1lorsqu’elle préparait sa thèse, première moitié des années 2000, mais je n’ai commencé à travailler avec elle que lorsqu’elle a commencé à la réviser en vue de sa publication.

2J’ai souvent eu du mal à expliquer à mes amis et collègues ma manière de procéder : saisir telle et telle notion, trop souvent prise comme donnée en histoire et en sciences sociales, et ensuite essayer de la décloisonner. Avec Larissa, c’était différent et ce le fut dès notre première rencontre : elle partait d’une même exigence en cherchant à dépasser l’argument courant suivant lequel, par exemple, la notion de mode ne serait pas pertinente en URSS. Idée fausse s’appuyant sur l’idée que là où la pénurie guette, aucune mode, aucune sélection des produits par leur esthétique ou leur qualité ne seraient possibles. Je me suis toujours demandé d’où cette jeune femme issue de Russie sortait cette approche, à la fois déconstructiviste et en même temps « positiviste », capable de restituer les dynamiques historiques. Cela ne collait ni avec la formation marxiste classique ni, pour sa génération, avec la découverte de telle et telle orientation « occidentale » en Russie, adoptée de manière plus ou moins acritique.

3Avant que Larissa aie un poste en France, j’ai utilisé des fonds dont je disposais à l’époque pour lui commander des copies de documents et d’inventaires sur le servage en Russie. Je garde précieusement ces quelques centaines de photos, mélangées avec des pages de ses questions et commentaires : « Regarde ce que j’ai trouvé. Plein de pages sur les enfants des soldats serfs. Tu devrais y travailler non ? »

4Sa candidature à l’EHESS a été un grand moment : ce fut ma première prise de parole et j’étais enthousiaste d’avoir pu faire valoir son projet devant l’Assemblée. Il n’avait pas manqué grand‑chose pour qu’elle fût élue dès sa première présentation. Aussi, je m’irritai d’autant plus quand, l’année suivante, elle décida de réduire le poids de l’histoire économique dans son projet pour renforcer les perspectives d’histoire politique en matière de communication. Je me souviens avoir critiqué cet excès d’influence d’Alain (Blum) et de Dominique Colas. Des histoires de territoires, quoi. Elle avait eu raison, bien entendu, et elle fut élue. J’ai retrouvé son projet, dans les deux versions : quelle capacité à préserver la spécificité d’une aire culturelle tout en la mettant en dialogue avec d’autres aires ! Elle n’a jamais assumé telle quelle une quelconque spécificité de la Russie. C’est encore rarissime dans les aires culturelles. Et c’est une des raisons principales pour lesquelles Larissa nous manque cruellement.

5À partir de là, est née toute une série de questions qu’elle posait, que je lui posais, et que nous avons posées ensemble dans un séminaire collectif « Histoires connectées », lancé en 2014. Si la mode était importante malgré la pénurie, si la surveillance échouait là où elle était le plus pratiquée, alors où se situait exactement la différence entre l’URSS et les pays dits « capitalistes » ?

6J’ai eu la chance immense de l’avoir comme co‑organisatrice de ce séminaire, puis de l’impliquer dans un projet d’histoire globale qui l’a conduite à participer à l’échange avec l’université de Tokyo. Là, je ne sais pas comment, elle a tiré de son chapeau un séminaire sur Christian Dior au Japon et en URSS, regards croisés. J’ai retrouvé ce texte également, sans ses notes cependant. C’est l’histoire de la mode qui va au‑delà des contraintes imposées par la guerre froide, malgré la signification politique que la notion même de mode et celles de luxe et de consommation avaient dans ce contexte. Le fait que le style français rencontre un vif succès non seulement outre‑Atlantique, mais même dans des cultures si éloignées que celles du Japon et de l’URSS, constitue un magnifique problème historiographique. Larissa n’a pas pu le porter à terme ; je me demande si et comment, un jour, quelqu’un d’autre pourra le faire.

7Sa dernière année, sa maladie, surtout si loin d’ici, ont été difficiles à endurer. Nous avons beaucoup échangé par courriel pendant les derniers mois ; le plus souvent, c’était du travail, l’état du séminaire, mais aussi le compte rendu que j’avais alors rédigé de son ouvrage collectif avec Liliane Hilaire Perez et discuté dans notre séminaire. Je me souviens que, comme je leur reprochais un excès de critique du paradigme de la modernisation, nous avions fini, avec Larissa, par débattre sur la manière de dépasser à la fois cette approche, mais aussi celle dite des « modernités multiples » (à chaque époque et région, sa propre notion de modernité). Elle me disait vouloir « rendre compte de la diversité des mises en connexion du monde par le biais des techniques et penser aux modalités, aux mécanismes et aux procédés de la globalisation dans un monde divisé ».

8Par courriel, nous avons discuté de son dernier manuscrit ; c’était de plus en plus dur, les messages devenaient de plus en plus un mélange d’argument scientifique et de bulletin médical. Dans un cas comme dans l’autre, en relisant ces messages, je me demande comment Larissa trouvait le courage de déployer clairement l’un et l’autre. Dans un de ses derniers messages, elle me demandait comment je trouvais mon séjour à Tokyo, j’y ai passé quelques mois justement l’an dernier, et surtout, elle me disait combien ses enfants auraient aimé y retourner. Peut‑être avec elle. C’était fin janvier 2019. Je ne lui ai pas répondu, c’était trop. Et ensuite, plus possible.

9Un jour, malgré toute sa sensibilité et son intelligence, elle avait prononcé l’impardonnable : « Mais pourquoi dis‑tu que tu manges tout le temps des nouilles  ? Tu prépares juste de mauvais pel´meni ». J’y réfléchis toujours.