• 1 À ce sujet, on peut notamment citer les articles de Hall 1985 et 1988.

1Dans un article de synthèse sur le genre dans l’histoire du sport, Thierry Terret (2006) a rappelé que la parution de travaux fondateurs concernant ce champ d’étude avait coïncidé peu ou prou avec les premières initiatives pour écrire une histoire des femmes. Pourtant, bien que ces deux spécialités aient été étudiées par les chercheurs nord‑américains, elles évoluèrent de façon relativement parallèle jusqu’à la parution de l’article de Nancy Struna (1984). Proposant une rupture, l’historienne exhortait à intégrer dans l’histoire du sport les nouvelles perspectives que proposait l’histoire des femmes. Divers travaux en histoire contemporaine suivirent ce plaidoyer. La plupart des études retraçaient les luttes successives qui permirent aux femmes d’intégrer un domaine décrit comme traditionnellement masculin, en défendant la participation des femmes1. Néanmoins, une double tendance se dessina progressivement, grâce à l’analyse de phénomènes plus complexes et dialectiques. Certaines études affirmaient que les activités physiques constituaient un moyen supplémentaire de contrôle des femmes. C’est le cas par exemple de l’ouvrage d’Helen Lenskij (1986). Pour d’autres au contraire, le sport pouvait être une source d’émancipation de ces dernières (McCrone 1988).

• 2 Il convient de préciser que nous parlons ici de documents littéraires. De fait, il n’existe aucun (...)
• 3 Il est par ailleurs important de rappeler que la formation gymnique n’est pas la seule particulari (...)

2Dans les rares publications qui se sont intéressées aux activités athlétiques féminines de la Grèce archaïque et classique, ce débat historiographique trouve un écho important au sujet de Sparte. Deux éléments peuvent expliquer cet état de fait. Tout d’abord, les documents qui attestent une participation féminine à des activités athlétiques dans la cité du Péloponnèse sont nombreux en comparaison des autres cités grecques2. Ensuite, les contenus contradictoires des différents témoignages permettent aux historiens de soutenir des positions opposées. Pour mieux comprendre les données du problème, il est possible de répartir schématiquement ces études selon deux tendances3. Ainsi, certains chercheurs défendent la thèse d’une émancipation des femmes spartiates par le biais des activités athlétiques. Eva Cantarella (1987, p. 42‑43) écrit :

• 4 Euripide, Andromaque, v. 930‑953 ; Aristophane, Lysistrata, v. 78‑84 ; Plutarque, Vie de Lycurgue, (...)
• 5 Xénophon, Constitution des Lacédémoniens, 1, 3‑8. Pour une synthèse sur les débats concernant l’at (...)

3De même, en conclusion de son chapitre sur l’athlétisme des femmes de Sparte, Thomas Scanlon (2002, p. 136) écrit : « the fact that we still marvel at the Spartan female in an age of progressive liberation is a testimony to their remarkably unique social achievement in Western history ». Pour corroborer leurs affirmations, ces historiens renvoient à deux textes dramatiques athéniens composés durant la guerre du Péloponnèse et à une phrase de la Vie de Lycurgue rédigée au début du ii^e siècle après J‑C par Plutarque4. Pourtant, ces trois textes entrent en concurrence flagrante avec un passage de la Lakedaimoniôn Politeia ou Constitution des Lacédémoniens composée au début du iv^e siècle par Xénophon5. Ce traité, qui aborde la même thématique que les autres compositions, n’affirme pas que les Spartiates disposaient de pouvoirs plus importants. A contrario, il établit qu’elles devaient répondre à des exigences plus strictes de la part de la communauté civique et des hommes de leur entourage, afin de produire des enfants robustes. Le document est donc au cœur de l’argumentaire d’autres recherches qui affirment plutôt que les exercices gymniques imposés aux Spartiates ne leur procuraient aucun droit supplémentaire, voire faisaient partie intégrante d’un système de contrôle accru à l’égard des femmes (Arrigoni 1985, p. 65‑66 ; Christesen 2012, p. 212‑225 ; Damet 2017a, p. 33‑34).

• 6 Thucydide, 5, 68. Sauf mention contraire, le texte suivi et les traductions adoptées sont ceux de (...)
• 7 Les mœurs spartiates sont ainsi évoquées de façon régulière par les poèmes dramatiques athéniens q (...)
• 8 Pour une discussion à ce sujet, voir infra p. 10‑12.

4Les désaccords à ce sujet s’expliquent en partie par le fait que le « secret qui marque le régime6 » des Spartiates n’a permis de conserver que des documents produits par des citoyens d’autres cités, parfois éloignés de la période discutée et souvent composés pour un public précis avec une intention donnée7. En envisageant, d’une part, que les deux textes dramatiques répondent à une visée politique précise et, d’autre part, que la sentence de Plutarque doit être replacée dans son contexte textuel mais aussi de composition8, l’étude de l’extrait de la Constitution des Lacédémoniens permet de nuancer les conclusions qui présentent l’athlétisme des Spartiates comme la source d’une libération. Cette idée est le fruit de constructions qu’il convient de mettre au jour. Cependant, il est essentiel de noter que la composition de Xénophon répond également à des contraintes qui lui sont propres. En effet, l’ouvrage de ce dernier rend compte de prises de position philosophiques et politiques et non seulement d’une réalité lacédémonienne objective.

• 9 C’est également le sens de la conclusion de Cartledge 1981, p. 105.

5Dès lors, l’opposition schématique entre une émancipation féminine inédite et une domination féminine singulière apparaît comme anachronique. Cette opposition semble s’appuyer sur des concepts modernes qui ne peuvent coïncider que partiellement avec les réalités antiques9. Comme toute activité sociale, les pratiques physiques organisées par les Grecs des époques archaïque et classique sont réglementées en fonction d’autres critères que le seul sexe biologique. Le statut, comme l’âge, prime parfois la différenciation sexuelle. De fait, les Spartiates, hommes ou femmes, constituent le groupe dominant de la cité lacédémonienne qui se distingue notamment de ceux des périèques ou des hilotes. À l’intérieur de ce groupe, les relations de pouvoir opposent parfois davantage les aînés aux plus jeunes que les hommes aux femmes. Les exercices gymniques imposés aux corps des Spartiates consacrent peut‑être donc la domination d’un groupe, où les contraintes directives sont exercées selon de nombreux critères et pas seulement le sexe.

• 11 Euripide, Andromaque, v. 930‑953.
• 12 Aristophane, Lysistrata, v. 78‑84.

8D’autres documents d’auteurs athéniens de l’époque classique mentionnent cette particularité qui est toujours présentée comme étrangère à la société attique. C’est pourquoi il n’est pas envisageable de présenter ces activités gymniques comme de simples constructions littéraires inventées par Xénophon. C’est notamment le cas d’une tirade de Pélée contre Ménélas dans Andromaque d’Euripide où le père d’Achille critique vivement l’éducation physique des Spartiates11. De même, au début de Lysistrata d’Aristophane, l’entrée de la Spartiate Lampitô sur scène est l’occasion de rappeler au public athénien les pratiques physiques des femmes de Sparte12. Malgré la grande diversité de ces documents, il est possible de noter que l’analyse de Xénophon présente plusieurs points communs avec les deux textes dramatiques. Pour ces auteurs, il ne fait aucun doute que les Spartiates pratiquaient régulièrement des exercices athlétiques dans un but de développement physique. Euripide fait dire à Pélée que les femmes de la cité utilisent les pistes de course et les palestres. Quant à Lampitô, elle affirme s’astreindre régulièrement à un entraînement gymnique, en grec gumnadomai. Chez Aristophane comme chez Xénophon, les Spartiates sont présentées comme des femmes au corps puissant : Lampitô a les membres vigoureux, le teint athlétique. Comme leurs partenaires masculins, les futures mères décrites dans la Constitution des Lacédémoniens sont rendues plus fortes (ischuroi) par leurs exercices. Dans ces trois documents, des activités similaires sont présentées : la course mais aussi des exercices de force parmi lesquels se trouve le bibasis auquel Lampitô fait allusion (Villard 2018, p. 132‑133). Aucune contradiction n’apparaît à ce sujet entre les trois documents.

• 13 C’est ce que rappelle également García Romero 2015, p. 36. À ce sujet, voir les synthèses de Golde (...)
• 14 À cet égard, le développement peut s’inscrire dans un vaste débat historiographique à propos du ca (...)

9Contrairement à ce qu’avancent plusieurs chercheurs contemporains (Ducat 2006, p. 227‑228 ; Kennell 2013, p. 388), il est difficile d’affirmer que ces auteurs décrivent ici des activités qui concernent uniquement les jeunes filles avant le mariage. Lampitô est une femme mariée. De même, si Euripide évoque une éducation de jeunesse, il affirme également que c’est cette éducation qui a influencé le comportement d’Hélène après son union. Enfin, Xénophon parle de procréation légitime dans le cadre même du mariage. Bien que le texte décrive l’alimentation de « jeunes filles » ou korai, l’entraînement des corps est prévu pour l’ensemble du sexe féminin (to thêlu). De fait, quel sens y aurait‑il à prétendre qu’une éducation physique serait bénéfique pour enfanter des enfants robustes si cette même éducation devait s’interrompre le jour du mariage ? Pour Xénophon, les pères et les mères doivent disposer d’une bonne constitution tant qu’ils sont en capacité de procréer. Pourtant, l’organisation d’un entraînement physique pour les femmes avant et après le mariage n’existe dans nulle autre cité grecque de la période. En effet, l’étude des Heraia d’Olympie (Villard 2017) démontre notamment que les jeunes filles peuvent ponctuellement pratiquer une activité athlétique en pays grec aux époques archaïque et classique. Cependant, ces activités consistent essentiellement en des concours de course pour les femmes non mariées et, pour aucune d’entre elles, les documents ne témoignent pas explicitement d’un entraînement physique préalable. Comme les rencontres masculines, ces concours athlétiques féminins sont exclusivement organisés dans un contexte religieux13. Masculines ou féminines, toutes les courses grecques constituent des hommages rendus à une divinité et, quels que soient leurs concurrents, ces épreuves demeurent donc des célébrations athlétiques et rituelles. Dans les documents qui concernent l’éducation à Sparte, les exercices ne sont pas exclusivement présentés dans un cadre rituel, ne concernent pas uniquement la course et ne semblent pas être uniquement pratiqués avant le mariage. Comme dans le reste de la Grèce, les concours de course réservés aux jeunes filles existent à Sparte. Toutefois, c’est la seule cité pour laquelle des documents avancent également qu’une formation gymnique est possible, pour les jeunes filles comme pour les femmes mariées, à l’époque classique14.

• 15 Plutarque, Vie de Lycurgue, 14, 8, et Apophtegmes laconiens, 227e.
• 16 Plutarque, Vie de Lycurgue, 14, 1-7, et Apophtegmes laconiens, 227d‑e.

12En plus d’affirmer que les corps athlétiques des Spartiates leur accordaient un pouvoir de séduction, plusieurs études contemporaines soutiennent également qu’elles disposaient de ce fait d’un pouvoir politique et moral inédit, notamment sur leurs époux et leurs fils (Cantarella 1987, p. 43 et Scanlon 2002, p. 136). Pour justifier ce raisonnement, ces analyses s’appuient sur une phrase de Plutarque à la fois présente dans la Vie de Lycurgue et dans les Apophtegmes laconiens15. La sentence rapporte les paroles de la reine spartiate Gorgô qui fut, au v^e siècle, l’épouse de Léonidas. À une étrangère qui s’étonnait que les femmes de Sparte fussent « les seules à commander aux hommes », elle aurait répondu que c’est parce qu’elles étaient « les seules à engendrer des hommes ». Dans les deux œuvres, cette formule clôt un compte‑rendu reliant la production d’enfants de qualité chez les Spartiates à l’éducation athlétique que les femmes reçoivent depuis l’époque antique de Lycurgue16. Pour Plutarque, la réglementation vise une éducation positive de ces dernières. Les jeunes filles sont engagées à faire collectivement des remontrances aux jeunes hommes qui se comportent mal. Leur nudité est pleine de pudeur. Elles pratiquent des exercices pour enfanter des enfants plus vigoureux et supporter, avec moins de peine, les douleurs de la grossesse et de l’accouchement. L’auteur se place donc en opposition nette avec la tradition défendue notamment par les textes dramatiques athéniens qu’il connaît bien (Paradiso 2003, p. 128). Dans son analyse, Plutarque accorde aux Spartiates une influence sur les hommes de la cité. Selon la phrase de Gorgô, elles disposeraient d’un pouvoir reconnu du fait des qualités procréatrices de leurs corps, elles‑mêmes dues à leur éducation gymnique. Les libertés acquises par les Spartiates ne seraient pas des permissivités scandaleuses non contrôlées mais une reconnaissance morale et légitime de la communauté civique. Pourtant, le programme reproducteur exposé chez Xénophon ne semble procurer aucune liberté supplémentaire pour les femmes et encore moins un pouvoir sur la composante masculine de la cité.

• 17 Xénophon, Constitution des Lacédémoniens, 6, 3. On trouve également cette idée chez Aristote, Poli (...)
• 18 Ces pratiques spartiates de polyandrie sont également rapportées par Polybe, 12, 6b, 8 ; Nicolas d (...)
• 19 Pace Pomeroy 2002, p. 45.

13Dans le passage de Xénophon, la description de la vie des Spartiates, hommes ou femmes, correspond plus à ce que le lecteur moderne attendrait d’un élevage d’animaux domestiques. Les clés de ce modèle sont la sélection des corps, des exercices et de l’alimentation. Comme dans la suite de l’ouvrage où l’auteur affirme que les esclaves et les chiens de chasse peuvent être mis en commun à Sparte17, on assiste ici à un partage des jeunes femmes considérées comme des reproductrices. Le texte démontre un contrôle des hommes sur les femmes, en particulier sur leurs épouses, mais aussi des aînés sur les plus jeunes, quel que soit leur sexe. Ainsi, le vieillard choisit seul l’homme qui lui constituera une descendance. Il ne consulte l’avis ni de son épouse, ni du jeune homme qui n’ont aucun pouvoir de décision. De même, c’est l’époux, en grec « celui qui la possède », qui permet à un autre citoyen d’utiliser sa femme pour obtenir des enfants sans être contraint de se marier18. Au sein du groupe des Spartiates libres, les femmes en âge de procréer seraient les dernières à avoir la parole, du fait de leur âge mais aussi de leur sexe. De fait, rien ne prouve que les épouses puissent avoir une quelconque influence dans le choix des citoyens auxquels leurs maris les prêtaient19.

• 20 Plutarque, Vie de Lycurgue, 14, 3.
• 21 Platon, Les Lois, 805e‑806d.
• 22 Properce, 3, 14.

14Devant un tel désaccord, il faut porter une attention particulière au texte de Plutarque. Rédigé au début du ii^e siècle après J.‑C., le document ne doit pas être déclaré suspect sur le seul argument de sa composition tardive, avant même d’avoir procédé à son analyse. Toutefois, il est également essentiel de rappeler que, pour décrire des pratiques anciennes et sans jamais expliquer sa méthode analytique, l’auteur utilise de nombreuses œuvres antérieures inconnues dont il est impossible d’apprécier la visée et la valeur. À la lecture de ce document, il faut donc redoubler de prudence. Cette précaution d’usage est renforcée par un autre constat : au sujet des différentes activités athlétiques, Plutarque est en désaccord avec tous les autres témoignages dont nous disposons. Dans la Vie de Lycurgue20, l’auteur mentionne la course, la lutte mais aussi le lancer du disque et le javelot. Euripide, Aristophane et Xénophon font référence à des courses ou des exercices de force. Cependant, ils ne mentionnent jamais explicitement de lutte, ni ne font allusion aux deux dernières activités. De plus, un passage des Lois de Platon contredit le témoignage de Plutarque21. Dans ce dialogue, un citoyen athénien débat du meilleur régime possible avec le Crétois Clinias et le Spartiate Mégillos. Il mentionne alors l’éducation des femmes de Sparte. Définie comme une voie médiane, cette dernière comprendrait des exercices de gymnastique ou de musique mais bannirait toute apprentissage du maniement des armes, notamment celles de jet comme le javelot. Dès lors, il paraît raisonnable d’affirmer que le récit de Plutarque décrit une formation athlétique qui ne correspond pas à celle de l’époque classique et relève peut‑être de la construction littéraire. Il s’appuie vraisemblablement sur des documents postérieurs à la période classique, voire sur des témoignages contemporains. Dès le i^er siècle, le poète latin Properce affirme également que les femmes spartiates s’adonnent à de nombreuses activités parmi lesquelles se trouvent le disque, le pugilat ou encore l’équitation22. Toutefois, contrairement au texte de Plutarque, l’élégie ne prétend pas décrire objectivement les coutumes spartiates. L’accumulation poétique savamment construite met en lumière la distance qui sépare les mœurs romaines du mode de vie idéal dont rêve la persona poétique : à Sparte, Properce pourrait exprimer librement la passion qu’il entretient pour sa maîtresse. À l’époque de Properce et encore davantage à l’époque de Plutarque, la cité lacédémonienne classique est avant tout un modèle constitué grâce à la compilation de nombreuses sources. Toute affirmation qui s’appuie sur le texte de Plutarque doit donc être discutée.

• 23 Plutarque, Vie de Lycurgue, 14, 7 et Apophtegmes laconiens, 227e.
• 24 Plutarque, Vie de Numa, 25.

16Les paroles de la reine ont ainsi une fonction précise dans le passage : réfuter les thèses de l’école aristotélicienne. Le chapitre sur l’éducation des jeunes filles s’ouvre en effet sur une affirmation. Contrairement à ce qu’écrit Aristote, il y n’avait à Sparte ni licence (anesis), ni domination féminine (gunaikokratia) à cause des longues campagnes militaires que connaissaient les hommes. Loin d’avoir renoncé à assagir (sôphronizein) les femmes, Lycurgue leur aurait accordé toute l’attention nécessaire pour en faire les égales des hommes au niveau physique et moral23. Pour Aristote (Politique, 2, 9, 5-12 et 15), les Spartiates dirigent leurs époux à cause de leur liberté sexuelle mais aussi grâce à leur capacité à hériter de terres. De ce fait, elles vivent dans la mollesse et la richesse. Après avoir décrit sous un jour extrêmement positif l’éducation des Spartiates, Plutarque referme la discussion avec cette sentence, qui est, par définition, décisive. À Sparte, les femmes ne profitent pas des faiblesses de leurs époux pour dominer la cité mais gagnent une influence grâce à leur utilité sociale. Le but de la démonstration est atteint : Aristote est désavoué. Toutefois, dans la comparaison finale qu’il établit entre la Vie de Lycurgue et la Vie de Numa24, Plutarque dessine un portrait bien différent des Spartiates. En s’appuyant sur des textes poétique et dramatique, il rappelle que ces dernières étaient souvent décrites comme « folles des hommes » (andromaneis), sans le réfuter. Plus loin, il affirme également qu’elles avaient « tout pouvoir pour gouverner leur maison ». La problématique n’est plus la même que dans le chapitre de la Vie de Lycurgue : Plutarque cherche à opposer l’éducation respectable que connaissent les Romaines à celle des Spartiates qui est contraire à leur sexe ou athêlus. Replacée dans son contexte, la phrase de Gorgô apparaît donc plus comme une construction rhétorique que comme la traduction d’une réalité spartiate de l’époque classique.

• 25 Nous conservons le titre et d’autres extraits de cette œuvre grâce à divers documents, voir Diehls (...)

17Un dernier temps de notre analyse doit conduire à appliquer au texte de Xénophon les mêmes critères analytiques que ceux que nous avons mobilisés à l’égard des autres documents. Si la Constitution des Lacédémoniens permet de nuancer une vision émancipatrice de l’athlétisme spartiate, il n’est pas envisageable de la prendre au sérieux sans questionner sa visée, comme ce fut le cas pour les autres compositions. La démarche est d’autant plus nécessaire que, à l’instar de plusieurs des documents précédents, le traité de Xénophon correspond à un modèle littéraire marqué socialement et idéologiquement. En effet, l’auteur n’est pas le premier Athénien à avoir écrit une Constitution des Lacédémoniens. Par sa structure et son sujet, le début de l’ouvrage de Xénophon rappelle un fragment de Critias qu’il est vraisemblable d’identifier avec l’ouverture de sa propre Constitution des Lacédémoniens25. Conservé par Clément d’Alexandrie dans Les Stromates, l’exposé débute, comme chez Xénophon, par la prescription d’activités athlétiques afin de permettre aux futurs parents de mettre au monde des enfants robustes :

• 28 Au sujet du sumposion, voir notamment Murray 1983 ; Duplouy 2006, p. 144‑146 ; Schmitt‑Pantel 2011 (...)
• 29 Xénophon, Le Banquet, 2, 4, et Mémorables, 1, 2, 20.
• 30 Diehls et Kranz 1992, p. 378‑380.

20Cette proximité idéologique entre les deux compositions n’est certainement pas une coïncidence. L’ensemble théognidéen est le résultat d’un long processus de stratification, de contamination et de sélection commencé au vi^e siècle. Selon la thèse de Giulio Colesanti (2011, p. 219‑321), il aurait été composé grâce à des notes prises durant le banquet ou à sa suite qui, sous l’effet de collages, formerait ce qui peut s’apparenter au manuel d’une hétairie. Les vers retranscriraient les chants créés par des citoyens mâles appartenant aux élites de la cité dans un contexte de sociabilité qui leur est propre28. Ces chants circulaient donc largement dans le sumposion à l’époque de Xénophon et l’auteur connaît les vers théognidéens qu’il cite à plusieurs reprises par l’intermédiaire de Socrate, notamment dans le cadre du banquet29. Pour les citoyens appartenant aux élites athéniennes de la période comme Xénophon, les chants du banquet constituent même une forme d’expression éminemment politique. Outre la version en prose, Critias a ainsi composé une Constitution des Lacédémoniens en vers élégiaques destinée à être chantée lors du sumposion30. Dans ces vers, comme dans la version en prose, Critias et Xénophon ne prétendent ainsi pas offrir un témoignage direct de la vie spartiate mais défendent une position idéologique. Bien qu’une part de réalisme réside sans nul doute dans le texte de Xénophon, la description des pratiques liées à la reproduction qui sont exposées dans le traité correspond à cette position.

• 31 Hippocrate, Femmes stériles, 18, 1.
• 32 Hippocrate, De la génération, 8, 2. Pour une synthèse à ce sujet, voir Gherchanoc 2015.

21À l’image d’autres documents athéniens de la période, le compte rendu de Xénophon est également influencé par deux thèses que défend le discours hippocratique. D’une part, les exercices physiques sont nécessaires à une bonne diététique et ont une influence sur la qualité de la procréation. Dans Femmes stériles, le praticien explique à cet égard que « si une femme engraisse de façon contre nature, elle ne porte rien dans son ventre31 ». D’autre part, les semences des deux parents, et non seulement celle du père, agissent dans la construction de l’enfant. Ce dernier ressemble à ses deux géniteurs, comme l’explique notamment un passage du traité De la génération32. Ainsi, dans le développement de Clément d’Alexandrie, le fragment de Critias répond à un fragment de Méléagre d’Euripide qui proclame :

• 34 La pièce fut très certainement composée dans le dernier quart du v^e siècle. Pour une synthèse sur (...)

22Toutefois, la phrase qui est certainement liée à la présence d’Atalante dans cette pièce ne semble avoir aucun rapport avec un quelconque modèle lycurguéen34. Dire que la constitution athlétique des deux parents contribue à un enfantement de qualité n’est donc pas un discours étranger pour les Athéniens du v^e siècle. Deux philosophes de l’époque classique considèrent même que prescrire une activité physique modérée aux femmes enceintes contribue à la bonne santé de l’enfant à venir. Dans Les Lois (7, 789e), Platon leur conseille de se promener. Dans la Politique (7, 14, 1335b), Aristote les engage à rester actives, notamment en se rendant tous les jours dans un temple.

• 35 Cette idée n’est d’ailleurs pas seulement réservée à l’organisation interne de Lacédémone. Comme l (...)
• 36 Pour un point au sujet des événements de 370‑369, voir Buckler 1980, p. 70‑87 et Hamilton 1991, p. (...)
• 37 Pour une synthèse sur les débats concernant le statut exact des périèques, voir notamment Cooley 2 (...)
• 38 C’est la position qui est notamment défendue par van Wees 2003. Le chercheur compare ainsi les hil (...)
• 39 Il est difficile, voire impossible, d’établir avec précision combien d’individus composent la popu (...)
• 40 Au sujet de cette datation, voir Pearson 1962, p. 410‑413.

24Que cela soit pour critiquer cet état de fait ou le défendre, tous les documents affirment que la bonne santé physique des deux sexes est examinée. Certains décrivent également une société où les aînés ont un pouvoir important sur les jeunes gens, hommes ou femmes. Selon le contexte, la différenciation organisée du corps civique spartiate dans son ensemble paraît donc avoir au moins autant d’importance, sinon plus, que la différence des sexes35. Cette caractéristique peut notamment s’expliquer par la division du territoire lacédémonien et des habitants de cet espace en des unités relativement homogènes, d’un point de vue interne, mais fortement hétérogènes, les unes par rapport aux autres. À l’époque classique et avant la campagne thébaine de 370‑369 qui bouleverse la structure de l’ensemble lacédémonien36, les Spartiates dominent plusieurs groupes de statut inférieur habitant divers territoires soumis à leur autorité, comme les périèques ou les hilotes. Si les premiers possèdent une liberté personnelle, les seconds sont des esclaves37. Selon Thucydide (1, 101, 2), la majorité d’entre eux aurait pour ancêtres les anciens habitants libres de Messénie. De manière progressive, ces derniers auraient été réduits collectivement en esclavage lors de la conquête spartiate de la région voisine au cours du vii^e siècle, à l’image de populations d’autres régions grecques38. Les Spartiates auraient alors vraisemblablement importé dans ce territoire un modèle servile déjà présent en Laconie. À l’instar des esclaves présents dans les différentes cités grecques, les hilotes constituent ainsi un groupe clairement séparé du corps civique spartiate sur le plan politique. Toutefois, contrairement aux autres esclaves, ils forment un ensemble relativement homogène, puisqu’il est composé d’une population exclusivement grecque qui est installée dans la région où elle demeure depuis des générations. Pour contrôler cette communauté dont le nombre semble par ailleurs excéder largement celui des citoyens de Sparte39, un ascendant symbolique constant est donc nécessaire. Le corps des Spartiates pourrait y jouer un rôle central. Au iii^e siècle40, c’est ce qu’explique Myron de Priène, dans un passage de son ouvrage sur l’histoire de la Messénie que transmet Athénée dans Les Deipnosophistes. Dans l’hypothèse où ce dernier décrit des pratiques déjà en vigueur à l’époque classique, son témoignage corroborerait cette proposition :