1Ville la plus au nord de la Russie, édifiée au-delà du cercle arctique et peuplée d’environ 200 000 habitants, Norilsk présente des caractéristiques extrêmes. Des mois entiers s’y passent sous la nuit polaire, les températures descendent sous les 50 degrés en hiver, et la ville n’est accessible que par bateau ou par avion. Elle est issue d’un goulag créé en 1935 pour l’exploitation du nickel et du palladium, le Noril´lag. Elle fut ainsi construite par les prisonniers sous la direction du NKVD et ne fut érigée en commune qu’en 1955. Aujourd’hui, elle demeure la base productive du groupe minier Nornickel, cependant que des décennies de pollution ont rendu son environnement encore plus inhospitalier. L’urbanisme et l’architecture du centre-ville rappellent Saint-Pétersbourg, mais aussi Erevan. En effet, plusieurs de ses voies et bâtiments furent réalisés selon les plans de deux architectes arméniens qui y furent détenus de 1938 à 1955, Kevork Kotchar (1901-1973) et Mikael Mazmanian (1899-1971). L’ouvrage retrace leurs carrières et leurs réalisations, en Arménie comme à Norilsk. Illustré d’une riche iconographie, il reproduit également d’intéressants documents consultés dans des collections familiales ou aux Archives nationales d’Arménie. Y figurent notamment le procès-verbal de l’interrogatoire de Kotchar en 1937 et une demande de grâce adressée à Stalin par les enfants de Mazmanian en 1946.

2Kotchar et Mazmanian naquirent à Tiflis, alors capitale de la province de Transcaucasie. Liés depuis l’enfance, ils étudièrent au collège Nersessian, lieu de formation des élites arméniennes. Dans ce collège étudia également un autre architecte, leur aîné de quelques années, Karo Halabian (1897-1959). Celui-ci accompagna leurs débuts, avant de connaître une carrière à succès marquée par d’importantes commandes et positions officielles. Devenu secrétaire de l’Union des architectes de l’URSS de 1932 à 1950, il s’efforça toujours de les protéger. Au début des années vingt, tous trois partirent se former à Moscou et travaillèrent dans le cadre des studios des studios artistiques et techniques VHutemas. Ces studios, fondés par un décret de Lenin en décembre 1920, visaient à refonder l’esthétique et l’architecture selon les principes du constructivisme et du rationalisme, comme le Bauhaus à la même époque. Kotchar, Halabian et Mazmanian signèrent ensemble en 1929 un projet de monument à Stepan Chahoumian et aux 26 Commissaires de Bakou, dans lequel une sphère blanche, posée sur une structure en gradins, rappelle le projet de cénotaphe à Newton par Etienne-Louis Boullée.

3Revenus en Arménie, les trois architectes y apportent les principes d’une architecture moderne et fonctionnelle. Membres fondateurs du VOPRA (Société pan-russe des architectes prolétariens), ils participent également au groupe OPRA (Organisation des architectes prolétariens d’Arménie). Alors que depuis 1925 Alexandre Tamanian (1878-1936) dirige l’aménagement d’Erevan dans un style historiciste et néo-arménien, ils construisent plusieurs édifices de style constructiviste et fonctionnaliste. Leurs bâtiments s’insèrent toutefois dans leur environnement par le rappel de formes vernaculaires ou l’emploi de matériaux locaux comme le tuf et le basalte. Halabian et Mazmanian réalisent ainsi la « Maison en damier » qui rappelle le massif d’habitation Onkel Toms Hütte de Berlin (1926), mais aussi les immeubles persans de la vieille ville. Avec deux autres architectes, Markarian et Safarian, Kotchar et Mazmanian édifient la Cité des ouvriers de la chimie, organisée en unités autonomes de trois étages, aux murs blancs percés de baies vitrées. La liquidation de l’OPRA au profit des Unions de créateurs n’entame en rien leurs carrières. En 1932, tandis qu’Halabian est nommé à la direction de l’Union des architectes, Kotchar se voit accorder celle de l’Union des architectes d’Arménie, avec Mazmanian pour adjoint. Kotchar et Mazmanian réalisent en 1934 la datcha de l’Union des écrivains d’Arménie au bord du lac Sevan, bloc blanc accompagné d’une tour assortie. À Erevan, Kotchar conçoit d’autres édifices : dans la rue Abovian, il collabore au cinéma Moskva, tout en sobres volumes de tuf et de basalte, et au magasin Univermag, posé sur d’imposants pilastres ; avec Rafael Israelian (1908-1973), il réalise le combinat viticole Ararat, dans un style plus monumental et proche des châteaux arméniens, à l’endroit où sous la domination perse s’élevait le Palais des Sardars. En 1934-1936, au croisement des rues Nalbandian et Khandijan, Kotchar conçoit l’immeuble du Club Dzerjinski, autrement dit du GPU. L’édifice, juché sur un unique pilotis, à la structure hélicoïdale apparente, avec de grandes baies vitrées sur la façade, présente des lignes particulièrement dynamiques qui n’évoquent guère sa sinistre fonction. Mazmanian réalise avec Markarian un Palais du livre, dans un style qui marque le retour au classicisme, conformément aux nouvelles directives dont témoigne le schéma de planification urbaine de Moscou de 1935.

5La création de Noril´lag comme complexe minier et véritable ville sous la responsabilité du NKVD avait été décidée en 1935. Les travaux avaient peu avancé jusqu’en octobre 1937, où put entrer en service une petite ligne ferroviaire reliant le site au port fluvial de Dudinka. Un défi technique était de parvenir à construire sur le pergélisol de grands édifices, générateurs de chaleur du fait de leur poids. La solution fut trouvée par un ingénieur et géologue également déporté à Norilsk en 1936, Mihajl Vasil´evič Kim (1907-1970), qui préconisa de faire reposer les immeubles sur des pylônes en béton ancrés dans le substrat rocheux lorsque celui-ci se trouve à une profondeur raisonnable. Cette contrainte explique la dispersion des principaux bâtiments industriels.

7Kotchar et Mazmanian furent libérés en 1955. Mazmanian rentra en Arménie et travailla jusqu’en 1965 au nouveau quartier d’Artchapniak, première application à Erevan des quartiers d’habitation de l’époque de Hruščev. Il participa ensuite au plan d’urbanisme de 1971. Kotchar fut architecte en chef de Krasnojarsk de 1955 à 1959 et revint en Arménie en 1960. Il contribua jusqu’à sa mort en 1973 au nouvel essor de l’architecture arménienne. Sur les bords du lac Sevan, il réalisa notamment deux bâtiments promis à une grande célébrité. À la datcha de l’Union des écrivains, il ajouta une cantine panoramique sur pilotis qui fait penser immanquablement au nid des marsupilami, tandis qu’une autre datcha, destinée au premier secrétaire du PC d’Arménie, fut édifiée dans le même style. Ces deux constructions sont devenues des images de la modernité des années 1960 et de la civilisation des loisirs soviétique. Avec justesse, l’auteure avance l’hypothèse qu’elles doivent sans doute leur structure décollée du sol au souvenir des pilotis de Norilsk.