1Comme dans le film La Danseuse de Stéphanie Di Giusto (2016) qui a récemment mis à l'honneur pour le grand public ces deux pionnières de la danse "moderne" puis "contemporaine", Loïe Fuller et Isadora Duncan se trouvent réunies dans ce petit ouvrage de 134 pages foisonnant, remarquablement documenté et illustré. Dans un langage clair, fluide et porté par une authentique passion, l'autrice y fait œuvre non seulement d'anthropologue mais aussi, dans des proportions quasi égales, d'historienne de l'art et d'analyste d'une danse qui est depuis longtemps un des objets de sa recherche universitaire et dont elle a une expérience sensible et corporelle, tout à la fois de spectatrice et de praticienne amateur.
2De Toulouse-Lautrec à Koloman Moser (dont le célèbre tableau de 19021 n'est pas cité dans l'ouvrage malgré une attention particulière portée à l'Art Nouveau), les variations des artistes sur la figure de Loïe Fuller sont légion, et c'est d'ailleurs l'une d'elles, la sculpture de François-Raoul Larche, qui illustre la première de couverture. Cette déclinaison, au tournant du siècle, de représentations picturales et sculpturales de la danseuse américaine témoigne de l'onde de choc suscitée par son arrivée en Europe et du sérialisme qu'elle a initié, faisant écho à l'affirmation de Claudine Vassas selon laquelle Loïe Fuller, quelque peu dépassée par son succès et la prolifération de "doublures", "entérine le principe de la "copie", de toutes les copies dont elle reste l'original" (Vassas 32).
3Ainsi, de prime abord, Loïe Fuller, "la plus singulière, la plus avant-gardiste, la plus inclassable" (Vassas 9), paraît occuper le devant de la scène en tant que tout premier objet d'une fascination grandissante et manifeste d'un changement radical de l'idée même de danse. Pour autant, Isadora Duncan ne tarde guère à faire son entrée dans ce livre dont la construction efficace ne repose pas seulement sur un ordre chronologique mais sur la nécessité de faire peu à peu se dessiner ce qui, profondément, unit les deux artistes en ouvrant des perspectives fécondes pour l'avenir d'une danse que leurs "apparitions" respectives comme "fée" et "esprit follet virevoltant" (Vassas 99) ont largement contribué à métamorphoser (ce dernier terme n'ayant ici rien d'anodin comme on le verra). Et ce, même si, comme l'observe Claudine Vassas, Loïe Fuller n'a pu jouir de son vivant d'une reconnaissance pleine et entière de son statut de "danseuse" et de "chorégraphe" (Vassas 79) en raison de l'apparente "simplicité" de son travail qui a sans doute conduit à sous-estimer les qualités techniques et l'engagement corporel nécessaires à ses prestations tout aussi épuisantes que périlleuses.
4Les itinéraires croisés des deux artistes s'enracinent de prime abord dans une curiosité intellectuelle très vive faisant la part belle aux travaux scientifiques de l'époque – découvertes archéologiques, expérimentations sur la lumière – qui nourrissent les fantasmes et les représentations littéraires et artistiques. Ainsi, dans la mouvance du "roman pompéïen" et des variations sur les statuettes et bas-reliefs sur lesquels s'édifie tout un imaginaire de ces "objets de désir démultipliés" (Vassas 23), des analyses chronophotographiques sont effectuées pour puiser dans les images ainsi exhumées une "orchestique complète" (p. 25) que la jeune Isadora Duncan cherche tout d'abord à s'approprier dans une démarche globale où "[s]on art et sa personne s'entremêlent" (Vassas 64). De même Loïe Fuller noue-t-elle des liens étroits avec des scientifiques et des créateurs de l'époque (les Curie, l'artiste pluridisciplinaire Mariano Fortuny) dont elle suit avec dévotion, et souvent exploite, les travaux sur la lumière et ses vibrations qui deviennent une "composante même du mouvement" (Vassas 83). La quête de ce "mouvement lumineux" (Vassas 51), exemple de ces synesthésies dont l'ouvrage abonde à l'instar d'autres écrits sur le corps dansant, va de pair avec la "pure forme" (Vassas 35) que Loïe Fuller tend à devenir au fil de ses prestations scéniques où son individualité charnelle s'éclipse sous la toute-puissance d'une lumière dont la plasticité exalte, révèle et transforme. C'est là tout le sens de cette "créature de lumière" que Walter Terry voit à l'œuvre dans chaque danseur ou danseuse (Terry 47). Cette perception connaît d'ailleurs de nombreuses résurgences, selon nous, dans les représentations artistiques contemporaines telles que les dessins et peintures de Raphaèle Bernard Bacot :2 forte de son observation du travail de plusieurs chorégraphes contemporains (dont Serge Ricci et Carolyn Carlson), celle-ci place au centre de ses "Figures dansées" la ligne tremblée, le floutage systématique d'un corps évoquant la vibration, le règne de l'ondulatoire, le surgissement de la lumière, prolongement saisissant de cette "spirale de feu qui s'élevait vers l'Infini" (Vassas 88) que le corps de Loïe Fuller semblait produire aux yeux d'Isadora Duncan.
5C'est cette notion de métamorphose, du "pouvoir métamorphique" (Vassas 105) des deux artistes que l'autrice examine dans des pages fort inspirées qui fournissent les dernières sections de l'ouvrage. Si la puissance évocatrice irrésistible de la giration est ce qui s'impose de prime abord comme "acmé lumineuse" (Vassas 107), celle même dans laquelle Daniel Sibony, à la suite de Valéry et de Mallarmé, perçoit "des métaphores à l'infini" (Sibony 50), la simple marche de la danseuse, telle qu'elle est suggérée par les bas-reliefs antiques, est ensuite célébrée comme seuil, liminalité, faisant signe en elle-même vers "la lisière d'un autre monde" (Vassas 108). Les différents états de corps deviennent ainsi autant d'étapes d'une propagation ininterrompue du mouvement et du cheminement intérieur qu'il traduit, tout comme les étoffes et les corps antiques parviennent jusqu'à nous par la grâce d'un geste faussement arrêté car sans cesse reproduit et revivifié par une mémoire-palimpseste.
6L'exploration de ces deux figures fondatrices semblait s'imposer à un moment où, plus que jamais sans doute, à la faveur de nouveaux questionnements sur le corps et, corrélativement, de l’essoufflement de certains modèles de pensée, on découvre et on célèbre "l'impulsion créatrice communiquée par la danse au monde des arts et de la pensée" (Saporta, in Izrine 169). Elle offre en tout cas un gage très prometteur de survie d'un rêve humaniste pétri, comme chez Isadora Duncan, de cette "sensibilisation à l'art sous toutes ses formes" (Vassas 67) qui conditionne notre manière d'habiter le monde et nous-mêmes et d'opposer une résistance pleinement incarnée à la stase et à l'immobilisme.
7Cette propension à essaimer dans tous les langages artistiques et les lieux de questionnement s'affiche d'ailleurs avec force, nous semble-t-il, dans la littérature contemporaine où l'écriture de l'intime et de la quête identitaire envers et contre tous les déterminismes et modèles sociaux dominants a eu parfois recours aux images réitérées du corps dansant et de son pouvoir assertif. Au nombre des résonances littéraires de ces dernières décennies célébrant la danse comme giclée de feu et mouvement perpétuel par la force d'effets-tableaux3 unissant Loïe Fuller et Isadora Duncan figurent les romans Sexing the Cherry (1989) de Jeanette Winterson et La Virevolte (1994) de Nancy Huston (la première de couverture du second faisant apparaître le tableau de Koloman Moser déjà mentionné).4 De même que la "virevolte" chez Nancy Huston se fait métaphore d'une envolée, d'une giration toute d"or fondu" et de "nuées lumineuses" (Huston 201) qui installe sa propre pulsation et son échappée en forme de recentrement sur une quête de liberté créatrice, de même la rhétorique du corps dansant de Jeanette Winterson ouvre une brèche dans la linéarité narrative pour faire advenir, via un temps suspendu (cette "éphémère éternité" revendiquée par l'héroïne de La Virevolte [Huston 21]), un essor individuel et collectif en forme de processus alchimique ("Who are they that shine in gold like Apostles in a church window at midday?" [Winterson 77]).
8La dynamique et la multiplication de ces lignes de fuite ouvertes par le corps dansant témoignent de la force potentielle d'une "pensée-danse" prolifique dont l'ouvrage de Claudine Vassas livre des pistes prometteuses et enthousiastes, à l'image de la mutabilité de la danse elle-même qu'il est "de plus en plus difficile aujourd'hui de réduire à une succession linéaire de modèles" (Vassas 120).
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