, préférant utiliser des offres extérieures, comme celles de la Mairie de Madrid pour les classes nocturnes13, ou de l'Université Populaire de Madrid, pour ce qui est des lectures et des conférences14, initiative critiquée en 1906 par le socialiste Francisco Domenech dans une conférence sur « l'éducation socialiste »15.

• 16 F. Pereira, « Escuelas comparadas », El Socialista, Madrid, nº 825, 27-XII-1901, p. 3.
• 17 E. Torralva Beci, « Una escuela socialista », La Revista Socialista, Madrid, IV, nº 82, 1906, p. 30 (...)

14Mais, très vite, l'on peut observer chez les socialistes espagnols une réelle préoccupation pour la formation laïque et rationaliste des jeunes avec le projet de disposer d'appareils éducatifs spécifiques propres. Dans la mesure où « le fonctionnement de l'école d'aujourd'hui n'est pas à même d'instruire le peuple, mais vise à le former selon les intérêts d'une classe, qui est persuadée d'avoir le droit de lui imposer sa façon de penser »16, il apparaissait indispensable de créer des « écoles purement socialistes, d'où sortiront des combattants solides, intelligents et convaincus, d'où seront issus les hommes de demain, libres, justes et bons » 17.

• 20 J.-L. Guereña, « Socialism and Education at the Beginning of the Twentieth Century: The Spanish Cas (...)

19Le beau nom de « Maison du Peuple » n'est d'ailleurs pas l'exclusivité du monde socialiste. Les républicains l'utilisent également, par exemple à Barcelone à l'initiative d'Alejandro Lerroux [1864-1949], et aussi les catholiques, comme à Oviedo. Mais c'est sans aucun doute au sein de l'espace socialiste qu'il a pris une signification très forte, en suivant les modèles étrangers, dont notamment le modèle belge20.

• 21 Casa del Pueblo. Aglomeración cooperativa madrileña, Estatutos, Madrid, Imp. F. Cao y D. de Val, s. (...)
• 22 A. Saborit, « Bruselas la Roja », in A través de la España obrera. Notas informativas recogidas en (...)

21À l'origine, la Maison du Peuple socialiste, dont celle de Madrid fondée en 1897, suivant sur ce point l'exemple belge, a été d'abord et avant tout une société coopérative, dont les bénéfices potentiels devaient profiter aux activités culturelles et éducatives de l'organisation21. Suite à la visite qu'il effectua à la Maison du Peuple de Bruxelles, le dirigeant socialiste Andrés Saborit [1868-1972] évoque à ce sujet, non sans une certaine envie, la « vache à lait » du socialisme belge22.

• 23 F. De Luis Martín et L. Arias González, Las Casas del Pueblo socialistas en España (1900-1936). Es (...)

22Au début du XX^e siècle, le P.S.O.E. disposait déjà d'organisations (Sections du Parti, Jeunesses Socialistes et parfois Groupe Féminin) dans presque toutes les provinces espagnoles. Ces organisations socialistes avaient leur siège, au côté des sections syndicales de l'U.G.T. et des organisations culturelles et éducatives, d'abord dans des « Centres Ouvriers » (70 en 1908, 85 en 1909) puis dans des « Maisons du Peuple », matérialisation plus ambitieuse du « Centre Ouvrier »23.

• 24 F. Pascual et B. Giménez, La Casa del Pueblo alzireña Cien años de historia socialista. Historia de (...)
• 25 Boletín de la Unión General de Trabajadores de España, Madrid, V, nº 53, mai 1933, p. 200.

23C'est à partir de 1900 que les premières Maisons du Peuple d'inspiration socialiste fonctionnant sous ce nom font leur apparition, comme celle de Montijo dans la province de Badajoz (7.600 habitants en 1900), en Estrémadure, ou celle d'Alcira dans la province de Valence (20.500 habitants en 190024. Cette dernière, reconstruite en 1903, fondait au même moment l'École Cervantes, « financée par les membres de l'organisation »25.

• 26 Estatutos de la Sociedad cooperativa Casa del Pueblo de Mora (Provincia de Toledo), Toledo, Imprent (...)

24La Maison du Peuple de Mora, dans la province de Tolède (7.800 habitants en 1905 et 9.300 en 1910), vit le jour en 1905 sous la forme d'une coopérative ouverte seulement aux ouvriers syndiqués et aux membres du P.S.O.E. Et dès sa création, ses responsables se proposèrent d'ouvrir des « Écoles professionnelles et mixtes pour leurs membres et leurs enfants, sur la base de l'instruction intégrale »26.

• 27 Boletín de la Unión General de Trabajadores de España, op. cit., p. 162.

25En 1906, était inaugurée la Maison du Peuple de Villena, dans la province d'Alicante (15.700 habitants en 1910) ; le Bulletin de l'U.G.T., qui la qualifiait de « temple du travail et de la culture », indiquait qu'en 1933 elle participait au fonctionnement d' « écoles d'enseignement primaire, avec deux classes et un maître diplômé pour chacune, auxquelles assistent des enfants pendant la journée et 50 adultes le soir »27.

• 28 Reglamento federativo de la Casa del Pueblo de Almansa, Almansa, Imprenta de C. Sánchez, 1911, art. (...)

26Après celle de Belalcázar, dans la province de Cordoue (8.400 habitants en 1910), et celle de Talavera de la Reina, dans la province de Tolède (12.000 habitants en 1910), fondées en 1907, la Maison du Peuple d'Almansa, dans la province d'Albacete (11.900 habitants en 1910), fut inaugurée en 1909. Selon son règlement de 1911, celle-ci se proposait de mettre en place un « enseignement laïc »28.

• 30 Centro de Sociedades Obreras, Estatutos de la Federación de Colectividades obreras del Concejo de O (...)

28Pour sa part, le Centre des Sociétés Ouvrières d'Oviedo construit en 1907, qui deviendra plus tard une Maison du Peuple, prévoyait en 1909 la création en son sein d'une section « d'Instruction, d'Éducation et de Culture », ainsi que d'une autre section dite « Artistique », « dans le but de développer une instruction et une culture du plus haut niveau possible parmi les travailleurs »30.

• 31 « Casas del Pueblo pertenecientes a la Unión General de Trabajadores de España », Boletín de la Uni (...)

29Un véritable réseau se tissa ensuite à travers tout le pays : plus de 150 Centres Ouvriers et Maisons du Peuple se situant dans la mouvance socialiste furent ainsi recensés à la fin des années 20 et pendant la Seconde République (1931-1936)31.

• 33 Centenario de la Casa del Pueblo de Madrid 1908-2008, op. cit., 306 p.

31Dans le cadre du mouvement socialiste espagnol, la réalisation la plus spectaculaire et la plus complète a été sans aucun doute la Maison du Peuple de Madrid, inaugurée comme telle dans son nouveau bâtiment (une ancienne demeure seigneuriale) en 1908 (avec un total de 110 Sociétés regroupant 28.000 membres qui y avaient leur siège), et qui allait clairement servir de modèle incitatif pour les autres organisations socialistes33.

• 34 M. Tuñón de Lara, Medio siglo de cultura española (1885-1936), Madrid, Tecnos, 1970, pp. 157-184 ; (...)

32La Maison du Peuple de Madrid accueillait en son sein des sociétés ouvrières, affiliées ou non à l'U.G.T. (des sections syndicales, des sociétés de secours et de résistance, des coopératives), des organisations socialistes (Section Socialiste Madrilène, Jeunesse Socialiste, Groupe féminin), ainsi que diverses associations culturelles et éducatives (Association Artistico-Socialiste, Orphéon Socialiste Madrilène, Écoles Laïques, « École Nouvelle » de Manuel Núñez de Arenas [1886-1951]34).

• 35 R. A. Ossorio, « Así se enseña », El Socialista, Madrid, nº 934, 29-I-1904, p. 2.

34Les antécédents des Écoles laïques de la Maison du Peuple de Madrid peuvent se retrouver dans les classes organisées en 1903 par la Société des ouvriers ferroviaires « La Locomotive Invincible » dans le cadre du Centre Ouvrier madrilène. Avec Rafael Martínez comme professeur, cette école faisait état de son caractère laïc et militant au cours des examens publics, car aucun sujet qui y fut posé ne « porta sur la religion, ni sur quoi que ce soit en rapport avec elle. Tous se référaient à des choses utiles, soit pour développer l'intelligence des enfants, soit pour éduquer leur cœur »35.

• 36 Estatutos de la Sociedad Obrera de Escuelas laicas graduadas de Madrid, Madrid, Imprenta de Inocent (...)

35Constituée en 1906, la Société ouvrière des Écoles laïques cycliques [graduadas] (autrement dit, organisées par niveaux scolaires, ce qui était alors tout nouveau en Espagne) regroupait l'ensemble des écoles laïques créées par les socialistes madrilènes pour les enfants des membres des diverses Sociétés ouvrières insérées dans le Centre ouvrier madrilène puis, à partir de 1908, dans la Maison du Peuple de Madrid36.

• 39 J. Juderías, « La Clase obrera y el problema de la infancia» , El Socialista, Madrid, nº 1156, 1-I- (...)
• 40 J. Sanjuán, « Cómo se podría crear una escuela laica en cada pueblo » , El Socialista, Madrid, nº 1 (...)

39L'attention portée aux enfants par le biais de leurs écoles laïques témoigne des nouvelles orientations du Parti Socialiste espagnole et de la prise de conscience que « l'enfant d'aujourd'hui sera l'homme de demain »39. Avec une école laïque dans chaque localité, l'Espagne deviendrait donc, « dans peu de temps, une nation progressiste, puisque les enfants d'aujourd'hui formeraient demain une légion d'hommes utiles »40.

• 41 « Escuelas obreras y laicas », dans Partido Socialista Obrero Español, Convocatoria y orden del día (...)

41Par ailleurs, l'appareil éducatif et culturel des divers Centres Ouvriers et Maisons du Peuple de la mouvance socialiste ne pouvait constituer, par sa modestie même, un réseau alternatif global au système scolaire en vigueur41. La transformation selon un plan cohérent de l’ensemble du système éducatif espagnol s'imposait donc.

• 42 Programa general y municipal del Partido Socialista Obrero y organización general del mismo, Madrid (...)
• 43 Electra, « De la escuela popular » , El Socialista, Madrid, nº 1714, 1-II-1914, pp. 2-3.

42Le programme « minimum » du P.S.O.E. demandait bien au début du XX^e siècle, parmi les mesures économiques à prendre, la « création d'écoles professionnelles et d'enseignement primaire et secondaire, gratuit et laïc », et le programme municipal proposait la fondation de « cantines scolaires où l'on donne gratuitement un repas sain aux enfants des travailleurs entre les cours du matin et ceux de l'après-midi »42. Mais peu de choses avaient été faites pour « la conquête de l'école publique »43.

• 45 La Escuela Nueva, « Bases para un programa de Instrucción Pública » , Boletín de la Institución Lib (...)

44Avec le programme éducatif ─ rédigé par le pédagogue Lorenzo Luzuriaga [1889-1959], présenté par l' « École Nouvelle » de Manuel Núñez de Arenas au XI^e Congrès du P.S.O.E. en 1918, et reformulé par Dionisio Correas [1885-1928] en 1927 45─, le Parti Socialiste espagnol se trouvait enfin en mesure de pouvoir prétendre transformer le système scolaire espagnol dans son ensemble, même si les idées de base provenaient de l'Institution Libre de l'Enseignement.

• 46 B. Vargas, Rodolfo Llopis (1895-1983). Una biografía política, Barcelona, Planeta, 1999, pp. 44-63.
• 47 A. Molero Pintado, La reforma educativa de la Segunda República Española. Primer bienio, Madrid, Sa (...)

45Avec la proclamation de la Seconde République en 1931 et la nomination de socialistes au Ministère de l'Instruction Publique (Fernando de los Ríos [1879-1949]) et à la Direction Générale de l'Enseignement primaire (Rodolfo Llopis [1895-1983])46, le P.S.O.E. put commencer à réaliser, tout au moins jusqu'en 1933, une réforme éducative d'envergure, tant sur le plan quantitatif que qualitatif47. Mais la préoccupation première pour l'éducation ouvrière réalisée dans le cadre des Maisons du Peuple socialistes avait désormais laissé la place à la réalisation d'un enseignement public laïc pour tous.