Corps et pouvoir dans les mondes anciens. Introduction

doi:10.4000/mondesanciens.4103

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16 | 2022
Corps et pouvoir dans les mondes anciens

Corps et pouvoir dans les mondes anciens

Introduction

Body and Power in the Ancient Worlds

Hélène Castelli et Eleonora Colangelo

https://doi.org/10.4000/mondesanciens.4103

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1Le corps, issu du latin corpus, constitue la partie matérielle et tangible des êtres animés. Il peut aussi, par synecdoque, désigner la personne tout entière. Le pouvoir, terme également issu du latin potere, renvoie à la capacité d’agir, mais surtout à celle de gouverner, contraindre, discipliner. Les Grecs et les Romains disposaient d’un vocabulaire étendu et nuancé renvoyant à cette notion : archè, dynamis, energeia, potestas, imperium, auctoritas sont autant de variations qui questionnent l’acception antique de « pouvoir ».

1 La première rencontre de jeunes chercheurs consacrée au corps dans l’Antiquité avait eu lieu en Ca (...)

2L’étude du lien entre corps et pouvoir s’est rapidement imposée quand nous nous sommes proposées d’organiser la journée doctorale du laboratoire ANHIMA pour l’année 2018. Nous nous inscrivions dans une double tradition : celle des rencontres doctorales d’ANHIMA, qui fêtaient alors leurs dix ans d’existence, et celle du vif intérêt de la jeune recherche antiquisante pour l’histoire du corps depuis le milieu des années 20101. Dès le début, nous avons décidé d’ouvrir la rencontre à des doctorants venus d’autres laboratoires, qu’ils soient français ou étrangers, afin d’instaurer un fécond dialogue avec les « locaux » dont nous faisions nous‑mêmes partie. Le caractère particulièrement convivial de la rencontre, qui eut lieu les 18 et 19 mai 2018 à l’INHA, nous confirma qu’il s’agissait de la formule adéquate. Nous tenons ici à remercier la directrice du laboratoire à l’époque, Violaine Sebillotte Cuchet, qui nous a permis de mettre en œuvre ces journées dans des conditions privilégiées. Nous remercions également les modérateurs qui ont bien voulu apporter leur point de vue de chercheurs confirmés spécialistes du corps antique et susciter de riches échanges entre les communicants : Gabriella Pironti, Jean‑Noël Allard, Antoine Pietrobelli et Florence Gherchanoc (dans l’ordre d’apparition du programme). Nous remercions également tous les communicants, dont certains étaient venus de loin pour participer à ces journées, pour la qualité et la complémentarité de leurs travaux.

2 Les responsables de ce programme actif depuis 2010 sont Florence Gherchanoc, Valérie Huet et Stéph (...)

3Le présent dossier réunit cinq articles tirés de communications prononcées lors de ces deux journées. Ces travaux permettent de poursuivre la réflexion autour de l’axe corps‑pouvoir et d’approcher les liens qui unissaient ces deux notions dans les mondes grecs et romains. Ces contributions s’inscrivent dans une tradition clairement identifiée, celle de l’histoire anthropologique du corps antique, qui est consubstantielle au laboratoire ANHIMA, comme en témoigne l’intitulé d’un de ses programmes de recherche pour la période 2019‑2023, « Histoire et anthropologie du corps et du vêtement dans les sociétés anciennes2 ».

3 La communication fut publiée ultérieurement : Mauss 1936, p. 9.
4 Kantorowicz 2019 (trad. française).
5 Bloch 1983.
6 Foucault 1975, p. 9‑18.

4Cependant, l’histoire anthropologique du corps et de ses techniques telle qu’on la pratique à ANHIMA ne trouve pas ses racines dans l’histoire ancienne, mais dans les écrits fondateurs de l’anthropologue Marcel Mauss. En 1934, dans une communication intitulée « Les techniques du corps », il définissait la technique comme un « acte traditionnel efficace » et postulait que chaque acte ou attitude humaine, y compris ceux qu’on pouvait croire les plus banals et allant de soi, comme la marche, le sommeil, la toilette, la nage, étaient le résultat de l’éducation et de la socialisation3. Par la suite, l’ouvrage d’Ernst Kantorowicz paru en 1957 aux États-Unis et intitulé Les deux corps du roi a éclairé la relation entre le corps royal – à la fois physique et mystique, mortel et immortel – et le pouvoir politique au Moyen Âge4. À propos de la même période, dans une étude publiée plus de trente ans auparavant, en 1924, et qui avait déjà bénéficié d’une réception importante, Marc Bloch avait étudié les pouvoirs guérisseurs conférés au corps royal en France et en Angleterre, dans Les rois thaumaturges5. Ces deux ouvrages, en dépit de leur caractère stimulant, ont donné lieu à peu d’études analogues concernant l’Antiquité. C’est par la suite à Michel Foucault que l’on doit d’avoir articulé plus systématiquement les notions de corps et de pouvoir, décrit comme l’expression d’une domination. Publié en 1975, Surveiller et punir montrait l’évolution de l’emprise du pouvoir judiciaire par le biais des châtiments, depuis les supplices spectaculaires d’Ancien Régime jusqu’à la discipline carcérale, au fur et à mesure que la punition ne s’envisage plus comme l’imposition d’une souffrance physique mais comme la privation des droits et de la liberté6.

7 Foucault 1997.
8 Azoulay 2004.
9 Benoist 2012 ; Meister 2012 (résumé dans Meister 2015).
10 Garelli et Visa-Ondarçuhu 2010, p. 9.
11 Scott 2012, p. 41 ; Sebillotte et Ernout 2007 ; Boehringer et Sebillotte Cuchet 2011 et 2015.
12 Gourevitch 1984b ; Rousselle 1991, p. 319‑362 ; Dean-Jones 1996 ; King 1998 ; Bruit Zaidmann et al(...)
13 Thomas 2002, p. 225-249 ; Rivière 2004 ; Ismard 2019.
14 Bourgey 1975, p. 209‑228 ; Léonard 1981 ; Gourevitch 1984a ; Debru 1991, p. 35‑49 ; Israelowich 201 (...)
15 Sur le vêtement, voir : Sebesta et Bonfante 1994 ; Gherchanoc et Huet 2008 et 2012 ; Bonnard 2019. (...)

5À la suite de Foucault lui‑même7, ce questionnement a été transposé à l’Antiquité, notamment par Vincent Azoulay dans son étude du lien entre la notion de charis ou de « grâce » et l’autorité chez Xénophon8, puis par Stéphane Benoist et Jan Meister, dont les travaux portaient sur le corps du prince et les symboles du pouvoir à Rome9. Signe, reflet et éloquent en même temps10, le corps a été interprété comme signifiant (dans) les rapports de pouvoir, entre hommes ou entre hommes et femmes. L’histoire des femmes et l’outil du genre ont ainsi servi à exprimer ces rapports de domination en ce qu’ils mirent l’accent sur le caractère sexué et genré des corps11, en commençant par l’étude du corps féminin procréateur comme fabrique des citoyens12. L’analyse du corps a également permis de détecter les effets du pouvoir au sens large dans la définition des rapports de domination et de soumission entre les différents groupes sociaux et religieux13, ou encore d’écrire une histoire sociale de la médecine qui scrute les relations entre le médecin et son patient, à la suite des travaux fondateurs du contemporanéiste Jacques Léonard14. L’étude approfondie de la gestuelle et du vêtement ancien est enfin venue compléter le panorama des rapports entre corps et pouvoir15.

6Les questionnements communs à ces travaux fondateurs étaient les suivants : comment le corps des puissants, décrit ou représenté, peut‑il incarner le pouvoir ? Comment, au contraire, des forces dominantes peuvent soumettre d’autres corps, qu’ils soient populaires, féminins, malades ? Quelles sont les conséquences de tels agissements sur ces corps ? Les articles de ce dossier reprennent ces interrogations et proposent d’envisager la question du pouvoir, dans toute sa complexité, à travers ses manifestations avec, sur et dans le corps dans un certain nombre de pratiques anciennes. S’inscrivant pleinement dans la perspective d’anthropologie historique, ces textes élargissent l’étude du corps, d’une part, et du pouvoir, d’autre part, au‑delà des aspects strictement techniques, thérapeutiques et judiciaires qui étaient au centre des travaux de Bloch, Mauss et Foucault. En essayant d’explorer les interfaces entre ces deux dispositifs heuristiques, les articles qui composent le présent dossier ont été distribués afin d’éclairer la catégorisation du binôme, ses enjeux, ses impacts en pratique et en représentation, selon deux thèmes circonscrits.

7D’abord, l’histoire politique. Il s’agit d’évoquer le corps des puissants, de ceux qui occupent une place prépondérante dans la cité, réelle ou fictive : les membres de l’élite et le Prince.

16 Voir la manus infesta de Thyeste (Sénèque, Thyeste, v. 533) et le caput infandum d’Œdipe (Sénèque, (...)

8Les récits mythiques mettant en scène Agamemnon, Atrée ou Œdipe révèlent le destin maudit qui va de pair avec l’aspect malade voire monstrueux des héros, dont le corps se fait portentum, véhicule de significations tragiques du pouvoir16. Dans le premier article de ce dossier, Enrica Zamperini examine le rapport entre politique et corporalité sur la scène du théâtre tragique. Partant du corpus platonicien, elle exploite le paradigme représenté par l’Œdipe roi de Sophocle pour étudier le lien entre la fécondité d’une communauté et la santé du dirigeant lui‑même : quand le corps d’Œdipe est atteint, un fléau frappe la cité thébaine. Mobilisant des arguments historiques mais aussi philologiques et philosophiques, l’étude éclaire le héros tragique, considéré dans sa relation avec la polis.

17 Pour une synthèse historiographique sur ce sujet, voir Meister 2015, p. 109‑125.

9Dans la documentation antique, le corps du roi ou du tyran n’est généralement pas un corps comme les autres puisqu’il est investi d’une double nature, physique et symbolique, métaphore du pouvoir. Ainsi, à Rome, le corps du prince est porteur du principe abstrait de la res publica17. Dans cette perspective, l’article de Louis Autin montre les enjeux décelables dans les discours portés par la plèbe ou par les soldats sur le corps des élites et du prince dans la Rome du ier siècle de notre ère. Il propose une analyse des fonctions de légitimation et de contestation assignées aux mentions de l’aspect physique des empereurs. Ces dernières, loin d’être anecdotiques comme les sources littéraires tendent à le faire croire, ont une véritable fonction politique. Pour mener à bien son étude, l’auteur mobilise avec profit l’outil de la philosophie du pouvoir développée par Michel Foucault : il contribue ainsi à montrer que le rapport de pouvoir qui existait entre le prince et la plèbe n’avait rien d’unilatéral, mais prenait davantage la forme d’un dialogue qui induisait une certaine forme de réciprocité.

10Poursuivant cette première réflexion sur le corps des membres de l’élite romaine, Kévin Blary analyse quant à lui les constructions corporelles à l’œuvre dans la correspondance de Pline le Jeune, durant la première époque impériale, au regard du processus de représentation de soi. Partant du concept foucaldien de « souci de soi », déjà développé par Foucault à l’aide des lettres de Pline, l’auteur réexamine l’ensemble des espaces de l’apprentissage et de la pratique du corps aristocratique, ceux de l’otium comme du negotium, qui concernent les mœurs, la gestuelle, l’âge. L’étude met ainsi en valeur le tournant qui s’opère au ii^e siècle de notre ère : une manière inédite de privilégier l’espace intérieur révèle qu’une nouvelle éthique aristocratique prend forme.

11Le second thème abordé dans ce dossier relève de l’histoire des femmes. Dans les mondes anciens, une forte domination patriarcale s’exerce sur les femmes, quel que soit leur âge et leur statut. Cela ne signifie pas pour autant une absence totale de marge de manœuvre. Dans le présent dossier, deux articles illustrent cette situation ambivalente et alimentent la réflexion en ce sens, l’un pour le monde grec classique, l’autre pour le monde romain.

12L’article de Flavien Villard sur l’athlétisme féminin et la teknopoiia vise d’abord à réaffirmer l’existence d’une éducation athlétique dispensée aux femmes libres de Sparte à l’époque classique. Après avoir montré que l’athlétisme concernait les jeunes femmes comme les femmes mariées de la catégorie des homoioi, qui espéraient ainsi mettre au monde des enfants vigoureux, l’auteur formule l’hypothèse selon laquelle l’entraînement masculin comme féminin permettait aux Spartiates de disposer d’un ascendant physique et symbolique constant sur les autres populations du territoire lacédémonien. Ce faisant, l’étude permet de dépasser le débat habituel opposant les tenants d’une oppression des femmes à ceux qui, au contraire, voient dans leur activité athlétique un signe d’émancipation.

13Ces perspectives sont enrichies par celles, complémentaires, apportées par le cinquième article du dossier, qui aborde le cas des femmes romaines. Écrit par Sophie Chavarria, il concerne plus précisément le sang menstruel et les pouvoirs qui lui étaient associés. L’autrice démontre que ce type de sang pouvait être perçu à Rome comme l’un des insignia féminins les plus puissants, offrant aux hommes des pouvoirs illimités, parfois dangereux, sur les phénomènes naturels, et aux femmes l’opportunité de s’intégrer davantage dans la vie publique de la cité.

14Au moment de clore cette introduction, nous souhaiterions vivement remercier les auteurs des contributions présentées dans ce dossier, leurs relecteurs et les responsables des Cahiers « Mondes anciens » qui ont accompagné cette publication. Ce recueil témoigne, s’il fallait encore en apporter une preuve, de la vitalité de la démarche anthropologique chère à la jeune recherche d’ANHIMA et d’ailleurs, dans le sillage d’une « école de Paris » dont elle espère enrichir certaines réflexions en matière d’histoire du corps comme du pouvoir.

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Bibliographie

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Notes

1 La première rencontre de jeunes chercheurs consacrée au corps dans l’Antiquité avait eu lieu en Californie, en 2014 : « The Edges of the Body: Extremities and Knowledge in Antiquity and Beyond », University of Southern California, Los Angeles (31 janvier-1^er février 2014). Le thème retenu était le corps vu à travers ses extrémités et ses limites, déstructuré dans ses différentes parties selon une approche « atomisante ». Cette perspective avait été réaffirmée en 2015, cette fois‑ci en Angleterre, lors d’une conférence entièrement dévouée aux prothèses. Il s’agissait de la même approche ayant inspiré les derniers travaux de Jessica Hughes, Jane Drucott et Emma-Jayne Graham sur les parties anatomiques du corps comme pièces votives dans l’Antiquité (Hughes 2017 ; Drucott et Graham 2017). Le dialogue entre jeunes chercheurs sur le corps s’était poursuivi, toujours en milieu anglophone, à Cambridge, avec une conférence sur le corps et la corporalité dans la philosophie ancienne en 2017, « Body and Corporality in Ancient Philosophy », Cambridge Graduate Conference in Ancient Philosophy, Université de Cambridge (28 avril 2017), puis à l’université de Virginie sur les mutations corporelles, en 2018, « Corpora mutata: Modifications and Transformations of the Body in Classical Antiquity », 22^nd Annual Graduate Student Colloquium, Université de Virginie (28 avril 2018). On signalera finalement, toujours en 2018, la rencontre portugaise au titre « Corps/corpora » organisée à l’université de Coimbra (Annual Meeting of Postgraduates in the Reception of the Ancient World, 8-10 novembre 2018) ainsi qu’un colloque tenu à l’université de Bristol et portant spécifiquement sur le corps combattant dans l’Antiquité : « The Body and the Combatant in the Classical World », Université de Bristol (10 juillet 2018).

2 Les responsables de ce programme actif depuis 2010 sont Florence Gherchanoc, Valérie Huet et Stéphanie Wyler.

3 La communication fut publiée ultérieurement : Mauss 1936, p. 9.

4 Kantorowicz 2019 (trad. française).

5 Bloch 1983.

6 Foucault 1975, p. 9‑18.

7 Foucault 1997.

8 Azoulay 2004.

9 Benoist 2012 ; Meister 2012 (résumé dans Meister 2015).

10 Garelli et Visa-Ondarçuhu 2010, p. 9.

11 Scott 2012, p. 41 ; Sebillotte et Ernout 2007 ; Boehringer et Sebillotte Cuchet 2011 et 2015.

12 Gourevitch 1984b ; Rousselle 1991, p. 319‑362 ; Dean-Jones 1996 ; King 1998 ; Bruit Zaidmann et al. 2001. Sur l’eugénisme et la teknopoiia à Sparte, voir Damet 2018.

13 Thomas 2002, p. 225-249 ; Rivière 2004 ; Ismard 2019.

14 Bourgey 1975, p. 209‑228 ; Léonard 1981 ; Gourevitch 1984a ; Debru 1991, p. 35‑49 ; Israelowich 2015 ; Malatesta 2015.

15 Sur le vêtement, voir : Sebesta et Bonfante 1994 ; Gherchanoc et Huet 2008 et 2012 ; Bonnard 2019. Sur la gestuelle : Moreau 2002, p. 179‑200 ; Corbeill 2004 ; Bodiou et al. 2006.

16 Voir la manus infesta de Thyeste (Sénèque, Thyeste, v. 533) et le caput infandum d’Œdipe (Sénèque, Oedipe, v. 871).

17 Pour une synthèse historiographique sur ce sujet, voir Meister 2015, p. 109‑125.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hélène Castelli et Eleonora Colangelo, « Corps et pouvoir dans les mondes anciens », Cahiers « Mondes anciens » [En ligne], 16 | 2022, mis en ligne le 19 avril 2022, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/mondesanciens/4103 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mondesanciens.4103

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Auteurs

Hélène Castelli

Lycée Pablo Picasso (Fontenay-sous-Bois), ANHIMA UMR 8210. Docteure de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Eleonora Colangelo

Université de Pise-LAMA. Docteure d'Université Paris Cité

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