- 1 Je tiens à remercier chaleureusement Inès Medjkoune et Jean-Pierre Guilhembet pour leurs relecture (...)
- 2 Pour un bilan historiographique récent, voir Gibson et Whitton 2016, p. 1-48.
- 3 Nicole Méthy (2007) situe Pline entre le stoïcisme et une conception propre de l’humanitas ; voir (...)
1Depuis le « litterary turn » des années 19901, les études pliniennes2 se sont attaché à interroger la correspondance, en tant que miroir de la société, au regard des transformations socio-politiques du second âge du Principat (Leach 1990, p. 15). L’œuvre plinienne, que l’on a pu qualifier, de façon anachronique, en ce que le Comasque se veut le promoteur des normes, de manuel de civilité (Wolff 2003, p. 34), donne à voir les corps comme l’illustration de l’ethos aristocratique. Notre auteur érige, en parallèle d’anecdotes de la vie quotidienne, de nombreux exempla (souvent de sénateurs, orateurs ou philosophes) où les corps sont mis en valeur pour leurs vertus. Ainsi, le corps, chez Pline, est le révélateur de la morale de l’individu selon une philosophie stoïcienne3 qui en fait un objet à cultiver, afin de maintenir les activités de l’âme. Fort des prérogatives édictées, notre sénateur tend à cloisonner certaines corporalités selon les espaces pratiqués (otium ou negotium ; domus ou forum ; tribunaux ou villa), dans le but d’acquérir une corporalité idéale, entendue ici comme la matérialité du corps selon les normes sociales autopromues.
2Cette nouvelle conception du corps répond à une transformation du rapport au soi qu’a relevée Michel Foucault (1984, p. 130) à travers un processus d’individualisation induisant un décentrement du regard, de la cité vers le soi et donc à une évolution des modes de distinction de l’aristocratie. Paul Veyne (1978), dans un article fondateur, lie ce phénomène à la pérennisation du Principat et à une « domestication » de l’ordre sénatorial qui, démuni de sa potestas, se constitue une nouvelle dignité dans les espaces où il est encore en mesure d’appliquer son pouvoir coercitif : les espaces privés. Ce nouvel ethos aristocratique (Leach 1990 ; Page 2015) s’observe à partir des modalités de la représentation de soi. Selon les nouvelles vertus intérieures ainsi promues, le corps est rasséréné et circonscrit à des normes rigoureuses qui constituent les fondements de l’individu. Pline est un des premiers à rendre compte de ce cadre de pensée, réapproprié ensuite par la morale chrétienne (Veyne 1978, p. 37).
- 4 La phénoménologie est souvent favorisée dans les études sur le faire et sur le corps. L’analyse de (...)
3Le déficit de sources pour l’âge des Antonins fait de ces Lettres un des rares témoignages du iie siècle à mentionner les corporalités aristocratiques au sein d’un quotidien idéalisé (Zehnacker 2003). Avec la diversité des destinataires et des thèmes abordés au sein des neuf premiers livres ici étudiés, celui de la correspondance enter Trajan et Pline, le 10e, publié en 113, – cinq ans après les lettres du livre 9 – sera ici écarté en ce qu’il n’éclaire que peu les pratiques corporelles quotidiennes, si ce n’est, sporadiquement, celles du Prince d’un point de vue essentiellement théorique et non pratique. Le corps ne pouvant être considéré comme un objet naturel, universel et anhistorique (Späth 1999), l’analyse praxéologique – c’est-à-dire l’étude du faire qui, par l’action, contribue à façonner un objet proprement historique et historicisé – de ce corpus, permettra de fournir un éclairage socio-culturel en fonction des relations entre « éléments, groupes et personnes4 » (Flaig 1992, p. 32-37). Dès lors, il est possible de fournir une analyse de la représentation de soi (Riggsby 2016) qui fait du corps, l’objet au cœur du processus de mise en scène de soi (Goffman 19971). En d’autres termes, il s’agit ici d’étudier la sémantique de l’ordonnancement des corps afin de définir les corporalités aristocratiques idéales selon Pline le Jeune. Ainsi, cette étude propose de lire les transformations socio-culturelles à l’œuvre au sein de l’aristocratie, au début du iie siècle en s’attachant à expliciter les espaces privilégiés de la distinction de soi, pour, ensuite, s’attarder sur les éléments moraux au cœur de la correspondance. Ces éléments seront examinés en fonction des acteurs, notamment selon leur âge. Enfin, la rhétorique gestuelle, comme stratégie sociale, sera analysée en fonction des nouveaux modes de distinction de soi.
- 5 À l’instar de Pline l’Ancien, Spurinna est l’une des figures les plus mises en valeur dans les Let (...)
- 6 Sont recommandés des exercices quotidiens peu contraignants. Pline témoigne souvent de la quotidie (...)
- 7 Cicéron explicite, de la même manière, son emploi du temps (Epistulae ad familiares, 9, 20, 3), ma (...)
- 8 Toutes les traductions sont issues de la CUF : trad. H. Zehnacker et N. Méthy, tomes I-III, Paris, (...)
4L’acquisition du corps idéal requiert de suivre un régime propre à l’otium plinien (Méthy 2007), de préférence hors de Rome, sans pour autant occulter l’acquisition et l’exposition des honneurs du negotium. Cette nécessaire complémentarité requiert, pour des pratiques censés être opposées, le déploiement d’une organisation rigoureuse des modes de vie de l’aristocrate au sein d’espaces privés pour l’otium, publics pour le negotium. En effet, souvent disposé à dispenser ses conseils sur l’otium, Pline expose, de façon didactique, son emploi du temps au sein de sa villa de Tifernum – synonyme d’une vie bien réglée qu’il apprécie particulièrement chez les Anciens ou encore chez son ami Titus Vestricius Spurinna5. Après une matinée principalement dédiée aux activités littéraires, le corpus prend une place plus importante dans les activités de la deuxième partie de la journée où les exercices physiques favorisent la stimulation intellectuelle6 comme en témoigne la lettre adressée au jeune Pedanius Fuscus (inconnu par ailleurs) qui semble s’être enquis de conseils à cet égard. Pline termine sa journée sur des promenades, des exercices et des bains (iterum ambulo, ungor, exerceor, lauor ; 9, 36, 3) afin de maintenir une bonne tenue du corps. Néanmoins, son emploi du temps reste polarisé, sans surprise, autour des activités littéraires jugées supérieures aux activités physiques, justement parce qu’il demeure hors des espaces publics au sein desquels, en ville, un Spurinna, par exemple, ne peut prendre la plume qu’après avoir effectué la vehiculatio et l’ambulatio matinales7 (3, 1, 5-7). Ce n’est que l’après-midi que les activités semblent relativement identiques entre les deux hommes (3, 1, 8) lorsque le corps est davantage mis en action, sans toutefois supplanter les activités de l’esprit. En effet, Pline préconise à ses amis et protégés une quotidienneté des activités physiques avec, par exemple, des « marches (ambulatio) de trois milles pour se dégourdir l’esprit autant que le corps8 » (3, 1, 4) permettant in fine une meilleure production littéraire. L’animus apparait au cœur des préoccupations pliniennes lorsque les activités du corps sont évoquées, comme lors de la chasse pour laquelle l’épistolier suggère à Pedanius Fuscus d’y lire quelques tablettes : « Je chasse de temps en temps, mais sans oublier mes tablettes, pour que, même si je ne prends rien, je ne revienne sans rien » (9, 36, 6), tout en précisant à Tacite que l’on
[…] aurait tort de mépriser cette façon de travailler ; il est étonnant comme l’esprit est mis en éveil par le mouvement et les activités physiques (mirus est animus agitatione motuque corporis excitetur) (1, 6, 2-3).
5L’épistolier, lorsqu’il s’adresse au consul de 107, Valérius Paulinus, qui avait déjà reçu des premières indications (2, 2, 2) sur le mode de vie dans l’otium – dont Pline se fait le promoteur (3, 1, 8) –, évoque son ambition, à savoir l’acquisition de nouveaux modes de distinction de soi :
Car enfin mon opinion est que tous les hommes doivent songer soit à l’immortalité, soit à leur condition mortelle (9, 3, 2).
- 9 Lettres, 1, 3, 3-4 ; 3, 7, 14 ; 5, 5, 4.
- 10 On retrouve cette dualité aux lettres 1, 6, 2 ; 1, 9, 2 ; 7, 19, 3. Sur l’animus seul : 2, 1, 12 ; (...)
- 11 Sherwin-White 1966, p. 483, la relie directement à Sénèque, de clementia, 1, 3, 4 et Epistulae, 12 (...)
6L’immortalitas de l’individu acquise par la production littéraire vouée à la postérité (9, 3, 3), et sur laquelle Pline revient à de nombreuses reprises9, est l’acmé de la distinction de soi. Cette ambition est avant tout du ressort de l’animus, réactivant, ou plutôt renforçant, l’éternelle dualité entre le corps (la mortalitas) et l’âme10 (l’immortalitas). Adrian N. Sherwin-White11 notait, pour cette lettre, l’influence sénéquienne du maintien du corps (mortalitas), idée reprise par Pline. Ainsi, le corpus joue un rôle fondamental selon les critères stoïciens sur l’équilibre et l’harmonie entre le corps et l’âme :
C’est ce que je pense quand je suis dans ma villa des Laurentes à lire, à écrire, ou même à prendre soin de mon corps, dont les étais soutiennent l’esprit (aut lego aliquid aut scribo aut etiam corpori uaco, cuius fulturis animus sustinetur) (1, 9, 4).
7Dès lors, vecteur d’immortalité, l’animus dans les activités littéraires – les studia – prend l’ascendant sur un corpus devenu subsidiaire dans une relation asymétrique. Ce resserrement des préoccupations entre esprit et corps, au sein des espaces privés, répond à la prégnance grandissante du souci de soi : avec de nouveaux rapports plus apaisés entre aristocrates dans les espaces publics, ce n’est plus sur l’autre que l’on applique sa force de coercition, mais sur soi-même, on construit un nouvel ethos afin d’accroitre sa propre distinction aristocratique non plus de manière volubile, mais discrètement (Veyne 1978, p. 54). Cette dualité mise en pratique n’est ni plus ni moins ce qui façonne ce nouvel ethos aristocratique encore en formation.
8L’accroissement de cette prédominance de l’animus sur le corpus n’entraîne pas nécessairement un délaissement des espaces politiques, il promeut une simple reconfiguration du rapport aux espaces. En effet, bien que l’eques Arrianus Maturus ait choisi la retraite totale dans l’otium pour fuir les intrigues politiques, les activités judiciaires de l’Urbs demeurent, avec lui, un sujet de discussion récurrent, comme lors du procès du proconsul de 97, Priscus, accusé par les Africains d’avoir reçu des pots-de-vin pour faire condamner certains adversaires politiques et lors duquel Pline et Tacite sont invités par le Sénat à représenter les provinciaux :
Tu es toujours content quand il se produit au Sénat quelque événement digne de cet ordre illustre (senatu dignum ordine) ; car si l’amour du calme t’a fait choisir la retraite (quietis amore secesseris) […] en ton cœur (animo) reste gravé le souci de la grandeur publique (maiestatis publicae cura). Apprends donc ce qui s’est passé ces jours-ci (2, 11, 1).
- 12 À la fois intellectuelle et civique : Mayer 2003, p. 227 ; voir Lettres, 1, 3 ; 3, 6 ; 4, 12 ; 5, (...)
9La première partie de cette lettre se fait l’écho de ce constant rattachement aux acquis du negotium et ses occupations politiques, malgré la retraite dans l’otium. Ce n’est qu’ensuite, et bien rapidement, que celle-ci s’attarde sur notre chevalier et ses activités dans l’otium. Ainsi, la relation entretenue entre la maiestas publica, la dignitas de l’ordo et l’individu pérennise en quelque sorte l’ancrage de l’aristocrate, ou tout du moins des equites, dans les espaces politiques, malgré l’absence matérielle du corps, faisant de l’animus le vecteur de cette relation. Afin d’acquérir de nouveaux modes de distinction de soi, conserver une activité littéraire, physique et civique dans les espaces privés est le moyen de se doter des bénéfices secondaires, un capital symbolique (Leach 2003, p. 159) pour reprendre la terminologie sociologique, réaction psychologique, s’il en est, face au déficit de pouvoir dans les espaces politiques depuis la pérennisation du système impérial (Veyne 1978, p. 38). Ce nouveau rapport qu’entretient l’aristocratie avec elle-même n’est pas préjudiciable à la res publica, mais témoigne simplement de ce réagencement d’une aristocratie concurrentielle à une aristocratique fonctionnaire (Veyne 1978 ; Wallace-Hadrill 1996 ; Talbert 1996) qui puise ses bénéfices secondaires au sein des espaces privés. Ce n’est que dans un second temps qu’elle peut s’exposer dans les espaces publics, lorsqu’elle a pratiqué et acquis les modes de distinction de soi12 adéquats.
- 13 Sur la recherche des honneurs immortels, comprendre la « production littéraire », comparés à ceux (...)
- 14 Page 2015, p. 109 : « Pline affirme à plusieurs reprises que l’activité politique est la condition (...)
10Cependant, le corps demeure bel et bien le vecteur de la mise en valeur des studia. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les sociabilités pliniennes dans l’otium litteratum visant à entretenir sa vie mondaine et civique. « La gloire littéraire est le succédané de la gloire politique13 » (Cizek 1989, p. 26), l’une favorisant la production de l’autre14. Quand bien même Pline idéaliserait l’otium et souhaiterait vivre reclus, il reste conscient du jugement négatif qu’engendrerait la desidia (traduit par le « retrait » ou la « paresse » ; 1, 13, 5) sur sa persona et sa fama (4, 23, 4). Cela témoigne de l’impossible effacement du corps politique au profit d’un espace exclusivement privé. L’accroissement du souci de soi, tel un renfermement temporaire, vise malgré tout à pérenniser la prévalence socio-politique et culturelle de l’aristocratie. En effet, si, à une toute autre échelle, Pline insiste à plusieurs reprises sur les atouts que constitue la proximité entre l’espace de villégiature et l’Urbs, ce n’est que pour rappeler aux lecteurs cette nécessaire complémentarité, comme il l’expose dans une lettre de négociation immobilière remaniée en faveur de Suétone :
Tranquillus, mon ami intime veut acheter un petit domaine, que cherche à vendre, dit-on, un des vôtres. […] Dans cette propriété, si du moins le prix lui sourit, bien des avantages excitent l'envie de mon cher Tranquillus : la proximité de la ville, la commodité de la route (vicinitas urbis, opportunitas viae) (1, 24).
11Cette proximité revient à de multiples reprises (Mayer 2005), notamment lorsqu’il prend en exemple sa villa des Laurentes accessible dans la journée depuis Rome (2, 17, 2). Néanmoins, loin de toute lecture tranchée et dichotomique, Pline fait montre, à travers un jeu d’échelle, de cette capacité à maintenir les espaces de l’otium et du souci de soi également au sein de l’Urbs, très probablement dans sa domus sur l’Esquilin, sans avoir à retourner dans sa villa suburbaine :
- 15 À l’instar de Sénèque (de Breuitate uitae, 7, 3), Pline énumère les distractions et troubles de la (...)
Tout ce temps, je l’ai passé au milieu de mes tablettes et de mes petits livres, dans une délicieuse tranquillité. « Comment me dis-tu, as-tu pu le faire, à la ville ? » on donnait des jeux au cirque, et ce genre de spectacle n’a pour moi pas le moindre intérêt. […] Et pendant ces journées, j’ai le grand bonheur de consacrer mon temps de loisir (otium) à la littérature, quand d’autres le perdent dans les occupations les plus oiseuses15 (9, 6).
12Encore une fois, la continuité des espaces propices à l’animus permet de marquer la supériorité des hommes de lettres. Pline, en s’érigeant en précurseur et en indiquant la conduite à suivre, aspire à diriger la vie intellectuelle qui se développe justement dans ces espaces afin de devenir un « régulateur » des nouvelles valeurs aristocratiques. Sa présence dans de nombreuses récitations lui valant la sympathie des lettrés (1, 13, 5), il exercerait une forte influence sur ses amici (Cizek 1989, p. 27-30) et transmettrait alors l’idéal d’une nouvelle corporalité aristocratique qui s’établit davantage dans les espaces du soi. On retrouve cette idée lorsqu’il prescrit ses conseils stoïciens à un jeune chevalier de Côme sous sa protection, Calvisius Rufus, en se plaçant sous l’égide de la figure de Spurinna qui :
À plus de soixante-dix-sept ans garde intacte la finesse de l’ouïe et de la vue ainsi qu’un corps souple et vigoureux (agile et uiuidum corpus), et n’a de son âge que la sagesse (prudentia) (3, 1, 10).
13Pline donne à voir la corporalité idéale, celle qui se mêle à la sagesse (prudentia), donc celle d’un être âgé ayant suivi, en tant qu’exemplum plinien, les modalités de la représentation de soi tout au long de sa vie. L’épistolier, à travers son œuvre, impulse et formalise des modes d’exposition de soi en rapport avec les nouvelles mœurs de son temps. Il exprime alors la volonté d’infléchir les conduites jugées utiles aux aristocrates. Dans ce cadre, la moderatio acquiert une place centrale et les corps sont, dans leurs interactions sociales, soumis au regard des valeurs aristocratiques : au jugement moral.
14Les vertus morales promues par Pline transparaissent à travers une corporalité aristocratique qui doit être exposée aux yeux de tous avec moderatio et détachée de toute luxuria, afin de parfaire les modalités de distinction de soi. C’est donc assez régulièrement que l’épistolier brosse le portrait de ses contemporains afin de les ériger en exempla, pour lesquels le corps est systématiquement mis en avant. Ainsi, notre auteur trace le portrait, pour Catilius Severus, chevalier encore peu connu, de Titius Aristo, chevalier et futur conseiller de Trajan, malade à l’été 97 :
En outre, comme son alimentation est frugale, comme son train de vie est modeste ! Je regarde sa chambre (cubiculum) même et son lit comme une image de simplicité antique. Il embellit tout cela par une grandeur d’âme (magnitudo animi) qui ne se règle jamais sur l’ostentation (ostentationem), mais toujours sur sa conscience, et qui attend la récompense d’une action vertueuse non dans les propos du public, mais dans l’action elle-même (1, 22, 4).
15Le corps, dans une vie bien réglée, est le révélateur d’une grandeur d’âme dévoilée, non sans paradoxe, par une ostentation limitée (Titius Aristo ne fréquentait que peu les espaces publics). La distinction, individuelle ou de groupe, ne peut s’exercer que si les vertus s’extériorisent de façon codifiée. On retrouve ici les vertus de la temperantia qui vont de la maîtrise du régime alimentaire et de la régulation corporelle, jusqu’au suicide volontaire – plutôt valorisé chez les stoïciens –, choix prôné par Titius face à sa maladie incurable (22, 4, 9). La maîtrise de l’individu sur son corps, constitutive de cet exemplum, permet une mise en scène de soi qui révèle tout simplement l’ethos aristocratique. Ainsi, si l’idéal corporel plinien relève avant tout du domaine de la morale (Aubrion 1989, p. 348), celle-ci varie néanmoins en fonction de la corporalité du protagoniste. En effet, lorsque Pline conseille son ami Rosianus Geminus, questeur lors du consulat de l’épistolier en 100 et lui aussi malade, il établit en même temps le but fixé à ses amis comme à lui-même :
Je suis effrayé par cette ténacité de ta maladie actuelle ; et j’ai beau te savoir pleinement maître de toi-même, je crains malgré tout qu’elle ne puisse agir aussi sur ton moral. Je t’engage donc à tenir bon et à résister : c’est la condition de la dignité (laudabile), celle de la santé (salutare). Ce que je te conseille est compatible avec la nature humaine (humana natura) […]. Si je t’écris tout cela, c’est d’abord pour ne pas te donner un conseil sans montrer l’exemple, ensuite pour m’astreindre moi aussi, dans l’avenir, à pareille maîtrise de moi-même (7, 1).
16En se référant une nouvelle fois à la maîtrise de soi (temperantia) dans l’espace privé, Pline décline ici les passions auxquelles il faut se garder malgré les affres de la vie. Ainsi, si le corps est diminué, l’âme doit réussir à contrôler ce dernier, afin de conserver la dignité, comprise ici comme distinction de soi (laudibile). Cette maîtrise de soi est alors prônée par Pline qui reprend, par la suite, la tempérance de Rosianus Geminus pour en faire un exemple de vertu auprès de Maximus (inconnu par ailleurs) :
Ces derniers temps, l’état de faiblesse de l’un de mes amis m’a fait prendre conscience que nous sommes les plus vertueux des hommes quand nous sommes malades. Quel est, en effet, le malade que tourmente la cupidité ou la passion ? Il n’est plus soumis aux désirs amoureux, il ne convoite plus les honneurs, il dédaigne les richesses et se contente de ce qu’il a, si peu que ce soit, à la pensée qu’il va le quitter. À cet instant, il se souvient qu’il y a des dieux. Il se souvient qu’il est homme. Il n’envie personne, n’admire personne, ne méprise personne (7, 26).
17La médecine, notamment grecque, étant souvent décriée, la bonne démarche, au sein des espaces privés, consiste alors à écarter tous les dérèglements moraux engendrés par les désirs du corps. Faire preuve de cette maîtrise de soi permet justement de se distinguer personnellement et de répondre aux normes sociales, ce qu’a fait Geminus, qui fut ensuite recommandé par Pline auprès de Trajan en 111 (10, 26).
18D’autre part, le régime alimentaire, au centre de la plupart des philosophies et des systèmes de valeurs morales, tient une place de choix dans les lettres pliniennes. Le Comasque refuse, pour sa part, de participer à un repas s’il est trop dispendieux et s’écarte des seuls « entretiens socratiques (3, 12, 1) », ce qu’il conseille ailleurs à son jeune protégé, Avitus :
Et, par Hercule, si on met un frein à sa gourmandise (gula), il n’est pas onéreux de partager avec plusieurs ce dont on use soi-même. La gourmandise ! c’est elle qu’il faut refouler et en quelque sorte mettre au pas (illa ergo reprimenda, illa quasi in ordinem redigenda est) […] en faisant preuve de modération […]. Où veux-je en venir ? Tu es jeune et tu as beaucoup de qualités (optimae indolis iuueni) ; je ne voudrais pas que t’en laisse imposer, chez certains, par le luxe de la table qui prend des airs d’économie (2, 6).
19Est ainsi normativement évoqué le système de contrôle moral qui passe par la répression (reprimenda), la moderatio, ou encore un régime strict (abstinentia ; 9, 12, 2). Ces modalités issues du mos maiorum républicain dans les pratiques privées sont réactivées durant l’époque augustéenne (Dubois-Pelerin 2016) où l’empereur devait faire preuve, au moins en apparence, de moderatio dans le faste privé afin de construire son image de princeps civitatis. L’évocation de ces exempla pliniens est régulièrement corroboré par des contre-exemples :
Le fait est que, [Domitius Tullus] ayant tout le corps déformé et paralysé (quippe omnibus membris extortus et fractus), il n’avait plus que ses yeux pour parcourir tant de richesses et, même sur son lit, ne bougeait plus qu’avec l’aide d’autrui. Il y a pire (un détail humiliant et pitoyable) : il devait se faire laver et brosser les dents on l’a souvent entendu dire lui-même lorsqu’il déplorait les affronts que lui faisait subir son infirmité, qu’il léchait tous les jours les doigts de ses esclaves (8, 18, 9).
20L’exemple de Domitius illustre la dualité corps/âme pour laquelle la perte de contrôle des passions est accentuée par un corps déformé. Ainsi, l’anecdote renforce auprès du lectorat l’argument qui fait de la déviance de l’âme le succédané, si ce n’est le prolongement, de la déficience corporelle.
- 16 À propos de l’anti-Caton de César, voir Garcea 2020, p. 91-97.
- 17 Sur le penchant de Caton pour la boisson : Cicéron, de senectute, 46 ; Sénèque, de tranquilitate a (...)
21Dans cette longue liste d’exempla, l’ivresse tient une place de choix dans la mauvaise gestion du corps de l’aristocrate, ce qu’expose Pline en reprenant un extrait du pamphlet de César16 contre Caton le Jeune17 : « Il raconte en effet que ceux qu’il a rencontrés lui ont découvert la tête et ont rougi de le voir ivre » ; puis il ajoute : « on aurait cru que ce n’était pas Caton qui avait été pris en faute par eux, mais qu’ils l’avaient été par Caton. » Pouvait-on mieux reconnaître le prestige de Caton qu’en le respectant à ce point jusque dans son ivresse (3, 12, 2). » Cette mise en scène (tête couverte) permet de cacher le corps inadapté à l’exposition publique. Malgré le retournement de situation par le dévoilement de Caton pris en faute (deprehensus), son statut de sénateur efface une faute reportée alors sur les autres. Ce sont en effet ceux qui ont exposé son corps inapte à la représentation de soi dans l’espace public qui sont blâmés par Pline. Ainsi, bien que l’ivresse soit préjudiciable dans le cadre de la mise en scène de soi, celle-ci relève d’une pragmatique de l’exposition du corps : être couvert et être un sénateur idéal permettait de passer outre une corporalité temporairement répréhensible. C’est bien l’auctoritas, déjà éprouvée, de Caton qui constitue l’élément fondamental à partir duquel on examine sa corporalité. L’oubli provoqué par le vin établit une posture acceptable lorsqu’il est limité au cadre symposiaque (Baroin 2003, p. 168), en somme aux espaces et sociabilités privés (la correspondance ne rapporte en effet aucune mention d’ivresse réprouvée dans l’espace intime). Les questions de régime et de mise en scène de soi répondent donc à des temporalités et spatialités variables : Pline ne parle pas d’ivresse pour son dîner, mais seulement de frugalité ; l’état de Caton n’est pas répréhensible grâce à la posture et à son corps voilé dans un espace public. Malgré les apparences, Caton répond aux codes rigoureux de la représentation de soi dans l’espace public afin d’écarter toute interaction sociale préjudiciable, notamment la nuit, moment privilégié de transgression des normes (Badel 2006, p. 78). La mise en scène de soi, soumise au regard de l’autre, devient alors le révélateur d’une bonne corporalité quotidienne, systématiquement réexaminée à partir de l’ensemble des déclinaisons de la représentation de soi au sein de l’espace public, notamment en fonction du paramètre de l’âge.
22Les diverses corporalités caractérisées par l’âge de l’individu relèvent, bien entendu, des hiérarchies sociales et participent de stratégies de mise en scène de soi. En périphérie de l’idéal corporel du sénateur se trouvent, dans l’otium honestum, d’une part, les personnes âgées, et d’autre part, les plus jeunes (iuuenes ou adulescentes) aspirant à une corporalité aristocratique. Cependant, ces caractéristiques répondent à une rigoureuse codification des activités selon les âges :
Nous devons consacrer le début et le milieu de notre vie à la patrie, la fin, en revanche, à nous-mêmes ce que justement prescrivent les lois, qui renvoient les plus âgés à l’inactivité (otio) (4, 23, 3).
- 18 Limite ramenée, par la suite, à 60 ans (Dion 55, 3, 1-3 ; Sénèque, de Breuitate uitae, 20, 4) ce q (...)
23La lex de senatu habendo d’Auguste libère des charges civiques les personnes de plus de 70 ans18 (les premiers temps de la vie étant consacrés à l’État), qui peuvent alors se dévouer exclusivement aux modes de distinction de soi propres à l’otium (immortalitas), idée souvent transposée sous les termes de quietis amor chez Pline.
24Cependant, le discours plinien sur les corps nuancé selon les différents âges amende cette vision trop structurante. En effet, la nécessaire éducation, dès le plus jeune âge, principalement par l’imitatio, entraîne une uniformisation grandissante des corporalités aristocratiques, comme il l’explicite à Corellia Hispulla, fille du consulaire Corellius, au sujet de son fils qui, jusqu’alors, a suivi des enseignements privés :
Il faut maintenant chercher un maître de rhétorique latine dont l’école se fonde sur la sévérité, la tenue et surtout la moralité. En effet, notre jeune homme a reçu de la nature et du sort, en plus de tous les autres dons, une remarquable beauté physique (corporis pulchritudo), et à cet âge dangereux (lubrico aetatis) il faut lui chercher plus qu’un précepteur un gardien et un guide ! (3, 3).
- 19 Sherwin-White 1966, p. 367. Fuscus Salinator et Ummidius Quadratus imitent Pline et pratiquent ave (...)
25Le corps est un des éléments centraux de l’évaluation de l’enfant qui, ici, recoupe presque les mêmes critères d’évaluation que ceux attribués à de jeunes adultes prometteurs19 :
Une admirable droiture, une fermeté inébranlable, une telle tenue, un accent latin, une voix virile, une mémoire fidèle (6, 11, 2).
- 20 Les références à la beauté physique de l’homme sont plus nombreuses que celles dédiées aux femmes (...)
- 21 Similitudo naturae (7, 20, 4) ; idem en 8, 21, 1.
- 22 Sur le choix méticuleux du précepteur : Lettres 2, 18 ; 4, 13.
26Ce corps, admis comme le pendant et le complément de l’âme, doit être développé, notamment à partir d’une morale considérée comme essentielle dans le processus éducatif. En effet, la beauté physique20 est à la fois synonyme d’une prédisposition à l’acquisition d’une bonne corporalité – déjà embryonnaire chez l’enfant grâce à la naturae fortuna21 (3, 3, 4) –, tout autant que le reflet de ses vertus, essentielle à la distinction de soi (Leach 1990, p. 21). À l’instar des exercices que réalise Pline au quotidien, l’enfant doit élever son âme et le soutien de celle-ci, son corps. Cette insistance sur la morale de l’éducation relève de préoccupations récentes et concurrence alors la recherche exclusive de la technicité du professeur de rhétorique22 (Sherwin-White 1966, p. 212), considéré alors comme « un précepteur, un gardien et un guide » à un « âge dangereux ». En effet, à partir d’une remarque digne de son oncle, Pline le Jeune vilipende les nouveaux vices de l’éducation en commun dans les écoles (in hac licentia temporum ; 3, 3, 5), ce que Juvénal, dans un tout autre registre, ne fait que corroborer, témoignage d’une pensée dans l’air du temps (Juvénal, 10, 224) réaffirmée ensuite par Marc Aurèle (1, 4). D’autre part, l’épistolier rappelle la nécessité de faire étudier son enfant dans sa patria sous les yeux de ses parents (sub oculis parentum) afin de garantir la pudeur (pudicius continerentur ; 4, 14, 3). Le fait qu’il insiste tant sur la morale et le corps, en suivant le point de vue de Quintilien (1, 2, 5 ; 2, 2, 1-5), témoigne de l’intériorisation des vertus et d’une reconstruction de l’ethos aristocratique tourné vers le soi, alors qu’à l’inverse, peu avant, Sénèque (de tranquilitate animi, 3, 3) insistait encore sur le caractère politique du précepteur.
- 23 Nous ne reviendrons pas sur ce thème amplement développé dans l’historiographie depuis les travaux (...)
- 24 C’est en ce sens que doit être lu le fameux épisode du suicide de Caecina Paetus après la mort de (...)
27Ces valeurs morales, qui font du corps un des éléments situés au cœur du processus de renfermement au sein des espaces privés, s’accordent avec les transformations du concept de famille et d’amour filial, du fait d’une restriction de l’espace d’application de la potestas du pater au seul cercle familial. L’individu donne à voir à ses enfants, dans une conjugalité bouleversée23, la maîtrise de soi, les resserrements des liens du mariage et les vertus de la production littéraire, en somme la distinction de soi dans l’espace privé. « Vous avez sous les yeux [votre père] dont vous devez suivre fidèlement la trace (8, 13) » conseille Pline à un jeune Gelianus (inconnu par ailleurs). Dès lors, l’enfant ne peut qu’imiter les modes de distinction de son père. Dans un tout autre registre, et malgré des dispositions naturelles, le défunt fils de Regulus (dont le père est décrié pour ses escroqueries sur héritages) (2, 20) : « aurait pu suivre le droit chemin s’il n’avait été la réplique de son père (4, 2, 1) », rappelant alors le caractère héréditaire du corps, mais aussi de la morale, notamment du père vers le fils, dans l’Antiquité. De la sorte, le couple, nouvellement ramené à la sphère privée où s’exerce une nouvelle morale, s’articule autour de la notion de famille et le corps du (futur) père revêt alors une préoccupation grandissante, non plus exclusivement en lien avec le lignage et l’alliance, mais avec la famille mononucléaire24 (Sissa et al. 2005, p. 183).
- 25 Pline n’hésite pas non plus à valoriser son activité au sein du tribunal des centumuiri (4, 14, 24 (...)
28Si telle est la marche à suivre pour les plus jeunes en vue de l’imitatio au sein des espaces privés, les adulescentes doivent, pour leur part, user de leur corps au sein d’espaces publics. Comme souvent, Pline s’érige en modèle25 :
J’ai commencé à parler au forum à l’âge de 19 ans et c’est seulement maintenant que je vois […] ce que doit être la prestation d’un orateur (5, 8, 8).
- 26 Pline ne fait pas de différenciation d’âge (7, 20, 3) avec Tacite (Pline est né en 61 ou 62 et Tac (...)
- 27 L’autre suffragator de Pline est Verginius Rufus (2, 1, 8).
29L’épistolier situe alors les adulescentes au bas de l’échelle de l’idéal aristocratique, leur capacité à représenter leur corps aristocratique étant en cours d’apprentissage. À travers ses Lettres, Pline invite à imiter les aristocrates comme il a pu le faire avec Tacite grâce à une proximité physique (7, 20, 4) et à des ressemblances corporelles entre les deux (similitudo naturae26). Ainsi, en tant que sénateur et à la tête d’un large cercle d’amicitia, Pline invite à l’imitatio dans le but d’acquérir cette corporalité recherchée. Il s’agit donc d’intégrer le « groupe » d’un aristocrate en vue, afin de cultiver sa propre persona, ce que Pline fit avec Corellius27, son protecteur :
C’est lui qui, lorsque je briguais une charge, me soutenait et témoignait en ma faveur, lui qui lors que j’entrais en fonction, m’escortait et m’accompagnait […], malgré à la fois sa faiblesse et son grand âge, comme s’il était jeune et bien portant (4, 17, 6).
- 28 Sur la promenade à Rome, voir O’Sullivan 2011.
- 29 Il s’agit probablement de l’Avitius inscrit sur le Testamentum Dasumii (CIL, 10229-20) où figurent (...)
- 30 Pline a également favorisé l’entrée d’autres equites dans l’ordre sénatorial, notamment Erucius Cl (...)
30On retrouve ici la question de la représentation de soi qui se forme par l’agrégation des corps à des personae éminentes, comme dans la pratique de la déambulation collective qui valorise à la fois le magistrat par l’effet de groupe et les adhérents qui gagnent en fama28. Ainsi lors de l’évocation de la mort d’un jeune sénateur, Junius Avitus29, Pline, tout en se réclamant comme guide, évoque ceux qu’il a, à son tour, protégés30 :
- 31 Il était d’origine équestre puisque son père avait préféré demeurer dans le quietis amor (23, 2).
Il avait revêtu la tunique sénatoriale31 dans ma maison, mon soutien l’avait aidé lorsqu’il briguait les charges publiques ; […] il voyait en moi un guide moral, presque un maître. La chose est rare chez les jeunes gens de notre époque. Oui, en trouve-t-on beaucoup qui, avec le sentiment de leur infériorité, s’inclinent devant l’âge ou l’autorité d’autrui ? […] Ils ne respectent personne, n’imitent personne et se prennent eux-mêmes pour modèles (8, 23, 2).
- 32 Qualifiées de désordre (confusa) et d’agitation (turbata), elles ne sont toutefois pas inconvenant (...)
31Pline amplifie la valeur d’exemplum qu’incarnent les aristocrates, renforçant ainsi l’idée d’une corporalité idéale recherchée et cultivée par les adulescentes, tout en désignant les pratiques à rejeter. En effet, les nombreux contre-exemples d’une jeunesse désinvolte, aux activités turbulentes32, souvent dans le cadre judiciaire, renforcent l’ensemble des recommandations promulguées. Pline relève alors des modes de représentation de soi qu’il est préférable d’écarter pour les jeunes avocats au tribunal des centumviri situé dans la basilique julienne :
À cela s’ajoute qu’il y a peu de gens avec qui on ait plaisir à plaider ; les autres sont des effrontés et même, pour une grande part, de petits jeunes gens obscurs (adulescentuli obscuri) qui sont venus là pour déclamer avec un tel manque de respect (2, 14, 2).
- 33 Le terme d’impudentia apparait déjà chez Cicéron (de oratore, 3, 94) à propos des rhéteurs. Quinti (...)
32Dans la mesure où, comme on l’a vu, les aristocrates déplacent leurs représentations vers des espaces plus restreints, le tribunal devient, pour les adulescentes, le lieu d’initiation propice à l’expérimentation des postures corporelles et à la représentation de soi. Ainsi, la mauvaise mise en scène de soi dans l’espace du negotium n’est pas liée à un âge inadapté, mais bel et bien au non-respect d’une forme valable d’imitatio33.
- 34 Juvénal, au ton plus cinglant, conserve une vision diamétralement opposée au sujet de la vieilless (...)
33Néanmoins, les individus les plus âgés, aux corps affaiblis, ne possèdent plus de corporalité distinguée sujette à l’imitatio. Ainsi, en 97, lors des funérailles de Verginius Rufus, sénateur et vieillard honorable, Pline revient sur sa position politique et l’érige en exemplum en listant ses actes passés. La description corporelle du consulaire, qui chute à cause d’un livre trop lourd entre ses mains, entachant de fait l’exposition de sa persona, marque une ambivalence entre un corps fragile – dont aucun attribut positif n’est cité – et une figure politique éminente forte de dignitas et auctoritas (2, 1, 5). Si Pline peut ainsi s’attarder sur le corps diminué, c’est que l’exemplum qu’incarne Verginius s’affranchit de sa corporalité (Page 2015, p. 269). En fin de vie, le corps n’occupe qu’une place secondaire, si ce n’est nulle, au profit de l’âme vertueuse qui devient alors le vecteur principal de l’acquisition des honneurs. On touche ici à l’immortalitas tant recherchée par Pline (ibid., p. 272) au sein de laquelle le corps n’a plus de véritable fonction dans le mode de distinction de soi34.
- 35 Leach 1990, p. 16 sq. Sur la question morale et l’orateur : Aubrion 1989 ; pour le public comme ar (...)
- 36 Selon Jürgen Habermas (1978), les espaces publics de réunion et de débat politique sont constitués (...)
- 37 Chez les Anciens, la dialectique entre corps et voix suit les mêmes logiques que celle entretenue (...)
34Néanmoins, les performances oratoires (declamatio, controversia, recitatio, suasoria, etc.), en ce qu’elles constituent le moment privilégié d’exposition des qualités littéraires, sont des modes de représentation de soi, favorisant l’émanation d’une persona35, qui s’inscrivent dans les espaces de la domus ou de l’auditorium, puis des tribunaux36. On ne reviendra pas ici sur les modalités propres de chacune, si ce n’est pour rappeler que l’orateur est défini par sa voix tout autant que par son corps dont les « mouvements des yeux et des mains » sont les principaux auxiliaires (2, 19, 4). Cette rhétorique gestuelle (dès le ier siècle a.C.37) est au service du dévoilement de l’être par :
Les gestes de celui qui a la parole, sa démarche, ses allées et venues, et sa vigueur physique (uigor corporis) en harmonie avec les mouvements de son âme (animus) (2, 19, 3).
- 38 La définition donnée par Pline correspond à celle avancée par Cicéron (de oratore, 1, 17). La rhét (...)
35Pline nous rappelle ainsi que : « la parole est réglée par la physionomie, le geste, le ton même (nam sermonem uultus, gestus, uox ipsa moderatur) (5, 7, 6). » La gestuelle rhétorique38 est au centre de ces performances, d’autant plus que la qualité des plaidoyers varie selon « la mémoire, la voix, le geste (gestus), la situation même (5, 20, 3) ». Ainsi, toute la disposition du corps témoigne de la bonne représentation, notamment chez les nobiles les plus en vue, tel le consul de 111, Calpurnius Piso, ou son frère, tous deux favorisés par Trajan aux élections de 100 (Sherwin-White 1966, p. 349) :
- 39 Ore renvoie également à la physionomie ou la bouche.
Il soulignait ces traits par l’extrême douceur de sa voix, sa voix par sa réserve. Il y avait sur son visage (ore39) une vive rougeur, une vive appréhension, choses qui ajoutent beaucoup à une lecture. Oui, je ne sais pourquoi, dans les activités de l’esprit (studiis), la timidité (timor) convient mieux aux gens que l’assurance […]. Ces qualités sont belles chez les jeunes gens (pulchriora de iuuene) (5, 17, 2-4).
- 40 Sur les corps et l’usage du capital symbolique et de l’habitus : Corbeill 2007, p. 69.
36Les éléments propices à la bonne exposition du corps lors de la declamatio constituent un éventail restrictif de représentations qui relève du capital culturel et symbolique nécessaire à la distinction aristocratique40.
- 41 Si le public n’est pas d’un rang équivalent à Pline (les docti et intelligentes) dans les espaces (...)
- 42 Idem en 2, 11, 17.
- 43 Les plaidoyers prononcés devant le tribunal des centumviri, particulièrement appréciés, sont quali (...)
- 44 Emmanuelle Valette (1997, p. 138) parle d’une écriture orale où « l’auditeur ne vient pas entendre (...)
37Cependant, la mise en scène de soi demeurerait incomplète sans la participation active du spectateur (Leach 1990, p. 24) qui, dans le negotium cum studiis (Aubrion 1989, p. 347), formule systématiquement un jugement sur le corps de l’aristocrate en représentation, permettant alors à ce dernier d’anticiper les éventuelles humiliations dans la sphère publique par une amélioration de sa rhétorique gestuelle. Ce déplacement relatif de la compétition, du forum vers des espaces publics restreints – l’un mettant en scène un corps dévolu à la disputatio, l’autre un corps aristocratique rasséréné –, atteste une transformation de l’ethos sénatorial tourné vers l’individu pour lequel une coopération (un jugement), par « l’expression du visage, un regard, un signe de tête, un geste, un murmure ou un silence (ex uultu, oculis, manu, murmure, silentio ; 5, 3, 8-9) », est désormais attendue des pairs alors constitués en un public moins dense, socialement et numériquement41, réduisant par la même l’espace de l’action. Et, si Pline rappelle à Maturus Arrianus (cf. supra) le besoin d’alterner, dans un mélange de « gravité42 et d’enjouement (seueritas comitatemque), […] ouvrages sérieux avec divertissements et badinages (lusibus iocisque) », c’est surtout parce que la declamatio se fait alors souvent dans le triclinium, espace peu favorable à la concentration, qui plus est en juillet (8, 21, 1-3). Même si le changement de saison vise à attirer un maximum de badauds43 (janvier reste plus propice aux affluences au forum ; 2, 11), l’homogénéité sociale dans ces nouveaux espaces restreints devient le révélateur d’une harmonisation des critères d’évaluation des performances alors normalisés, entraînant, de fait, un processus d’uniformisation de la corporalité aristocratique et d’un continuum socio-culturel propre aux classes supérieures éloignées des espaces publics. L’émergence de ce phénomène, expression d’une société aristocratique « apaisée », induit alors le protagoniste à faire acte de timidité (timor) : les actes de pudeur remplacent les gestes de décence ; « la vertu a remplacé le statut » ; « les convenances concrétisent les interdits en une règle » (Veyne 1978, p. 57-61). Cependant, Pline n’hésite pas à critiquer son public – sans omettre que la perte d’attention peut ne pas être « retenue par des agréments ni réveillée par [les mouvements du corps] (2, 19, 4) » – s’il est trop nombreux et peu discipliné, s’il ne se conforme pas aux pratiques corporelles attendues et s’il ne respecte pas les horaires (ad audiendum pigre coitur) et se déplace de façon décontractée (simplicer et libere ; 1, 13). La pragmatique des corps répond ainsi à un ordonnancement assez clair : le choix du lieu, du public et de la saison modifie les représentations corporelles de l’orateur et du spectateur qui doivent faire davantage montre d’urbanitas44 (David 1985 ; De Giorgio 2015, p. 39-44). Une bonne rhétorique gestuelle ne saurait se suffire à elle-même puisqu’elle nécessite de surcroît une bonne interaction avec le public présenté comme l’un des principaux régulateurs de la représentation de soi.
38En définitive, l’originalité de la correspondance plinienne, en ce qu’elle donne à voir la quotidienneté des modalités de la construction et de la représentation des corporalités aristocratiques, permet d’éclairer un large processus qui relève l’apparition d’un tournant culturel vers le soi (Foucault 1984, p. 70) et pour lequel les espaces privés sont au centre. Dans cette logique, les Lettres témoignent d’une uniformisation des corps aristocratiques observable à partir des valeurs promues dans des domaines aussi variés que les mœurs, la gestuelle ou les âges de la vie. Au sein d’une société aristocratique « apaisée », voire « domestiquée », les moyens, les lieux et les temporalités d’afficher et d’exhiber sa corporalité, semblent répondre à une reconfiguration des espaces, sans entraîner un nécessaire abandon du politique. En effet, ces transformations amènent à la constitution d’une nouvelle éthique que l’aristocrate se donne à lui-même. Dès lors, chez Pline, tous les domaines du corps, qu’ils soient mécaniques, biologiques ou symboliques, s’entremêlent pour ne former qu’un : le corps idéal.
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