• 1 Cet article a reçu le soutien du Programme de recherche fondamentale de la National Research Univer (...)

1Ce dossier thématique rassemble les communications présentées lors d’un séminaire tenu en mai 2021 à la National Research University Higher School of Economics de Saint-Pétersbourg, à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire du professeur Zoia V. Dmitrieva1. L’objectif de ce séminaire, organisé par un groupe d’étudiants et de collègues de Z. Dmitrieva, était d’examiner de nouvelles approches de l’histoire économique et sociale de la Russie au début de l’époque moderne associant une maîtrise approfondie de l’exploitation des sources primaires – une expertise fortement valorisée dans le champ – et des innovations théoriques et méthodologiques, élaborées au niveau international. Ce dossier est donc l’occasion de rendre hommage au professeur Z. Dmitrieva et de replacer son expérience et sa carrière dans le contexte plus large du développement de l’histoire économique de la Russie au début de l’époque moderne en tant que discipline universitaire depuis la fin de la période soviétique jusqu’à nos jours.

• 2 A.L. Shapiro, ed., Agrarnaja istorija Severo-Zapada Rossii: vtoraja polovina XV-načalo XVI v. [Hist (...)
• 3 Z.V. Dmitrieva, Z.A. Timoshenkova, « Aleksandr L´vovič Šapiro i ego škola [Aleksandr Šapiro et son (...)

2Née un an après la fin de la seconde guerre mondiale, Z. Dmitrieva a à son actif une longue et brillante carrière. Elle a étudié l’histoire de la Russie aux xvi^e et xvii^e siècles à l’université d’État de Léningrad, et son intérêt pour cette période a été décisif pour son parcours professionnel. Au sein d’un petit groupe d’étudiants, elle a participé, dans la seconde moitié des années 1960, à l’établissement de la documentation pour le premier volume de l’« Histoire agraire du Nord-Ouest de la Russie »2, l’un des projets collectifs les plus impressionnants et les plus aboutis de l’historiographie soviétique. Ce « groupe d’histoire agraire », réunissant des étudiants de l’université d’État de Léningrad et de l’antenne locale de l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences de l’URSS (LOII), était organisé et dirigé par Aleksandr Shapiro. C’est à ce dernier que l’on doit l’idée d’un vaste projet de recherche collaborative consistant à analyser de manière exhaustive, à l’aide d’une méthodologie uniformisée, tous les documents produits durant les enquêtes foncières périodiques menées sur le territoire de la Moscovie entre la fin du xv^e siècle et la fin du xvii^e siècle. Convertir les descriptions textuelles des enquêtes cadastrales (piscovye knigi) en données quantitatives nécessaires à l’analyse statistique était une tâche laborieuse. Des étudiants furent mis à contribution et cette collaboration fut pour plusieurs d’entre eux une passerelle vers la carrière académique. Pour Z. Dmitrieva, qui faisait partie de ces étudiants, l’expérience fut déterminante dans son approche de la recherche3.

• 4 Z.V. Dmitrieva, Vytnye i opisnye knigi Kirillo-Belozerskogo monastyrja XVI-XVII vv. [Censiers et re (...)

3Après avoir obtenu son diplôme, Z. Dmitrieva travailla dans plusieurs services d’archives avant de reprendre ses études universitaires, au début des années 1980 : elle intégra l’école postuniversitaire du LOII, où A. Shapiro devint son directeur de thèse. En 1986, lorsqu’elle soutint sa thèse sur le système de taxation des monastères aux xvi^e-xvii^e siècles, son programme de recherche était déjà clairement établi. Travaillant principalement sur les sources issues des archives des grands monastères de la Russie du Nord, elle s’intéressa plus particulièrement à des documents liés à l’économie du monastère Kirillo-Belozerskij4. Elle s’attacha notamment à analyser les sources de manière détaillée afin de dégager et de synthétiser un grand nombre de données sur l’économie et la vie matérielle du monastère. C’est cette attention méticuleuse aux sources et l’élaboration scrupuleuse de faits dépouillés de toute considération théorique – une sorte d’« antiquarianisme », dont les origines remontent à la tradition présoviétique de l’école des études historiques de Saint-Pétersbourg – qui l’amenèrent à se définir elle-même comme une « positiviste convaincue ».

• 5 Pour la liste complète de ses publications, voir « Iubilej Zoj Vasil´evnoj Dmitrievoi [Le jubilée d (...)
• 6 Voir Z.V. Dmitrieva et M.S. Čerkasova, « Konferencijam po izučeniju piscovyh knig – 25 let [25^e ann (...)
• 7 E. Löfstrand et L. Nordquist, Accounts of an Occupied City: Catalogue of the Novgorod Occupation Ar (...)

5Ainsi, au milieu des années 1990, forte du caractère unique de son expertise en matière d’analyse des sources complexes du début de l’époque moderne, en particulier les cadastres et les archives monastiques, Z. Dmitrieva est déjà considérée comme la figure majeure de l’histoire agraire. À cette époque, elle travaille notamment sur la publication de sources, dans des éditions critiques de grande qualité, et d’articles de recherche qui se distinguent par des récits historiques solidement fondés sur les sources5. Par ailleurs, elle a toujours déployé beaucoup d’énergie pour partager son travail de recherche et elle a assez bien réussi dans cette entreprise. Ainsi, c’est à elle, entre autres, que l’on doit le maintien de la tradition de la conférence annuelle sur les études des registres cadastraux et d’autres sources administratives et fiscales, initiée par A. Shapiro à la fin des années 19806. Elle a également créé un programme de formation postdoctorale qui a permis aux étudiants dont elle a dirigé la thèse de faire carrière. Ce programme a par la suite conduit à la création de ce qu’on appelle dans le monde universitaire russe une « école de recherche », c’est-à-dire un groupe d’étudiants, formés par un professeur, dont les membres travaillent de manière indépendante mais qui ont la même formation intellectuelle et méthodologique. Au tournant des années 2000, Z. Dmitrieva réussit à fédérer autour d’elle un groupe de jeunes historiens qui vont poursuivre ses recherches. S’y côtoient certains de ses étudiants et de jeunes collègues – comme Adrian Selin, Alexei Kraikovski, Tatyana Sazonova, Margarita Dadykina et Nikita Bašnin – avec lesquels elle collabore en tant que consultante ou co-autrice. En parallèle, elle entame, avec deux historiennes suédoises spécialistes des études russes, Laila Nordquist (Uppsala) et Elisabeth Löfstrand (Stockholm), une collaboration qui débouche notamment sur la description et l’analyse des archives de l’occupation de Novgorod (1611-1617), c’est-à-dire les archives de la chancellerie suédoise du gouverneur de Novgorod pendant le Temps des Troubles en Russie, aujourd’hui conservées aux Archives nationales de Suède à Stockholm7.

• 8 J.T. Kotilaine, « The Economy and Material Culture of Russia, 1600-1725 by Richard Hellie (Chicago: (...)

6L’histoire de son « école de recherche » à l’Institut d’histoire de Saint-Pétersbourg est importante pour comprendre comment des approches récentes de l’étude de l’histoire économique de la Russie au début de l’époque moderne ont été intégrées, ou rejetées, par le monde académique postsoviétique sur le long terme. Ces dernières décennies, la recherche dans le domaine de l’histoire économique de la Russie aux xvi^e, xvii^e et xviii^e siècles a connu une évolution quelque peu ambiguë. Au tournant du siècle, la réputation des travaux produits par les chercheurs russes pâtissait de l’idée selon laquelle « dans la sphère socioéconomique en particulier, la recherche sur la Moscovie [avait] des décennies de retard sur l’historiographie ouest-européenne »8.

• 9 E. Monahan, The Merchants of Siberia: Trade in Early Modern Eurasia, Ithaca: Cornell University Pre (...)
• 10 R. Hellie, The Economy and Material Culture of Russia, 1600-1725, Chicago: University of Chicago Pr (...)
• 11 A. Kahan, The Plow, the Hammer, and the Knout: An Economic History of Eighteenth-Century Russia, Ch (...)
• 12 Voir par exemple M. Romaniello, « The Profit Motive: Regional Economic Development in Muscovy after (...)
• 13 A. Stanziani, « Russia Economic History in Global Perspective » in M. Middell, ed., The Perspective (...)
• 14 B.I. Mironov, « Sibirevedenie segodnja [Studies of Siberia today] », in N.N. Rodigina, red., Sibirj (...)

7Les spécialistes de l’histoire économique de la Russie au début de l’époque moderne accordaient souvent trop d’importance au rôle de l’État dans leur analyse des données économiques et négligeaient les acteurs privés pour tirer des conclusions sur la nature du pouvoir de l’État russe9. De plus, malgré le travail monumental (plusieurs décennies de recherche et une base de données contenant des centaines de milliers d’entrées) accompli par Richard Hellie pour son ouvrage, The Economy and Material Culture of Russia, 1600-172510, la nature hétérogène et fragmentaire des sources sur la Russie du début de l’époque moderne rendait les comparaisons avec les données européenne de la même période assez problématiques. De son côté, Arcadius Kahan a montré qu’il était possible d’exploiter les données dérivées de l’analyse approfondie des sources conduite par les chercheurs soviétiques et russes pour produire des généralisations sur la croissance de l’économie russe au xviii^e siècle11. Pourtant, les tentatives pour produire une synthèse générale du développement économique de la Russie au début de l’époque moderne aboutissent souvent à des observations assez descriptives déconnectées des débats méthodologiques récents dans le champ de l’histoire économique12. Dans le même temps, les spécialistes de l’histoire économique globale qui ont investi le champ sans disposer d’une connaissance fine de la spécificité des sources se sont également trouvés dans une situation inconfortable. Selon Alessandro Stanziani, cela a abouti à une situation dans laquelle « l’histoire économique de la Russie est constamment utilisée pour confirmer nos modèles et nos idées préconçues plutôt que pour poser des questions »13. Boris Mironov, l’un des plus grands spécialistes russes de l’histoire économique et sociale du xviii^e siècle, est quant à lui forcé de reconnaître que « l’histoire économique, qui jouissait jadis d’une certaine popularité, occupe désormais une position assez modeste »14.

• 15 Yu.A. Mizis, Formirovanie rynka Central´nogo Černozem´ja vo vtoroj polovine XVII – pervoj polovine (...)
• 16 Z.V. Dmitrieva, ed., Prihodnye i rashodnye denežnye knigi Kirillo-Belozerskogo monastyrja. 1601-163 (...)
• 17 N.V. Bašnin, red., Opisi Vologodskogo arhiereiskogo doma Sv. Sofii vtoroj poloviny XVII – načala XV (...)

8De fait, la période qui s’étend du milieu des années 1990 à la fin des années 2010 a été difficile pour les chercheurs russes travaillant sur l’histoire économique de la Russie au début de l’époque moderne. Par suite d’un regain d’intérêt pour l’histoire politique, culturelle et sociale, le champ a été délaissé par le monde académique, comme l’illustre la baisse du nombre de jeunes chercheurs qui s’y engagent. Les spécialistes du champ ont continué le travail de publication de différentes sources entrepris dans les années 1980, d’autant que ce type de publication bénéficiait en priorité du soutien financier accordé par les fondations scientifiques russes. Ces sources comprennent notamment les livres des douanes15, les livres comptables16, les inventaires de biens17, les enregistrements de transactions économiques privées, les enquêtes cadastrales, etc. Toutefois, si elles bénéficient d’éditions critiques de grande qualité, ces publications s’accompagnent rarement d’une analyse historique approfondie.

• 18 D. Moon, The Russian Peasantry 1600-1930: The World the Peasants Made, Londres – New York : Routled (...)
• 19 Monahan, The Merchants of Siberia: Trade in Early Modern Eurasia, p. 13.

10Comme on le sait, les historiens soviétiques devaient travailler dans le cadre d’un paradigme bien déterminé, habituellement qualifié de « marxiste-léniniste ». Il s’agissait d’une version radicalement simplifiée du marxisme, réduit de fait à un schéma linéaire de processus historiques, appréhendé presque exclusivement au travers du prisme de la lutte des classes et de la théorie des formations sociales. De manière générale, ce cadre idéologique influençait l’ensemble des approches de recherche utilisées dans le travail universitaire. Il serait toutefois trop simpliste de réduire ces contraintes à la nécessité, par exemple, pour les historiens agraires « de travailler principalement sur de “bons” sujets marxistes-léninistes, tels que l’économie “féodale”, l’exploitation, la “lutte des classes” et la transition entre des “modes de production féodaux” et des “modes de production capitalistes” »18. La domination de la théorie marxiste sur l’histoire de l’économie russe au début de l’époque moderne ne signifiait pas que les historiens soviétiques étaient aux ordres de l’État et qu’ils « mettaient toute leur énergie à montrer que l’économie russe s’était suffisamment développée pour justifier une révolution marxiste, ce qui impliquait d’apporter les preuves du développement du secteur manufacturier et de l’existence d’un marché national unifié »19.

• 20 M.S. Ermolaev, Rynok kak predmet istoričeskogo issledovanija (na primere istoriografii Zapadnoj Sib (...)

11Les historiens soviétiques évoluaient dans un monde dynamique et plusieurs stratégies s’offraient à eux pour faire évoluer leurs carrières et leurs perspectives de recherche. Si l’histoire économique de la Russie au début de l’époque moderne a attiré suffisamment de chercheurs de haut niveau pour former plusieurs traditions ou « écoles » historiographiques influentes, ce n’est ni une coïncidence ni le résultat de l’interventionnisme étatique. Mihail Ermolaev a récemment proposé une vision de l’évolution des approches de l’historiographie impériale puis soviétique du marché russe, en soulignant le lien étroit entre les changements de conception du phénomène du marché dans les approches économiques et historiques théoriques décrivant les marchés dans le passé, y compris dans la Russie du début de l’époque moderne, et en démontrant les origines prérévolutionnaires des approches soviétiques, lorsque la tradition a été transmise par les enseignants à leurs étudiants20. Ses observations sont pertinentes pour analyser le développement du champ dans son ensemble. En effet, il convient de prendre en considération la circulation des idées, de la période prérévolutionnaire à l’époque soviétique, et de là au monde universitaire postsoviétique de la Russie d’aujourd’hui. Nous devons donc, afin de mieux comprendre la situation actuelle de la discipline et ses perspectives, analyser comment ces trajectoires tracées sur le long terme ont déterminé la nature des compétences de recherche considérées par les historiens russes comme indispensables.

• 21 E.N. Šveikovskaja, Gosudarstvo i krest´jane Rossii. Pomor´e v XVII veke [L’État et les paysans russ (...)

13La formation et le fonctionnement du régime foncier féodal, l’exploitation et la mise en servage des paysans, les caractéristiques et les phases de la stratification de la paysannerie constituaient le deuxième grand bloc de questions auxquelles s’intéressaient les chercheurs soviétiques en histoire économique et sociale. La nature du régime foncier dont relevaient les paysans des terres noires, une catégorie de paysans qui n’était pas, entre le xv^e et le xvii^e siècle, dans une situation de dépendance féodale privée, donna lieu à une discussion animée entre des chercheurs de Moscou et leurs homologues de Leningrad dans les années 1960 et 1970. Ce débat s’inscrivait dans le cadre plus large d’une vive confrontation opposant les écoles historiques de Moscou et de Leningrad de l’époque : A. Gorskij, E. Švejkovskaja et leurs collègues moscovites insistaient sur la nature féodale-étatique de la propriété des paysans, ceux qu’on appelait les « paysans “noirs” payeurs d’impôts », tandis qu’à Leningrad, leurs contradicteurs affirmaient que les paysans relevaient d’un régime foncier proche de la propriété privée dans le Nord, où les chernososhnye volosti prédominaient. Par la suite, A. Shapiro proposa une troisième interprétation. Il suggéra que les paysans du Nord étaient soumis à un régime foncier stratifié, en faisant le lien entre la vision du tsar qui se considérait comme propriétaire de la terre et les perceptions des paysans pour qui la propriété des terres étaient à la fois individuelle et communale (des parcelles cultivables étant même distribuées par tirage au sort)21.

• 22 B.V. Ananič, V.M. Panejah, « O Peterburgskoj istoričeskoj škole i ee sud´be [L’école historique de (...)

14Les décennies de domination du marxisme-léninisme sur la recherche historique soviétique ont eu de nombreuses conséquences, dont deux sont importantes pour le sujet qui nous intéresse, à savoir la formation et l’évolution d’une communauté de chercheurs impliqués dans les études sur l’histoire économique de la Russie au début de l’époque moderne. Premièrement, les historiens soviétiques n’ont guère accordé d’importance à la mise en œuvre de nouveaux concepts théoriques, considérant qu’il s’agissait là, en quelque sorte, d’une activité « extérieure ». La perspective marxiste-léniniste prédéterminait en grande partie les résultats du travail analytique et même du travail de synthèse. Dans ces conditions, de nombreux chercheurs considéraient la réflexion théorique comme une activité spéculative, dénuée d’intérêt et presque détachée de la « vraie » recherche, à savoir l’analyse approfondie des sources. Leur réticence pouvait se prévaloir des traditions critiques prérévolutionnaires de l’école historique de Saint-Pétersbourg, incarnée par des figures comme Aleksandr Presnjakov, Sergej Platonov et Aleksandr Lappo-Danilevskij22. Deuxièmement, certains domaines de l’historiographie soviétique faisaient figure de « niches protégées ». En choisissant des sujets de recherches moins chargés idéologiquement que des événements historiques récents comme la révolution d’Octobre ou la seconde guerre mondiale, les historiens pouvaient se concentrer en toute sérénité sur l’analyse détaillée et scrupuleuse des sources, ce qui correspondait à l’approche positiviste classique. Bien entendu, ils ne pouvaient totalement s’affranchir du cadre marxiste-léniniste qui constituait le socle intangible de toutes les approches soviétiques de l’étude du passé. Néanmoins, une fois prononcées – pour la forme – les formules théoriques incontournables, ils pouvaient établir de nouveaux « faits historiques » et introduire des sources et/ou des méthodes inédites d’analyse des sources. Dans la pratique, cela a abouti au développement de la palette des compétences nécessaires à l’analyse approfondie des sources, à laquelle les chercheurs russes accordent beaucoup de valeur.

• 24 N.V. Ustjugov, Naučnoe nasledie [Héritage académique], M. : Nauka, 1974, p. 18-19.

17Par conséquent, cette citation est devenue une sorte de poncif de la construction narrative dans la littérature académique consacrée au commerce russe au xvii^e siècle. En l’incluant dans les remarques liminaires de leurs travaux, les chercheurs soviétiques travaillant sur l’histoire économique de la Russie au début de l’époque moderne disposaient d’un exemple commode pour formuler des questions de recherche claires et directes et pour susciter un débat dans les limites d’un discours idéologique approprié, sans devoir nécessairement s’engager dans de grandes discussions théoriques ; elle leur permettait de mettre l’accent sur l’extraction de données factuelles à partir des sources et sur les méthodes d’étude des sources. L’article conceptuel de Nikolaj Ustjugov, qui synthétisait les avancées des historiens soviétiques à la fin des années 1950, est un exemple parfait de cette technique de construction narrative. N. Ustjugov, l’un des piliers de l’histoire économique russe au xvii^e siècle, débutait son texte par trois citations de Lenin et une de Marx, qu’il utilisait pour régler la question du cadre théorique, avant de résumer les faits établis pour expliquer les paroles de Lenin24.

• 25 A.I. Jakovlev, Tamožennye knigi Moskovskogo gosudarstva XVII veka: Severnyj rechnoj put´ [Registres (...)

18À terme, les efforts des chercheurs soviétiques dans ce domaine ont débouché sur plusieurs réalisations importantes qui ont tracé les grandes lignes de l’évolution contemporaine de la recherche dans ce champ. On peut tout d’abord mentionner la liste considérable de publications de sources historiques pertinentes. La longue tradition d’éditions critiques de grande qualité des documents fiscaux de l’État et des registres comptables des monastères, encore bien vivante, constitue une base fiable pour poursuivre les recherches dans ce domaine25. Il s’ensuit que la recherche sur l’histoire économique de la Russie au début de l’époque moderne repose sur deux grandes catégories de sources, l’étude de chacune d’entre elles étant associée à une méthodologie spécifique. De ce fait, la communauté des historiens russes de l’économie du début de l’époque moderne est compartimentée en fonction des compétences spécifiques que nécessite l’analyse respective de ces deux types de sources.

• 26 A. L. Šapiro, ed., Agrarnaja istorija severo-zapada Rossii: vtoraja polovina XV – načalo XVI v. [Hi (...)
• 27 L.V. Milov, M.B. Bulgakov, I.M. Garskova, Tendencii agrarnogo razvitija Rossii pervoj poloviny XVII (...)

19La première catégorie de sources inclut toute une série de descriptions cadastrales réalisées par l’État à des fins de taxation entre la fin du xv^e et la fin du xvii^e siècle. Les experts soviétiques ont réalisé deux projets collectifs fondateurs qui ont influencé tous les travaux suivants sur ce type de documents. Dans les années 1970 et 1980, le « groupe d’histoire agraire » dirigé par A. Shapiro a publié quatre volumes de « L’histoire agraire du Nord-Ouest de la Russie ». À bien des égards, on peut considérer qu’il s’agit d’un des exemples les plus impressionnants d’étude des cadastres russes de l’ère préinformatique26. Dans les années 1980, un collectif de Moscou dirigé par Leonid Milov, a montré ce que la révolution informatique pouvait apporter à la recherche dans ce domaine27. Aujourd’hui, la communauté des chercheurs spécialistes des documents cadastraux poursuit le travail de ces pionniers et continue de se réunir chaque année lors d’une conférence consacrée aux piscovye knigi et aux autres sources sérielles.

• 28 L.V. Milov Velikorusskij pahar´ i osobennosti rossijskogo istoričeskogo processa [Le paysan russe e (...)
• 29 Voir J. Lajus, « Russian Environmental History: A Historiographical Review » in S. Ravi Rajan et L. (...)
• 30 D. Moon, « Review of Milov, Velikorusskii pakhar´ i osobennosti rossiiskogo istoricheskogo processa(...)

20Toutefois, cette accumulation toujours plus grande de nouveaux matériaux a révélé le retard accumulé sur de nombreux sujets : histoire des prix, histoire de la production moderne, histoire du capital, histoire de la taxation, du crédit, etc. Le débat suscité par l’ouvrage de L. Milov sur le grand paysan russe et les particularités du processus historique russe a largement contribué à l’articulation de ce problème28. L. Milov, qui entendait démontrer la relation entre la productivité de l’agriculture russe et les conditions naturelles et climatiques auxquelles la paysannerie russe était confrontée, a offert un panorama saisissant de la vie dans un village russe et a suggéré que la faible productivité était un caractère intrinsèque de l’économie paysanne traditionnelle, qui reflétait des stratégies d’adaptation à des conditions hostiles. Le débat qui a fait suite à la parution de cet ouvrage a été extrêmement fécond. Les critiques de la thèse de L. Milov ont souligné le caractère inégal de son travail imputable au cadre chronologique de l’ouvrage : si la partie principale du livre, consacrée à la période impériale de l’histoire agraire de la Russie, s’appuie sur une analyse approfondie d’un grand nombre de sources, les développements consacrés à la période plus ancienne sont de nature rétrospective et reposent en partie sur des conclusions obsolètes de l’historiographie russe et soviétique. Si l’ouvrage a été salué pour la transition qu’il opérait du paradigme marxiste-léniniste de l’histoire, rigide et monolithique, à une conception de l’histoire tenant compte de nombreux facteurs de développement économique et social, c’est l’attention particulière que l’auteur a accordée à la géographie et au climat qui a suscité le plus d’intérêt. L. Milov a notamment souligné que la Russie comptait plusieurs zones climatiques et une variété de types de sol et qu’il convenait de tenir compte de ces différences. À l’instar de L. Milov, les historiens qui essayaient de dégager une méthodologie permettant d’écrire une histoire de la Russie à partir d’une approche de la longue durée continuaient d’accorder une grande importance au déterminisme environnemental. D’ailleurs, L. Milov, qui a élaboré une théorie du « processus historique de la Russie » à partir du développement de l’agriculture russe, souhaitait explicitement que l’on revienne aux méthodes de Sergej Solov´ev et de Vasilij Kliučevskij. Selon lui, les historiens soviétiques, obnubilés par l’histoire sociale de la lutte des classes, avaient négligé l’importance des facteurs environnementaux (qu’il appelait « facteur[s] naturels et climatiques ») dans l’histoire29, ce qui amène David Moon, dans son compte-rendu de l’ouvrage de L. Milov, à écrire à propos de l’auteur : « [il] s’est peut-être éloigné du marxisme […] mais il reste matérialiste ». D. Moon affirme également que, dans son analyse du développement de la Russie, L. Milov avait sous-estimé les facteurs culturels et « la façon dont ils pouvaient opérer indépendamment de l’environnement » et qu’il présentait « la relation entre les paysans et l’environnement dans lequel ils vivaient comme fonctionnant dans un seul sens » alors que c’était, selon lui, une relation réciproque30. Enfin, D. Moon nous rappelle que des visions similaires « ont également perduré parmi certains chercheurs occidentaux », notamment l’historien américain spécialiste de la Russie, Richard Pipes. Des historiens des xvi^e et xvii^e siècles ont également reproché à L. Milov sa connaissance insuffisante du fonctionnement des communautés paysannes et ses erreurs de méthodologie. Par exemple, L. Milov fonde tous ses calculs sur un modèle de foyer paysan comprenant de petites familles nucléaires, ce qui est pertinent pour la fin du xix^e siècle mais aberrant pour le début de l’époque moderne, où les foyers paysans comprenant des familles pluri-générationnelles – formant des micro-communautés – étaient la norme.

• 31 Dmitrieva Vytnye i opisnye knigi Kirillo-Belozerskogo monastyrja XVI–XVII vv.
• 32 N.A. Gorskaja Monastyrskie krest´jane Central´noj Rossii v XVII v. [Paysans monastiques dans la Rus (...)
• 33 I.N. Shamina, Monastyri Vologodskogo uezda v XVI-XVII vv.: zemlevladenie i organizacija hozjaistva: (...)

21Depuis les années 1990, les historiens russes qui étudient l’histoire économique de la Russie au début de l’époque moderne fondent leurs travaux de recherche fondamentale sur une analyse rigoureuse et approfondie des sources avec, pour principaux thèmes d’étude, les relations commerciales et agraires (histoire agraire). Depuis la fin des années 1980, deux grandes écoles se sont constituées, regroupant, d’un côté, A. Shapiro, Aleksandr Kopanev et leurs étudiants (dont Z. Dmitrieva31) et, de l’autre, des étudiants des historiens moscovites Boris Grekov et Vladimir Pašuto (comme Elena Švejkovskaja, Natal´ja Gorskaja32, etc). Leurs travaux ont essentiellement porté sur l’analyse des documents (enquêtes et registres) conservés dans les archives des monastères33, ainsi que sur l’étude et la publication d’enquêtes cadastrales – les premiers documents cadastraux en Russie, qui contiennent des données sur les modèles d’implantation de la population, les propriétés foncières et commerciales, la population des villes, des informations démographiques et la fiscalité.

• 34 N.B. Golikova, Privilegirovannye kupečeskie korporacii Rossii XVI – pervoi četverti XVIII v. [Privi (...)
• 35 A.I. Razdorskij, éd., Torgovlja, kupečestvo i tamožennoe delo v Rossii v XVI-XVIII vv.: sbornik mat (...)

22Le deuxième groupe de sources, auquel se rattache également une communauté de chercheurs, comprend des documents comptables, principalement monastiques et étatiques, dont les registres des douanes, les livres de comptes et les chartes. Ces sources fournissent la base de l’histoire commerciale et financière, notamment pour l’étude des relations entre les marchés locaux et régionaux (entre-temps, la question précédemment âprement débattue du marché russe unifié était passée à l’arrière-plan), des relations personnelles et commerciales des marchands, des douanes et de la fiscalité34. Ce réseau professionnel est structuré autour de conférences régulières sur le commerce, le négoce et les douanes dans l’histoire de la Russie, qui sont organisées par Aleksej Razdorskij, l’un des plus grands experts des registres des douanes35.

• 36 V.I. Ivanov, Buhgalterskij učet v Rossii XVI-XVII vv.: istoriko-istočnikovedčeskoe issledovanie mon (...)

23L’analyse poussée des sources et la communication d’informations détaillées sur les méthodologies utilisées sont devenues des éléments incontournables de toute monographie sur l’histoire économique. En parallèle, paraissaient de nombreux ouvrages et articles consacrés à des discussions techniques sur les sources de l’histoire économique du début de l’époque moderne et sur les méthodes les plus efficaces pour les exploiter. Ces approches ont, dans une large mesure, façonné l’identité professionnelle des historiens de l’économie russe du début de l’époque moderne, en les désignant comme un groupe d’experts possédant les compétences nécessaires pour exploiter efficacement ce type de sources : capacité à déchiffrer les écrits du début de l’époque moderne, maîtrise des connaissances indispensables pour comprendre les subtilités propres à la tenue des registres et expertise technique permettant de discuter des différents niveaux d’analyse des sources. Certains d’entre eux, comme Vladimir Ivanov, Ekaterina Francuzova, Nikita Bašnin, Sergej Kisterev et Ljudmila Timošina, ont fini par se consacrer quasi exclusivement à l’étude détaillée des sources et ont publié des ouvrages dans lesquels ils s’employaient davantage à recenser dans les moindres détails les spécificités des sources qu’à les utiliser pour élaborer des récits historiques36. Cette palette de compétences comme gage de l’identité professionnelle reste importante dans le milieu académique russe, même si elle présente peu d’intérêt hors de Russie.

• 37 K.N. Serbina, Krest´janskaja železodelatel´naja promyšlennost´ Severo-Zapadnoj Rossii XVI-pervoj po (...)
• 38 J.T. Kotilaine, Russia’s Foreign Trade and Economic Expansion in the Seventeenth Century: Windows o (...)

24L’approche méthodologique fondée sur une exploitation minutieuse des sources a inévitablement conduit la plupart des chercheurs à adopter une perspective locale ou régionale. Les spécialistes eux-mêmes tendent à travailler sur des aires spécifiques : le Nord et le Nord-Ouest de la Russie, les régions centrales et méridionales et même la Sibérie37. Si cette approche était bien adaptée aux spécificités de l’analyse des sources, elle a été un frein à l’intégration de l’histoire économique de la Russie au début de l’époque moderne dans l’historiographie internationale et/ou comparative38.

• 39 E. Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, P. : Gallimard, 1975 (trad. Ekaterin (...)
• 40 F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xv^e et xviii^e siècles (1. Les Structu (...)
• 41 Il s’agit d’un contrat dans lequel les nouveaux membres d’une communauté acceptaient de payer des t (...)
• 42 M. Dadykina, Kabaly Spaso-Prilutskogo monastyrja vtoroj poloviny 16-17 vv. Issledovanie. Teksty [Co (...)

25Dans cette perspective, les traductions en russe des travaux des historiens français de l’École des Annales, en particulier Emmanuel Le Roy Ladurie39 et Fernand Braudel40, publiées en russe entre 1986 et 1992, ont joué un rôle important. Le modèle des trois niveaux de l’histoire économique élaboré par Braudel (1. l’environnement et son rôle dans les processus historiques ; 2. les structures, les institutions et leur évolution ; 3. les événements historiques et son étude du concept d’économie-monde qui fait le lien entre les trois niveaux et qui constitue une forme particulière d’unité spatio-temporelle) a incité les chercheurs à se tourner davantage vers l’interdisciplinarité. Le modèle braudélien a également attiré l’attention sur l’influence de l’environnement sur l’économie, en superposant analyse temporelle et analyse spatiale. À la fin des années 1990 et dans les années 2000, l’intérêt croissant pour la composante humaine des relations économiques, manifesté avec un certain retard par les chercheurs russes sous l’influence de l’École des Annales, a conduit à s’intéresser davantage à certains types de sources fiscales telles que les actes de prêt, les contrats de travail et de vente ainsi que les contrats d’admission de nouveaux membres dans les communautés urbaines ou paysannes41 et d’autres documents reflétant les activités des individus, des corporations et des communautés. L’étude des notes et des actes de prêt a non seulement permis de démontrer l’existence d’un système de crédit assez complexe dans l’État moscovite des xvi^e et xvii^e siècles, mais a aussi amené les chercheurs à reformuler leurs questions de recherche : au lieu de discussions stériles sur la question de savoir si la dépendance à l’égard de la dette a contribué à la mise en place du servage (la réponse est non), l’attention s’est portée sur le fait que, dans la pratique, cette forme de document était largement utilisée pour officialiser divers types de relations économiques, comme les prêts transférables, les prêts au porteur, les contrats pour l’exécution d’un travail avec paiement anticipé, la location de chevaux avec option d’achat, le prêt de semences, etc.42

• 43 D. North, Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge : Cambridge Univer (...)
• 44 E. Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge: C (...)

26Depuis la fin des années 1990, les concepts inspirés du néo-institutionnalisme (Douglas North43, Elinor Ostrom44) se sont largement imposés dans les humanités. En participant à des conférences et à des séminaires interdisciplinaires internationaux, les chercheurs qui étudient les crises économiques et sociales dans la Russie du début de l’époque moderne ont fini par les adopter également.

• 45 G. Bridge, « Material Worlds: Natural Resources, Resource Geography and the Material Economy », Geo (...)
• 46 Voir, par exemple, U. Lubken et C. Mauch, « Uncertain Environments: Natural Hazards, Risk, and Insu (...)

28La seconde moitié du xx^e siècle a été une période mouvementée pour la recherche historique internationale. Outre le développement de nouvelles approches ouvrant la voie à l’application à la recherche sur l’histoire économique internationale d’avancées méthodologiques des sciences économiques, des approches novatrices des études historiques ont ouvert de nouvelles perspectives pour la compréhension des activités économiques des sociétés du passé. L’histoire environnementale a, par exemple, joué un rôle essentiel dans la reconceptualisation de l’économie comme un processus d’interaction entre l’Homme et la nature, par le biais de la construction sociale ou de la marchandisation45 des ressources naturelles ou de la gestion des catastrophes (les catastrophes étant, bien entendu, mauvaises pour l’économie)46. L’histoire des technologies a offert une nouvelle vision du développement de l’industrie et des infrastructures, notamment de ses aspects économiques.

• 47 Pour une discussion récente sur ce concept, voir Stephen Broadberry, « Historical National Accounti (...)
• 48 S. Broadberry et E. Korchmina, « Russian Economic Growth during the Eighteenth Century », Oxford Ec (...)
• 49 Voir par exemple M. P. Romaniello, Enterprising Empires: Russia and Britain in Eighteenth-Century E (...)

29Après l’effondrement de l’Union soviétique, les chercheurs russes, formés de façon pointue à la maîtrise d’un bagage de compétences spécifiques, se sont retrouvés dans une situation inédite. En participant à des recherches collaboratives avec leurs homologues d’autres pays, ils se sont familiarisés avec ce que ces nouveaux paradigmes de recherche avaient de meilleur à offrir tout en faisant montre de l’utilité de leur propre formation professionnelle. De manière générale, les chercheurs russes travaillant sur l’histoire économique de la Russie préindustrielle et désireux d’interagir de manière plus approfondie avec l’agenda international de la recherche ont été confrontés à trois grands défis. Le premier était lié à ce que nous pourrions appeler le « défi de la mondialisation », c’est-à-dire la nécessité pour les historiens russes d’intégrer leurs recherches dans l’étude des grands processus qui ont façonné l’économie du début de l’époque moderne au cours de la « première mondialisation ». Lorsque la compilation informatisée de grandes bases de données comprenant des centaines de milliers d’entrées a permis aux chercheurs d’utiliser des méthodes statistiques pour construire des modèles économétriques, les spécialistes de l’histoire économique globale du début de l’époque moderne ont eu envie de répondre aux questions fondamentales sur les causes et les conséquences de l’inégalité dans le monde. Ce travail a débouché sur l’élaboration du concept de « grande divergence », proposé par Kenneth Pomeranz pour historiciser et expliquer l’écart de croissance du PIB par habitant entre l’Occident et le reste du monde, apparu au xv^e siècle et déjà marqué à la fin du xvi^e siècle47. Afin de pouvoir collaborer à cette entreprise et d’y contribuer avec leurs résultats, on attendait des historiens économiques qu’ils se familiarisent avec les approches méthodologiques internationalement reconnues. Ce travail s’appuie sur l’expertise développée grâce à l’étude comparative des niveaux de revenu dans la Russie du début de l’époque moderne. Toujours en cours à l’université du Danemark du Sud, ce travail est assez prometteur mais loin d’être terminé48. Un autre axe possible pour de futurs travaux de recherche a trait à l’étude de la participation des acteurs économiques russes aux processus économiques globaux du passé, qu’il s’agisse de la circulation des marchandises globales ou de l’interaction entre puissances économiques mondiales, dans une perspective comparative plus générale49.

• 50 Kozlov, Dmitrieva, Nalogi i voiny v Rossii XVI-XVIII vv.
• 51 Ch. Tilly, ed., The Formation of National States in Western Europe (Princeton University Press, 197 (...)
• 52 R. Pipes, Russia under the Old Regime, Londres : Penguin, 1995, 2^e éd. ; R. Pipes, « The Environmen (...)

30Le deuxième défi est lié au passage, dans la littérature internationale sur l’histoire économique, de la recherche fondée sur les données (qui empruntait à l’économie des méthodes quantitatives fortement axées sur les outils statistiques) aux « humanités économiques ». Dans cette approche, l’économie est appréhendée comme une sphère d’activités humaines, qui ne peut être comprise qu’en termes de prise de décision. Ce virage a considérablement élargi la focale de de l’histoire économique, qui inclut désormais les aspects culturels des activités économiques, l’imagination économique, etc. Leur analyse de la documentation fiscale de l’Empire russe a conduit Sergej Kozlov et Zoia Dmitrieva50 à appréhender les processus de formation de l’État russe au début de l’époque moderne au prisme du concept d’« État militaro-fiscal » proposé par le sociologue Charles Tilly51 et à rejeter la thèse de Richard Pipes, selon qui la Russie était un type particulier de régime despotique52.

• 53 V.I. Durnovtsev, “Na putiah k ekologičeskoj istorii Rossii (istoriografičeskie nabljudenija) [Vers (...)

33La réflexion historique sur les relations entre l’Homme et son environnement physique est relativement ancienne en Russie. L’idée que l’interaction entre la société et la nature est une composante importante de l’analyse historique est apparue dans la seconde moitié du xix^e siècle dans les travaux classiques de S. Solov´ev et de V. Ključevskij, qui ont cherché à comprendre comment la Russie s’était « auto-colonisée ». Plus tard, Sergej Platonov, Matvej Ljubavskij et d’autres historiens ont continué à enrichir l’histoire de la colonisation russe, en prêtant attention aux disparités géographiques des différentes régions de la Russie53.

• 54 P. Coates, Nature: Western Attitudes since Ancient Times, Berkeley : University of California Press (...)
• 55 J. McNeill, « Observations on the Nature and Culture of Environmental History », History and Theory(...)
• 56 V.N. Boriaz, ed., Rol´ geographičeskogo faktora v istorii dokapitalističeskih obščestv (po etnograf (...)
• 57 Parmi les meilleurs ouvrages soviétiques allant dans la direction d’une histoire environnementale i (...)

34Pour étudier les relations entre l’Homme et la nature, les marxistes avaient leur propre approche, fondée sur le matérialisme historique54. Dans les années 1930, le déterminisme géographique fut officiellement accusé d’être un mode de pensée bourgeois. Ainsi, « dès le début de la période soviétique, il était politiquement dangereux de mettre l’accent sur les facteurs naturels plutôt que sur des facteurs exclusivement sociaux, de sorte que les historiens russes (et, après 1948, les historiens d’Europe de l’Est) se sont consciencieusement appliqués à ignorer les thèmes environnementaux dans leurs travaux »55. On sait toutefois que la pression idéologique poussant à désavouer le déterminisme géographique dans la recherche soviétique n’a pas été appliquée partout avec le même zèle : elle a fortement pesé sur les historiens modernistes mais assez peu sur les archéologues et les historiens du Moyen Âge et de l’Antiquité56. S’agissant de l’étude de ces périodes plus anciennes ou de l’étude des sociétés « moins développées » par des ethnographes, les facteurs environnementaux ne constituaient pas un tabou, car les facteurs sociaux tels que la lutte des classes – le principal moteur du développement historique selon le marxisme – avaient moins de poids57.

• 58 D.L. Lajus, J.A. Lajus, Z.V. Dmitrieva, A.V. Kraikovski, D.A. Alexandrov, « The use of historical c (...)
• 59 A. Kraikovski, M. Dadykina, Z. Dmitrieva, and J. Lajus, « Between Piety and Productivity: Monastic (...)
• 60 J. Lajus et D. Lajus, eds., More – nashe pole. Količestvennye dannye o rybnyh promyslah Russkogo Se (...)
• 61 Z. Dmitrieva, et al., « Retrospektivnyj analiz formirovanija potokov fosfora na primere vodosbora L (...)

36Ce projet a rassemblé des historiens et des biologistes afin de reconstruire sur le long terme les dynamiques de population des principales espèces cibles de la pêche maritime mondiale. Du fait du manque de données statistiques fiables sur les pêcheries dans les eaux russes avant le xx^e siècle (le même problème se posant dans la plupart des autres pays), les données extraites par les historiens à partir des documents fiscaux des siècles précédents se sont révélées très précieuses. En effet, la modélisation biologique des dynamiques des populations de poissons et d’autres espèces marines n’a été possible qu’une fois les données des documents économiques compilées et interprétées. Les archives des monastères étant l’unique source de données quasi statistiques disponibles pour une analyse quantitative, l’expertise de l’analyse de ces sources, si spécifiques et complexes, a été un élément clé de la réussite du projet58. De fait, dans le sillage de leur travail sur le projet HMAP, combinant analyse traditionnelle des sources et recherche interdisciplinaire, Zoia Dmitrieva et ses étudiants ont réalisé une étude interdisciplinaire sur les monastères du Nord de la Russie comme acteurs économiques dans l’histoire atlantique au sens large59. Les résultats de ce projet ont été synthétisés dans un ouvrage60. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que Zoia Dmitrieva collaborait avec des scientifiques. Déjà en 1988, elle avait effectué des recherches avec des limnologues et publié une analyse du flux de phosphore dans le lac Ladoga, elle y calculait l’impact de l’agriculture du xvii^e siècle sur l’eutrophisation du lac61. L’importance qu’elle accordait à ce type de collaboration interdisciplinaire a contribué à élargir la vision et l’analyse des documents historiques, car les scientifiques posaient de nouvelles questions auxquelles les historiens ne pouvaient répondre seuls.

• 62 Voir par exemple M. Dadykina, « Upravljaja prostranstvom: organizacija Spaso-Prilutckim monastyrem (...)

37Les historiens économiques russes, et plus particulièrement les spécialistes du début de l’époque moderne, se sont également consacrés à l’histoire des infrastructures et des activités visant à les créer et à les entretenir, rassemblées sous le terme de « travail infrastructurel ». Ce sujet est au cœur de la recherche interdisciplinaire en histoire des technologies, des sciences, de la mobilité, des transports et de l’environnement. L’étude des activités et des stratégies de vie d’acteurs spécifiques de ces processus nous permet de mieux comprendre comment ces systèmes d’infrastructure ont été formés, mais aussi comment ils ont évolué62.

• 63 https://gpih.ucdavis.edu/
• 64 E.M. Lupanova, Istorija zakrepoščenija prirodnogo resursa. Lesnoe hozjaistvo v Rossii 1696-1802 gg. (...)

46À l’ère du numérique, les données sur l’économie russe du début de l’époque moderne sont désormais intégrées (ou en passe de l’être) à de grandes bases de données disponibles en ligne, comme celle du « Global Price and Income History Group »63. Les données sur lesquelles repose le champ sont désormais accessibles à tous et la maîtrise des compétences spécifiques développées par les chercheurs soviétiques et postsoviétiques n’est plus une condition requise pour y avoir accès. Cependant, accéder facilement aux données est une chose, être en mesure de les interpréter correctement en est une autre. L’avenir de la discipline dépend de la collaboration entre toutes les parties prenantes et d’un regain d’intérêt du public et des universitaires pour l’explication, la conceptualisation et même l’imagination du passé national et international en termes économiques. Les études sur l’État moderne, influencées par Foucault, ont conduit à interroger le rôle joué par la comptabilité dans le contrôle des ressources par l’État, tandis que le « tournant matériel » a suscité des réflexions sur ce qu’est une « ressource » et sur la manière dont elle est construite et par qui. Dans cette perspective, les travaux sur l’histoire du contrôle étatique des ressources forestières ont été assez féconds, s’agissant notamment de la place de la forêt comme moteur de l’économie au début de l’époque moderne64. Les travaux récents portent sur des documents du xix^e siècle et du début du xx^e siècle, mais le sujet est également pertinent pour des périodes antérieures. Les connaissances et l’expertise des historiens économiques du début de l’époque moderne sont donc essentielles pour comprendre les relations de l’Homme et de la nature, c’est-à-dire le processus de transformation de l’environnement naturel sous l’effet des activités économiques humaines sur la longue durée. Elles peuvent également aider les historiens de l’époque contemporaine à réaliser que de nombreux problèmes sont en réalité enracinés dans des époques assez lointaines, et qu’elles peuvent donc fournir des enseignements « utilisables » par les décideurs.

• 65 Jonathan Oldfield, Julia Lajus, Denis J.B. Shaw, « Conceptualizing and Utilizing the Natural Enviro (...)

47Compte tenu de leur richesse et de leur variété, les ressources naturelles de la Russie demeurent un sujet d’intérêt et de débat65. La recherche récente dans le domaine de l’environnement, de l’histoire économique et dans d’autres domaines connexes a démontré l’étendue et la complexité des interactions entre l’Homme et l’environnement naturel dans l’histoire de la Russie. L’histoire de l’exploration et de l’utilisation des ressources constitue donc une partie importante de l’histoire de la colonisation russe qui, en tant que processus sociopolitique, a défini de manière substantielle l’histoire économique et environnementale de la Russie. Ces deux disciplines sont étroitement liées à l’histoire des ressources et surtout à l’histoire de la colonisation. Il n’est pas étonnant que la colonisation monastique – qui constitue l’une des vagues de colonisation les plus importantes dans la Russie du début de l’époque moderne – joue un rôle si important dans ces recherches. En tant qu’experte de premier plan de l’histoire de l’économie monastique au début de l’époque moderne, Z. Dmitrieva a eu une influence considérable sur le développement de ce champ de la recherche. Elle et ses étudiants ont su négocier le cap des innovations méthodologiques dans leur domaine de recherche et saisir les opportunités qui se présentaient. Être conscient de cette réussite permet de mieux appréhender la façon dont la communauté des chercheurs et historiens postsoviétiques s’intègre peu à peu dans le paysage international de la recherche.