Michel NIQUEUX, Le conservatisme russe d’aujourd’hui. Essai de généalogie
Michel NIQUEUX, Le conservatisme russe d’aujourd’hui. Essai de généalogie, Presses universitaires de Caen, 314 p.
Texte intégral
1Cinq ans après avoir publié une anthologie très remarquée sur L’Occident vu de Russie, Michel Niqueux propose dans cet ouvrage une non moins importante anthologie du conservatisme russe à travers ses principaux auteurs et acteurs.
2L’auteur insiste sur le fait que l’étude historique du conservatisme en Russie est nécessaire à la compréhension du régime actuel en Russie et de ses relations avec l’Occident et, afin d’éclairer le conservatisme russe d’aujourd’hui, il présente une étude historique et chronologique des courants de pensées, de Pierre le Grand à la Russie contemporaine via le long dix-neuvième siècle et les profonds bouleversements du vingtième siècle.
3Le conservatisme russe, contrairement à ses dérives nationalistes et extrémistes bien balisées par la littérature, a trop peu fait l’objet en Occident, d’études systématiques et comparatives. C’est cette lacune que l’auteur se propose de combler avec le présent ouvrage.
4Rappelant dès l’introduction que le conservatisme est par définition non radical et qu’il existe non pas un mais plusieurs conservatismes, l’auteur met en avant combien ceux-ci se sont construits en rapport à l’Occident, et notamment à la philosophie des Lumières et à la Révolution française. Il rend compte à travers cette rétrospective de l’éternel débat qui a traversé l’histoire de la Russie à savoir l’attitude à adopter face à l’Europe, entre imitation et mise en place d’une voie qui lui serait propre.
5La première partie de l’ouvrage retrace l’essor du conservatisme dès le xviiie siècle et les réformes de Pierre le Grand pour s’achever à la chute de la monarchie russe en 1917. L’auteur identifie et passe en revue les principaux auteurs et penseurs conservateurs et illustre son propos de nombreux extraits qui rendent compte des débats majeurs qui ont animé les différents courants au fil des événements marquants de l’histoire russe : les guerres napoléoniennes, la défaite en Crimée, l’abolition du servage en 1861, l’assassinat d’Aleksandr II, et la réaction qui s’en est suivi. Tous ces événements ont marqué et modelé l’évolution des pensées conservatrices en Russie. La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse à la destinée du conservatisme dans l’émigration, à l’incarnation d’un conservatisme stalinien et, enfin, à sa reconfiguration dans la dissidence des dernières décennies soviétiques avant de devenir « l’idéologie officielle » du poutinisme en 2009.
6Né en réaction aux réformes de Pierre le Grand et à la gallomanie des élites russes, le conservatisme du xviiie siècle et du début xixe siècle se consolide en opposition à l’influence de la Révolution française et des guerres napoléoniennes et est porté sur les fonts baptismaux par Nikolaj Karamzin considéré comme le père du libéralisme et du conservatisme russe.
7Une attention toute particulière est portée dans la première partie au long dix-neuvième siècle au cours duquel la pensée conservatrice n’a cessé de s’épanouir : c’est en effet sous le règne de Nikolaj 1er qu’un conservatisme officiel voit le jour. Reposant sur trois piliers : l’orthodoxie, l’autocratie et la nationalité, le concept élaboré par Sergej Uvarov, ministre de l’Instruction, sera la pierre angulaire des conservatismes russes jusqu’aux révolutions de 1917. Outre Uvarov et d’autres auteurs peu familiers au lecteur français, c’est Aleksandr Puškin qui est mis en avant comme représentant d’un conservatisme libéral et modéré ouvert à un progrès mais uniquement par le haut, rejetant ainsi toute idée de rupture révolutionnaire pour y parvenir. C’est sous ce même règne que la pensée slavophile qui se développera sous le règne suivant, prend son essor.
8Les règnes d’Aleksandr II et d’Aleksandr III sont à bien des égards déterminants dans l’évolution de ces conservatismes. La défaite en Crimée, l’abolition du servage et la réaction qui a suivi l’assassinat du « Tsar libérateur » en 1881 provoquent un questionnement existentiel propice au développement d’un conservatisme critique autour des écrivains slavophiles. Fustigeant aussi bien le conservatisme officiel et ses dérives bureaucratiques que les Occidentalistes, les conservateurs slavophiles proposent un conservatisme culturel que l’auteur qualifie de civilisationnel. Loin de rejeter toute idée de progrès, celui-ci doit être le fruit d’un cheminement interne et ne peut en aucun cas être imposé de l’extérieur. Il n’est donc, dans un premier temps, pas réactionnaire. L’auteur s’attarde ici sur la pensée complexe de Dostoevskij qui, bien que devenu critique à l’égard de l’Occident et ayant perdu selon lui sa spiritualité, prône cependant des emprunts à condition qu’ils soient enracinés dans le sol russe.
9La fin de la première partie retrace la déviation de plus en plus radicale du conservatisme dans la seconde moitié du xixe siècle porté notamment par Nikolaj Danilevskij et Konstantin Leont´ev qui opposent frontalement les civilisations européenne et slave comme distinctes et amenées à s’affronter. Le rôle de Konstantin Pobedonoscev, procureur du Saint-Synode sous Aleksandr III et un des piliers officiels de ce conservatisme radical est aussi à souligner. Ce conservatisme finira par dériver à la fin du régime monarchique en un nationalisme réactionnaire et extrémiste qui sera aux yeux de l’auteur fatal à la monarchie. Ce nationalisme dévoyé est principalement incarné au tournant du xxe siècle par l’Union du peuple russe qualifiée de « préfasciste » et les Centuries Noires, milice antisémite.
10Tous ces courants se rejoignent dans le rejet de l’individualisme, du contractualisme et du rationalisme des Lumières, véritable repoussoir, et dans la promotion d’une conception organique de l’État de la société. Alors que certains préconisent de geler l’évolution de la Russie arguant que tout progrès trop rapide mènerait à un pourrissement à l’instar de l’Occident, la majorité des conservateurs du xixe siècle s’accordent à penser que le progrès est nécessaire, mais qu’il doit suivre un rythme naturel, tenir compte des spécificités russes et s’appuyer avant tout sur l’Église et le tsar. On l’aura compris malgré leurs différentes variantes identifiées par l’auteur, les conservatismes ont pour objectif commun de protéger mais aussi de consolider le système autocratique qui est le plus à même de protéger la Russie des soubresauts révolutionnaires et de l’influence néfaste de l’Occident.
11Dans la seconde partie de l’ouvrage, qui traite de la trajectoire du conservatisme durant les périodes soviétiques et postsoviétiques, l’auteur s’intéresse tout d’abord aux auteurs de l’émigration et notamment aux œuvres d’Ivan Ilin et de Nikolaj Berdiaev, aujourd’hui réhabilités et cités en référence par le pouvoir, mais qui avaient dû alors prendre le chemin de l’exil après la révolution russe.
12Bien que l’auteur voie dans le stalinisme un tournant conservateur volontiers grand-russe par rapport à l’internationalisme révolutionnaire, c’est surtout durant la période brejnévienne que le conservatisme se reconstitue, d’abord dans la dissidence et dans les débats sur l’avenir de la Russie auxquels participent ses principaux auteurs qui ont animé la période de la perestroïka. Alliés dans un premier temps à Gorbačev, les conservateurs russes représentés finiront par s’y opposer, devant ce qu’ils jugent être une occidentalisation mortifère de la Russie. Aleksandr Solženitsyn est présenté comme l’auteur conservateur le plus important de la seconde moitié du xxe siècle. Rejetant le communisme et la démocratie occidentale, c’est un véritable manifeste conservateur qu’il propose au pays à la chute de l’URSS. La période postsoviétique, elle, est marquée par un éclatement de la pensée conservatrice entre un conservatisme de gauche incarné par le courant neoeurasiste et les nationaux bolcheviks, et les conservateurs de droite réunis autour de la figure d’Aleksandr Prohanov, et tous opposés à la politique de Boris El´cin.
13Cette seconde partie s’achève sur l’arrivée de Vladimir Putin et l’instrumentalisation des principaux auteurs conservateurs à des fins de légitimation politique et de confrontation avec l’Occident. Puisant pêle-mêle dans le conservatisme radical de N. Danilevskij et les philosophies d’I. Ilin et de N. Berdiaev, ce conservatisme fait l’objet d’une récupération qui débouche, pour l’auteur, sur un populisme simplificateur. L’auteur dresse l’itinéraire d’un conservatisme officiel constituant pour le pouvoir en place le meilleur rempart contre toute tentative de déstabilisation de l’extérieur et qui se pose en contre-modèle, voire en alternative à la mondialisation portée par les valeurs libérales de l’Occident jugées décadentes.
14Enfin, l’auteur conclut son ouvrage en rapprochant le conservatisme officiel actuel de sa dérive nationaliste et réactionnaire de la fin de la monarchie et qui a précipité selon lui sa perte.
15L’ouvrage offre un panorama essentiel et exhaustif de l’histoire du conservatisme russe. S’il fallait se permettre une critique, on pourrait regretter un léger déséquilibre dans la construction de l’ouvrage. Malgré son titre, la partie consacrée au conservatisme d’avant la révolution de 1917 occupe une place prédominante. Néanmoins, sa portée pédagogique est indéniable et constitue une contribution importante à l’histoire de la philosophie politique russe en langue française. Véritable boîte à outils, l’ouvrage donne accès à des auteurs souvent méconnus et propose des extraits inédits pour la plupart, traduits en français par l’auteur. Il constitue une excellente porte d’entrée tant pour l’étudiant que pour le lecteur profane à l’étude approfondie des principaux tenants du conservatisme, indispensable à la compréhension des enjeux du présent.
Pour citer cet article
Référence papier
Thomas da Silva, « Michel NIQUEUX, Le conservatisme russe d’aujourd’hui. Essai de généalogie », Cahiers du monde russe, 64/3-4 | 2023, 770-772.
Référence électronique
Thomas da Silva, « Michel NIQUEUX, Le conservatisme russe d’aujourd’hui. Essai de généalogie », Cahiers du monde russe [En ligne], 64/3-4 | 2023, mis en ligne le 20 octobre 2023, consulté le 13 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/monderusse/14444 ; DOI : https://doi.org/10.4000/monderusse.14444
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