• 1 C. Laval, et L. Weber, Le nouvel ordre éducatif mondiale. Paris, Editions Nouveaux Regards et Sylle (...)
• 2 T. B. Sorenson, C. Ydesen et L. S. Robertson, « Re-reading the OECD and Education: The Emergence of (...)
• 3 S. Grek, « The rise of transnational education governance and the persistent centrality of the nati (...)

1Cela fait maintenant trente ans qu’existe un nouveau modèle de politique éducative, par lequel des politiques développées par l’OCDE, la Banque mondiale et la FMI ont été imposées aux états-nations1. Pendant ces trente années, un grand nombre de chercheurs a tenté d’affiner l’articulation entre le global et le national. D’une part, le fonctionnement d’un « complexe de gouvernance mondiale » a été largement démontré2, mais d’autre part, des travaux ont mis en évidence l’inévitable résistance de caractéristiques nationales et des articulations entre le global et le national « divergentes et profondément enracinées dans l’histoire régionale et la politique contemporaine3 ».

• 4 R. Horton, « Covid-19 is not a pandemic », The Lancet, 2020 Vol. 396, Issue 10255, p.874 ; Trad. fr (...)
• 5 M. Marmot, J. Allen, P. Goldblatt, E. Herd, J. Morrison, Build Back Fairer: the Covid-19 Marmot Rev (...)
• 6 B. Staton, et J. Evans, « Three million go hungry in UK because of Lockdown », Financial Times, 11^t (...)
• 7 L. Cabrera, « Efectos del coronavirus en el sistema de enseñanza aumenta la desigualdad de oportuni (...)

3Richard Horton, rédacteur en chef de la revue médicale, The Lancet, a utilisé le terme « syndémie » pour décrire les événements de 2020 et 2021. Ce terme fait référence à une crise à la fois sanitaire et sociale, la crise de santé publique étant accentuée par des conditions sociales antérieures. Le virus du Covid-19 et les pathologies chroniques « se concentrent au sein de groupes sociaux selon des formes d’inégalité profondément ancrées dans nos sociétés4 ». L’analyse de Horton a été largement reproduite. Partout les liens entre les facteurs de classe sociale, d’origine ethnique, et de vulnérabilité au virus sont devenus apparents5. Les confinements ont créé de nouvelles situations de crise avec la perte de revenus et les difficultés d’approvisionnement en nourriture essentielle – en particulier dans les classes populaires6. Dans la sphère de l’éducation, l’enseignement à distance a mis à jour la fracture sociale en termes d’accès à l’informatique et d’autres ressources culturelles, accentuant encore l’écart entre les privilégiés et les démunis selon les lignes de partage déjà connues7.

• 8 A. Tooze, Shutdown: how Covid shook the world’s economy, Londres, Allen Lane, 2021.
• 9 M. Šumonja, « Neoliberalism is not dead – On political implications of Covid-19 », Capital & Class, (...)
• 10 B. Williamson, et A. Hogan, Commercialisation et privatisation de/au sein de l’éducation dans le co (...)
• 11 Susana Vázquez-Cupeiro, et A. García-Arnau, « La educación digital en los tiempos del COVID-19 : La (...)
• 12 L. Cone K. Brøgger, M. Berghmans et al. « Pandemic Acceleration: Covid-19 and the emergency digital (...)

4Ce qui vaut pour les inégalités, vaut également dans le domaine des politiques publiques. La tournure qu’avaient prise les politiques publiques pendant la période du néolibéralisme, n’a pas été abandonnée pendant la syndémie, elle s’est démultipliée et a envahi d’autres domaines. Lorsque la crise a frappé, l’action publique était en grande partie orientée vers la consolidation des rapports de propriété et de la répartition existante des richesses et des revenus. Selon Tooze, décrivant les réponses européennes et américaines, dans leurs objectifs et par leur portée, ces interventions massives ont principalement visé à maintenir le statu quo8. Elles ont empêché l’effondrement de la société sans réduire les inégalités9. En même temps, l’intervention gouvernementale a accéléré et étendu de façon considérable les possibilités pour les entreprises privées. Ainsi, dans le domaine de l’enseignement, lorsque des gouvernements européens ont commandité de nouveaux programmes scolaires d’enseignement à distance, la part du secteur privé s’est accrue en même temps que le recours aux TICE pour ‘dispenser’ l’enseignement et en mesurer les effets10. L’ « état d’exception » déclaré par les gouvernements11 a « immédiatement à la fois accéléré et renforcé » l’intervention des acteurs du secteur privé dans les infrastructures de l’éducation publique12.

• 13 S. Reicher, et C. Scott, « On Order and Disorder during the Covid-19 Pandemic », British Journal of (...)
• 14 A. Elias, J. Ben, F. Mansouri, et Y. Paradies, « Racism and nationalism during and beyond the COVID (...)

5En cette période d’inégalités accrues et d’innovation politique, deux nouveaux types de conflit social accentués par la syndémie ont vu le jour, dans lesquels les tensions préexistantes ont pris de nouvelles formes. Dans plusieurs pays, l’incapacité des gouvernements à garantir la santé publique – dans la sphère éducative en particulier – a donné lieu à des protestations. En Angleterre, lorsque le gouvernement semblait vouloir rouvrir les écoles alors que le risque était le plus élevé, 400 000 enseignants ont assisté à une réunion virtuelle organisée par le syndicat principal, National Education Union. Dans d’autres pays (la France en janvier 2022, la Grèce en septembre 2020 et janvier 2022, l’Espagne en septembre 2020), suite à des politiques similaires, les étudiants et les enseignants ont organisé des mouvements de grève contre des politiques qui, selon eux mettaient en évidence l’évidement des pouvoirs de l’état par le transfert de la gestion du risque qu’elles opéraient des pouvoirs nationaux aux acteurs locaux. Dans un autre registre, le point de vue anti-étatiste s’est manifesté dans les vagues de protestation contre les passeports santé et les programmes de vaccination13. Lors de ces protestations, des aspects de la crise du Covid, et, en particulier, ceux ayant trait à l’ordre public, à l’origine du virus, au contrôle des frontières et aux conditions de vie des communautés issues de la migration, se sont inscrits dans le discours raciste et xénophobe existant14.

• 15 D. Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005.
• 16 Quinn Slobodian et Dieter Plehwe, Market Civilizations: Neoliberals East and South, Princeton, Prin (...)
• 17 Dieter Plehwe, Quinn Slobodian, Peter Mirowski (éds.), Nine Lives of Neoliberalism, Londres, Verso, (...)

6Les gouvernements ont été non seulement la cible de ces protestations mais également un des protagonistes dans ces conflits. Dans ce contexte, des travaux récents qui concluent que le néolibéralisme est un programme de transformation sociale en constante évolution sont éclairants. Les fondements du néolibéralisme ont été largement analysés – notamment par David Harvey15. Ils comprennent un ensemble de politiques économiques basées sur le marché, dont la privatisation de l’infrastructure et des services publics, le démantèlement des systèmes d’aide sociale, la réduction des contrôles sur le transfert des capitaux et les investissements, la dérégulation des marchés du crédit et du travail, des accords de libre-échange, des ajustements structuraux mandatés par les institutions financières internationales, l’austérité budgétaire, et ainsi de suite. Depuis 2005, de nouvelles études ont été publiées qui analysent le contexte national et la conjoncture politique16 et s’intéressent aux formes politiques dans lesquelles les différentes formes de néolibéralisme s'« enchâssent »17.

• 18 Ugo Palheta, « Fascisme, fascisation, antifascisme », Médiapart 28 septembre 2020.
• 19 Šumonja, op.cit., 2021.
• 20 Anna Traianou, « Evaluation and its politics: trade unions and education reform in Greece », Educat (...)

7S’appuyant sur ces analyses, Ugo Palheta suggère que les sociétés européennes connaissent actuellement une évolution dans laquelle certaines caractéristiques de l’économie politique néolibérale se greffent sur des formes de gouvernance politique plus autoritaires18. Ainsi, le gouvernement Orban en Hongrie a cité la propagation du Covid comme justification de contrôles supplémentaires de l’immigration19. En Grèce, le gouvernement Nouvelle Démocratie a utilisé le « confinement politique » induit par le Covid pour accélérer un programme de législation pro-marché20.

• 21 J. Rajah, The Authoritarian Rule of Law. Cambridge: Cambridge University Press, 2012.
• 22 Quinn Slobodian, Globalists: the end of empire and the birth of neoliberalism. Cambridge Mass: Harv (...)

8La simultanéité du Covid-19 et du mouvement Black Lives Matter est venue renforcer cette tendance. Ainsi, les mouvements populistes de droite et le « légalisme autoritaire21 » des gouvernements ont cherché à délégitimer et à réprimer des mouvements qui s’opposent au système politique établi et l’idéologie qui le sous-tend. Selon le néo-libéralisme, comme l’a fait remarquer Quinn Slobodian22, la régulation du marché, et la formulation des politiques en général, doit être protégée autant que possible des pressions démocratiques populaires. Pendant la syndémie, cette exigence a été contestée, contestation que certains gouvernements ont cherché à réprimer.

• 23 Umberto Eco, « Ur-Fascism », New York Review of Books, 22 juin 1995 pp.1-9.
• 24 Palheta, op.cit., 2020).

9S’est ainsi créée une « ressemblance de famille23 », des similitudes entre états. Il s’agit non pas d’identités mais d’affinités – des physionomies nationales distinctes, qui partagent quelques-unes de leurs caractéristiques avec d’autres pays, tout en conservant leurs signes propres. Bien qu’étant des systèmes différents, ce sont néanmoins des exemples d’une seule catégorie, quoique floue, que nous pourrions décrire comme un « néolibéralisme avancé avec des tendances autoritaires24 ». Dans cette catégorie floue nous devons inclure non seulement les politiques gouvernementales mais aussi les problèmes et antagonismes systémiques que les régimes néolibéraux ont tendance à engendrer. Ce qui se passe dans le domaine de l’éducation doit être analysé non seulement en termes des politiques en cours des gouvernements néolibéraux mais aussi en prenant en compte ces nouvelles vagues de contestation contre ces politiques.

• 25 W. S. Dutta, N. Taylor et M. Tazzioli, « Unprecedented? How COVID-19 Revealed the Politics of Our E (...)
• 26 T. Greany, et R. Higham, Hierarchy, Markets and Network s: analysing the 'self-improving school-led (...)
• 27 J. Holmwood, et T. O’Toole, Countering Extremism in British Schools : the truth about the Birmingha (...)
• 28 Department for Education, Political Impartiality in Schools. 17 février 2022.

12La « nouvelle gestion publique » est mise en œuvre d’une façon particulièrement affirmée en Angleterre et le contrôle gouvernemental sur les moindres détails de la pratique éducative. Mais, en même temps, c’est un pays où « les fonctions les plus fondamentales des pouvoirs publics sont sous-traitées au secteur privé. De fait, le gouvernement fait de plus en plus fréquemment appel à des cabinets de conseil et à des entreprises de service pour concevoir et gérer les services publics25 ». Depuis vingt ans, la politique d’ « académisation » des établissements a rendu « autonomes » les écoles secondaires et un nombre croissant d’écoles primaires. Par “autonomie », il faut entendre que le financement est assuré par le gouvernement mais la gestion et le contrôle des établissements revient à des organismes privés26. L’élaboration des politiques reste en dehors de tout contrôle démocratique ou influence de la part des professionnels de l’enseignement. Les enseignants ne sont plus considérés comme des partenaires professionnels, mais un problème de gestion réglé par un système draconien. La formation des enseignants, le contenu des programmes, les méthodes pédagogiques préconisées, les critères utilisés pour l’inspection des établissements, sont tous élaborés dans une collaboration étroite entre le Ministère de l’Éducation et des dirigeants favorisés du monde privé des académies. La gouvernance éducative se compose d’une série de pratiques entremêlées comprenant des éléments de marchandisation, une dose de privatisation et un rôle renforcé du Ministère notamment lorsque des questions de valeurs viennent se confronter à des impératifs politiques. Après les législatives de 2019 pendant lesquelles l’accent mis sur le concept de ‘souveraineté nationale’ et les avantages du Brexit ont conduit à la victoire du parti Conservateur, des questions d’identité nationale ont pris le dessus dans le champ de l’éducation. Toute approche critique de l’histoire et de la société britannique a été interprétée comme une menace envers les « valeurs britanniques »27; le Ministère réaffirme sans cesse l’injonction faite aux enseignants de respecter « les valeurs britanniques fondamentales28 ».

• 29 N. Rovnick, « Headteachers urge government to fix UK free school meals website », Financial Times, (...)
• 30 F[urther]E[ducation] News, « Oak National Academy reaches 20 million lessons and 344 years of video (...)
• 31 J. Yandell, « Learning under Lockdown: English teaching in the time of Covid-19 », Changing English(...)

15L’empilement des politiques éducatives précédentes a grandement déterminé la réaction à la pandémie. Le gouvernement s’est fortement appuyé sur ce modèle, à la fois privatisé et centralisé, pour gérer les problèmes sociaux et éducatifs occasionnés par la syndémie. Dans certains domaines, les pressions engendrées par la centralisation ont été moindres : les inspections d’écoles ont été interrompues et les données chiffrées des résultats des établissements n’ont pas été publiées. Dans d’autres domaines, l’intervention centralisée s’est accrue. Après la fermeture des établissements en mars 2020, on a demandé au groupe français de services aux entreprises Edenred de fournir des bons alimentaires aux parents des 1.3 million d’enfants qui bénéficient de la cantine scolaire gratuite – un dispositif dont les failles sont rapidement apparues29. En avril 2020, le gouvernement a financé une nouvelle entité privée, la Oak National Academy pour la mise en ligne de ressources pour l’enseignement. Fin juillet, cette entreprise s’enorgueillissait d’avoir produit « 20 millions de cours et l’équivalent de 344 années de vidéos30 ». En dépit de ce succès quantitatif spectaculaire, l’offre de cours ainsi fournie a été critiquée pour son « approche fortement prescriptive et unilatérale de l’anglais [comme matière enseignée], une approche structurée autour de la pédagogie magistrale et de la nécessité d’évaluations exigeantes31 ».

• 32 F. Whittaker, « £1bn schools coronavirus ‘catch-up’ package revealed », Schools Week 19 juin 2020.

16En juin 2020, le gouvernement annonçait un programme national de tutorat, par lequel les établissements scolaires avaient accès à des séances de tutorat pour deux millions d’élèves défavorisés, dont la plupart étaient fournies par des entreprises du secteur privé32. En mai 2021, ce programme a été confié à la multinationale hollandaise Randstad, qui englobe une gamme de services allant du nettoyage à l’entraînement sportif.

• 33 N. Timmins, Schools and Coronavirus: the Government's handling of education during the pandemic, Lo (...)
• 34 S. Finding, « Liberté, inégalité, austérité : la politique de l’éducation en Angleterre entre 2010 (...)

17Ce sont des interventions à très grande échelle. Elles s’accompagnent d’une multitude de documents officiels – un audit en dénombre 148 – fournissant des conseils détaillés mais assez fluctuants aux établissements scolaires sur de nombreuses autres mesures visant à faire face à l’épidémie : espacement dans les salles de classe, répartition des élèves, modalités d’examen33. Le système anglais se caractérise par une gestion qui s’articule sur un dirigisme du ministère et le pouvoir des gestionnaires d’établissement. Dans un tel cadre, on s’attendrait à une forte marge de manœuvre du gouvernement et des gestionnaires locaux habilités par celui-ci. Cependant, en général, ces mesures n’ont pas été bien accueillies et ont fait l’objet d’une grande résistance. Les enseignants et les directeurs d’établissement se sont montrés critiques ; absence de financement à hauteur des ambitions déclarées34; non-prise en compte de l’impact de la crise sur les élèves de familles démunies ; centralisation excessive des mesures trop éloignées du terrain, et dénigrement des enseignants. Les établissements scolaires considéraient le gouvernement responsable d’un système où les enfants n’avaient pas accès à une alimentation correcte, les ressources éducatives n’étaient pas fournies, et la dégradation de la santé mentale des élèves n’étaient pas envisagée. Si le gouvernement avait une vision pour l’enseignement de l’après-Covid, c’était celle d’un retour à la normale, à ceci près que certains aspects des projets centralisés amorcés pendant la syndémie deviendraient permanents.

• 35 F. Dubet, « À l’école : que faire après le virus ? » Esprit, 2020/5, 107-114.

18Sur le terrain, de nouvelles initiatives et revendications ont émergé, similaires à l’inventivité et à la prise de conscience des inégalités dont ont fait preuve les acteurs de système éducatif en France, ainsi que l’ont relevé certains spécialistes35. Pendant la syndémie, les établissements scolaires – en particulier les écoles primaires et celles qui avaient un taux élevé d’enfants démunis – ont dû se réinventer comme service social de dernier recours, ainsi volant au secours d’un système en faillite. Ce faisant, les enseignants et les directeurs d’établissement ont acquis une expérience décisionnelle qui échappait aux réglementations strictes auxquelles ils étaient soumis jusque-là. La situation les a amenés à fournir des repas gratuits, organiser la distribution de matériel pédagogique, découvrir comment faire de l’enseignement à distance, répondre, de façon critique, à la décision gouvernementale d’élargir l’ouverture des établissements alors que l’épidémie se propageait – toutes ces réponses ont contribué à renforcer chez les enseignants et les directeurs d’établissement l’idée que leur compréhension de la situation était en avance sur celle du gouvernement.

• 36 G. Moss, R. Allen, A. Bradbury et al., Primary teachers’ experience of the COVID-19 lockdown – Eigh (...)

19Ce nouveau rôle social endossé par les établissements pendant les confinements a attiré l’attention des chercheurs. Pour des enseignants et directeurs d’école travaillant dans des quartiers défavorisés, la priorité était « la santé mentale, le bien-être et l’alimentation au sein des familles »36:

• 39 Luc Boltanski, On Critique: A Sociology of Emancipation (translated G. Elliot). Cambridge: Polity P (...)

21En mettant en avant l’idée de protection, les enseignants mettaient en cause les valeurs en cours, où la qualité de l’enseignement est définie par les résultats des élèves aux évaluations. Les enseignants qui ont répondu à l’enquête de Moss sont rapidement passés de l’impact du Covid-19 à leurs espoirs pour un avenir nouveau. Selon eux, la politique de protection et le projet éducatif s’étaient révélés défaillants. En réfléchissant à leur expérience de l’enseignement pendant la syndémie, les enseignants ne percevaient plus le lien entre leur engagement professionnel et les politiques exigées par le gouvernement. Luc Boltanski décrit ce moment précis lorsque des individus se rendent compte que leur vie quotidienne ne va plus de soi, que les équilibres sociaux semblent devenir fragiles et incertains39. Dans les établissements scolaires, la syndémie a provoqué un de ces moments-là.

• 40 G. Biesta, “What is Education For? On Good Education, Teacher Judgement, and Educational Profession (...)

24Des centaines d’établissements scolaires en Angleterre ont réagi à ce qui s’était passé à Minneapolis. Ils l’ont souvent fait sous la forme d’une déclaration publique, une forme d’expression plutôt rare dans le contexte de l’éducation anglaise. Pendant les dix années précédentes, les gouvernements successifs avaient répété de manière insistante que la valeur de l’éducation devait être mesurée à l’aune des résultats des évaluations et des examens. Les établissements avaient répondu à ces injonctions en mettant en place des pratiques et un discours, centrés sur les résultats chiffrés. Toute prise en compte de questions éducatives plus étendues – objectifs éthiques ou épanouissement personnel – avait été, de fait, supprimée40. Nous avons déjà noté que la réponse des établissements aux problèmes posés par la syndémie a suscité divers espoirs de changement chez certains enseignants. La vague de protestation associée au mouvement Black Lives Matter a donné lieu à des déclarations publiques, plus directes, par lesquelles les manifestants ont affirmé leurs critiques et leur attachement à certaines valeurs, opposant ainsi un défi à l’éducation, telle que les Conservateurs l’avaient façonnée.

• 42 D. Hoe, « Doncaster students demand overhaul of 'flawed and Eurocentric' curriculum », Yorkshire Li (...)

26Et à Doncaster, au nord de l’Angleterre, ce sont des anciens élèves qui ont rédigé une lettre à leur lycée, pour critiquer leur expérience éducative42 :

• 43 D. Boulan, « Lewisham to require all schools to adopt race equality pledge », East London Lines, 30 (...)
• 44 S. Murray, « Black lives matter: teaching race, equality & inclusion in our schools », Pearson Blog (...)
• 45 Hansard, House of Commons Debate on Black History Month, 20 octobre 2020, https://hansard.parliamen (...)
• 46 K. Jones, Right Turn : the Conservative revolution in education. Londres, Hutchinson Radius, 1989.

27Sur les pancartes affichées lors des manifestations, discutée dans les réunions à distance tenues par les enseignants, inscrite dans les projets des écoles et des municipalités43, une refonte du programme scolaire est exigée, les jurys d’examen s’y penchent44 et des parlementaires travaillistes soulèvent la question à la Chambre45. L’importance de ces initiatives réside moins dans leur nouveauté – elles font écho aux politiques éducatives adoptées par des écoles et des municipalités dans la décennie précédant le tournant du Thatchérisme46 – que dans leur sens en contexte. Elles font partie d’une réponse retardée à la ‘deuxième vague’ du Thatcherisme menée par les gouvernements Conservateurs après 2010, lorsque les interventions centrales dans les programmes, l’évaluation et la pédagogie furent bien plus détaillées et contraignantes que celles de tout autre gouvernement précédent.

• 47 S. Freedman, « Rishi Sunak’s budget does not meet the post-Covid education challenge », Institute f (...)
• 48 Department for Education, Political Impartiality in Schools. 17 février 2022.

29Quelle a été la réaction du parti au pouvoir à cette crise multiple? Le gouvernement Conservateur a refusé de donner suite aux demandes d’investissement dans un plan de « relance éducative » à une échelle suffisante47. Au moment où nous écrivons, son intention est de reprendre sans changement les programmes et les modalités d’évaluation suspendus en 2020 et en 2021. Il retient les principales innovations (par exemple, la Oak National Academy, à qui, dans l’urgence de la pandémie, avait été confiée la responsabilité de la conception d’un programme d’enseignement en ligne, se voit transformée en une agence officielle pérenne) et poursuivra sa politique d’académisation, tout en réaffirmant l’illégitimité de ces mises en cause des fondamentaux éducatifs qu’il promeut48. Cette volonté de reprendre une certaine forme d’éducation est également une démonstration de volonté politique de recadrer les acteurs de l’éducation qui, pendant la période du Covid, s’étaient opposés aux décisions de fermeture et de réouverture des établissements et à l’interprétation gouvernementale des effets que la syndémie a eu sur l’enseignement.

• 49 Welsh Government Black, Asian and Minority Ethnic Communities, Contributions and Cynefin in the New (...)
• 50 C. Polloni, F. Zerouala et M. Mathieu, « Séparatisme : ce que prévoit le projet de loi », Médiapart(...)
• 51 J. Stone, « Priti Patel says fans have right to boo England team for ‘gesture politics’ of taking t (...)
• 52 N. Rea, « The UK Government Has Warned Publicly Funded Museums to Stop Removing Controversial Statu (...)
• 53 Hansard, op cit., 2020.

30En réponse au mouvement Black Lives Matter, le gouvernement britannique a lancé une nouvelle phase dans la guerre culturelle. Les gouvernements décentralisés du pays de Galles et de l’Écosse ont reconnu la pertinence des arguments du mouvement. Au pays de Galles, les enseignants ont été « invités à repenser ce qu’ils enseignent, comment ils l’enseignent, et ce que sont les attentes de la société quant à l’éducation du citoyen, et pas seulement la transmission des savoirs »49. Tout comme d’autres gouvernements qui ont eu à faire face aux mouvements de protestation revigorés50, le gouvernement Conservateur le fait avec un mélange d’indignation réelle et de calcul politique. Le Ministre de l’intérieur s’est déclaré du côté des racistes qui huent les joueurs de foot marquant leur solidarité avec le mouvement en posant un genou à terre51. Le Ministre de la culture a envoyé un avertissement aux musées concernant le déboulonnage de statues d’esclavagistes52. Dans le monde de l’éducation, une approche similaire est à noter. Des avertissements répétés ont été envoyés aux établissements scolaires concernant des questions d’enseignement et de politique. Le Ministre de l’égalité, Kemi Badenoch, a informé la Chambre que « Certains établissements ont décidé de soutenir ouvertement le groupe anti-capitaliste Black Lives Matter, sachant qu’ils ont un devoir légal d’impartialité politique53 ». Et le ministère de l’Éducation, dans ses conseils pour l’enseignement en matière de relations interpersonnelles et d’éducation sexuelle rappelle que « Les établissements scolaires ne doivent sous aucun prétexte utiliser des ressources pédagogiques fournies par des organisations qui soutiennent des positions politiques extrêmes. »

• 54 Cone et al, op.cit., 2020.

31L’intérêt de l’observation des politiques éducatives lors de la syndémie réside dans la possibilité d’observer une structure éducative en accéléré, lorsqu’elle rencontre de nouveaux problèmes, se décompose et se recompose. L’impressionnant panorama comparatif de l’enseignement en Europe pendant et après la syndémie publié par Cone et al (2020)54 constate ‘un renforcement du rôle de fournisseurs privés dans les systèmes éducatifs européens, rendu possible par une collaboration multiforme et hybride entre les enseignants, les technologies, les organisations à but non-lucratif et des entreprises commerciales.’ L’analyse de Cone et al s’applique aussi bien à la situation en Angleterre, où la reconfiguration post-Covid confère une place privilégiée à de tels fournisseurs. L’étude du cas anglais ajoute une dimension supplémentaire à l’analyse de l’aspect politique de l’évolution de l’éducation et des oppositions qu’elle rencontre. Ugo Palheta, décrit le « durcissement » du néolibéralisme sous l’impact de la crise sociale. À mon avis, c’est bien ce qui s’est passé en Angleterre, et l’expérience anglaise de ce durcissement – et des réponses critiques et conflictuelles à celui-ci – semblerait avoir une valeur heuristique, qui fournit, de façon générale, un répertoire de concepts qui pourrait servir à analyser la dynamique du néolibéralisme ailleurs. Si c’est bien le cas, alors l’exemple donné par le monde de l’éducation en Angleterre, pourrait se transformer, par l’alchimie de la réflexion, en or analytique.