1Depuis plusieurs années, un intérêt certain pour le vocable malléable d’innovation s’est développé dans les discours des champs économique et politique. Dans ce contexte, on assiste au sein des firmes à l’émergence de services et d’entités dédiés à ce thème, sous la forme de directions. Tous les secteurs d’activité sont concernés par ce phénomène. Pilotés par des professionnels que nous appelons des « managers de l’innovation », ces services importent, produisent et diffusent un discours particulier sur le travail et sa mise en œuvre.

3Cette contribution repose sur un travail empirique dont les terrains principaux se situent dans trois grandes entreprises françaises. Une entreprise de l’énergie, Énergéo, une firme du bâtiment et des travaux publics, BatiCorp, et une entreprise des télécommunications, Rés’O. Les différents services et directions de l’innovation auxquels s’intéresse cette recherche présentent des caractères distincts, notamment leurs positionnements dans les organigrammes des entreprises. Ainsi, les directions de l’innovation de BatiCorp et BatiCorp E (filiale énergie) se situent dans les hautes strates de l’entreprise et bénéficient donc d’un accès direct et privilégié aux comités exécutifs des groupes. La direction de l’innovation du groupe Rés’O est intégrée au département de recherche et développement de l’entreprise qui compte 6000 salariés. C’est une unité plus opérationnelle et technique qui œuvre tout à la fois au développement d’innovations et au déploiement de la rhétorique de l’innovation. Enfin, le service innovation d’Énergéo se situe à la marge de la R&D du groupe. Les salariés qui composent ce service ont pour mission d’accompagner l’innovation de la R&D en déployant des méthodologies innovantes censées faciliter l’émergence d’innovations. Les managers de l’innovation d’Énergéo se vivent en fait comme des salariés en dedans et en dehors de la R&D.

4Au sein de ces services et directions, nous avons rencontré une trentaine de managers de l’innovation qui se sont attachés à faire le récit de leurs pratiques. Des entretiens d’une durée allant de 1 h 30 à 3 h ont été menés avec une population majoritairement constituée d’ingénieurs. Ceux que nous avons rencontrés dans le cadre de cette enquête entretiennent un rapport particulier à la technique qui les éloigne, de fait, de la norme des ingénieurs (Bedreddine, 2021) et qui a été observé par ailleurs (Coutant, 2014). L’étude de l’activité de ces ingénieurs alimente la thèse d’un groupe professionnel en mutation (Bouffartigue, Gadéa, 1997). Les sciences humaines et sociales et le commerce composent le reste de l’échantillon. Ces différents métiers se retrouvent autour de valeurs communes et d’une éthique particulière. En outre, des observations ethnographiques ont été réalisées lors d’événements dédiés à l’innovation et une analyse de la documentation communicationnelle interne et externe a été réalisée.

5La première partie de cet article aborde les tensions entre organisation et innovation. Nous montrons comment un langage est produit et importé par les managers de l’innovation. Nous mettons l’accent sur trois termes principaux : penser, faire et tester. La deuxième partie traite des temps de l’innovation. Les managers de l’innovation utilisent le passé, le présent et le futur afin de structurer leurs propos et favoriser les capacités de projection des salariés. Enfin, dans une troisième et dernière partie, nous montrons comment les préceptes de l’innovation se diffusent au sein des entreprises. Acculturer à l’aide de méthodologies spécifiques devient alors le maître mot des managers de l’innovation.

Définition et promotion de l’innovation dans les organisations

Est-il possible de « diriger » l’innovation ?

6La délimitation du périmètre d’action des services consacrés à l’innovation varie selon les cas observés. Le terme innovation est en effet polysémique. Dès lors, le sens que les différentes instances de direction lui donnent tient à des contingences organisationnelles. La présence ou non d’une R&D forte, les fonctionnements internes de l’entreprise ou encore le secteur d’activité du groupe sont autant de caractéristiques qui gouvernent les conduites en termes d’organisation de l’innovation. Le flou sémantique qui entoure le vocable innovation crée un champ des possibles pour les managers de l’innovation. Ces derniers estiment que l’innovation dans les grandes entreprises est mal définie. La distinction qu’ils opèrent entre recherche, innovation et développement est ainsi au fondement de leur activité. Les managers de l’innovation entendent aussi participer au mouvement de reconquête d’espaces de liberté par les salariés.

7Dans ce contexte, les équipes des entités dédiées à l’innovation endossent plusieurs objectifs. Le premier est précisément celui de la production et de l’imposition d’une définition de l’innovation. Les managers de l’innovation deviennent alors des prescripteurs dotés de ressources symboliques efficientes dans l’entreprise. Ils œuvrent à la création et à la diffusion d’un sens commun nouveau de l’innovation :

• 2 Entretien mené le 03/04/2018 avec Nadège A. (50 ans) qui était à l’époque Directrice Innovation du (...)

Il faut que tout le monde puisse parler le même langage. Et pour que tout le monde puisse parler le même langage, il faut une démarche qui soit collégiale, consensuelle que chacun puisse comprendre pour justement faire en sorte que toutes ces tendances-là, chacun puisse se les approprier pour pouvoir ensuite cocréer à partir de ces bases et aller vers le business.2

9Néanmoins, ce mouvement s’accompagne d’un premier paradoxe. Les entretiens révèlent une certaine réticence à parler de « direction de l’innovation », les managers de l’innovation semblant mal à l’aise avec l’idée même de diriger l’innovation. En effet, les professionnels de l’innovation émettent un diagnostic particulier sur le travail salarié : la liberté et l’autonomie des travailleurs feraient défaut. Ils reprennent ainsi des représentations que partagent un certain nombre d’agents dans les entreprises (Benedetto-Meyer, Boboc, 2019). En conséquence, ils s’inscrivent dans une tradition critique de l’organisation et du management. Comme on le sait, ces critiques ont contribué à des reconfigurations du travail, de l’emploi (Flécher, 2019) et de l’enseignement supérieur (Chambard, 2020). L’agilité est une des formes de cette intégration de la critique chère au nouvel esprit du capitalisme (Boltanski, Chiapello, 2011). Ce mode de travail, le plus souvent issu de l’ingénierie informatique, mais qui a tendance à se généraliser, insiste fortement sur la flexibilité et la polyvalence de l’activité, pensées comme nécessaires (Boboc, Metzger, 2020).

10Pour autant, cette « liberté » qui serait enfin retrouvée pourrait effectivement mettre en difficulté les fonctionnements et les routines organisationnelles. Les managers de l’innovation se retrouvent ainsi coincés entre des nécessités de gestion de la main-d’œuvre et des ambitions de « libération » de la force de travail. Cette contradiction n’est pas nouvelle, comme l’ont montré les analyses sur les affrontements normatifs dans les organisations (Alter, 1993 ; Coutant, 2018) ou les recherches consacrées aux managers de la diversité, marqués par l’« ambivalence de la fonction diversité », qui est précisément « à l’interface entre normes gestionnaires et [d’]autres ordres normatifs associés au juste et au bien » (Bereni, Prud’homme, 2019, p. 177). Notre enquête menée auprès des managers de l’innovation confirme cette double contrainte. D’abord parce que l’idée qu’il existe des marges de manœuvre pour les salariés fait partie intégrante de la définition de l’innovation. Ensuite parce que le discours des managers de l’innovation est parfois marqué par une véritable ambivalence face au marché et aux logiques financières propres aux instances dirigeantes des entreprises (Garric, Léglise, 2008). Les professionnels de l’innovation composent alors avec des objectifs qui apparaissent comme paradoxaux.

Les verbes de l’innovation

11Trois thématiques sont particulièrement exploitées, souvent appuyées sur des traductions abusives du langage managérial anglo-saxon (Longuenesse, 2018).

Réfléchir et penser l’innovation : to think out of the box

12La première thématique du discours fait appel à la rhétorique de la réflexion et de la pensée libérée. Les salariés qui veulent innover doivent avant tout s’affranchir des frontières qui limiteraient leur capacité à penser. La mission des managers de l’innovation consiste alors à exposer les fondements de l’innovation tels qu’ils se les représentent. La créativité et la capacité à travailler différemment sont des éléments centraux de l’argumentation :

• 4 Entretien mené le 22/01/2018 avec James R. (50 ans) qui est coach innovation et « catalyste » de l (...)

On a essayé de développer tout ce qui était le management de la créativité, enfin c’est moi qui ai fait ça sans qu’on me demande. Mais j’avais un passé là-dessus sur tout ce qui englobe la créativité, le design, les nouvelles méthodes de travail, donc ce qu’on a essayé d’injecter également c’est quels sont les dispositifs qu’on peut mettre en place, produire des idées et générer des idées différemment etc… on est rentré sur les nouvelles pratiques de l’innovation.4

13Le diagnostic est clair : les salariés sont contraints par des procédures et des processus organisationnels traditionnels. De nouvelles méthodes de travail doivent par conséquent être inventées ou importées :

• 5 Entretien mené le 28/12/2018 avec Douglas L. (55 ans) qui est manager de projet d’innovation au se (...)

Si tu mets des gens dans un système, ils vont te cracher un truc… si tu leur donnes de la liberté ils vont arriver à faire quelque chose qui est différent [de ce qu’ils auraient fait] si tu leur avais donné moins de liberté.5

• 7 Entretien mené le 04/02/2019 avec Stéphane Q. (50 ans) qui dirige une entité innovation intégrée a (...)

Nous sommes sur une revendication qui serait d’accompagner des gens exclusivement sur de l’innovation de rupture dans lequel en fait moi ce que je vais mettre à disposition c’est des process, des outils pour permettre aux gens de penser très très différemment, donc c’est la pensée orthogonale, out of the box […]. Ce qui est nécessaire c’est de sortir de ces bureaux, ça c’est ce qu’on prône dans le lean start-up, c’est aller voir les clients sur le terrain, voir sur le terrain ce qui se passe, [d’aller faire] de l’observation.7

Innover, c’est faire

15Le deuxième répertoire thématique se rapporte à la conception. Il s’agit alors de mettre en œuvre les idées produites lors du processus d’idéation. Cette dimension du travail innovant trouve sa légitimité dans une critique classique que l’on observe dans et en dehors des entreprises (Boussard, 2008 ; Chiapello, Gilbert, 2013b). Dans ce contexte, faire plutôt que rendre compte des actions accomplies est perçu comme un regain de sens pour l’activité.

Tester et expérimenter

• 10 Entretien mené le 08/02/2019 avec Maud K. (50 ans), responsable d’un espace de formation aux métho (...)

Bah pour trouver des choses qui répondent à des vrais usages, ce n’est pas juste des trucs qu’on a dans notre tête… donc si on veut taper juste et répondre à des vrais besoins, bah le test… c’est ce qui est le plus adapté quand on est dans un univers incertain et qu’il n’y a pas de plan encore.10

18La phase de test en conditions réelles répond à des intentions de réduction de l’incertitude. Il faut tester pour contrôler l’incertain. La notion d’itération désigne ce processus. Il s’agit de tester pour itérer, soit alimenter le produit ou le service avec les retours accumulés auprès des utilisateurs.

Importations et utilisations lexicales

20Ces trois répertoires thématiques intégrés aux discours visent à organiser le travail d’innovation des salariés. Pour ce faire, les managers de l’innovation s’approprient et incorporent des champs lexicaux issus de champs disciplinaires différents.

21De ce point de vue, l’empreinte du design est manifeste. Cette intégration se fait notamment par la généralisation de la méthodologie du design thinking (Bedreddine, 2020a), qui théorise les types d’actions que nous venons de présenter. La diffusion du design et de son champ lexical est aussi visible dans la structuration des services dédiés à l’innovation et dans la dynamique des projets. Des designers sont ainsi intégrés à l’entité innovation de la R&D d’Énergéo. Chez Rés’O, chacun des projets de l’entreprise compte aussi un ou plusieurs designers. Les managers de l’innovation accordent ainsi une place centrale au design et à ses outils :

• 12 Entretien avec Stéphane Q.

On va prototyper, on va utiliser un cycle d’itération avec les clients et ensuite on va mettre en œuvre tous les outils et une pensée qui va permettre de caractériser les fonctionnalités, de les modéliser et de les mettre en œuvre concrètement… on le fait avec les personnes qui nous ont demandé, systématiquement… ce sont de vrais designers mais qui font du design thinking… ce sont les designers qui ont inventé le design thinking de toute façon… donc les designers il y en a trois qui ont un statut Énergéo.12

22En parallèle, la rhétorique employée par les managers de l’innovation évoque des principes classiques de l’épistémologie des sciences. Certains individus n’hésitent pas à raccrocher leur travail à une activité de recherche scientifique. Les termes d’expérience, de problématique ou d’hypothèse sont utilisés, sans pour autant satisfaire aux canons du travail scientifique. Leurs propos sont alors le produit d’une véritable hybridation entre les langages scientifique et startupiste :

• 13 Entretien avec James R.

C’est une démarche scientifique, scientifique, hypothèses, expériences, validation. Si ce n’est pas validé ce n’est pas que tu es nul c’est que tu n’as pas validé tes hypothèses. Et la démarche lean start-up est une démarche purement scientifique… tu fais des hypothèses, tu vas essayer de les valider et si ce n’est pas valide, tu pivotes.13

23L’innovation est donc une affaire de mots. Les signifiants et les signifiés sont importants et permettent de reconstruire des logiques d’action décrites comme efficientes. On l’a vu, les mots de l’innovation prennent la forme de verbes d’action. Ils permettent de dicter des conduites à adopter et d’opérationnaliser une vision du travail. L’utilisation de ces verbes est pourtant floue. Les managers de l’innovation jouent en effet sur la transitivité et l’intransitivité des verbes qu’ils emploient. Ainsi, ils éliminent les compléments d’objet direct et indirect qui permettent normalement d’informer et d’orienter le sens de l’action. Il faut penser, faire et tester. Cette imprécision et ce détournement sémantique élargissent le champ des possibles, et permettent entre autres d’affirmer un peu plus l’autonomie et la liberté que ces managers défendent.

24En ce sens, ces derniers contribuent à façonner ce que Sophie Bernard appelle « le nouvel esprit du salariat ». Les valeurs de liberté et d’autonomie que véhiculent les managers de l’innovation rentrent en congruence avec ce que l’auteure appelle « l’autonomie pour l’organisation » (Bernard, 2020). À travers les managers de l’innovation, les employeurs s’efforcent de lier les intérêts des salariés à ceux de leur entreprise. Ce faisant, ils bouleversent les routines professionnelles et tentent d’imposer des pratiques de travail qui intègrent les critiques des salariés.

Les temps de l’innovation

25L’innovation est une affaire de temps. Premièrement, la verbalisation et le séquençage des temporalités en organisation permet de faire admettre la nécessité du changement (Benedetto-Meyer, Willemez, 2017). En second lieu, les différentes références temporelles ont pour objectif d’amener les salariés à se projeter à la fois dans le passé et le futur. Enfin, l’articulation des temporalités permet aux managers de l’innovation de raconter une histoire de l’innovation. On observe ainsi une économie de la promesse en acte, point qui sera développé plus loin dans l’article.

Parler au passé

• 15 Nom changé car reconnaissable.
• 16 Entretien avec Stéphane Q.

Pour l’instant il n’y a personne qui fait [il parle de la prospective] dans le groupe… si une entité devait faire ça dans le groupe, qui est le mieux positionné ? C’est l’unité de la mode15 avec des designers, c’est de faire un Google X, un Énergéo X.16

27On enregistre aussi des discours aux accents volontiers darwinistes. L’histoire de l’entreprise Kodak est souvent mobilisée. La prise de risque, le changement, l’adaptation ou la déperdition sont alors des termes qui matérialisent et synthétisent les trajectoires de l’innovation :

• 17 Deuxième entretien mené le 26/02/2019 avec Nadège A.

Les risques on les mesure… quand on est sur l’innovation le risque il est plus fort. Et on investit de l’argent justement pour prendre des risques, sinon on fait Kodak et on meurt. L’inventeur de la photo numérique c’est un jeune ingénieur de 24 ans, Sasson, qui était chez Kodak et Kodak a dit j’enterre une innovation qui potentiellement tue mon marché d’aujourd’hui… ça ne les a pas empêchés de mourir… ils n’ont pas pris de risque, ils n’ont pas senti le truc, ils n’ont même pas essayé.17

Diagnostiquer au présent pour changer

29L’utilisation du présent remplit une fonction bien connue des consultants en conduite du changement. Le diagnostic de l’existant consiste alors à établir et comprendre les tenants et aboutissants d’une situation professionnelle, organisationnelle ou productive afin de planifier l’introduction d’un changement. Les managers de l’innovation usent de cet outil pour construire une histoire fondée sur des observations et un travail d’investigation qu’ils décrivent comme méthodique :

• 19 Nom changé car reconnaissable.
• 20 Entretien avec Stéphane Q.

En fait quand on aide ici [il est ici question d’accompagnement des projets], on aide essentiellement sur de la méthodo et sur de la conduite du changement et de la culture. Là c’est l’unité de la mode19 et les designers voilà… là c’est un peu la facilitation mais c’est surtout la contribution qu’on va avoir au change management, à la conduite du changement.20

30La description est froide. Les discours des professionnels de l’innovation tranchent par leur caractère affirmatif et assertif. Le contenu des propos est universalisant et il se veut rationnel et éclairé, autour d’un seul objectif : affirmer la nécessité du changement.

31Tout l’enjeu est donc d’assurer la performativité du discours. Être compris n’est pas le plus important. Il faut avant tout persuader son auditoire. Cela permet en même temps d’émettre un jugement sur des fonctionnements présents. En somme, cette pratique donne les moyens d’affirmer une normativité qui catégorise les bonnes et les mauvaises pratiques :

• 21 Deuxième entretien avec Thomas A. mené le 26/11/2019.

Ce qu’on fait en tant que grand groupe, dans la très très grande majorité des cas en fait, c’est un constat qui est caricatural où l’on dit bon aujourd’hui ça ne marche globalement pas ce qu’on fait… du coup qu’est-ce qu’on peut faire pour que ça marche ?21

Dire le futur au futur

32Le futur structure les prises de parole des managers de l’innovation. Leurs discours produisent des réponses aux interrogations sur l’avenir des salariés et des organisations. On observe alors une économie de la promesse (Joly, 2011) qui prend la forme de prédictions et d’anticipations technologiques plus ou moins documentées.

34Cette étape est l’occasion d’affirmer des normativités à travers des recommandations de bonnes pratiques. Toujours au service de la cohérence de l’activité, les professionnels de l’innovation instituent par leurs discours la nécessité de la projection. Les salariés de tout niveau sont ainsi invités à imaginer l’avenir de leur activité. Par conséquent, une fois intégrées, ces logiques temporelles conditionnent l’activité des salariés :

• 23 Entretien mené le 22/02/2018 avec Maurice L. (65 ans) qui était à l’époque directeur d’un laborato (...)

Il y a des innovations qui n’aboutissent pas parce qu’elles arrivent trop tôt ou trop tard, voilà, mais une innovation c’est quelque chose qui arrive dans les mains d’un utilisateur au bon moment et ça contribue soit à son bien-être soit à autre chose.23

Organiser l’innovation pour dire le travail

« Acculturer »

35Les managers de l’innovation appuient leurs stratégies sur des salariés en phase avec leurs discours. Ces derniers deviennent ainsi des ambassadeurs de l’innovation dans les organisations lors même qu’ils étaient jadis décrits comme des « déviants » à la règle. On voit aujourd’hui des « innovateurs ordinaires » (Alter, 2013) devenir les porteurs des discours managériaux sur l’innovation. Ils deviennent alors des agents de la diffusion de l’innovation dans les organisations :

• 24 Deuxième entretien mené le 26/02/2019 avec Nadège A.

Les ambassadeurs sont dans la communauté [celle de l’innovation], donc c’est eux qui relaient, ils témoignent, ils continuent d’innover et donc on les utilise parce que dans leurs périmètres ils vont eux aussi parler d’innovation, aider des collègues… après tout ça c’est de la solidarité, de l’entraide, c’est l’effet réseau de notre entreprise qui joue son rôle… ensuite ce qu’on essaye de faire pour que ce soit une pratique du quotidien, aujourd’hui notre ambition c’est d’avoir un référent innovation par département… c’est ce qui est en train de se faire.24

36Le champ lexical de la diffusion est donc opératoire dans les organisations au sein desquelles le mot acculturation désigne ce processus. Ce terme évoque les visions culturalistes que l’on observe dans les entreprises (Paltrinieri, Nicoli, 2020).

37Selon les personnes en charge de l’innovation, les salariés n’ont cependant pas la culture qui permettrait à l’innovation de s’imposer comme la norme. Dès lors, les managers de l’innovation sont constamment pris en étau. Leurs propositions témoignent de leur qualité de porte-parole et de « fondés de pouvoir » des directions (Bourdieu, 2014b). Mais ils rencontrent de nombreuses difficultés. Ils se livrent alors à un travail de persuasion acharné qui doit leur permettre d’affirmer leur expertise et leur position :

• 25 Entretien mené le 04/02/2019 avec Stéphane Q.

D’ailleurs l’activité d’innovation c’est aussi la capacité à vendre des convictions et si vous ne savez pas les vendre vous êtes frustrés tout le temps parce que personne ne reconnaît et ne va dans le sens des convictions que vous vendez.25

38Dans ce contexte, il s’agit d’organiser le déploiement de cette « culture » de l’innovation. Les strates supérieures de l’entreprise sont néanmoins identifiées comme les cibles privilégiées des managers de l’innovation :

• 26 Entretien mené le 04/02/2019 avec Stéphane Q.

C’est que ce serait probablement plus simple, notamment en termes de conduite du changement, que la commandite [sic] vienne de très très haut… jusqu’au ComEx… à un moment lorsque vous réfléchissez au positionnement de l’activité de l’entreprise on va commencer à parler de raison d’être, de missions, donc on est sur du très haut niveau et c’est d’autant plus facile de mettre en œuvre les leviers d’actions que le sponsoring vient de très très haut.26

39De fait, les trois entreprises qui constituent le terrain de notre enquête se rencontrent sur un volontarisme et une appétence particulière pour le vocable innovation. Le terme est en effet très présent dans la communication officielle, qu’elle soit interne ou externe. L’innovation devient un argument de communication et de mercatique parce qu’elle est affiliée aux dimensions de progrès et de modernité. Tout l’enjeu pour les représentants de l’innovation est alors d’embarquer ou d’être embarqués par un ou plusieurs membres du comité exécutif.

• 27 Entretien mené le 05/06/2019 avec Nicolas F. (38 ans) qui était responsable de l’innovation ouvert (...)

Le sponsoring est fondamental… déjà le fait que la directrice innovation était rattachée directement au PDG, elle était la seule non ComEx à être rattachée à lui, donc déjà ça a posé le sujet… l’innovation a été un sujet qu’il a porté, qu’il a poussé, c’était important pour lui, il a dit à toutes les entités « désormais c’est 1/3 de votre temps et de votre budget sur l’innovation », donc effectivement il l’a incarné et il l’a vraiment poussé et c’était fondamental.27

40Leur position dans le processus de production est pourtant précaire et peut être source de mal-être au travail. Il est nécessaire pour les managers de l’innovation d’avoir les compétences leur permettant de faire passer leurs idées et de les imposer. En d’autres termes, on observe des agents pour lesquels le positionnement dans l’organisation est un enjeu fort (Pichonnaz, Toffel, 2018).

Les outils de la diffusion

42Mais tout un chacun ne serait pas en mesure d’opérer la transformation que nécessite le travail de l’innovation. Il y aurait les « champions » (Rogers, 1995, p. 398) de l’innovation et les autres, condamnés à disparaître :

• 29 Deuxième entretien mené le 26/02/2019 avec Nadège A.

C’est l’acculturation on ne force pas les gens, il y a des gens qui ne seront jamais innovants. Et puis après soit leur activité ne le nécessite pas, soit si leur activité le nécessite c’est l’effet kodak hein, à un moment si on ne s’adapte pas à des changements, on meurt.29

43Par ailleurs, les outils méthodologiques s’appuient sur des dispositifs plus structurels, par exemple des programmes d’intrapreneuriat ou des espaces internes qui s’inspirent des fab labs (Berrebi-Hoffmann et al., 2018 ; Bosqué, 2015). Ce sont là autant d’occasions qui permettent de classer les salariés. On assiste à l’émergence de classements entre les individus créatifs et ceux qui ne le sont pas, ou encore entre ceux qui seraient dotés de « traits » entrepreneuriaux et les salariés lambdas :

• 30 Entretien mené le 05/06/2019 avec Nicolas F.

Il y a des personnalités qui ont des traits entrepreneuriaux… qui vont être dans l’autonomie, dans la coconstruction d’un projet, dans le fait de le vendre, etc… donc ça ce sont de bons profils effectivement pour faire de l’intrapreneuriat pour lancer de nouveaux projets.30

44Les ressources nécessaires sont alors perçues comme inégalement distribuées dans les organisations. Mais la rhétorique du don, du elle est faite pour ça, s’affronte à une vision idéalisée de la méthodologie transformatrice. La légitimité de l’action des managers de l’innovation repose en effet sur leur capacité à former tous les salariés à l’innovation. Il est donc nécessaire pour eux d’affirmer publiquement les possibilités d’apprentissage. Les propos des enquêtés font apparaître des tensions entre ce type de catégorisation des personnels et l’affirmation de l’utilité des formations (Benedetto-Meyer, 2019).

45En ce sens, ils poursuivent les objectifs de l’accompagnement du changement et de l’agilité générale que préconisent les analyses gestionnaires (Autissier et al., 2015). Les méthodes agiles et les outils de l’innovation se confondent, notamment dans la rapidité d’exécution qu’ils prônent :

• 31 Entretien mené le 25/01/2019 avec Wilfried C.

Comment tu fais du business ? Comment tu fais sortir des produits extrêmement rapidement ? Alors c’est les méthodes agiles… alors ça c’est des trucs extrêmement marketing qu’on leur a fait, mais du coup il y a plus de théorie et c’est un peu plus costaud mais c’est surtout apprendre à désapprendre.31

46« Apprendre à désapprendre » consiste alors en un détricotage des identités au travail (Sainsaulieu, 1988) et des professionnalités (Dubar, 1996). Cet aspect poursuit les ambitions de transdisciplinarité et de transversalité. Les méthodologies d’innovation sont alors des outils qui travaillent l’organisation et les professions.

*

47Les processus de légitimation professionnelle (Andonova, 2015 ; Chiapello, Gitiaux, 2009) sont complexes. Pour les managers de l’innovation, il s’agit de trouver le bon curseur entre expertise et universalité du discours (Vaughan, 1999). Leur travail consiste alors à produire un discours suffisamment savant mais assez simple pour être compris de tous. Pour ce faire, ils proposent un lexique très général qui fait référence à des catégories d’actions sur lesquelles chaque salarié peut se positionner et disserter. Ces mots occupent une position privilégiée sur le « marché » du « langage autorisé » dans les organisations (Bourdieu, 2014a). Les professionnels de l’innovation agissent de manière à assurer une rentabilité croissante à ce langage en multipliant les espaces d’expression de la langue de l’innovation. L’objectif est de modifier les manières de travailler. Ce faisant, c’est par leurs discours que les responsables de l’innovation posent des limites au travail des salariés, discours et limites qui contribuent tous deux à la diffusion des préceptes que les managers de l’innovation défendent.

49L’imposition d’une certaine langue ne peut en effet se faire que si les locuteurs sont reconnus comme étant en position de l’imposer (Bourdieu, 2014b). Les managers de l’innovation ne manquent pas d’appuis hiérarchiques. Mais la double contrainte à laquelle ils sont soumis – articuler la bonne marche de la production et la liberté dans l’activité pour tous – rend difficile la légitimation de leurs discours et de leurs actions.