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Dossier

Les discours complotistes de l’antiféminisme en ligne

The conspiratorial discourses of online anti-feminism
Los discursos complotistas del antifeminismo online
Céline Morin et Julien Mésangeau
p. 57-78

Résumés

Cet article explore les discours complotistes de l’antiféminisme en ligne à partir d’une étude de commentaires YouTube. Les rapports de genre apparaissent comme un point de crispation de plus en plus autonome du complotisme : combinant des méthodes d’étude automatisée du langage, d’analyse thématique et d’analyse discursive, la recherche montre la complémentarité de deux critiques – interpersonnelle et structurelle – et une pragmatique basée sur l’échange de noyaux sémantiques (communautarisme, lobby et racisme anti-homme blanc).

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Texte intégral

1Parmi les facteurs identifiés comme encourageant le complotisme, le soupçon à l’égard des élites, le rejet du système et le déclassement socio-économique, fût-il ressenti ou réel, figurent en bonne place (Taïeb, 2010 ; Boltanski, 2012). Cependant, les rapports de genre apparaissent aussi comme une cause croissante du développement de ce type de discours et un point de crispation de plus en plus autonome. Dès les années 1970, des groupes sociaux se sont constitués sous la bannière masculiniste pour dénoncer une société qui serait devenue gynocentrée, c’est-à-dire orientée vers les intérêts des femmes, avec le soutien de forces qui font bloc : les gouvernements, habitués à sacrifier leur population masculine à la guerre ; les industries pharmaceutiques, qui appauvrissent les hormones de la masculinité ; ou encore le capitalisme néolibéral, qui dérégule jusqu’au marché amoureux et encourage l’hypergamie féminine pour mieux exploiter les hommes (Ging, 2019). Cette polarisation du féminisme gagnant et du masculin sacrifié s’inscrit dans le « mythe de l’égalité déjà-là » (Delphy, 2007) et traduit une insatisfaction forte dans le domaine de l’amour et de la sexualité, dès lors que ces derniers ont été réorientés vers des idéaux égalitaires (Beck et Beck-Gernsheim, 1995 ; Giddens, 2004 ; Kaufmann, 2010 ; Singly, 2016).

2Or, récemment, la consolidation en ligne d’une manosphère, où se regroupent les défenseurs de la cause masculine (Morin, 2021), produit un espace innovant de production et de circulation des discours complotistes (Marwick et Lewis, 2017). On y fait usage de l’étiquette Complot de façon défensive, soit pour anticiper et disqualifier la critique, soit pour mieux la retourner contre autrui (les vraies complotistes seraient les femmes), et la dénaturalisation voire la déconstruction du genre y est vue comme un outil de propagande au service de la société gynocentrée. Cette perspective s’inscrit clairement dans la logique argumentative des discours propres à l’extrême droite sur la décadence d’une époque, idéalisant en retour le passé (Rennes, 1999).

3Les logiques complotistes portent sur l’idée que l’histoire et ses événements marquants sont le fait d’un petit groupe qui complote en secret pour le contrôle de la société et de ses populations (Boltanski, 2012). Elles forment en ce sens un discours politique se nourrissant du « primat absolu de l’intentionnalisme dans la complexité du réel » et d’une rhétorique basée sur « des modes de déduction d’inspiration scientifique » (Taïeb, 2010, p. 267). Face à ce petit monde de coopération secrète dissimulé au monde social de tout un chacun, le numérique apparaît comme un refuge offrant une arène discursive où contester cet ordre, sur la base de « ressources nouvelles de l’argumentation » (Rebillard, 2017). La manosphère est un terrain particulièrement intéressant pour l’analyse car elle se trouve encore en relative construction, ainsi qu’en témoignent de récentes études sur sa structuration en ligne (Massanari, 2017 ; Horta Ribeiro et al., 2021 ; Mamié et al., 2021 ; Mésangeau et Morin, 2021 ; Dickel et Evolvi, 2022). Cela rend également cet espace prompt à adopter des stratégies pour se relier à celles déjà consolidées, notamment en s’appropriant des termes déjà identifiés (racisme, communautarisme, lobby, nazi, etc.). Dans la solidarité entre manosphère et sphère réactionnaire élargie (que d’aucuns peuvent nommer fachosphère ou cathosphère, que nous nommerons ci-après SRE), les publics en ligne se construisent ainsi sur la base de leur rejet des institutions.

4À la croisée de l’analyse de discours et de propositions théoriques empruntées à la sociologie des réseaux, cet article saisit la circulation des discours entre manosphère et SRE, circulation dont l’objectif est d’imputer de façon homogénéisée les injustices ressenties aux « puissants » organisés (Nicolas, 2016). Notre recherche articule le modèle d’inspiration saussurienne d’Ernesto Laclau et l’analyse des formations sociales du sociologue Harrison White pour comprendre ces jeux de discours en termes de relations sociales (Laclau, 2008 ; White et al., 2011). L’étude montre que la circulation des discours repose sur des signifiants flottants (Laclau, 2008), c’est-à-dire des termes sans référents fixes. Le concept est emprunté à Jacques Lacan, ce qu’explicite E. Laclau dans La raison populiste (2008) : c’est « avec l’approche lacanienne que nous avons affaire à une véritable nouveauté : l’identité et l’unité de l’objet résultent de l’opération même de nomination. Mais cela n’est possible que si la nomination n’est subordonnée ni à la description ni à une désignation précédente. Afin d’accomplir ce rôle, le signifiant ne doit pas seulement devenir contingent, il doit aussi devenir vide » (p. 127). Un procédé utilisé est le partage de syntagmes (semi)communs, dont les noyaux peuvent être recontextualisés, comme dans le cas du lobby féministe (dérivé du « lobby sioniste », voir Taguieff, 2002) ou du communautarisme de genre (emprunté au communautarisme islamique). Réciproquement, des formules usuelles comme le racisme anti-blanc incorporent une dimension genrée en évoquant l’homme blanc par des phénomènes de réimbrication (racisme anti-homme blanc). Le plus souvent, ces signifiants ne renvoient pas uniformément à la même définition, mais témoignent d’une volonté de s’unir contre un ennemi commun. Fondamentalement, ces discours renvoient le plus souvent à une interpellation de diverses sources d’insatisfaction pour l’homme davantage qu’à des revendications structurées. Après avoir exposé notre méthode et nos prises conceptuelles, cet article montre la complémentarité de deux critiques – interpersonnelle et structurelle – et analyse la pragmatique basée sur l’échange de noyaux sémantiques.

Identifier les sphères antiféministes et analyser la circulation de leurs discours

Collecte des données et méthodes d’analyse

5Notre recherche part des cartographies préexistantes de la manosphère (Gotell et Dutton, 2016 ; Lilly, 2016 ; Ging, 2019 ; Neumark Hermann, 2019 ; Morin, 2021 ; Mésangeau et Morin, 2021 ; Van Valkenburgh, 2021) pour identifier les discours et éléments du discours complotistes, à la fois de la manosphère stricto sensu et du cercle élargi auquel elle appartient ou se rattache. Ces espaces sont identifiés déductivement grâce à la revue de la littérature (Tricou, 2014, 2016 ; Albertini et Doucet, 2016 ; Froio, 2018 ; Salazar, 2018) et inductivement grâce à l’exploration en ligne des sites internet et des plateformes de contenu. Si les sites internet sont particulièrement éditorialisés (Jeanneret et Souchier, 2005), YouTube apparaît comme le média privilégié des acteurs en ligne, à la fois pour la durée d’argumentation que permet son format et pour ses espaces de commentaires particulièrement fournis. La présente étude repose entre autres sur 87 957 commentaires. Nous avons conduit une veille des chaînes YouTube sur 24 mois, avec les avantages, mais aussi les problèmes d’une telle temporalité, en premier lieu l’instabilité de la production de contenu (y compris car certaines chaînes sont sanctionnées, voire supprimées), mais surtout la porosité des sphères : si nous souhaitions à l’origine interroger les liens avec les milieux catholiques, les frontières étaient trop ouvertes pour permettre une comparaison solide. Le point central est donc la manosphère, élargie ensuite aux autres contenus, sans chercher à leur imposer de dénomination définitive a priori. Pour la manosphère, qui contient peu d’acteurs stars concentrant les commentaires, 6 chaînes YouTube ont été sélectionnées pour un total de 26 vidéos et de 40 024 commentaires ; pour la SRE, les chaînes les plus populaires ont été ciblées avec pour condition que ces dernières comportent un minimum de 4 vidéos dont le titre référence le genre. Ici, 3 chaînes ont été sélectionnées pour un total de 15 vidéos et de 47 933 commentaires.

6Une fois les contours de ces sphères stabilisés, nous avons conduit une analyse lexicale et une analyse de réseaux sémantiques (Collins et Quillian, 1969) puis, sur la base d’une recherche par mots-clés (Burgess et Bruns, 2012), extrait les commentaires comportant des termes relatifs au complot, pour parvenir à un corpus manuellement exploitable de 1 046 commentaires. Nous avons enfin produit une analyse thématique qualitative (Braun et Clarke, 2006) en codant pour chaque problème soulevé ses causes cachées (par exemple l’État ou la manipulation des chiffres) et l’objectif poursuivi (par exemple, la poursuite de l’ordre capitaliste ou l’exploitation des hommes) et en identifiant les termes les plus réappropriés dans une sphère et dans l’autre, par le jeu de circulation de noyaux sémantiques : communautarisme [de genre/féministe] et lobby [LGBT/féministe] ; racisme anti-[homme] blanc.

Signifiants flottants et discours en ligne : une identité sous contraintes

7Nous mobilisons les travaux autour du « signifiant flottant » (Laclau, 2008 ; Hall, 2019) et du lien entre identité et récit (White et al., 2011) pour comprendre l’inscription des discours dans des registres conversationnels menant à des structures relationnelles qui cadrent les usages sémantiques. H. White, dans son travail séminal de 1992 – Identity & Control –, proposait une théorie originale du social, héritée de quarante années de recherches sur la dimension sociale des processus économiques. Cette théorie, ancrée dans le paradigme de l’analyse de réseaux sociaux – dont H. White est l’une des figures tutélaires –, propose une lecture structurale de la société, où les individus et entités collectives (organisations, marchés) sont à appréhender depuis une perspective relationnelle. Les identités sont produites par la recherche d’un contrôle que ces individus et organisations tentent d’exercer au sein des réseaux dont ils sont des composants. Ces interactions produisent des histoires. Dans l’approche de H. White, rédigée avant la généralisation de l’équipement informatique dans les foyers français et bien sûr avant internet et ses applications contemporaines, les histoires désignaient le récit pouvant être fait des interactions affectant de façon durable l’identité d’un acteur et la relation entre acteurs. Dans le cadre contemporain, et plus précisément sur le terrain qui nous intéresse ici, les histoires cessent de désigner des temps de rencontres physiques laissant un nombre restreint de traces, pouvant certes produire des repères biographiques et relationnels, mais peu à même d’inscrire un récit où chaque élément du discours est enregistré, horodaté et rendu visible de tous. À l’inverse, l’histoire qui sera produite au terme d’une interaction entre individus devient véritablement objet de récit, les interactions entre utilisateurs/commentateurs étant devenues des données publiques, produits consommés par les autres commentateurs d’une vidéo au même titre que le contenu de la vidéo en lui-même.

8Dans le cas de sociabilités numériques prenant place sur les espaces de communication des médias sociaux, les identités affirmées par les individus, ainsi que leurs affinités électives, ne reposent pas sur les attributs dominant la sociabilité hors-ligne. À titre d’exemple, l’homophilie de statut (privilégier la relation avec des personnes partageant les mêmes identités professionnelles, diplômes ou origines sociales ou ethniques) ne peut opérer dans un contexte où le pseudonymat est la norme. C’est ce que Paul Lazarsfeld et Robert Merton (1954) nomment l’homophilie de valeurs (privilégier la relation à ceux partageant les mêmes croyances ou engagements) qui détermine, au moins en partie, la façon dont on s’identifie et dont on est identifié par les pairs. Le discours va avoir ici un rôle surdéterminant : il exprime l’opinion de l’individu, lui permet de s’ajuster par rapport aux autres participants en signifiant son adhésion ou son rejet, en même temps qu’il contribue à déterminer l’identité sociale qui pourra être associée au pseudonyme. Le rapport aux mots jouera un rôle contraignant car il se fait dans un environnement excluant les affinités et affirmations de soi qui ne feraient pas directement sens dans les communautés fréquentées dans les espaces de commentaires.

9Le concept de signifiant flottant est utile à mettre au regard de cette première approche. Héritier de la linguistique saussurienne, E. Laclau transpose les jeux de discours linguistiques dans l’analyse des relations sociales. Si l’on admet que la démocratie opère par une construction permanente de la réalité sociale, l’opérateur central de cette construction est le discours, entendu non comme simple acte de langage, mais comme processus de signification sociale. Or, le populaire tend à se former autour de termes dits signifiants flottants qui n’ont, en soi, aucun contenu fixe. Les demandes de justice, d’ordre ou de redistribution ne sont pas tant des revendications au premier degré de ces notions qu’une interpellation sur leur absence (réelle ou ressentie). Cette approche transposée à l’étude de la manosphère, on comprend combien l’usage de locutions comme communautarisme de genre ou lobby féministe traduit le ressenti d’une perte injuste de privilèges et la volonté de faire bloc contre la montée de cette société gynocentrée.

10La comparaison entre la situation d’un groupe et celle d’un autre (en l’occurrence, les hommes et les femmes) produit des effets de solidarité puissants, basés sur des procédés proches de la rhétorique ou de la stylistique (analogie, métaphore, métonymie), pour produire ce qu’E. Laclau nomme chaînes d’équivalence. Celles-ci ont pour objectif politique de produire de l’unité dans la multiplicité des revendications, en l’occurrence au sein des chaînes YouTube propres à la manosphère comme avec leurs voisines, aux idéologies annexes et alliées. Pour être fonctionnel, le signifiant flottant renvoie à l’usage de mots communs où tout un ensemble d’arguments va pouvoir coexister, de sorte à articuler des causes. Certains appareillements de termes ou de locutions deviendront ainsi intuitifs : c’est la raison pour laquelle notre article mobilise une méthode plus proche de l’analyse thématique qualitative que de l’analyse rhétorico-argumentative. Pour saisir la circulation des discours, se pencher sur la façon dont les thèmes propres à chaque sphère sont mis en solidarité apparaît plus pertinent puisqu’aux emprunts mutuels de signifiants flottants, s’ajoute une autre stratégie, celle de l’évacuation de la rhétorique argumentative ou démonstrative. Le dispositif même peut encourager ce mouvement (d’ailleurs la plupart des commentaires sont courts, 156 signes en moyenne), témoignant d’une volonté de poster des messages incisifs plus que de longs argumentaires. De même, la façon dont les arguments circulent, et dont ils sont actualisés dans les relations entre interlocuteurs qui s’entendent ou s’opposent, n’est pas proprement l’enjeu ici, même si cela a été l’objet d’une autre recherche qui montrait combien le niveau de conformisme était élevé (Mésangeau et Morin, 2021).

Le masculin assujetti : variations complotistes sur un même thème antiféministe

  • 1 Nous avons fait le choix de retirer le terme complot, initialement sélectionné, car le champ lexic (...)

11Nous avons conduit une première analyse quantitative des 87 957 commentaires extraits des deux bases de données (manosphère : n=40 024 ; SRE : n=47 933). L’objectif était d’identifier les commentaires simultanément relatifs au complot et au genre. Deux premières approches parallèles ont été menées : d’abord, identifier la prévalence des mentions du complot1 (manipulation, lobotomiser, aliénation, idéologie, propagande, matrix, mensonge, tous ces termes ayant été recherchés avec extension à leur champ lexical) ; ensuite, identifier les co-occurrences les plus présentes.

La coexistence de manipulations interpersonnelles et de manipulations sociopolitiques

12Les premiers résultats (Figure 1) montrent que dans la manosphère, les termes relatifs au complot insistent sur la manipulation (56 %) et qu’ils articulent deux niveaux : un premier interpersonnel, qui s’exprime principalement dans la sphère privée, et un autre sociopolitique, qui renvoie à la sphère publique, voire politique. L’interpersonnel va des subjectivités vécues à l’organisation domestique où est dénoncée la manipulation féminine, le sociopolitique couvre spécifiquement des institutions comme le gouvernement ou l’éducation, et où la manipulation est celle de forces floues comme le système ou les élites.

Figure 1. Répartition des termes relatifs au complot

Figure 1. Répartition des termes relatifs au complot

13Or, dans la SRE, le terme de « manipulation » est moindre, au profit de ceux d’« idéologie » (24 %) et de « propagande » (18 %), renvoyant à des forces complotistes bien plus larges : l’État, les médias ou encore l’Éducation nationale. L’on voit poindre ici une hypothèse que confirme l’analyse lexicale et des réseaux sémantiques qui suit : les deux sphères analysées offrent des entrées différenciées dans le discours complotiste, la manosphère privilégiant l’articulation interpersonnelle, là où la SRE se concentre sur l’ordre sociopolitique.

14Afin d’objectiver les aspects centraux des discours de ces sphères, nous avons dans un premier temps effectué une analyse du corpus sur Iramuteq en traitant les corpus de la manosphère et de la SRE séparément. Dans chacun, nous avons effectué une analyse des co-occurrences en ne retenant que les adjectifs, adjectifs indéfinis, adjectifs numériques, adverbes, noms communs et verbes. Le réseau sémantique représentant ces co-occurrences a été, dans un second temps, retravaillé avec Gephi. Nous avons utilisé un algorithme de clustering de Leiden, variante de l’algorithme de détection de communauté de Louvain (Traag et al., 2019), afin d’une part de constituer nos clusters de mots, susceptibles de mieux aider l’observateur à identifier la concentration du discours autour des termes majoritaires du corpus et, d’autre part, de segmenter le corpus en clusters pouvant ensuite être travaillés qualitativement. Ces derniers sont tous centrés autour d’un terme dominant. Sans grande surprise, les termes « femme » et « homme » dominent l’ensemble du corpus et constituent par ailleurs les cœurs de deux clusters distincts, et cela pour les corpus de la manosphère et ceux de la SRE.

15L’étude des co-occurrences a, elle, été faite sur un axe double : nous avons identifié les attributs (Tableau 1) et les verbes (Tableau 2) qui sont les plus rattachés aux termes « hommes » et « femmes ». Les résultats montrent combien les discours complotistes se nourrissent de registres différents, avec des effets complexes de circulation des discours, sans report ou appropriation mécanique. Des termes redondants, indiqués en italique, montrent les croisements entre les sphères, indices de thématiques privilégiées de façon transversale.

Tableau 1. Les 20 attributs les plus usités par genre dans la manosphère et dans la SRE

Homme Femme
Manosphère SRE Manosphère SRE
640 faux 400 brut 1 813 con 919 vie
332 haine 395 éradiqué 1 184 égalité 885 coup
293 faible 253 misogynes 1 000 fille 573 beau
284 violeur 228 pères 861 travail 558 gars
278 virilité 149 agilité 777 sexe 534 avis
262 différences 135 extrême 715 niveau 496 sexe
234 recherche 131 virilité 677 moment 479 social
225 définition 121 gène 652 avis 464 victime
215 animal 115 réflexe 605 réalité 453 rapport
209 livre 96 muscle 591 masculin 449 enfant
207 groupe 94 physiquement 571 pays 430 respect
193 pur 94 sport 550 place 364 simplement
180 dangereux 93 célibataires 522 partie 362 mauvais
179 égaux 90 conquête 506 voiler 348 chance
173 sale 90 descendance 503 normal 335 physique
166 supérieur 82 routier 499 force 305 pauvre
164 privilège 80 défi 491 gars 293 parole
153 réflexion 77 expériences 470 jeune 286 important
150 position 74 mouvement 466 manière 285 preuve
149 dénonce 74 robuste 444 critique 270 tête

16Les attributs de la manosphère et de la SRE, pour les clusters Homme de ces sphères, partagent cette affirmation de l’identité masculine dans un contexte de pressions féministes, mais se divisent sur certaines thématiques : la problématique de la procréation (père, descendance, gène) apparaît également dans le cluster Homme de la SRE. Le cluster Homme de la manosphère reste très attentif aux stigmates de l’homme contemporain (usages des attributs « haine », « violeur ») ainsi qu’à l’identité d’homme au sein des communautés de cette sphère et à l’ethos prescrit par ces milieux (usages des attributs « groupe », « réflexion », « supérieur », « dénonce », « recherche »).

Tableau 2. Les 20 régimes d’action les plus usités par genre dans la manosphère et dans la SRE

Homme Femme
Manosphère SRE Manosphère SRE
495 continuer 332 développer 1 167 regarder 854 rester
345 marcher 303 pratiquer 824 arrêter 701 demander
313 viser 221 travailler 767 entendre 677 laisser
278 balancer 216 intéresser 750 sortir 564 montrer
245 concerner 202 reprocher 625 essayer 544 arrêter
227 excuser 178 déverser 587 importer 469 importer
205 nier 163 protéger 506 voiler 421 oublier
202 construire 152 concourir 496 permettre 376 insulter
171 reprocher 148 démolir 476 appeler 295 défendre
165 inviter 145 entraîner 432 apprendre 289 gagner
162 proposer 137 déviriliser 429 travailler 286 plaindre
161 rabaisser 129 conduire 411 prouver 281 tenir
157 parfaire 123 accumuler 394 insulter 277 toucher
153 souffrir 118 paraphraser 374 tomber 265 sembler
134 confondre 115 attribuer 366 accepter 263 payer
129 inventer 107 diplômer 350 traiter 253 accepter
115 dénoncer 99 régner 335 agir 248 subir
115 supporter 91 compléter 329 subir 236 revenir
109 lutter 90 estimer 315 répondre 230 violer
90 moquer

17Qualitativement, on observe que, dans la manosphère, les récits expérientiels prédominent sur le mode de la narration. Si la polysémie des usages empêche une catégorisation simple (le terme « solidaire » est par exemple réversible), une tendance nette est l’expression de souffrance, d’injustice ou d’exclusion : le mot « homme » est fréquemment l’objet des verbes « viser », « balancer », « nier », « reprocher », « rabaisser », « souffrir », « dénoncer », « lutter », « moquer ». D’un autre côté, certains attributs portent une connotation négative (« éradiquer », « bafouer »), mais ceux-ci renvoient surtout à un idéal masculin, qu’il s’agisse de la corporalité (« gène », « muscle », « brut », « virilité »), des capacités physiques (« agilité », « physiquement », « sport », « mouvement »), de la capacité procréative (« pères », « descendance ») ou de la performance dite goal-oriented (« conquête », « défi », « expérience »).

18Les niveaux de complot à l’œuvre pour la société gynocentrée sont identifiables. Un premier, plutôt propre à la manosphère, est individualisé, fait des hommes les assujettis des forces sociales féministes et est principalement raconté à partir du niveau interpersonnel, à la fois par les expériences subies (registres d’action) et par un idéal masculin perdu (attributs). Un autre est plus structurel, déterminé par l’idéologie et la propagande organisée, et dénoncé par l’identification des causes cachées. Ces deux façons d’envisager un complot à l’œuvre – interpersonnelle et structurelle – sont éminemment complémentaires pour produire un ciment fort du nous masculin contre un eux, tous les défenseurs d’une société gynocentrée, donc au service d’un féminisme délétère pour les hommes.

19À ces premiers éléments quantitatifs, nous avons adjoint une analyse thématique qualitative qui a consisté en une extraction des messages comportant au moins un terme relatif au complotisme (manosphère : n=373 ; SRE : n=673), puis en un codage des acteurs sociaux ou entités mis en cause et de leurs objectifs dans chacune des sphères (Tableaux 3 et 4). Chaque commentaire pouvait être codé dans plusieurs catégories, d’autant qu’il est fréquent que les discours combinent des niveaux (le pourcentage d’une catégorie indique sa prévalence par rapport au volume global de commentaires).

Tableau 3. Analyse qualitative thématique des acteurs sociaux mis en cause et de leurs objectifs dans la manosphère

Mis en cause Objectifs
Études manipulées 51,2 % Affaiblir les hommes 79,4 %
Justice et tribunaux 24,9 % Instaurer un nouvel ordre affectif 18,8 %
Médias 19,3 % Instaurer un régime totalitaire 18,5 %
Éducation publique 14,5 % Attaques contre l’« homme blanc » 13,4 %
Grand capital 12,1 % Soutenir le capitalisme 13,1 %
Système 11,5 % Choc civilisationnel 10,2 %
État et Europe 9,9 % Secte féministe 8 %
Gauchisme 6,7 % Satanisme 0,8 %
Paris 3,5 %
Lobbys 1,9 %

Tableau 4. Analyse thématique qualitative des acteurs sociaux mis en cause et de leurs objectifs dans la sphère réactionnaire

Mis en cause Objectifs
Médias 19,2 % Nier le réel 11,1 %
Manipulation féminine 10,1 % Instaurer un régime totalitaire 9,4 %
Justice et tribunaux 8,2 % Instaurer un nouvel ordre affectif 8,5 %
Éducation publique 7,7 % Secte féministe 5,1 %
Études manipulées 7,1 % Racisme anti-(homme) blanc 4,6 %
État 4,6 % Choc civilisationnel 3,1 %
Gauchisme 4,5 % Soutenir le capitalisme 2,7 %
Système 3 % Satanisme 0,4 %
Lobbys 2,8 %
  • 2 Tous les messages recueillis sont reproduits dans leur forme brute, avec donc leurs fautes de frap (...)

20Les figures classiques du complotisme apparaissent, comme les médias, le « grand capital » et l’État ou d’autres, plus flous, comme le « système » ou les « lobbys ». Dans la manosphère, l’insistance est particulièrement forte contre les « études manipulées », catégorie qui renvoie à de nombreuses occurrences de « manipulation des chiffres », en premier lieu ceux relatifs à l’inégalité salariale, envisagée tantôt comme un fantasme victimaire (« L’inegalite salariale est un mythe demonte des centaines de fois »), tantôt comme un mensonge stratégique féministe (« la statistique de l Insee sur les inegalites salariales homme/femme sert a manipuler les personnes qui sont aussi simplet d espit que toi =) »)2. Plus globalement, les deux sphères se retrouvent sur une remise en cause de l’éducation publique, incluant éducation nationale (« Haha! Lobotomisées par les media et l’école et leurs mensonges, connes jusqu’aux os ») et universités (« Ah mon Rho t as grave raison, je suis pas en socio mais dans ma fac on a une matière notee sur l identite de genre, je suis alle 2mois a la fac et j ai arrêter car les gens sont trop matrixes »), mais, plus particulièrement, les sciences humaines et sociales accusées de relativisme et de constructivisme, avec une dénonciation forte de la sociologie (« Je te trouve très interessant voila prk je nai pas voulu faire des etudes en socio ou psycho . C est un monde de femmes ou la bienpensance est la doctrine dominante » ; « J ai des copines gauchistes qui etudient la sociologie, elles n arrêtent pas de me dicter ce que je dois penser ,…c est épouvantable ! »).

21Les objectifs les plus évoqués sont sensiblement les mêmes (instaurer un régime totalitaire par l’instauration de règles liberticides pour les hommes, instaurer un nouvel ordre affectif et saper les valeurs traditionnelles, produire un choc civilisationnel qui pourrait aller jusqu’à l’ingénierie sociale, etc.), avec une distinction forte : le premier objectif relevé dans la manosphère est celui de l’affaiblissement des hommes (« Les feminazis sont des tarees. Quand elles veulent pas exterminer les hommes, elles cherchent a les lobotomiser pour qu ils s auto-emasculent »), tandis que la SRE critique principalement la négation du réel (« Elles sont toutes dans le déni, c’est stratosphérique ! » ; « Depuis quand les femmes gagnent moins ? Mais c’est quoi ce mensonge ! Réalité parallèle ? »). Nous avons fait le choix d’indiquer la catégorie « sataniste », très minoritaire, mais qualitativement intéressante : « Les femmes sont juste utilisees pour deconstruire le modele familiale traditionnel. Et comme les enfants elles sont influen cables et manipulables du coup elles deviennent les connasses utiles du systeme satanique qui est en train detre mis en place pour prouvoir la fin de la famille et le debut de la perversion generalisee. Apres l homosexualite viendra la transexualite puis la pedophilie la zoophilie l inceste etc etc ». On voit poindre ici des logiques argumentatives bien implantées ailleurs, basées sur la rumeur de structures élitistes pédophiles (Rebillard, 2017).

Circulations stratégiques de signifiants flottants

22Pour affiner encore l’analyse, nous nous sommes concentrés sur des termes dont la circulation entre les deux bases de données montre des appropriations intéressantes. À l’instar de la première synthèse des revendications réactionnaires opérées et popularisées sur les médias sociaux par le polémiste Alain Soral (Chauveau, 2014), les discours analysés ici évacuent les différences et le conflit interne, pour souligner les points d’accord et les communions qu’ils offrent. Les signifiants flottants servent cette fonction : « communautarisme » est ici paradigmatique, puisque partant du « communautarisme islamique » désormais bien établi dans l’extrême droite, il est aujourd’hui réapproprié par la manosphère pour dénoncer le « communautarisme de genre ».

23Une analyse discursive inspirée d’E. Laclau s’articule en deux étapes : identifier les signifiants flottants, mais aussi leurs conditions discursives, c’est-à-dire la façon dont les éléments sont articulés en logiques d’équivalence ou de différence (Jorgensen et Phillips, 2002 ; Müller, 2011). Dans cette construction du réel par le discours, des chaînes de solidarité et d’altérité produisent l’unité du discours et la représentation du monde social sous forme de totalité. S’y joue un conflit social permanent pour la lecture hégémonique ou contre-hégémonique d’une situation politique. La présente étude se concentre sur les articulations présentes dans le texte, les logiques de différence, qui revendiquent la particularité d’un groupe social par rapport à un autre (typiquement, les hommes contre les femmes), et les logiques d’équivalence, qui privilégient des alliances avec d’autres groupes (la manosphère avec les discours réactionnaires préexistants).

Identifier les signifiants flottants

24Une lecture exhaustive du corpus fait émerger plusieurs de ces signifiants (Tableau 5) qui, transformés en mots-clés, ont permis d’extraire 271 commentaires des deux bases de données :

Tableau 5. Principaux signifiants flottants identifiés

Sphère réactionnaire élargie Signifiant flottant ou point nodal Manosphère
« Communautarisme islamique »
« Communautarisme islamiste »
« Communautarisme éthnique »
Communautarisme « Communautarisme de genre »
« Communautarisme feministe »
« Lobby juif »
« Lobby sioniste »
Lobby « Lobby LGBT »
« Lobby féministe »
« Racisme anti-blanc » Racisme « Racisme anti-homme »
« Racisme anti-homme blanc »
  • 3 Intégrer les adjectifs, auxiliaires ou verbes limite drastiquement la lisibilité du graphe en rais (...)

25Les termes identifiés ci-dessus agissent tour à tour comme ce qu’E. Laclau nomme des signifiants flottants ou des points nodaux : les premiers sont des entités discursives qui ont été vidées de leur contenu en vue d’être réinvesties à loisir ; les seconds voient leur sens figé pour devenir le centre de l’argumentation. Leur nature dépend de la relation entre les sphères qui les utilisent. Entre communautés concurrentes, ils sont flottants car sujets à des querelles définitionnelles. Entre des communautés différentes mais solidaires, comme la manosphère et la SRE, leur plasticité permet de produire des chaînes d’équivalence. Enfin, au sein d’une même communauté comme la manosphère, ils deviennent des points nodaux autour desquels les discours et relations sont construits : il y a consensus définitionnel pour mieux faire proliférer argumentations et solidarités. Les graphes ci-après représentent les co-occurrences des termes « lobby » (Figures 2 et 3) et « racisme » (Figures 4 et 5). Le terme « communautaire » se prête moins à la visualisation de données du fait de ses nombreuses déclinaisons – communauté, communautarisme, communautarisation, etc. – et de la polysémie consécutive. Dans ces derniers, la taille des nœuds et de leurs labels représente le nombre d’occurrences d’un mot. L’épaisseur des liens représente le nombre de co-occurrences entre les termes qu’ils relient. Afin de constituer ces derniers, nous ne conservons que les adjectifs et les noms3.

Figure 2. Les co-occurrences de « lobby » dans la SRE

Figure 2. Les co-occurrences de « lobby » dans la SRE

Figure 3. Les co-occurrences de « lobby » dans la manosphère

Figure 3. Les co-occurrences de « lobby » dans la manosphère

26Au sein de la SRE, le terme de « lobby » est articulé à une multitude d’autres, sans être fonction du genre féminin : il peut être articulé au domaine de la justice et du droit, à la propagande d’État, ou lorsqu’au pluriel, au terme « homme ». Il n’apparaît aux côtés du terme « femme » dans aucun commentaire de la SRE. Dans la manosphère en revanche, il est une annexe nette de la catégorie « femme ». Par ailleurs, au singulier, le terme « lobby » est marginalement associé à « salaire », alors qu’au pluriel (« lobbies »), il est marginalement associé à « parent » et « travail ». En somme, il est essentiellement un sujet relatif aux femmes, et secondairement lié aux intérêts professionnels et parentaux obtenus au travers de l’action du lobby féministe.

27Sur le plan plus strictement discursif, le terme « lobby » est flottant lorsque la manosphère se l’approprie. Si l’implicite fait partie intégrante des stratégies discursives, notamment dans le cas de l’antisémitisme (Amossy, 1999), la circulation du signifiant montre qu’il s’adosse aux locutions pré-existantes de « lobby juif » ou « lobby sioniste ». Dans la même logique, « communautarisme » est un signifiant flottant entre la manosphère (« communautarisme de genre » ou « féministe ») et la SRE (« communautarisme islamique » ou « ethnique ») puisqu’il désigne des replis identitaires différents (genrés, religieux ou ethnoraciaux), mais dont les victimes seraient toujours les hommes blancs. À l’inverse, le même terme devient point nodal dans la seule manosphère, qui va broder des équivalences et des antagonismes autour de ce centre de gravité discursif : de façon consensuelle, le communautarisme de genre décrit la volonté de parasiter le bon sens général et de diviser la société.

Figure 4. Les co-occurrences de « racisme » dans la SRE

Figure 4. Les co-occurrences de « racisme » dans la SRE

Figure 5. Les co-occurrences de « racisme » dans la manosphère

Figure 5. Les co-occurrences de « racisme » dans la manosphère

28Le « racisme anti-blanc », bien installé aussi dans l’extrême droite, est remanié pour intégrer les rapports sociaux de genre, devenant « racisme anti-homme » ou « racisme anti-homme blanc ». La construction des phrases est rythmée par l’enchaînement rapide de discriminations :

[L]a haine de l’homme, généralement de l’homme blanc puisque le racisme anti blanc est à la mode.

L’anti-racisme nie le racisme anti-blanc, ce qui est un peu con, mais qui n est rien par rapport a nier la violence contre les hommes.

Ces deux énoncés sont des exemples de logiques fusionnelles entre discriminations à l’égard des hommes et à l’égard des blancs. L’autre est doublement étranger, toujours sur l’axe différencié du genre et de l’ethnie : l’« idéologie anti homme blanc [est] en faveur de race étrangere a notre pays », de sorte qu’« ils essaient d’abattre l’homme blanc par tous les moyens. On le voit aujourd’hui avec la propagande métissolatre omniprésente dans la publicité, la musique, le cinéma, les séries ou le sport ».

29Dans cette logique, mêlant analogie et relativisme, le suprématisme n’appartient plus à l’extrême droite, mais désigne les féministes : « Le feminisme est une forme de racisme (racisme anti-hommes) et de Supremacisme (elles se croient surperieurs aux hommes), car le “girl-power” c est exactement la même mentalité raciste que le “white-power” ». Lorsqu’un autre participant s’alarme des « feministes actuelles qui veulent non pas amené la femme plus haut, mais lhomme plus bas quelle. On peut parler dune suprematie des genres, ou dun rasicme anti homme », on comprend combien le terme « racisme anti-homme blanc » vient consolider une solidarité entre une sphère réactionnaire prompte à dénoncer un « grand remplacement » et une autre active sur le front des rapports de genre. La mise en unicité de ce signifiant vise à représenter une situation politique où l’« homme blanc » sert une double fonction : le signifiant lui-même aide à l’identification du groupe social tandis que le signifié s’agrège autour de la notion de péril.

30L’intérêt du concept de signifiant flottant, on le voit, est d’envisager les discours comme simultanément figés et labiles. La manosphère propose une lecture politique où l’enjeu porte sur la désignation des dominants et des dominés et les signifiants flottants sont choisis pour produire de la solidarité avec les autres communautés et stabiliser des points nodaux en interne.

Chaînes d’équivalence et de différence et antagonismes

31Une fois les signifiants flottants identifiés, une analyse discursive du conflit reste essentielle. Deux principales stratégies entrecroisées sont à l’œuvre : l’antagonisme réaffirme le caractère mutuellement exclusif de différentes identités (hommes versus femmes, féminisme versus hommes) ; les logiques d’équivalence articulent la position sociale masculine à une dépossession de ressources individuelles et sociales. En filigrane, les discours lient fréquemment les oppressions individuelles du masculin à des forces structurelles.

32Les antagonismes opposent les intérêts des hommes et des femmes, que les commentaires mettent en scène en reliant les femmes à la violence : « Les femmes subissent des choses, les hommes aussi. Il faut bien que qqn prennent la parole des 2 côtés et en ce moment nous n’entendons que les plaintes du lobby féministe. Il ne faut pas oublier que les femmes peuvent aussi mal se comporter avec les hommes, rien qu’a voir l’ironie de l’affaire Weinstein où on a vu que les femmes avaient également des comportements déplacés ». La chaîne d’équivalence [femmes – plaintes – lobby féministe – mal se comporter – comportements déplacés] montre l’intrication permanente du groupe social [femme] avec une structure puissante [lobby féministe] rendant possible des [comportements déplacés] et des [plaintes], au détriment des hommes. Dans ce type d’antagonisme, l’usage de marqueurs d’opposition est répété : les « 2 côtés », « les uns contre les autres », « diviser la société », « 2 clans », « sécession féministe », « des hommes contre les femmes » font partie des locutions récurrentes. En sus, les généralisations sont fréquentes : les groupes sociaux sont unifiés (« les hommes contre les femmes »), de même que les positions sociales par l’usage du singulier (« la femme », « l’homme »), ou des mouvements sociaux et structures sociales (« le féminisme », « l’État », « l’UE »). Ces rhétoriques servent à essentialiser les objets de la discussion et à produire de la solidarité contre.

33À cela s’ajoutent des chaînes d’équivalence plus rares, qui attribuent aux hommes la position de victime. Le commentaire suivant en est paradigmatique en ce qu’il comporte les deux niveaux de discours : « Le “féminisme” comme suprematisme féminin, qui est un totalitarisme, et qui utilise les concepts féminismes originels pour manipuler les femmes, en leur faisant croire qu’elles sont toutes opprimées et que tous les hommes sont leurs ennemis, doivent être émasculés et devenir les esclaves des femmes ». Une première chaîne assimile le féminisme à des substantifs désignant une structure d’oppression – [féminisme – suprematisme – totalitarisme – manipuler] – et précède une seconde chaîne d’équivalence qui articule le groupe social masculin à un adjectif ou à une position de sujet – [hommes – émasculés – esclaves des femmes].

34Ce déséquilibre fort entre des antagonismes très présents et des équivalences plus rares est typique du complotisme. Les signifiants flottants ou les points nodaux sont mobilisés pour produire le récit de forces agissant contre les hommes, dans une unité sociale. En retour, les équivalences sont pauvres ou négatives : les hommes sont rarement sujets, les chaînes sont courtes ou péjoratives, axées sur la victimisation. Cela conduit à une lecture de la situation politique où les hommes souffrent d’un manque de pouvoir, avec des ressources individuelles quasi inexistantes et des solidarités structurelles mises à mal.

 

35En comprenant ces discours en termes de relations sociales, on peut saisir combien les participants en ligne visent à produire des chaînes de solidarité, en dehors de leur seul milieu, contre la société jugée gynocentrée. Pour ce faire, ils mettent souvent de côté les disparités internes à leur groupe pour s’accrocher ou se laisser accrocher par d’autres groupes, notamment ceux les plus engagés autour des thématiques de l’identité nationale (grand remplacement, méfaits du multiculturalisme, etc.). Cela permet de produire des récits ou d’y adhérer, afin de caractériser collectivement des situations comme inégalitaires ou injustes et de désigner des causes cachées.

36Nos résultats identifient deux niveaux de complotisme : un premier, propre à la manosphère, est individualisé en ce qu’il insiste sur la manipulation de l’homme par les femmes et la société dans son ensemble (le système), et produit un continuum entre les interactions interpersonnelles et la propagande sociopolitique ; un second, identifié dans la sphère réactionnaire élargie, est structurel et adopte une critique dénonciatrice de l’idéologie des puissants. De surcroît, la circulation, entre les sphères, de signifiants flottants apporte stratégiquement une solidarité et une cohérence discursive. Nos recherches montrent l’émergence de termes mutuellement empruntés : des vocables ciblant historiquement des populations sur l’axe ethnoracial comme « communautarisme islamique » ou « lobby juif » sont resignifiés sur l’axe du genre en « communautarisme féministe/de genre » ou « lobby féministe/LGBT ». Réciproquement, le « racisme anti-blanc » intègre le genre et devient le « racisme anti-homme blanc ».

37La circulation des discours complotistes dans la sphère antiféministe montre combien l’objectivation complète de ces groupes sociaux comme participant d’une seule et même sphère est complexe. Ces sphères apparaissent en effet comme des micro-laboratoires dont l’objectif est de produire de la solidarité, mais aussi de parfaire la cohérence interne des idées et d’éprouver leur capacité à circuler dans d’autres espaces, élargissant ainsi de plus en plus leur champ d’action discursive et relationnelle – donc leur portée politique.

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Notes

1 Nous avons fait le choix de retirer le terme complot, initialement sélectionné, car le champ lexical est utilisé par les locuteurs soit comme un outil de disqualification de la parole d’autrui (« donc toi t’es completement dans le complotisme en fait »), soit mobilisé à titre défensif pour ne pas en subir l’insulte (« Ben non il fait tout avec esprit critique c’est comme si on découvre un truc dans le domaine scientifique on travaille d’arrache pied pour le prouver on y arrive mais finalement c’est faux et tu dis “Ha ils sont cons c’est juste des complotistes” »). En définitive, la sémantique du complot renvoie davantage aux logiques conversationnelles qu’à la production et la circulation des discours complotistes eux-mêmes.

2 Tous les messages recueillis sont reproduits dans leur forme brute, avec donc leurs fautes de frappe, d’orthographe ou de syntaxe.

3 Intégrer les adjectifs, auxiliaires ou verbes limite drastiquement la lisibilité du graphe en raison de l’excès d’informations figurant sur l’image et de la non pertinence de la majeure partie de ces dernières.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Répartition des termes relatifs au complot
URL http://journals.openedition.org/mots/docannexe/image/30542/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 184k
Titre Figure 2. Les co-occurrences de « lobby » dans la SRE
URL http://journals.openedition.org/mots/docannexe/image/30542/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 285k
Titre Figure 3. Les co-occurrences de « lobby » dans la manosphère
URL http://journals.openedition.org/mots/docannexe/image/30542/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 265k
Titre Figure 4. Les co-occurrences de « racisme » dans la SRE
URL http://journals.openedition.org/mots/docannexe/image/30542/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 440k
Titre Figure 5. Les co-occurrences de « racisme » dans la manosphère
URL http://journals.openedition.org/mots/docannexe/image/30542/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 481k
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Pour citer cet article

Référence papier

Céline Morin et Julien Mésangeau, « Les discours complotistes de l’antiféminisme en ligne »Mots. Les langages du politique, 130 | 2022, 57-78.

Référence électronique

Céline Morin et Julien Mésangeau, « Les discours complotistes de l’antiféminisme en ligne »Mots. Les langages du politique [En ligne], 130 | 2022, mis en ligne le 03 janvier 2025, consulté le 16 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/mots/30542 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mots.30542

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Auteurs

Céline Morin

Université Paris-Nanterre, équipe de recherche HAR/DICEN/Irméccen

Julien Mésangeau

Université Sorbonne-Nouvelle, équipe de recherche Irméccen

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Droits d’auteur

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