• 1 Sans précision, les dates s’entendent ap. J.-C. Justification du champ chronologique précis (14-70 (...)
• 2 Les problématiques liées au corps de l’empereur à Rome ont récemment été mises en avant par les tr (...)
• 3 Il n’est pas dans notre objectif de déterminer dans quel(s) segment(s) de la plèbe urbaine (entend (...)

1L’objectif de la présente contribution est d’interroger le caractère proprement politique des discours attribués à la foule urbaine et portant sur le corps des Princes à Rome, au i^er siècle1, en mobilisant tout particulièrement les outils de la philosophie du pouvoir développés par Michel Foucault2. Plus précisément, il s’agit d’appliquer son approche microphysique du pouvoir aux relations entre la foule urbaine et les élites du premier principat, afin d’étudier les modalités par lesquelles la plèbe de Rome3 pouvait incarner une force contraignante dans les relations de pouvoir et agir sur le Prince ou son entourage, détenteurs de l’autorité politique. Sur ce sujet, le principal apport de Michel Foucault a consisté à ne plus interroger le pouvoir au prisme d’une théorie univoque de la domination. Consubstantiel aux relations sociales, le pouvoir, selon lui, ne se définit pas comme une « opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés » (Foucault 1976, p. 124) ; il ne doit pas être conçu comme « un phénomène de domination massif et homogène » (Foucault 1997, p. 26), mais bien plutôt comme un réseau au sein duquel se nouent de nombreuses relations qui n’ont rien d’unilatéral. Ainsi, dans cette « multiplicité des rapports de force » (Foucault 1997, p. 254) où s’incarne le pouvoir, le « dominé » n’est pas moins susceptible d’exercer du pouvoir que le « dominant ».

• 4 Sur cette question, voir surtout Hollard 2010, p. 198-205. Pour Tacite, cette évolution représenta (...)
• 5 La question du rapport de grande proximité entre la plèbe et « son » Prince à l’époque impériale a (...)
• 6 Pour reprendre l’expression de Claude Nicolet, qui désignait ainsi les pratiques situées « en deho (...)

2Cette réflexion du philosophe peut être appliquée à la Rome du i^er siècle de notre ère, avec toute la prudence qu’appelle bien sûr l’utilisation de notions contemporaines pour une aire chrono-culturelle aussi lointaine. De fait, les réformes des comices centuriates, menées depuis l’époque augustéenne et achevées par Tibère, finirent de transformer l’intervention du peuple dans le processus électoral en un rôle d’acquiescement certes essentiel, mais uniquement formel – en d’autres termes, en une perte théorique de pouvoir4. Toutefois, si, sous les Julio-Claudiens, la voie institutionnelle n’offrait pas, ou plus, un lieu d’exercice effectif du pouvoir pour la plèbe urbaine, l’évolution du régime permit l’émergence d’un très grand nombre de lieux et d’occasions où la foule pouvait s’adresser directement au Prince5. Quoique n’appartenant pas aux institutions politiques à proprement parler, ces cérémonies diverses (jeux, aduentus, rencontres informelles sur le Palatin ou dans les rues de Rome) représentaient autant d’occasions lors desquelles certains segments de la plèbe urbaine faisaient entendre leur voix à l’empereur, dont on attendait qu’il y fût attentif et qu’il s’y montrât sensible. Véritables « langages parallèles » du politique6, ces discours collectifs peuvent être analysés comme des moyens pour les groupes infra-équestres d’exercer sur les autorités publiques un pouvoir effectif dont les évolutions institutionnelles les avaient en partie privés.

• 7 Nous nous appuyons ici sur la base de données des actions collectives de la plèbe (des Gracques à (...)
• 8 Le seul contre-exemple pour notre période est celui de l’agression de Claude sur le Forum dans le (...)
• 9 Pour les onze cas tirés de la base de données constituée par Cyril Courrier (cf. supra, note 7), c (...)
• 10 Tacite, Annales, 4.29. Le châtiment du culleus consistait à être fouetté, enfermé dans un sac avec (...)
• 11 En 59, des inscriptions menacent Néron du châtiment du sac (Suétone, Vie de Néron, 45). La plèbe n (...)
• 12 Plutarque, Vie d’Othon, 2 parle d’un châtiment (κόλασις) demandé par la ville tout entière.
• 13 Au début du règne de Claude, une rumeur selon laquelle l’empereur avait été assassiné à Ostie cond (...)
• 14 Suétone, Vie de Galba, 20 ; Vie de Vitellius, 17.

3Le croisement entre l’étude des discours collectifs et la problématique du corps met en lumière cette réversibilité des relations de pouvoir. Si l’on s’intéresse aux attaques que les plébéiens réservèrent aux corps des aristocrates sur la période interrogée, on constate que c’est moins en actes qu’en paroles qu’ils procédèrent7. Les cas d’agression et de lynchage existent, bien entendu, de celui de Séjan en 31 (Cassius Dion, Histoire romaine, 58, 11) jusqu’à celui de Flavius Sabinus en décembre 69 (Tacite, Histoires, 3, 74), mais ils se produisent presque toujours consécutivement à la chute du personnage en question, voire après sa mort8. Il s’agit certes d’actes politiques significatifs, mais qui paraissent relever davantage de l’exutoire que d’un réel levier d’action. À l’inverse, ce sont bien plus les menaces physiques qui permettent aux foules d’exercer une pression sur les autorités publiques en vue d’obtenir satisfaction, souvent avec succès9. Si l’on définit le pouvoir, toujours suivant Foucault, comme l’acte de « conduire des conduites », donc comme une forme de gouvernement, au sens large qu’avait le terme à l’époque classique (Foucault 1994, p. 237), c’est bien plutôt dans ces paroles qu’on trouvera une manière, pour certains segments infra-équestres de la société romaine, d’exercer du pouvoir. En effet, ces groupes se révélaient capables de mobiliser dans leurs clameurs et leurs rumeurs une potentielle agression physique pour arriver à leurs fins. Le châtiment du culleus fut l’une de ces menaces employées par la plèbe au i^er siècle : en 24, par exemple, elle menaça de ce supplice Vibius Serenus, accusé d’avoir fomenté une accusation de trahison contre son propre père, et le contraignit à quitter la ville10. Ce cas n’est pas isolé : lorsqu’ils tombèrent en disgrâce, Néron11 ou Tigellin12 furent la cible des mêmes menaces, qui pouvaient aussi toucher le Sénat13. Même le corps effectivement outragé est susceptible de l’être une seconde fois – et presque plus grièvement – par les mots, à l’instar de celui de Tibère, de Galba ou de Vitellius14, humiliés pour leurs vices physiques après avoir été lynchés par la foule. Le corps devient donc objet de discours dans la voix populaire, et, tout autant que les agressions effectives, ces paroles collectives disent quelque chose des relations de pouvoir dans la Rome du i^er siècle.

• 15 Voir par exemple au sujet des rumeurs Autin 2019a, p. 487, n. 2080 pour un relevé statistique rapi (...)
• 16 Sur l’importance de cette première transmission, voir Hurlet 2008, p. 99-102 et 2015, p. 135 : « C (...)
• 17 Sur les libelli et les rescripta adressés au Prince, en particulier sous Hadrien, voir Millar 1977 (...)

4Nous analyserons donc les discours populaires sur le corps des Princes pour les enjeux de pouvoir qu’ils incarnent, autrement dit pour leur valeur proprement politique. Cela suppose d’aller contre les sources littéraires qui, la plupart du temps, les donnent comme non politiques et comme anecdotiques : ce sera l’objet d’une rapide première partie. Nous insisterons ensuite sur la valeur très pratique, et non uniquement symbolique, du corps du dirigeant aux yeux des foules urbaines. Enfin, nous montrerons comment l’image qu’on se faisait dans la plèbe romaine du corps du Prince servit de point de bascule à des pratiques de contestation de l’empereur. Ce dernier point explique de façon rétrospective le champ chronologique retenu, de 14 à 70, soit de l’accession au pouvoir de Tibère à celle de Vespasien. Outre qu’il se superpose ainsi à la période traitée dans ce qui nous est parvenu des œuvres annalistiques de Tacite, un historien dont la sensibilité aux actes et discours de la plèbe n’est plus à démontrer15 et qui fournira bon nombre des exemples traités ci-dessous, ce périmètre, raisonnable pour un article, permet d’observer la multiplication des propos anonymes sur le corps des dirigeants à mesure que la dynastie julio-claudienne perd en légitimité et en acceptation. Plutôt rares au moment où Tibère succède à Auguste, entérinant de fait la transmission dynastique du pouvoir16, ce type de prises de parole collectives et anonymes sont de plus en plus fréquentes au cours du principat néronien, tout particulièrement après 59, date de l’assassinat d’Agrippine, et abondent pendant l’année des quatre empereurs, jusqu’aux premiers moments (troublés) du règne de Vespasien. La profonde intrication des problématiques de légitimation et de construction dynastique avec les discours collectifs sur le corps du Prince se révèle donc dans l’étude d’une période où une dynastie bien installée cède la place à une dynastie encore fragile, après plus d’un an de guerre civile – à une époque, enfin, où la communication écrite entre citoyens et empereur ne connaît pas le degré d’institutionnalisation qu’elle aura sous les Antonins17.

• 18 Voir Flaig 2019 [1992], p. 21-27 ; les concepts allemands « maximischer und berichthafter Diskurs  (...)

5Conférer une valeur politique aux discours populaires sur le corps des empereurs implique d’abord de passer outre les commentaires méprisants des sources littéraires qui les transmettent, en particulier dans l’historiographie romaine. Sur ce sujet, on constate en effet chez les historiens romains l’opposition mise en lumière par Egon Flaig entre le « discours maximique », c’est-à-dire le discours sentencieux par lequel les auteurs défendent l’ordre aristocratique auquel ils adhèrent, et le « discours positif », qui, sous ce vernis idéologique, livre une image plus nuancée des événements historiques18.

• 19 Ipsa aetas Galbae inrisui ac fastidio erat adsuetis iuuentae Neronis et imperatores forma ac decor (...)
• 20 Pour l’analyse de ce syntagme chez Tacite et de ses implications, voir surtout Aubrion 1985, p. 22 (...)
• 21 Paucis iudicium aut rei publicae amor (Tacite, Histoires, 1, 12).

6Un exemple très net de ce phénomène est fourni par le dénigrement dont Tacite témoigne en rapportant les propos qui agitent la plèbe romaine au début de l’année 69. Les discussions fusent alors à propos de la vieillesse de Galba : « C’était précisément l’âge de Galba qui appelait les moqueries et le dégoût de ceux qui, habitués à la jeunesse de Néron, comparaient les empereurs par leur beauté et leur charme, comme de coutume dans la foule19. » L’incise généralisante ut est mos uulgi, fréquente chez Tacite20, constitue bien un commentaire méprisant des vices de la foule et entre dans la critique plus générale d’une prétendue dépolitisation de ces groupes, à laquelle est opposé quelques chapitres plus loin « le petit nombre » (composé, très probablement, de sénateurs) qui « témoignait du discernement et de l’amour pour l’État21 ». À y regarder de plus près cependant, on constate bien que le comportement du uulgus à l’égard de Néron et de Galba, stigmatisé comme passionnel et donc non politique par Tacite, procède bien d’un acte de réflexion : le latin dit comparare, ce qui suppose une opération intellectuelle et une volonté de comparaison (cum-), comme nous le verrons dans la troisième partie de ce travail, où il conviendra de dépasser le niveau de la sentence aristocratique pour comprendre les enjeux politiques de tels discours.

• 22 C’est essentiellement par facilité et contraint par l’espace limité d’un article que nous mobiliso (...)
• 23 Nous n’hésiterons pas à faire nôtre cette réflexion méthodologique de Jean-Michel David à propos d (...)
• 24 Qui, comme l’ancien centurion chez Tite-Live, exhibent leurs cicatrices et en font le signe de leu (...)
• 25 Sur la valeur politique de ce discours, voir surtout Baroin 2002, p. 35-37.
• 26 Face à une littérature riche, nous renvoyons ici à l’essai bibliographique de Gherchanoc et Huet 2 (...)
• 27 L’expression provient de Tacite, Annales, 3, 37, à propos du corps de l’empoisonneuse Martine.

7De fait, le mépris pour tout jugement politique qui procède de l’évaluation de la corporéité d’un individu ne reflète pas ce que nous pouvons connaître de la (ou des) « culture(s) plébéienne(s) » sur la matérialité du corps22. Si le sujet mériterait un développement autrement plus conséquent, l’on peut simplement rappeler ici que le corps plébéien, loin d’être méprisable, pouvait être désigné par les gens du peuple eux-mêmes comme l’élément ontologiquement inaliénable de l’identité d’un individu, si démuni qu’il puisse être. Le texte le plus clair à cet égard se trouve dans un passage de la première décade de Tite-Live, le plaidoyer contre le nexum d’un ancien soldat tombé dans la misère (Tite-Live 2.23). Même si l’annaliste évoque ici les premiers temps de la République, il est très probable que les mots qu’il place dans la bouche de son personnage, dont on ne peut raisonnablement penser qu’ils avaient laissé quelque trace historique que ce soit, soient reconstruits à partir de pratiques contemporaines, datant donc de l’époque augustéenne. Cet argument, assez fréquemment avancé pour des périodes aussi reculées23, est en la matière renforcé par le fait que Tacite rapporte des attitudes tout à fait similaires chez les soldats de Pannonie et de Germanie en 1424. Or, chez Tite-Live, l’ancien centurion met en avant deux séries de marques inscrites sur son corps : d’une part, le service militaire a laissé plusieurs cicatrices sur son buste ; d’autre part, après avoir été réduit au travail forcé par son créditeur, le vieillard a récolté sur son dos de nombreuses traces de coups de fouet25. Quoique ayant tout perdu, son terrain (ager), son patrimoine (fortunae) – en d’autres termes, tous ses biens –, il lui demeure son corps, et avec lui une identité dont personne ne peut le dépouiller. Le corps du plébéien se constitue donc en une surface lisible : c’est un témoin, susceptible de recevoir des « signes » (insignia) forgeant son identité. La différence avec la conception du corps chez les élites romaines est évidente. Là où les aristocrates considèrent que ce sont les marques extérieures qui témoignent du statut du citoyen, par exemple le vêtement et tous les signes qu’il contient26 ou encore les attributs visibles de telle ou telle magistrature (licteurs, etc.), les plébéiens n’hésitaient pas à mettre en lumière leurs signa in corpore27 – autrement dit à revendiquer un « corps-signe », contenant dans sa matérialité l’essence même de l’individu. Ainsi le corps de l’ancien centurion livien se présente-t-il comme une surface totalisante, qui peut être lue, d’un côté, l’aduersum pectus et les marques topiques du service militaire bien accompli, ou de l’autre, le tergum, qui porte celles de l’asservissement.

• 28 Aldrete 1999, p. 28 et suiv. et David 1980, p. 183-184 pour l’importance de l’actio dans l’eloquen (...)
• 29 Est enim actio quasi corporis quaedam eloquentia (Cicéron, L’Orateur, 17, 55).
• 30 Dans le chapitre que Quintilien consacre à ces soutiens visuels de la parole (non limités à la seu (...)
• 31 Comme le fit M. Antonius en exhibant les cicatrices de Manius Aquilius Nepos (Cicéron, De l’Orateu (...)
• 32 Nous renvoyons encore une fois ici aux analyses de J. B. Meister, cf. supra, note 2.

8Cette sensibilité des foules populaires, civils ou soldats, aux signes du corps est encore visible dans les caractéristiques rhétoriques de nombreux discours qui leurs étaient adressées : de fait, comme on le sait depuis plusieurs études importantes28, les orateurs, pour faire effet sur la foule, privilégiaient parmi les cinq parties de la rhétorique celle de l’actio, c’est-à-dire de la performance du discours, très tôt associée à une « éloquence du corps », selon l’expression bien connue de Cicéron29. Pour convaincre le peuple réuni en assemblée, les orateurs pouvaient se servir de ficelles jouant sur la conception du corps-signe chère aux masses30 : la pratique de la part de certains d’entre eux de montrer leurs cicatrices en s’adressant aux foules31, qui fait écho au comportement des soldats vu ci-dessus, témoigne bien, en miroir, de l’attachement du public à une forme de sémiotique du corps. Cette mise au point en forme de bref rappel est de première importance pour notre propos, car elle explique sans doute pourquoi la foule conféra aux signes naturels du corps de l’empereur une valeur politique très concrète, qui n’était pas nécessairement articulée à de grands principes de philosophie politique, à l’inverse de ce que l’on constate chez les auteurs32.

• 33 Kantorowicz 1989 ; réception critique de la théorie de Kantorowicz et proposition d’application po (...)
• 34 Lire tout particulièrement Hurlet 2015, p. 117-129.
• 35 C’est le point de départ de la théorie de l’Akzeptanzsystem avancée par Egon Flaig, tel qu’il est (...)
• 36 Cogitore 2002, p. 161-165 et Hurlet 2015, p. 119-122 pour une définition de ce concept, avec référ (...)
• 37 Cf. Tacite, Annales, 15, 36. À ce sujet, voir l’étude de Virlouvet 1985, en particulier p. 48-49, (...)
• 38 Veyne 1976, p. 636 ; 646-647 : voir quelques exemples pour notre période chez Courrier 2014, p. 70 (...)

10S’intéresser aux enjeux politiques du corps, notamment du corps royal, implique souvent d’envisager, à la suite d’Ernst Kantorowicz33, la dimension symbolique de celui-ci. Pourtant, on ne saurait oublier pour la période qui nous intéresse que la bonne santé physique de l’empereur était d’abord et avant tout le lieu de problématiques très concrètes liées à la nature d’un régime où la personne du Prince est la clef de voûte du système politique, a fortiori dans le jeune régime impérial du i^er siècle. En effet, si les travaux de Frédéric Hurlet ont démontré que la construction dynastique sous les Julio-Claudiens s’inscrivait dans la continuité des structures familiales républicaines34, il n’en reste pas moins que, dans cette monarchie dynastique qui ne s’affirmait pas comme telle et qui ne disposait donc pas à cette époque d’institutions susceptibles de garantir la pérennité du régime35, la faiblesse physique du Prince, centre autour duquel s’organisait toute la domus Augusta36, pouvait mettre en péril la stabilité générale du système politique. Ces remarques générales valent de façon plus aiguë encore pour la plèbe, dont de nombreux éléments de la vie quotidienne dépendaient précisément de mesures dont l’empereur était directement responsable. C’est ainsi qu’ont été expliquées les manifestations violemment sentimentales, à première vue du moins, dont faisait preuve le peuple lors des départs du princeps hors de Rome37. Là où les sources littéraires ont tendance à stigmatiser une effusion affective, il convient de rappeler que des services aussi fondamentaux que l’approvisionnement à prix constant du marché en blé (l’annone) ou que les distributions frumentaires étaient du strict ressort de l’empereur, qui contrôlait lui-même le grenier à blé de Rome, la province d’Égypte (Virlouvet 1985, p. 88‑89), et nommait le préfet de l’annone. En cas de catastrophe naturelle ou d’incendie, il était également attendu que le Prince soutienne personnellement les personnes touchées38. Pour tous ces éléments, la plèbe était en droit d’attendre un Prince présent, et, en quelque sorte, disponible physiquement, c’est-à-dire non empêché par sa santé de se déplacer, de soutenir les victimes et plus généralement de se montrer aux habitants de l’Vrbs.

• 39 Ainsi Plutarque, qui nomme Galba « le vieillard » (ὁ πρεσβύτης, Plutarque, Vie de Galba, 17).
• 40 Comme Nymphidius Sabinus (Plutarque, Vie de Galba, 8), Mithridate du Pont (ibid., 13, 6) ou Titus (...)
• 41 Ainsi les légions de Vitellius à propos du γέρων (vieillard) qu’était Galba (Plutarque, Vie d’Otho (...)
• 42 Cette deuxième catégorie de critiques ne se trouvent pas spécifiquement dans les propos collectifs (...)
• 43 De manière intéressante, l’expression se retrouve deux fois chez Tacite dans des discours collecti (...)
• 44 Voir Tacite, Histoires, 1, 19 ; 1, 26 ; 1, 50. Sur la question complexe de la circulation des nouv (...)

11L’exemple de la mort de Galba illustre bien l’importance toute pratique de la vitalité du corps princier dans la Rome du i^er siècle. Le successeur de Néron est un cas particulièrement exemplaire pour notre sujet de réflexion, tant les critiques sur son corps abondent dans la courte période de son règne (juin 68-janvier 69). Celles-ci sont tantôt prises en charge par les historiens eux-mêmes39, tantôt par des individus isolés40, tantôt par des collectifs (foule urbaine, légions, prétoriens)41. C’est cette dernière catégorie qui retiendra notre attention. Les jugements, essentiellement négatifs, se concentrent sur un point particulier : la vieillesse de Galba, alors âgé de soixante-treize ans (Plutarque, Vie de Galba, 8). Ce reproche procède soit de façon directe, soit par les caractéristiques physiques qui dénotent l’âge, par exemple la calvitie42. En lui-même, l’âge de Galba pourrait n’avoir que peu de rapport avec son corps, si était mobilisé à travers cet élément, par exemple, le stéréotype de la sagesse apportée par la vieillesse ; mais ici, celle-ci est à la fois le point de départ et l’aboutissement d’une faiblesse physique confondante. Ainsi, quand les prétoriens « blâment » (increpare) par leurs propos la sénescence du Prince (Tacite, Histoires, 1, 5), quand un groupe indéterminé – la plèbe urbaine ? – « se moque » (inrisus) de sa décrépitude et lui oppose la fringante jeunesse de Néron (ibid., 1, 7), quand son « âge vénérable » (fessa aetas43) fait spéculer toute la ville sur son successeur (ibid., 1, 12), n’est-ce pas la stabilité de l’Empire, bien plus que le simple état physique de Galba, qui est en jeu, à un moment où se font déjà entendre d’inquiétantes rumeurs quant à la fidélité des légions du Rhin, et où l’on augure qu’il y aura une guerre44 ? La vieillesse de Galba est ainsi, dans sa matérialité même, une faiblesse essentiellement politique, en cela que s’y cristallisent de façon très concrète des enjeux d’ordre « géopolitique ».

• 45 Non sane crebrior tota ciuitate sermo per illos mensis fuerat, primum licentia ac libidine talia l (...)
• 46 Par exemple la célèbre « loaded alternative », dans laquelle le deuxième terme de l’alternative se (...)
• 47 Voir par exemple la critique du uulgus cupiens uoluptatum en Tacite, Annales, 14, 14, entre autres (...)
• 48 Quod ut nuntiatum est, despectui esse non tam senectam suam quam orbitatem ratus, Pisonem Frugi Li (...)

12Ainsi les moqueries à l’égard de ce trait physique gagnent-elles à être envisagées, contre l’opinion des historiens antiques, comme un moyen dont disposaient les foules urbaines pour exercer une pression sur l’empereur et s’assurer ainsi de la stabilité des institutions, essentielle pour elles. Tacite et Suétone rendent visible cette articulation entre critiques physiques et stabilité dynastique. L’auteur des Histoires écrit ainsi, au sujet de l’adoption d’un successeur par Galba : « Dans la cité toute entière, absolument aucune rumeur n’avait été, ces derniers mois, plus fréquente, d’abord parce qu’il était permis et que l’on adorait propager de tels propos, et puis à cause de l’épuisement de l’âge de Galba45. » Fidèle à une technique d’écriture dont on trouve d’autres manifestations46, Tacite juxtapose deux explications à la diffusion des bruits liés à l’adoption. La première tient assurément du « discours maximique », puisqu’elle discrédite les émetteurs de ces rumeurs au prisme d’un jugement moralisant et psychologisant sur leur manque de contrôle social, typique des reproches habituellement faits à la populace par l’historien47. La seconde, en revanche, relève du « discours positif », autrement dit d’une reconstruction plus objective de la causalité historique : la vieillesse de Galba, qui semblait s’accompagner de séquelles physiques (fessa aetate), était objet, sinon d’inquiétude, du moins de discussion chez les Romains. Si l’on passe outre la morgue dont témoigne Tacite, il semble donc que les propos anonymes qui circulaient à Rome se servaient de la vieillesse du Prince comme d’un levier pour exiger l’adoption d’un successeur. La pensée qu’attribue Suétone à Galba au moment de l’annonce de la révolte de l’armée de Germanie supérieure va exactement dans le même sens : « Lorsqu’on lui eut annoncé cela, convaincu que leur mépris portait moins sur sa vieillesse que sur son absence de descendant, il […] adopta Pison Frugi Licianus devant une contio […]48. » Le lien est à nouveau fait ici entre vieillesse et adoption. Suétone lui-même n’a au reste aucun mal à reconnaître que l’âge de Galba avait pour conséquence des problèmes de santé assez graves : dans le portrait qu’il livre à la fin de la biographie, c’est un homme miné par la goutte et par une sorte de tumeur sur le côté qu’il décrit (Suétone, Vie de Galba, 21), un vieillard dont on comprend qu’il pouvait difficilement apparaître aux yeux de la cité comme le garant d’un pouvoir solide. Enfin, la mort de l’empereur le 15 janvier 69 confirme bien cette appréciation : selon Tacite, Galba, trompé par une rumeur annonçant l’élimination d’Othon par les prétoriens, se révèle incapable de « résister à la foule en furie, ni par son âge, ni par son corps » (inruenti turbae neque aetate neque corpore resistens, Tacite, Histoires, 1, 34) et est forcé de se rendre sur le forum, où il sera assassiné. Le balancement entre aetas et corpus, qui tient presque de l’hendiadyn (l’âge expliquant la débilité), est, à nos yeux, des plus éloquents, tout comme l’emploi du participe uictus, emprunté au langage militaire.

• 49 Veyne 1976, p. 539-559 et 701-723. Voir également Courrier 2014, p. 697-721. L’importance des affe (...)
• 50 Déjà pour l’époque républicaine, cf. Laser 1997, p. 194-196. C’est surtout l’objet général du trav (...)

14Cette réflexion posée, il serait tout aussi absurde de nier la part de sentimentalité que ces propos sur la corporéité de l’empereur mettaient également en jeu. Cependant, que ces thématiques se maillent d’une portée symbolique et affective ne doit pas être analysé comme un fait situé hors du champ politique, comme les travaux de Paul Veyne l’ont assez largement souligné49. Il existait donc bien, pour ainsi dire, une imago plébéienne du Prince dans sa corporéité. Dans le princeps idéal, on se représentait quelqu’un de jeune et vigoureux, traits qui étaient certes mis en avant dans l’image officielle du Prince, mais répondaient également à des attentes très concrètes, sans que ces deux dimensions soient contradictoires. Avoir un empereur jeune, c’était se garantir que les problèmes de succession ne se poseraient pas immédiatement ; quant à la vitalité physique du Prince, elle limitait l’angoisse d’une disparition soudaine, souci tout matériel car un tel événement pouvait mettre en péril les institutions qui comptaient pour la plèbe, par exemple le contrôle des prix du marché alimentaire (annone) ou les distributions de blé à la plebs frumentaria. En ce sens, les discours sur le corps du Prince manifestent le très fort désir de stabilité des couches infra-équestres de la société impériale, dont il a été définitivement montré qu’elles n’avaient en aucun cas le caractère révolutionnaire qui leur a été souvent été attribué50.

• 51 Tacite, Histoires, 1, 7. Voir aussi la comparaison faite par la foule (uulgus) entre les valeurs, (...)
• 52 […] rumore senium Galbae et iuuentam Othonis computantium (Tacite, Histoires, 1, 22).
• 53 Comme l’illustre la fréquente association entre rumor et populus ou uulgus, cf. Cogitore 2012, p 4 (...)

16Quand ils évoquaient dans leurs propos le corps des Princes, les acteurs sociaux ne se livraient pas (ou pas uniquement) à un jugement esthétique, mais intégraient cet élément à des considérations politiques, qui peuvent à bon droit être qualifiées de rationnelles. Le vocabulaire des sources est d’ailleurs éloquent. Outre comparare dans le cas de la comparaison physique entre Galba et Néron, terme commenté plus haut51, Tacite évoque, pour la même période, « les rumeurs de ceux qui tenaient compte (computare) de la vieillesse de Galba et de la jeunesse d’Othon52 ». De locuteurs plus indéterminés, ces bruits émanent sans doute, comme la plupart des rumeurs dans la Rome impériale53, de certains segments de la plèbe, à l’image du uulgus qui blâmait le grand âge de Galba quelques chapitres plus tôt. Le substantif utilisé ici, computare, évoque une réflexion presque mathématique, selon le sens premier de putare – preuve que les groupes où circulaient cette rumeur prenaient en considération plusieurs facteurs dans leur analyse de la situation politique fin 68, dont l’âge et la forme des principaux acteurs politiques.

• 54 Le contexte est celui de la comparaison fait par le populus entre Corbulon et Suetonius Paulinus, (...)

17Ces deux termes tacitéens, comparare et computare permettent d’aller plus loin. Tous deux présentent en effet le même préfixe cum-, qui renvoie à l’idée de mise en comparaison ; et, de fait, les « rumeurs populaires », selon le même Tacite, avaient comme particularité de « ne laisse[r] personne sans concurrent » (rumo[r] populi qui neminem sine aemulo sinit, Tacite, Annales, 14, 29)54. Il est vrai que les discours anonymes sur le corps des Princes, et plus généralement des membres de l’élite, sont rarement absolus : il s’agit souvent de rapprocher deux individus par le point d’accroche de leur corporéité. Ainsi en va-t-il pour Galba et Néron ou Galba et Othon, dans les exemples étudiés ci-dessus. Or, qu’elle se déploie par rapport à Néron ou à Othon, la comparaison se fait à la défaveur de Galba. Il est alors tentant de mettre en relation ces critiques physiques avec la « haine » (ἀπεχθάνομαι) que le peuple (οἱ πολλοί) portait alors à l’égard du pouvoir de Galba selon Plutarque (Vie de Galba, 18).

• 55 Sur celle-ci, voir Cogitore 2002, p. 249-263 et les références à la littérature antérieure.
• 56 Is <sc. C. Piso> Calpurnio genere ortus ac multas insignesque familias paterna nobilitate complexus, claro apud</sc> (...)
• 57 L’idée est la suivante : puisque les caractéristiques physiques appartiennent au pôle de la fortun (...)
• 58 La question est d’ailleurs peut-être faussée si l’on suit l’hypothèse de Cogitore 2002, p. 258 qui (...)

18Il semble ainsi que, précisément parce qu’il existait une image plébéienne du corps du Prince, la foule urbaine se soit servie de celle-ci comme d’un prétexte pour interroger la légitimité de tel ou tel aristocrate, ou pour contester celle de l’empereur régnant. Les travaux d’Isabelle Cogitore ont en effet montré combien les capaces imperii, constituaient, notamment à partir de l’assassinat de Caligula, une menace permanente pour la légitimité des Princes, moins du fait de leur propre initiative que des aspirations qu’on leur attribuait (Cogitore 2002, p. 242‑263). Or, c’est souvent par des propos anonymes, rattachés dans nos sources à l’Vrbs en général ou à des groupes aux contours flous comme le uulgus, que ces prétendants étaient désignés. De là, faire l’éloge du corps d’un individu bien né comme d’un corps princier était un moyen de donner du crédit aux prétendus appétits politiques de celui-ci ; c’est en ce sens que le discours collectif sur le corps était le lieu d’une pratique du pouvoir non plus seulement homogène et descendante, pour reprendre l’orientation foucaldienne présentée en introduction, mais bien ascendante, de la plèbe vers le Prince, par le truchement d’un tiers, le capax imperii. Ce processus est très net pour la conjuration de Pison, en 6555. Le portrait que livre Tacite du principal conjurateur, C. Calpurnius Piso, se développe en effet en épousant la perspective de la foule (uulgus, Tacite, Annales, 15, 48) et de la rumeur positive qui émane d’elle (clarus rumor)56. Or celle-ci, à croire Tacite, s’attachait tout particulièrement aux « éléments de hasard » (fortuita) que représentaient son « corps élancé » (corpus procerum) et son « apparence élégante » (decora facies). Cette caractérisation de fortuita au début du morceau permet à l’historien de discréditer ces jugements politiques populaires empruntant le réseau discursif du corps : en effet, l’attribution des traits physiques aux fortuita, tout comme l’épanorthose significative « il bénéficiait d’une rumeur élogieuse dans la foule grâce à ses qualités – ou à ce qui semblait être des qualités » (claro apud uulgum rumore erat per uirtutem aut species uirtutibus similes), réactivent la vieille dichotomie entre uirtus et fortuna, et rejettent l’opinion de la foule vers le pôle négatif – pour ne pas dire insignifiant – de la seconde57. Pourtant, la haute taille de Pison et sa beauté constituaient, de toute évidence, autant d’éléments dont la plèbe se servait, par sa rumeur, pour assurer l’aristocrate de son soutien, voire pour le désigner comme un concurrent à Néron. Les conjurés ne s’y trompèrent d’ailleurs pas en espérant, même après la révélation au grand jour de la conspiration, que l’appui (studia) du peuple donnerait naissance à une rumeur (fama) susceptible de peser dans l’accomplissement du projet (Tacite, Annales, 15, 59). Le discours sur le corps incarne donc ici une relation de pouvoir par laquelle la plèbe exprimait indirectement une contestation de Néron. Néanmoins, la question de la responsabilité de la foule dans le déclenchement de la conspiration elle-même reste floue : par ces propos, exerça-t-elle également une pression sur Pison ou, à l’inverse, celui-ci se servit-il plutôt des discours qui circulaient pour asseoir sa tentative58 ?

• 59 Tacite, Annales, 13, 1 : Verum Agrippina fratri eius <Iunii Silani> L. Silano necem molita ultorem metuebat, cre</Iunii> (...)
• 60 Sur les Iunii Silani et leurs ambitions politiques, voir Cogitore 2002, p. 234-242 ; sur ce Silanu (...)
• 61 Comme on le sait depuis les travaux d’E. Flaig, notamment Flaig 2019 [1992], p. 100 : « die Plebs (...)

20Un premier cas évident provient du tout début du règne de Néron, à la fin de l’année 54. La légitimité du fils d’Agrippine n’étant pas encore parfaitement affermie, la foule, par une rumeur, mit en doute sa capacité à exercer efficacement le pouvoir, en critiquant ouvertement sa jeunesse : Néron, qui avait alors dix-sept ans, était alors perçu comme à peine plus âgé qu’un « enfant » (la foule évoque sa pueritia). Face à lui, le uulgus soutient la plus grande expérience de M. Junius Silanus, né en 14 et alors proconsul d’Asie : celui-ci est qualifié d’« homme d’un âge mur » (aetate composita)59. Ces propos sur l’âge respectif des deux hommes sont une nouvelle fois redoublés par des considérations sur leur légitimité, les deux étant des arrière-petits-fils d’Auguste60. Sans être dépourvue de valeur en soi – car un Prince trop jeune pouvait donner à craindre un manque d’expérience ou de poids pour contrôler le pouvoir –, la problématique de l’âge s’articule ici à une réflexion d’ordre dynastique, selon des normes définies depuis le principat augustéen et acceptées dans la plèbe urbaine61.

• 62 Cogitore 2002, p. 231-234, souligne dans son analyse de ces événements la légitimité à laquelle po (...)

21Cette utilisation du corps comme support de contestation est visible avec les rumeurs qui circulèrent en 60-62 au sujet de Rubellius Plautus, arrière-petit-fils de Tibère par sa mère Julia et descendant d’Auguste au même degré que Néron. Selon Tacite, notre source pour cet épisode, l’empereur dut affronter plusieurs bruits négatifs au cours de l’année 60, présentés comme des rumeurs (fama, rumor, Tacite, Annales, 14, 22) et rattachés à la foule urbaine (uulgus). Ces rumeurs célébraient notamment Rubellius Plautus, à tel point que Néron lui ordonna dans une lettre de se retirer en Asie. Deux ans plus tard, le même uulgus fit circuler une rumeur (à nouveau fama, Tacite, Annales, 14, 58) selon laquelle Rubellius Plautus s’était allié à Corbulon et se préparait à se révolter ; cette fois, Néron ordonna l’élimination définitive de ce potentiel rival62.

• 63 Comme le relève Frontin, contemporain de Tacite (Frontin, Les Aqueducs de la ville de Rome, 91-92)
• 64 Tacite, Annales, 14, 22 : Ergo permotus his Nero componit ad Plautum litteras, consuleret quieti u (...)

23Tout d’abord, les propos de la foule semblent bien emprunter en partie le réseau discursif du corps, autant pour critiquer Néron que pour faire l’éloge de Rubellius Plautus. Au Prince, on reproche d’avoir immergé son corps (corpus, Tacite, Annales, 14, 22) dans la source de l’Aqua Marcia et d’avoir ainsi pollué l’eau acheminée à Rome. Le reproche (infamia) fonctionne ici à deux niveaux, pratique d’une part, car l’eau de l’aqueduc de l’Aqua Marcia était réputée pour sa limpidité et, de ce fait, destinée à être bue63, symbolique de l’autre, puisque le corps de Néron apparaît comme pollueur (polluisse) et sacrilège, provoquant immédiatement la maladie de l’empereur, lue comme un signe de la colère des dieux. Inversement, les propos qui circulent au sujet de Rubellius Plautus semblent insister sur sa jeunesse : en 60, Néron lui commande d’aller « jouir de sa jeunesse à l’abri et sans trouble » en Asie64, dans une synecdoque intéressante, qui révèle peut-être que les discussions des Romains célébraient la iuuenta du personnage ; plus explicitement, la rumeur de 62 évoque le soulèvement d’un « jeune homme » (iuuenis, Tacite, Annales, 14, 58). Or, Rubellius Plautus, né en 33, était de fait plus âgé que Néron, né en 37 : la jeunesse que la foule choisit de mettre en avant chez Plautus et de taire chez Néron n’a donc rien d’un critère objectif de comparaison entre les deux hommes, mais appartient, au même titre que l’origine familiale et le mode de vie de ce capax imperii, à une stratégie de contestation politique. Ce trait physique participe de la stature impériale de Plautus et permet donc l’Herausforderung de Néron.

• 65 Cogitore 2012, p. 406, affirme fort à propos qu’une rumeur est avant tout « un bruit qui a perdu l (...)

24Qui était responsable de ces propos ? Il n’y a pas de consensus à ce sujet, du fait de deux caractéristiques bien connues des rumeurs antiques et de nos sources : premièrement, une rumeur est précisément une information dont il est impossible de retrouver l’origine65 ; deuxièmement, les auteurs mentionnent rarement les faiseurs de rumeurs en des termes moins généraux que « la » plèbe ou « la » foule, et recourent fréquemment à des tournures impersonnelles. De là, deux lectures de l’épisode s’opposent. Egon Flaig a cherché à associer ces bruits à la plèbe dans son ensemble (Flaig 2002, p. 364‑366 et Flaig 2003a, p. 353-357). Selon lui, les plébéiens se servirent ainsi de la rumeur comme d’une arme politique par laquelle, d’une part, ils signalaient à Néron leur désaveu, et, d’autre part, ils le contraignaient à prendre des mesures excessives contre un membre de l’aristocratie sénatoriale, dans l’idée qu’il finirait ainsi par perdre le soutien des élites romaines. Ainsi formulée, l’analyse repose ainsi sur la théorie de l’acceptation développée par le même auteur dans les années 90. Cette proposition a été remise en question par Cyril Courrier (Courrier 2014, p. 691-697) : selon lui, le savant allemand aurait fait preuve d’une lecture forcée de l’épisode, dégageant « un schéma […] un peu trop compact » qui reposerait sur une capacité de coordination irréaliste de la part d’un corps social aussi large que la plèbe urbaine. C. Courrier y substitue une autre lecture : en 62, Néron aurait volontairement diffusé une fausse rumeur sur les manœuvres de Rubellius Plautus en Asie pour justifier l’élimination de ce rival, envoyant d’ailleurs des assassins avant même que l’information de sa rébellion ne se diffuse dans la ville.

• 66 Voir Tacite, Histoires, 1, 51 et 2, 8 ; Tacite, Annales, 6, 5.
• 67 Vana haec more famae credentium otio augebantur, Tacite, Annales, 14, 58 ; expression semblable en (...)

25Nous voudrions défendre ici l’association entre cette rumeur et la plèbe, sans pour autant revenir à la proposition maximaliste d’E. Flaig. Le premier point à commenter est l’expression uulgo fingebant, qui introduit la rumeur (qualifiée de fama) de 62 chez Tacite. Comme l’a bien vu C. Courrier, le syntagme ne signifie absolument pas qu’il y ait eu mensonge intentionnel de la part de la plèbe ; il ne renvoie toutefois pas pour autant à une potentielle manipulation par l’empereur. Fingere, chez Tacite, est souvent associé à credere pour décrire la croyance aveugle des ragoteurs dans le bruit qu’ils rapportent66 : l’expression fingere et credere n’a alors d’autre sens que « s’imaginer avec crédulité », et d’autre origine que le mépris de l’historien pour ce mode de communication, qui réapparaît à la fin du passage dans la stigmatisation de la « vanité » (uana) de la rumeur67. Deuxièmement, il semble évident que les deux rumeurs au sujet de Rubellius Plautus (en 60 puis en 62) doivent être lues ensemble. Or, il est impossible que Néron ait favorisé la naissance de la première, qui sapait de fait son autorité et le plaçait dans une position délicate. Cela suggère donc qu’il existait bien à Rome, dans la « foule » (uulgus, dénominateur commun des deux épisodes), autrement dit dans les groupes non issus de l’élite, des cercles qui voyaient en Plautus un candidat au trône, voire qui l’espéraient, et contestaient ainsi le principat néronien. Cela ne prouve pas positivement que la deuxième rumeur naquit dans la plèbe, mais bien que le mouvement d’opinion existait. Enfin, la chronologie de l’épisode de 62 mérite également une remarque. Pour Egon Flaig, Tacite a interverti l’envoi des assassins de la part de Néron (qu’il raconte en premier) et la naissance de la rumeur (qu’il raconte en second) : selon le savant allemand, c’est bien parce qu’une rumeur avait forgé de toutes pièces la menace de Plautus que l’empereur dépêcha une troupe pour le tuer. Selon Cyril Courrier, il n’y a pas besoin de supposer une erreur de Tacite si l’on accepte que le Prince avait envoyé ses hommes avant de faire lui-même courir le bruit qui légitimerait le meurtre.

• 68 Tacite, Annales, 14, 58 : Plauto parari necem non perinde occultum fuit, quia pluribus salus eius (...)
• 69 Les rumeurs antiques ont parfois des cycles de vie particulièrement étendus, à l’image de celles r (...)
• 70 Tacite, Annales, 14, 58 : « La foule s’imaginait qu’il [Plautus] avait sollicité Corbulon, qui dir (...)
• 71 Tacite, Annales, 14, 58 : « Mais les bruits allaient plus loin : l’Asie, favorable au jeune homme, (...)
• 72 Entre plusieurs exemples, la rébellion des Trévires et des Éduens en 21 est déformée par la fama : (...)
• 73 Tacite précise en effet que les assassins de Sylla furent assez rapides (six jours pour atteindre (...)
• 74 La problématique de la manipulation des rumeurs dépasse largement la portée de cette étude. Signal (...)

26Toutefois, le passage des Annales permet une explication plus simple encore. Après avoir rapporté le meurtre de Faustus Cornelius Sulla Felix, l’historien introduit celui de Plautus ainsi : « La préparation du meurtre de Plautus ne se fit pas dans le même secret, car plus de gens se souciaient de sa vie ; en outre, la distance terrestre et maritime ainsi que le temps qui s’était déroulé dans l’intervalle avait mis en branle la rumeur68. » Il est fait état de l’éloignement spatial de Plautus (en Asie), mais également d’une donnée temporelle, un tempus interiectum que l’on peut interpréter de trois façons : ou bien le temps qui s’est déroulé depuis la mise à mort de Sylla, ordonnée et réalisée en premier, ou bien le temps qui se passe entre l’envoi des assassins et l’assassinat effectif (c’est le sens que donnent E. Flaig et C. Courrier à l’expression), ou bien la période de deux ans qui sépare cet épisode de l’exil contraint de Plautus en 60. L’utilisation du plus-que-parfait mouerat rend la troisième interprétation possible : Tacite condense ici des bruits qui n’ont en réalité sans doute pas cessé de courir, peut-être de façon sporadique, depuis 6069. Dans cette première phase, la rumeur évoque simplement un « rapprochement » (petere) entre Plautus et Corbulon70. L’historien évoque alors un deuxième développement à ces ragots, séparés de la première partie par un net quin etiam : il est alors fait écho à un véritable soulèvement et aux soldats envoyés par Néron, soit aux événements de 6271. La précision, dans les propos de la foule, selon laquelle une première troupe chargée de mettre à mort Plautus avait fait défection peut alors être lue comme une exagération de la rumeur à partir d’un premier noyau véridique, comme Tacite en rapporte d’autres72, ou alors comme un fait avéré : la notice consacrée au meurtre de Sylla dans le chapitre précédent rend manifeste qu’une exécution secrète encourait toujours le risque d’être révélée par la rumeur, et, à tout le moins, que le pouvoir se montrait sensible à cette possibilité73. Cette reconstruction rapide permet de combiner un rôle « actif » de la rumeur, en ce qu’elle renouvelait la contestation de Néron dans certains segments de la plèbe (sans que celle-ci soit nécessairement le signe d’une impopularité totale et définitive) et poussait l’empereur à agir, et un rôle « réactif », puisque l’envoi d’une troupe par Néron pouvait donner à croire à Rome que la menace était effectivement sérieuse, et prenait peut-être la forme caractérisée d’une usurpation. La proposition présentée ici se passe ainsi de l’hypothèse d’une manipulation de la part de l’empereur, dont Tacite ne dit rien74 et qui conduit à taire l’existence indubitable, dans un ou plusieurs segments de la plèbe urbaine, d’un mouvement d’opinion favorable à Plautus et hostile à Néron.

• 75 Pour cette expression, voir Flaig 2002, p. 363.
• 76 C’est l’hypothèse que retient Cosme 2012, p. 205 et suiv. à propos de l’élimination d’un autre Pis (...)
• 77 L’image de Vespasien n’était pas particulièrement positive dans la plèbe, comme la longue déplorat (...)

27La contestation de l’empereur via l’éloge du corps de son rival ne se limite toutefois pas au principat néronien, comme on peut le voir à partir d’un dernier cas, l’assassinat de Calpurnius Piso Galerianus en 70 sur ordre de Mucien (Tacite, Histoires, 4, 11). Ce personnage était le fils du Pison qui avait conspiré cinq ans plus tôt contre Néron. Son nom possédait donc le même éclat que celui de son père, et cette filiation lui assurait peut-être même une sorte de légitimité conspirative dans l’imaginaire collectif : dans une perspective de sémiologie politique75, soutenir un Pison pouvait alors être une façon d’exprimer un clair signe de mécontentement au Prince. Pour cet épisode, il faut commencer à rappeler que, comme le note Tacite en ouverture du livre IV de ses Histoires, la période qui s’était ouverte après la victoire des troupes flaviennes contre Vitellius n’avait rien d’un brusque apaisement : « avec la mort de Vitellius, c’était bien plutôt la guerre qui s’était arrêtée que la paix qui avait commencé » (interfecto Vitellio bellum magis desierat quam pax coeperat, Tacite, Histoires, 4, 1). Vespasien n’est pas présent à Rome, où c’est Mucien qui exerce, de facto, un pouvoir qui n’est d’aucune façon d’une évidence incontestée. C’est dans ce contexte que se situe l’assassinat du jeune homme. Prudence d’un nouveau pouvoir qui se prémunit par anticipation de tout danger – car ce Pison n’avait encore « rien tenté », nihil ausus (Tacite, Histoires, 4, 11) –, peut-être76 ; mais on peut se demander à quel point la décision du principal lieutenant de Vespasien n’est pas motivée par une nouvelle Herausforderung d’une partie du peuple qui ne se satisfaisait pas du nouvel empereur77. Et encore une fois, il est remarquable que cette mise en cause de Vespasien ou des Flaviens en général passe par la désignation d’un potentiel rival, et en particulier par l’éloge de son corps :

• 79 L’association entre jeunesse, beauté et forme physique est fréquente dans les opinions que Tacite (...)

28On observe ici une dernière fois l’inextricabilité, exprimée textuellement par la coordination et, entre la légitimité de Pison (son nomen insigne) et les qualités physiques qui sont les siennes, ici la decora iuuenta ; dans ce syntagme même se combinent la jeunesse (iuuenta) dans la promesse de stabilité qu’elle apporte79 – en face, Vespasien était âgé de soixante ans –, et la beauté toute princière (decora), qui opère peut-être ici comme une métonymie pour la vigueur et la vitalité physiques, de première importance aux yeux de la plèbe. La force de ces discours, leur rôle politique fondamental, est patent dans cet exemple : ayant désigné par l’éloge de son corps comme aspirant au principat un homme de paille qui, pour sa part, n’avait rien fait qui témoignât d’une telle volonté, la foule mettait en demeure le pouvoir impérial, ici représenté par Mucien, d’agir, ce qu’il fit en exécutant en secret Pison. L’asyndète qui lie la phrase suivante, décrivant l’assassinat, avec le texte cité est éloquente : il y avait là un lien de cause à effet évident. En d’autres termes, grâce au point d’appui du corps, le discours de ces groupes d’inconnus (uulgus) devenait un acte contraignant, inversait la situation de domination institutionnelle et conférait une partie de l’exercice du pouvoir à la foule.

• 80 Après la chute de Néron, les légions de Germanie inférieure accueillent ainsi l’arrivée de Vitelli (...)
• 81 Cosme 2012, p. 111 voit dans ces propos la trace d’une propagande flavienne a posteriori pour soul (...)
• 82 Gibson 1998 a analysé de très près les marqueurs sémantico-syntaxiques de cause suivant les mentio (...)

29À travers le corps du capax imperii, c’est donc surtout de l’acceptation du Prince lui-même qu’il était question. Il est donc naturel que ce type de processus fonctionna à plein en période de guerre civile, en particulier pendant l’annus horribilis de 69. Comme il a été vu à de nombreuses reprises au cours de ce travail, ce fut en partie par des discours sur le corps du personnel politique que la foule mit en question le pouvoir de Galba (Tacite, Histoires, 1, 7), et désigna, pour une partie d’entre elle, Othon comme successeur (ibid., 1, 22), pour une autre, Vitellius80, pour une dernière, Titus (ibid., 2, 1)81. Le corps devenait ainsi un prétexte, le lieu d’un réseau discursif où se nouaient des rapports de pouvoir et où le peuple exerçait de manière décisive sa puissance sur l’empereur : à chaque fois, de tels propos étaient suivi d’effets, marquant par là-même la puissance inhérente à ces actions collectives et fondamentalement rationnelles82.

• 83 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Des contempteurs du corps ».
• 84 Suétone, Vie d’Othon, 12 ; Tacite, Histoires, 1, 22 ; Plutarque, Vie de Galba, 25. Sur les vices d (...)
• 85 Tacite, Histoires, 1, 78 et Cosme 2012, p. 97 et suiv.

31La position de « contempteurs du corps », pour reprendre l’expression de Nietzsche83, dont témoignent les auteurs anciens mérite que l’on s’y arrête, en conclusion, pour en souligner les limites et les incohérences. En effet, les historiens ou les biographes qui condamnent le jugement physique des empereurs comme autant de manifestations de la dépolitisation des foules impériales s’abstiennent bien de s’appliquer à eux-mêmes cette critique. Il est assez frappant de voir qu’un empereur comme Othon, par exemple, est stigmatisé seulement par des jugements auctoriaux pour sa faiblesse physique : Suétone s’en prend à la mollesse de son corps (corpus) et de son attitude (habitus), Tacite et Plutarque vont plus loin en en faisant un efféminé, l’un utilisant un adjectif imagé extrêmement péjoratif (mollis), l’autre plus directement encore, en renvoyant sans ambages au sexe féminin (θηλύτης)84. À l’inverse, qu’aucun discours plébéien ne s’en prenne à cette prétendue veulerie apporte sans doute la preuve que les propos sur le corps répondaient à des enjeux essentiellement politiques : Othon, Prince très populaire chez les prétoriens, qui le portèrent au pouvoir, et dans la plèbe, qui accepta en lui l’image du nouveau Néron qu’il souhaita donner85, n’avait pas bonne presse auprès de l’aristocratie sénatoriale, qui nous transmit le récit de son court règne. La présence d’une rhétorique hostile à son corps et prise en charge par Tacite, Suétone et Plutarque eux-mêmes, sans nulle médiation du collectif, s’explique sans doute ainsi. Il convient donc d’être capable de distinguer les options politiques à l’œuvre dans ces remarques sur la corporéité des souverains ; autrement dit, de reconnaître dans ces discours l’exercice de la rationalité des commentateurs, qu’ils appartiennent à l’élite ou à la plèbe.