2En s’appuyant sur quelques ouvrages classiques sur la question, E.S conclut qu’avant même les guerres coloniales du xix^e siècle, les teips vainakhs ont subi un processus de féodalisation, perdant ainsi leur « structure initiale » (p. 31). La résistance à l’Empire russe et la « première expérience étatique » de l’Imamat de Chamil (pour les Tchétchènes, et non les Ingouches), et surtout la propagation de l’islam soufi, n’ont fait que diviser les teips, rendant la structure des sociétés tchétchène et ingouche plus complexe encore (p. 39). La colonisation, puis les politiques d’indigénisation (korenizacija) (création/formation des élites locales), de collectivisation et l’exil de 1944 à 1957 de ces deux « peuples punis » ont davantage affaibli leurs institutions traditionnelles. Dans les années 1980, pour la plupart des habitants tchétchènes de Grozny interrogés par E.S., les teips n’avaient plus d’importance. Le teip « a cessé d’exister en tant que structure sociale dans les sociétés tchétchène et ingouche d’aujourd’hui. Les mécanismes de maintien de la cohésion du teip ont disparu (à l’exception des petits teips d’Ingouchie) et le teip est devenu une identité floue, à laquelle les gens attachent des significations différentes, souvent plus fortes chez les hommes ethnocentriques et les traditionalistes » (p. 89).

3Après l’effondrement de l’URSS, les tentatives de raviver les teips ont échoué. Après la proclamation de l’indépendance en novembre 1990, la scène politique tchétchène était surtout dominée par un bras de fer entre le premier président, Džohar Dudaev, et le Parlement. Le 11 décembre 1994, les troupes russes entrent en Tchétchénie. On peut regretter que la première guerre tchétchène reste hors du champ de l’analyse d’E.S. Elle note seulement que la guerre a permis une réislamisation de la société et que les teips n’ont pas joué de rôle important dans l’organisation de la résistance armée tchétchène. L’exclusion de l’analyse des deux guerres, qui, selon E.S., ont profondément affecté la société tchétchène, rend l’analyse de l’auteur incomplète.

4Les chapitres 7, 8 et 9 sont consacrés à l’histoire de l’Ingouchie contemporaine. Comme l’explique E.S., le processus politique en Ingouchie a été déterminé par une question territoriale qui n’a pas été résolue à ce jour : le district de Prigorodnyj qui a été cédé à l’Ossétie du Nord lors de la déportation des Ingouches en Asie centrale en 1944. La loi de 1991, ses articles 3 et 6 sur la « réhabilitation territoriale », donnait aux Ingouches le droit et l’espoir de récupérer ces territoires. Cependant, après le début d’affrontements sanglants entre Ossètes et Ingouches en 1992, « les troupes russes sont arrivées dans la région, séparant d’abord les parties belligérantes, puis se joignant aux forces intérieures de l’Ossétie du Nord et aux combattants paramilitaires de l’Ossétie du Sud, forçant entre 40 000 et 60 000 civils ingouches à quitter la région de Prigorodnyj et Vladikavkaz » (p. 155).

5Le premier président de l’Ingouchie, Ruslan Aušev (1992-2001), avait pour mission de normaliser la situation politique et de restaurer l’économie ingouche, l’une des régions les plus déshéritées de Russie. Selon son premier ministre Ahmed Malsagov (1999-2002), sa politique n’était pas « celle de clans, mais il y avait un élément de parenté ». (p. 175) – les adversaires d’Aušev l’accusant de transformer la république en « Aušetija ». Alors qu’Aušev était un militaire de carrière qui avait combattu les talibans en Afghanistan à l’époque soviétique, les présidents suivants étaient des représentants des services de sécurité : Murat Zyazikov était un général du FSB, et Yunus-Bek Yevkurov un général du GRU (service de renseignement militaire). En effet, après les événements de 2004, lorsqu’un groupe d’environ six cents hommes a attaqué l’Ingouchie, elle s’est transformée en scène d’affrontements entre les forces fédérales et le mouvement djihadiste pan-caucasien. En échange du financement de programmes socioéconomiques, dont une grande partie a été pillée par les fonctionnaires fédéraux et locaux, le Kremlin a pratiquement étouffé toute vie politique dans la république en la privant de la souveraineté, comme dans d’autres régions. Malgré cela, en 2018, un accord secrètement signé avec Ramzan Kadyrov, prévoyant la cession d’un tiers des terres ingouches à la république voisine, a fait vaciller le pouvoir d’Evkurov. Cette décision a provoqué des manifestations de masse, organisées par l’opposition, notamment le Conseil des teips. La répression de ce mouvement d’opposition a réduit le rôle du Conseil des teips à un rôle négligeable (p. 210).

6La Tchétchénie de Kadyrov, selon E.S, « pourrait être qualifiée de société de clan – mais ce “clan” politique n’a rien à voir avec la structure traditionnelle ou la descendance tchétchène » (p. 229). Akhmad Kadyrov (père), nommé chef de l’administration russe en Tchétchénie le 12 juin 2000, était membre d’un des groupes armés ayant fait défection à la Russie pendant la deuxième guerre tchétchène. Ancien mufti de l’Ichkérie indépendante, Kadyrov a su évincer habilement (et brutalement) ses rivaux politiques et constituer un corps armé – les tristement célèbres kadyrovtsy – à la tête duquel il a placé son jeune fils Ramzan. Après la mort de son père, Ramzan a continué à consolider son pouvoir en distribuant tous les pouvoirs de la république à ses proches parents et amis.

7Selon E.S., la Tchétchénie de Kadyrov possède tous les attributs d’un État indépendant selon M. Mann : frontières fixes, système fiscal parallèle, services de sécurité, etc. à l’exception de la base économique, de la légitimité et d’un corps d’État bien institutionnalisé. E.S. arrive ainsi à la conclusion paradoxale que le projet Kadyrov est à la fois le plus réussi des projets de construction d’État dans la période postsoviétique, mais qu’il ne peut exister sans la tutelle du Kremlin : « si et quand le soutien du Kremlin sera retiré, le régime s’effondrera en un rien de temps, détruit par ses propres membres, ses opposants et par de nombreux ennemis de sang qui – conformément à l’adat [ici droit coutumier] – peuvent attendre des décennies pour “prendre leur sang” » (p. 229).