1L’ADN est devenu un objet familier des acteurs du procès. Prévenus, avocats, policiers, juges ou procureurs composent quotidiennement avec cette entité biologique et doivent adapter leurs pratiques et discours aux conclusions des experts (Dumoulin, 2007 ; Lynch et al., 2009 ; Py, 2017 ; Vailly et Krikorian, 2018 ; Larregue, 2020 ; Vailly, 2021). Cela leur est d’autant plus nécessaire que ce mode de preuve, originellement introduit pour la délinquance sexuelle, n’a cessé de voir son champ d’application élargi au fil du temps, pour venir aujourd’hui englober une bonne partie des crimes et délits inscrits dans le Code pénal. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles dynamiques ont conduit à cette omniprésence de l’ADN, alors même que ses apports concrets, dans la résolution d’enquête, sont peu évoqués ? Ces questions demeurent largement sans réponse. La trajectoire de l’ADN au sein de l’arène publique est méconnue, et nous ne disposons pas de travaux sur la chronologie et le contenu des débats qui ont entouré cette « technologie de vérité ». Autrement dit, il reste à retracer la carrière politique des « empreintes génétiques ».
2Cet article vise à faire un premier pas en ce sens en analysant la façon dont l’usage de l’ADN dans le cadre judiciaire a été discuté au sein de l’Assemblée nationale de la fin des années 1980 à nos jours. Pour ce faire, nous avons constitué un corpus de questions au gouvernement (Encadré 1). Ces questions, adressées par des députés à des ministres en exercice, permettent d’objectiver l’évolution des préoccupations entourant les usages judiciaires de l’ADN. « Mode d’expression parlementaire le plus emblématique » (Nicot, 2007, p. 9), les questions au gouvernement peuvent être orales ou écrites. Tandis que les premières, contingentées, sont fortement liées à l’influence respective des groupes parlementaires représentés au sein de l’hémicycle, les questions écrites sont beaucoup plus routinières et leur rédaction est typiquement déléguée aux assistants parlementaires (Le Lidec, 2008).
Encadré 1. Constitution du corpus de questions au gouvernement
Le corpus de questions au gouvernement a été constitué à partir du moteur de recherche de l’Assemblée nationale (https://www2.assemblee-nationale.fr/recherche/questions). Nous avons réalisé plusieurs requêtes en utilisant les mots-clés les plus récurrents, à savoir « empreintes génétiques » et « ADN ». Ces mots-clés pouvaient se trouver dans le corps des questions ou bien dans les réponses du gouvernement. Ces requêtes ont été effectuées pour l’ensemble des législatures disponibles, couvrant ainsi une période allant de 1981 à 2020 (la première question identifiée date de 1988). Une fois cette première liste dressée, nous avons effectué un tri manuel afin de ne retenir que les questions ayant trait à la justice. Cela nous a notamment conduits à retirer les questions relevant d’autres problématiques ou champs sociaux, tels que les maladies génétiques (voir par exemple Thierry Lozaro, QG 16 722), ou les chiens guides d’aveugle (voir par exemple Martine Faure, QG 58 301). Ces différentes opérations nous ont permis d’identifier 157 questions au gouvernement, 146 écrites et 11 orales.
3Qu’elles soient orales ou écrites, les questions au gouvernement constituent des données empiriques précieuses pour l’étude des processus politiques (Rozenberg et Martin, 2011 ; Dubois et Lieutaud, 2020). Elles servent à introduire une question dans le débat public tout en contraignant le gouvernement à y répondre ; elles sont aussi une façon pour les élus de rendre leur travail visible auprès de leurs administrés, selon le principe « politics must not only be done, it must be seen to be done ». À ce double titre, les questions au gouvernement sont inséparablement politiques et médiatiques, en particulier depuis que les séances orales sont diffusées en direct à la télévision. Cela en fait un indicateur pertinent pour étudier la croisade technologique qui a conduit à l’acceptation croissante de l’ADN dans le champ juridique. De quelles attentes et promesses les parlementaires se sont-ils fait les passeurs ? La discussion politique des empreintes génétiques est-elle dépendante des divisions partisanes ? Quels mondes lexicaux sont investis par les parlementaires à cette occasion ? Voici quelques-unes des questions qui retiendront notre attention. Bien que des recherches importantes aient été consacrées aux usages sociaux de la génétique, en particulier dans le domaine judiciaire, cet article vient cependant combler un manque à deux niveaux au moins.
4Premièrement, l’étude de l’introduction des empreintes génétiques en France fait apparaître un contraste saisissant vis-à-vis de deux autres cas régulièrement étudiés, celui de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Dans ces pays, qui ont sans doute tiré profit de la forme accusatoire de leurs procédures civile et pénale, la question de la pertinence et de la fiabilité de l’ADN a été discutée à l’occasion d’affaires judiciaires restées célèbres, à grand renfort de controverses et de batailles d’experts (Jasanoff, 1998 ; Aronson, 2005 ; Lynch et al., 2009). Loin d’être le simple produit d’une culture contradictoire qui serait propre aux procédures judiciaires de common law, les débats sur la fiabilité des tests ADN font rage jusque dans les pages de revues scientifiques prestigieuses comme Nature ou Science, où interviennent des biologistes renommés tels que Richard Lewontin ou Eric Lander. Par contraste, l’étude des productions parlementaires tendrait à montrer que l’ADN s’est imposé en France comme une évidence, sans que cela ne donne lieu aux « guerres » observées à l’étranger. Si la fiabilité de la technique est vantée à maintes reprises, elle n’est jamais questionnée. Le cas français présente à ce titre des similitudes avec l’histoire de la banque de données génétique canadienne dans la mesure où promoteurs et critiques partagent, malgré leurs oppositions, un accord fondamental sur le caractère techniquement fiable de l’ADN (Dufresne et Robert, 2008, p. 88-89).
5Le cas français permet par ailleurs de mieux saisir le rôle que les agents du champ politique ont pu avoir dans la consécration sociale de la génétique. Jusqu’à aujourd’hui, si l’on met de côté le champ juridique, c’est surtout la presse qui a attiré l’attention des sociologues. On sait notamment que les journalistes, les intermédiaires culturels et les intellectuels ont joué un rôle prépondérant dans la mythification de l’ADN, jusqu’à faire de cette macromolécule une véritable icône culturelle (Nelkin et Lindee, 1995). En revanche, les conséquences de ces discours sont plus incertaines. En s’intéressant aux propos tenus par des parlementaires dans le cadre de leur mandat politique, on propose d’objectiver la prégnance de cette « mystique » (ibid.) au sein de l’Assemblée nationale et les retombées concrètes qu’elle a pu avoir (sous la forme de mesures exécutives et législatives, notamment).
6Cet article procède en quatre temps. Dans la première partie, nous fournissons des repères statistiques sur la distribution (entre partis, domaines, genres) des questions relatives à l’usage judiciaire de l’ADN depuis la fin des années 1980 jusqu’à nos jours. Nous relions également ces différents points à l’orientation thématique des interventions parlementaires en soumettant notre corpus de 157 questions au gouvernement à des analyses lexicométriques, permettant d’identifier les différents mondes lexicaux qui ont été investis au sein de l’Assemblée nationale en lien avec l’ADN. S’appuyant sur ces résultats tout en les précisant, les trois dernières parties de l’article reviennent chronologiquement, législature par législature, sur la genèse, la trajectoire et le contenu des discussions qui ont porté sur les empreintes génétiques de 1988 à 2007, c’est-à-dire au moment où cette technique a été introduite dans le paysage judiciaire français et progressivement étendue à un large ensemble d’infractions pénales.
- 1 Les articles de presse nationale ont été identifiés à partir de la base de données Europresse.
7Dans cette première partie de l’article, nous dressons un premier panorama de l’intérêt porté aux empreintes génétiques tout en dessinant les principaux contours du corpus. Comment cet intérêt a-t-il évolué au fil du temps ? Quels parlementaires et partis politiques en sont à l’origine ? Quels domaines de l’action publique lui sont principalement associés ? Il est intéressant de relever que pour l’ensemble de la période étudiée, l’intérêt politique pour l’usage judiciaire de l’ADN est fortement corrélé à l’intérêt journalistique en la matière (0,70), du moins si l’on en juge par l’évolution parallèle du nombre de questions parlementaires et d’articles de presse nationale1 contenant l’expression « empreintes génétiques » (Graphique 1). Cela entraîne deux observations. D’une part, on peut y voir la marque d’une alimentation mutuelle : les politiques s’intéressent aux sujets médiatiques, et les journalistes aux sujets politiques.
8D’autre part, ces données traduisent la dynamique historique de la réception de l’ADN : à la suite d’une première période où le sujet est abordé de façon éparse (1987-1997), on observe un pic d’attention qui dure une quinzaine d’années (1998-2014), puis un plateau qui laisse penser que l’on assiste à une routinisation de l’objet « empreintes génétiques » (2015-2020). Comme nous allons le voir, c’est à mesure que le délinquant sexuel devenait l’une des principales « figures du risque », c’est-à-dire un problème public (Mary, 2005) au sens de Gusfield (1984), que l’idée d’un fichier génétique allait faire son chemin. Le constat est le même si, plutôt que de comptabiliser le nombre de questions par année, on se réfère au découpage parlementaire des législatures (Tableau 1). Le ratio de questions consacrées aux usages judiciaires de l’ADN augmente brusquement à partir de la 11e législature (0,0455 %), se maintient à peu près tel quel durant la 12e (0,0412 %), avant de progressivement revenir à des valeurs proches de 0,02 % au cours des trois législatures suivantes.
Graphique 1. Évolution du nombre de questions écrites (n=146) et orales (n=11) et d’articles de presse nationale contenant l’expression « empreintes génétiques » (n=1 880), 1987-2020
Tableau 1. Évolution du nombre de questions posées par des députés au sujet de l’ADN, 8e-15e législature
Législatures |
Questions ADN |
Total des questions |
Ratioa |
8e (1986-1988) |
1 |
40 896 |
0,0024 % |
9e (1988-1993) |
4 |
62 403 |
0,0064 % |
10e (1993-1997) |
2 |
55 068 |
0,0036 % |
11e (1997-2002) |
37 |
81 307 |
0,0455 % |
12e (2002-2007) |
53 |
128 634 |
0,0412 % |
13e (2007-2012) |
28 |
138 598 |
0,0202 % |
14e (2012-2017) |
23 |
110 539 |
0,0208 % |
15e (2017-…) |
9 |
37 570 |
0,0240 % |
a. Ce ratio a été calculé à l’aide de la formule suivante : (Questions ADN / Total des questions posées à l’Assemblée nationale)×100. |
- 2 Cette analyse a été réalisée à l’aide du logiciel Iramuteq. Le corpus de 157 questions a été divis (...)
9À se limiter à ces données descriptives, on ne saurait dire ce qui a servi de motivation à l’importation en France de la technique dite des empreintes génétiques. Autrement dit, quelle fonction les parlementaires ont-ils imaginée pour ce nouveau type de preuve biologique, et quels domaines d’application ont été expressément envisagés ? Avant d’en venir à l’analyse qualitative du corpus, une façon de saisir plus précisément les ressorts de l’intérêt politique pour l’ADN est de soumettre le corpus de 157 questions à des analyses lexicométriques. La méthode de classification hiérarchique descendante développée par Max Reinert est ici adéquate dans la mesure où elle permet d’identifier les « mondes lexicaux » propres à un corpus textuel (Reinert, 2007). Le dendrogramme (Graphique 2) fait apparaître quatre classes qui sont autant de mondes lexicaux investis par les parlementaires dans leurs questions au gouvernement2. Parmi les 695 segments de texte identifiés, 85,76 % ont pu être rattachés à l’une des classes.
10La classe 1, qui rassemble 36,4 % des segments de texte du corpus de questions, a trait à la mise en place juridique et pratique du Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG), lequel a été instauré par la loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et la répression des crimes sexuels. Des termes liés au traitement des données génétiques y sont étroitement associés (automatiser, conservation, centraliser, enregistrer, profil) ; la question de son domaine d’application, et de sa potentielle extension, est également en jeu (sexuel, champ, préciser, extension).
11La classe 2 (24,8 %) porte quant à elle sur les usages pénaux de l’ADN, traduisant dans une grande mesure les attentes et promesses des parlementaires à l’égard de ce nouvel outil de preuve. On y trouve des termes génériques ayant trait à la résolution d’enquêtes (affaire, permettre, preuve, erreur, identifier, retrouver, innocenter), mais aussi des références directes à des faits divers ayant eu lieu au cours des années 1990 (Guy Georges/assassin/parisien, Angélique [Dumetz]/Compiègne). Le lexique renseigne également sur le champ d’application pénal de l’ADN (crime, viol).
12La classe 3 (24,3 %), imbriquée avec la précédente, concerne principalement les moyens juridiques, matériels et financiers qui sont consacrés à l’usage de l’ADN dans le champ pénal. Il s’agit donc d’interroger le gouvernement sur son action dans la facilitation de la mise en œuvre de ce type d’expertise. Cela prend typiquement la forme d’une « demande de compte » au ministre interrogé quant aux conditions dans lesquelles experts, enquêteurs et juridictions peuvent recourir à cet outil (laboratoire, délai, gendarmerie, officier, structure, institut, magistrats).
13Enfin, la classe 4 (14,4 %) marque un pas de côté dans cet ensemble ; contrairement aux classes précédentes, qui étaient toutes centrées sur des usages pénaux, il s’agit d’interroger les utilisations de l’ADN en droit civil, tout particulièrement en lien avec les questions de filiation (paternité, père, filiation, enfant, familial) et l’encadrement juridique des tests de paternité (droit, respect, garantir, consentement, confidentialité, bioéthique, dignité).
Graphique 2. Dendrogramme de la classification des questions au gouvernement
14Le résultat de ces analyses lexicométriques indique clairement que l’intérêt des parlementaires pour les questions génétiques dérive principalement de ses usages pénaux et policiers, comme le confirme par ailleurs la liste des ministères à qui les questions ont été soumises. Le ministère de la Justice arrive en tête avec 86 questions, suivi du ministère de l’Intérieur (55) ; la Santé, le Premier ministre, l’Immigration, la Famille, le Budget et les Affaires étrangères complètent le classement tout en arrivant loin derrière. Cette répartition pourrait sembler évidente. Pourtant, un rapide détour historique révèle que la toute première application de la technique développée par le généticien britannique Alec Jeffreys a eu lieu dans une affaire d’immigration (voir ci-après les développements consacrés à l’affaire Sarbah), ce qui montre que la carrière des empreintes génétiques n’a rien de naturel : elle aurait tout aussi bien pu prendre un autre chemin. En France cependant, c’est bel et bien l’application pénale qui a guidé les débats parlementaires. L’autre intérêt de ce traitement statistique est de révéler l’absence notable, parmi les termes les plus fréquents, des controverses scientifiques qui entourent à la même époque les usages judiciaires de l’ADN en Grande-Bretagne ou aux États-Unis (Jasanoff, 1998 ; Aronson, 2005 ; Lynch et al., 2009).
15Quels sont les ressorts partisans de cet intérêt ? Bien que les questions de sécurité et de justice soient considérées comme des objets traditionnels des partis politiques de droite, l’intérêt croissant porté par les socialistes français pour ces problématiques depuis la fin des années 1990 pouvait laisser penser à un certain équilibre dans le traitement des empreintes génétiques (Cos, 2019). Si des partis de gauche s’y intéressent effectivement, la question de l’ADN demeure cependant largement soulevée par des parlementaires de droite, principalement affiliés au Rassemblement pour la République (RPR) puis à l’Union pour un mouvement populaire (UMP). C’est notamment le cas lors des deux législatures clés, la 11e et la 12e (Tableau 1), qui s’étendent de 1997 à 2007 et coïncident avec la mise en place et l’extension progressive du domaine d’application du FNAEG. Sur les 37 questions posées durant la 11e législature, 18 sont le fait de membres du RPR. Au cours de la 12e législature, 46 des 53 questions proviennent des bancs de l’UMP. C’est pendant cette dizaine d’années que l’on observe le plus grand nombre de questions posées au Parlement et d’articles publiés dans la presse nationale. Quelques parlementaires (pour la plupart issus de la droite républicaine) sont d’ailleurs à l’origine d’une partie importante des questions : François Grosdidier (14 questions), Christian Estrosi (10), Jean-Luc Warsmann (9), Éric Raoult (5), Christian Cabal (5) et Sergio Coronado (5) ont posé à eux seuls 48 des 157 questions.
16Cela étant, les analyses lexicométriques permettent d’affiner ce constat dans la mesure où elles permettent d’observer les liens statistiques entre les différentes classes lexicales et les orientations politiques des parlementaires à l’origine des questions. Ainsi, si l’on se concentre sur la classe thématique 2 ayant trait aux faits divers, dont on verra qu’elle a joué un rôle crucial dans la mise à l’agenda politique de l’ADN, on observe que les interventions qui s’y rattachent sont principalement le fait de personnalités de droite : le χ2 d’association entre la classe thématique 2 et l’orientation politique de droite est de 11,9, tandis qu’il est de –12,8 pour les parlementaires de gauche et de 0,0 pour les centristes. De leur côté, les parlementaires de gauche vont avoir tendance à légèrement surinvestir les classes thématiques 1 (χ2=2,2) et 3 (χ2=3,4), en lien avec la gestion du FNAEG et des laboratoires d’analyse, ce qui peut notamment s’expliquer par le fait que la loi introduisant cet outil est adoptée sous leur majorité.
17Un autre élément intéressant a trait au caractère genré de l’intérêt pour les usages judiciaires de la génétique. Sans se limiter aux parlementaires les plus actifs, parmi l’ensemble des 92 députés qui ont posé une ou plusieurs questions à ce sujet, 83 sont des hommes. Autrement dit, entre 1988 et 2020, seules 9 députées ont posé une question relative aux empreintes génétiques, seule l’une d’entre elles ayant posé plus d’une question (Marie-Jo Zimmermann, avec deux questions). Doit-on y voir un simple effet de la sous-représentation historique des femmes au sein de l’Assemblée nationale (Boelaert et al., 2017, p. 70) ? Les statistiques descriptives dont nous disposons semblent indiquer le contraire. Ainsi, pendant les 11e et 12e législatures, où la proportion de femmes au sein de l’Assemblée est légèrement supérieure à 10 % (ibid.), seules 2 questions sur 90 sont le fait de députées (soit 2,2 %). Même chose pour la 13e législature : on compte un peu plus de 15 % de femmes dans l’hémicycle, mais celles-ci sont à l’origine de seulement 2 (provenant d’une seule députée, Marie-Jo Zimmermann) des 28 questions relatives à l’ADN, soit 7,1 %. Enfin, si l’on recense 27 % de femmes députées au cours de la 14e législature, leur taux de participation à la discussion des empreintes génétiques est de 17,4 % (4 questions sur 23). Ainsi, bien que l’intérêt exprimé par les députées pour les questions relatives à l’ADN augmente à mesure que leur représentation croît au sein de l’Assemblée nationale, l’écart vis-à-vis de leurs collègues masculins reste stable. Comme c’est le cas des orientations politiques, on peut observer que les intérêts thématiques prédominants divergent d’un groupe à l’autre. Tandis que les femmes interviennent majoritairement en lien avec la classe thématique 4 relative aux questions de filiation et de paternité (χ2=11,0), les hommes font porter leur intérêt sur la classe 1, c’est-à-dire sur des problématiques ayant trait au FNAEG (χ2=8,9). Aussi l’imposition progressive des problématiques pénales traduit-elle également la marginalisation politique des questionnements tendanciellement portés par des femmes.
18Seule une approche sociogénétique attentive au contenu et à la temporalité des discussions politiques est cependant à même d’aboutir à une pleine compréhension des facteurs ayant présidé à ce que nous proposons d’appeler la « révolution tranquille de l’ADN ». Il est à cet égard primordial de souligner que les différentes classes thématiques identifiées par le biais des analyses lexicométriques n’ont pas connu la même trajectoire chronologique ni revêtu la même importance historique. Comme nous allons le voir, la classe 2 ayant trait aux faits divers a été particulièrement présente lors des quatre premières législatures, servant de marchepied à la question d’un fichier génétique national (Graphique 3). Le FNAEG est en effet créé par la loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et la répression des crimes sexuels. Au cours de cette législature, près d’un tiers (28,5 %) des segments des questions posées par des parlementaires sont rattachés à la classe 2. L’analyse des questions soumises au gouvernement permet ainsi de retracer la genèse de ce lien, de le dénaturaliser, et de jeter une nouvelle lumière sur les usages politiques du fait divers (Perrot, 1983 ; Mucchielli, 2016). Une telle analyse permet également de comprendre comment une innovation scientifique dont la fiabilité n’a jamais vraiment été questionnée a pu devenir un outil privilégié de la politique pénale.
Graphique 3. Évolution de la part respective des segments (n=596) appartenant aux quatre classes thématiques à travers les législatures
19Bien que la technique développée par A. Jeffreys et son équipe soit mise en pratique dès 1985, cette question ne figure pas immédiatement dans les préoccupations des parlementaires français. Ce manque d’intérêt est particulièrement visible si l’on prend pour unité historique les découpages des législatures. De 1986 à 1997, période qui englobe les 8e, 9e et 10e législatures, seules 7 questions ayant trait à l’ADN sont posées au sein de l’hémicycle (Tableau 1). Par ailleurs, lorsque la technique est effectivement mentionnée, la délinquance sexuelle n’est pas la seule application envisagée. La toute première question, adressée en 1988 au ministre de la Justice par le député RPR des Pyrénées-Atlantiques Jean Gougy, est à ce titre révélatrice :
M. Jean Gougy attire l’attention de M. le garde des Sceaux, ministre de la Justice, sur l’efficacité en médecine légale de la technique dite des « empreintes génétiques ». Inventée en 1985 par un universitaire anglais, cette technique est de plus en plus souvent utilisée dans les affaires de recherche de paternité comme les affaires criminelles. Pourtant elle n’est pas encore mise en œuvre en France, les spécialistes français devant adresser en Angleterre leurs prélèvements. Il lui demande si des mesures sont envisagées pour que la technique des « empreintes génétiques » soit désormais mise en œuvre dans notre pays. (QG 38 937, 11 avril 1988)
20Cette question, qui restera sans réponse, révèle des éléments importants. Tout d’abord, elle nous éclaire sur la circulation internationale de la technique des empreintes génétiques. J. Gougy fait explicitement référence à « un universitaire anglais », qui n’est autre qu’A. Jeffreys, généticien ayant développé en 1984, à l’université de Leicester, une méthode permettant d’identifier un individu à partir des variations de son ADN. Les recherches d’A. Jeffreys font rapidement l’objet d’une double consécration, les deux étant étroitement liées. Au sein du champ scientifique tout d’abord, puisque sa technique fait l’objet non pas d’une, mais de deux publications dans la prestigieuse revue Nature en 1985 (Gill et al., 1985 ; Jeffreys et al., 1985). Dans le champ juridique ensuite, puisque son outil est rapidement mobilisé dans des affaires concrètes, d’abord en droit des étrangers, puis en droit pénal et en droit de la famille (Aronson, 2005).
21Un deuxième élément important réside précisément dans la fonction que l’ADN se voit très tôt attribuer : il s’agit de fournir aux services de l’État un moyen fiable d’identification biologique à des fins de gouvernement, dans la lignée du bertillonnage et d’autres techniques assimilées (Noiriel, 2007 ; Piazza, 2010). De l’autre côté de la Manche, la toute première utilisation a lieu dans le cadre d’un dossier d’immigration, Sarbah vs Home Office : avec succès, A. Jeffreys intervient pour apporter la preuve scientifique qu’un enfant vivant au Ghana est bien l’enfant d’une Britannique. Ainsi, cette technique n’est pas vouée à devenir le bras droit des politiques répressives. D’une part, parce que son usage n’est pas réservé à la sphère pénale : dans sa question, J. Gougy mentionne les « affaires de recherche de paternité » au même titre que les « affaires criminelles ». D’autre part, parce que pour faciliter la diffusion de sa technique, A. Jeffreys joue de ses usages progressistes, l’affaire Sarbah servant alors de point de référence et de symbole : « C’était la science agissant pour l’individu contre la bureaucratie et l’État » (Aronson, 2005, p. 128).
22Enfin, la question posée par J. Gougy a ceci d’intéressant qu’elle invisibilise les incertitudes et désaccords qui entourent la technique d’A. Jeffreys à cette époque. Par exemple, lorsqu’un article portant sur l’affaire Sarbah est soumis pour publication par A. Jeffreys et ses collègues à la revue Nature, l’un des évaluateurs se montre sceptique ; A. Jeffreys intervient cependant dans le processus et parvient à convaincre l’éditeur de la revue en insistant sur le fait que son outil est susceptible de « bouleverser le fondement même du contrôle de l’immigration au Royaume-Uni » (ibid.). Quelques années plus tard, celui-ci admettra d’ailleurs lors d’un entretien accordé à propos du procès O. J. Simpson que l’une des techniques (single locus) utilisées dans une affaire criminelle qui avait fait grand bruit au Royaume-Uni n’était pas encore pleinement développée (ibid., p. 129).
23Ces incertitudes sont notablement absentes des interventions parlementaires, comme le laissaient déjà entrevoir les résultats des analyses lexicométriques (Graphique 2). Par ailleurs, si J. Gougy ne se réfère pas expressément à la délinquance sexuelle, il ne faudra pas attendre très longtemps pour que ce lien soit effectué. Toujours en 1988, dans une question datée du 22 août, Bernard Debré (RPR) interroge le garde des Sceaux en lien avec une affaire de viol (QG 1 727). Le 29 août 1988, c’est au tour de Gautier Audinot (non-inscrit, QG 1 794) d’interroger le ministre de l’Intérieur au sujet des « dispositions qu’il compte prendre afin d’accélérer la mise en place de cette méthode d’investigation en France, dans l’intérêt de tous ». Pendant quelques années cependant, les parlementaires n’interrogent plus le gouvernement à ce sujet. Lorsque la question est remise à l’agenda en 1991, dans le prolongement d’un rapport sur la bioéthique (Lenoir, 1991), c’est pour discuter de recherches en paternité, et non de crimes sexuels (Marc Dolez, PS, QG 47 687). Même chose l’année suivante lorsque Jean-Marie Bockel (PS, QG 54 029), dans une question du 17 février 1992 adressée au ministre délégué à la santé, mentionne l’intérêt de l’ADN pour « la recherche en filiation » et l’identification des personnels « de nombreuses professions à haut risque », tels que « les militaires et les personnels navigants des compagnies aériennes ».
24À nouveau, quelques années s’écoulent avant que la question des empreintes génétiques ne ressurgisse au sein de l’Assemblée nationale. Le 24 février 1997, un député socialiste, Jean-Michel Boucheron, interroge le ministère de la Justice sur la possibilité de recourir à une expertise génétique pour établir la filiation en droit civil (QG 48 675). Cependant, lorsque les applications pénales sont à nouveau évoquées un mois plus tard, l’idée semble avoir fait son chemin, car c’est désormais la question du fichage qui est abordée. À nouveau, ce sont les exemples anglais et états-unien qui servent de modèles. Dans une question datée du 31 mars 1997, Amédée Imbert (Union pour la démocratie française et du Centre, Ardèche, QG 49 970) demande au ministre de l’Intérieur si le gouvernement entend mettre en place un répertoire d’« empreintes génétiques d’auteurs de crimes et délits » comme c’est le cas dans « de nombreux pays (Angleterre, États-Unis) », ce qui constituerait un « instrument policier remarquable permettant soit d’identifier des auteurs inconnus, soit de mettre en relation des agressions d’apparence isolées ». On voit poindre dans cette intervention la rhétorique de l’urgence qui allait caractériser la 11e législature.
25Le passage à la 11e législature marque l’augmentation de l’intérêt pour les usages judiciaires de l’ADN. En 1998 seulement, 9 questions relatives aux empreintes génétiques sont soumises par des députés, soit plus que pendant les trois législatures précédentes. Sur l’ensemble de la 11e législature, pas moins de 37 questions sont soumises à des ministres en exercice. Ce processus parlementaire s’accompagne de la production d’une expertise d’État dont l’un des effets est de venir conforter l’idée que l’ADN est une technique infaillible. En mars 1997, se tient à l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI) un colloque à propos des usages judiciaires de la génétique. Cela donnera lieu à la publication d’un ouvrage collectif par un groupe disparate de personnes liées au champ pénal, principalement des magistrats, des policiers et des experts judiciaires (Doutremepuich, 1998). Publié sous la direction de Christian Doutremepuich, à l’époque professeur à l’université de Bordeaux II et fondateur en 1996 de l’un des premiers laboratoires privés destinés à exploiter le marché de l’expertise génétique, l’ouvrage s’ouvre par un avant-propos du directeur de l’IHESI aux accents prophétiques : « L’histoire de la Justice est émaillée de découvertes scientifiques qui constituent autant de pas dans le sens de la preuve voulue irréfutable, à tout le moins objective » (Melchior, 1998, p. 7).
- 3 Assemblée nationale, séance du 30 septembre 1997, compte rendu intégral, p. 13.
26Au sein du champ politique, c’est l’actualité législative et la délinquance sexuelle qui constituent les principaux points d’ancrage des interventions sur l’ADN. Alors que la future loi du 17 juin 1998 est en préparation, le député RPR Jean-Luc Warsmann, l’un des principaux pourvoyeurs de questions relatives aux empreintes génétiques, propose lors d’une discussion du projet de loi présenté par Élisabeth Guigou, le 30 septembre 1997, « la création d’un fichier national des traces et empreintes génétiques »3. Cette proposition, à laquelle se rallieront les parlementaires socialistes de la majorité, prendra la forme d’un amendement présenté par Frédérique Bredin, elle-même socialiste et rapporteure de la commission des lois.
27Dans une question orale du 1er avril 1998, alors que le principe du fichier est déjà acté, cette dernière, en s’appuyant sur l’affaire Guy Georges et des statistiques policières, interroge la ministre de la Justice sur les délais de mise en place du « fichier génétique destiné à centraliser les empreintes génétiques des condamnés » (QG 482). Cette question, de même que l’amendement proposé par F. Bredin et soutenu par É. Guigou, est symptomatique du tournant sécuritaire que la gauche opère à compter de la moitié des années 1990, peu avant la « campagne de l’insécurité » de 2002 qui opposera au premier tour Jacques Chirac et Lionel Jospin (Cos, 2019). Si l’impulsion originale est donnée par des parlementaires de droite, ce qui explique le lien statistique déjà évoqué entre cette appartenance politique et le champ lexical des faits divers et de l’enquête policière, c’est sous une majorité parlementaire et gouvernementale de gauche que cette loi fut adoptée, sans que les questions d’efficacité et de fiabilité de l’expertise ADN ne soient à l’origine de controverses au sein de l’hémicycle, et ce malgré les incertitudes que nous avons déjà évoquées.
28La question qu’adresse F. Bredin à la ministre de la Justice est également intéressante en ce qu’elle illustre la rhétorique de l’urgence qui caractérise nombre d’interventions parlementaires à compter de la fin des années 1990. Des exemples étrangers, en particulier l’Angleterre et les États-Unis, sont fréquemment utilisés pour souligner le retard dont les Français seraient les premières victimes. Dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi « visant à l’extension du fichier national des traces et empreintes génétiques par ADN », le député Georges Sarre, proche de Jean-Pierre Chevènement, souligne ainsi que « si on avait mis en place un fichier d’ADN pour les délinquants, comme c’est le cas en Angleterre, beaucoup d’assassins auraient pu être arrêtés plus tôt et plusieurs personnes seraient encore en vie » (proposition de loi no 2 316, 4 avril 2000).
29Les parlementaires de droite vont s’approprier cet argumentaire afin de réintroduire une ligne de fracture vis-à-vis du gouvernement Jospin, tout en se montrant plus radicaux dans leur critique. En effet, ceux-ci ne se contentent pas de reprocher aux ministres de la Justice et de l’Intérieur de traîner les pieds dans la publication des décrets d’application ; certains représentants du RPR vont plus loin, en regrettant que le champ d’application du FNAEG soit selon eux trop restrictif. Ceci apparaît clairement dans une question que Lucien Degauchy adresse au Premier ministre le 4 décembre 2000 :
À l’instar du discours tenu par l’association « Angélique, un ange est passé » qui milite pour la découverte du meurtrier d’Angélique Dumez [Dumetz], assassinée en 1996 à Compiègne, il apparaît – hélas ! – bien réel que le fichier récemment mis en place sera à peu près inutile, puisque n’y figureront que les empreintes génétiques des personnes condamnées et ayant épuisé toutes les voies de recours ! Autant dire que dans vingt ans, ce fichier sera toujours à peu près vide, ne contenant que les empreintes génétiques de quelques auteurs de crimes sexuels emprisonnés à vie. (QG 54 762)
30De même, Christian Cabal adresse une longue question orale aux ministres de la Justice et de l’Intérieur dans laquelle il regrette cette « loi trop restrictive » adoptée en 1998 (10 mai 2001, QG 2 766). Cette intervention est, à nouveau, révélatrice de l’invisibilisation politique des controverses scientifiques entourant les usages de l’ADN. Elle ne dit rien des débats sur la fiabilité des tests ADN alors que son auteur est bien placé pour les connaître. Un mois plus tard paraît en effet sous sa signature le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques sur « la valeur scientifique de l’utilisation des empreintes génétiques dans le domaine judiciaire » (2001). Une analyse épistémologique et statistique est reproduite en annexe : deux chercheurs suisses en criminalistique s’y montrent critiques des usages judiciaires de l’ADN, estimant que « l’évaluation de la preuve scientifique est souvent limitée, simpliste et parfois erronée » (Mangin et Taroni, 2001, p. 123). Cette argumentation ne franchira cependant pas les portes de l’Assemblée nationale.
31La question posée par C. Cabal opère également une innovation idéologique, car c’est la première fois que l’utilisation de l’ADN est présentée comme une façon de lutter contre « l’insécurité », « problème essentiel auquel sont confrontés nos concitoyens ». Or, selon C. Cabal, « nous disposons maintenant de techniques d’identification scientifique – les empreintes génétiques – grâce auxquelles on confond rapidement les coupables, et par conséquent on évite la récidive, voire la multiplication des actes délictueux, quels qu’ils soient » (Cabal, 2001). C’est sur de telles bases qu’allait s’établir la « révolution culturelle » mise en branle par Nicolas Sarkozy.
32Les critiques du champ d’application du FNAEG allaient porter leurs fruits. Dans la suite immédiate des attentats du 11 septembre 2001, toujours sous le gouvernement Jospin, la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité intérieure, portée par le ministre de l’Intérieur Daniel Vaillant, étend le fichier aux actes de terrorisme ainsi qu’aux « crimes de vols, d’extorsions et de destructions, dégradations et détériorations dangereuses pour les personnes ». Cette même loi crée également l’Institut national de police scientifique, ce qui constitue une étape importante dans le processus de professionnalisation des experts.
33Cela ne va cependant pas calmer les ardeurs de la droite, qui, après le changement de majorité consécutif à la réélection de Jacques Chirac, se lance dans une nouvelle course à l’armement. C’est tout particulièrement le cas du ministre de l’Intérieur N. Sarkozy, qui va faire de l’efficacité de l’activité pénale l’une de ses principales préoccupations. La demande politique d’expertise exprimée par ce dernier, qui se traduit aussi bien par le développement d’une criminologie d’État (Mucchielli, 2010) que par la mise en place d’indicateurs chiffrés dans la police nationale (Douillet et al., 2014), conduit également à la revendication d’une « révolution culturelle » dans le domaine de la preuve. Or, l’ADN va jouer un rôle primordial à cet égard.
34Cela apparaît clairement lors d’un échange qui fait suite à une question orale dans laquelle le député UMP Christian Estrosi interroge son ministre « sur les actuelles conditions d’utilisation du fichier national des empreintes génétiques ». Dans sa réponse, N. Sarkozy vante le bilan de son activité au gouvernement tout en introduisant une distinction entre « la religion de l’aveu » et « celle de la preuve » (23 octobre 2003, QG 848). Il ne faudrait pas voir dans cette formulation d’une « révolution culturelle » un phénomène anecdotique ou marginal. N. Sarkozy va suivre cette orientation pendant plusieurs années. Ainsi, le 29 novembre 2006, à la suite d’une question orale du socialiste Arnaud Montebourg, le futur président fait de l’expertise une ligne de démarcation entre les bonnes et les mauvaises pratiques policières : « La police moderne doit passer de la culture de l’aveu à celle de la preuve. L’aveu, c’était la police d’avant. La preuve, cela doit être la police de demain et même d’aujourd’hui » (QG 3 050).
35Ce positionnement, tout en prolongeant la rhétorique de l’urgence déjà analysée, illustre parfaitement le rôle joué par l’expertise scientifique et technique dans la crédibilisation du travail de la police (Jobard et de Maillard, 2015, p. 125‑127). En distinguant de la sorte les preuves scientifiques de la « religion de l’aveu », Sarkozy effectue un travail de frontière semblable aux tentatives visant à départager le bon grain de l’ivraie au sein du champ scientifique. Cette « révolution culturelle » d’ordre symbolique a pu trouver un terreau fertile dans les commissariats et les bridages de gendarmerie, où la présence croissante d’indicateurs quantitatifs issus du nouveau management public (elle aussi impulsée par N. Sarkozy) a conduit à faire du FNAEG un outil d’« élucidation » particulièrement apprécié des enquêteurs (Vailly et Krikorian, 2018).
36Loin d’être strictement symbolique, cette promotion de l’expertise génétique s’accompagne d’extensions successives du domaine d’application du FNAEG, à la fois en ce qui concerne le statut des personnes visées et des infractions concernées. Ainsi, à compter de la loi du 18 mars 2003, on ne prélève plus seulement l’ADN des personnes condamnées, mais aussi de celles « à l’encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elles aient commis l’une des infractions mentionnées à l’article 706-55 » du Code de procédure pénale. De nouvelles infractions de gravité très variable sont également ajoutées à la liste, ce qui conduit à un « élargissement notable » (Supiot, 2017, p. 10) du périmètre du FNAEG, lequel devient alors un symbole de l’action du gouvernement contre la criminalité.
37En l’espace d’une vingtaine d’années, l’ADN s’est imposé comme l’une des principales incarnations du « paradigme indiciaire » (Ginzburg, 1979) mis à l’œuvre dans la justice pénale contemporaine. L’analyse quantitative et qualitative des questions posées par des parlementaires au gouvernement depuis la fin des années 1980 met en avant le rôle de catalyseur que les faits divers, en particulier de nature sexuelle, ont pu jouer à cette occasion. Ces analyses permettent également de préciser la nature de ce processus. Les empreintes génétiques, dont les retombées pratiques pour la justice pénale sont majeures, ont été traitées comme une évidence par les différentes personnes qui se sont prononcées sur leur usage au sein de l’Assemblée nationale. Si les contours exacts du FNAEG et les conditions de recueil de ces données ont pu être débattus, le principe même de l’usage judiciaire de l’ADN n’a jamais occasionné de débats politiques soutenus. L’expression de révolution tranquille est sans doute à même de décrire ce contraste entre la portée pratique de l’expertise génétique et la facilité avec laquelle celle-ci s’est imposée. En ne se faisant pas l’écho des désaccords qui faisaient rage dans les pays étrangers érigés en modèles (la Grande-Bretagne et les États-Unis) – et qui ont peut-être été relégués, comme ce fut le cas en Belgique (Renard, 2013), à de discrètes discussions entre laboratoires et experts –, les parlementaires ont rendu invisibles les incertitudes scientifiques qui entouraient ces techniques encore naissantes et ont, ce faisant, participé à la construction de la « mystique » (Nelkin et Lindee, 1995) entourant l’ADN. Si bien que l’ADN, rejoignant d’autres lames de fond qui ont touché le champ pénal, est non seulement devenu un outil de preuve, mais aussi un mode de gouvernement.