1« Comment les discours d’autorité parviennent-ils à faire référence et à s’imposer ? » C’est à cette question de la « nature et des fondements de l’autorité discursive », question aussi redoutable que cruciale que l’ouvrage de Claire Oger, version remaniée d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches, est consacré. Se situant dans le prolongement des travaux antérieurs de l’autrice sur les discours produits par les institutions publiques, il y répond brillamment à travers une approche pluridisciplinaire convoquant tout à la fois des travaux d’historiens, de sociologues, de philosophes, de linguistes, de politistes, qu’il parvient parfaitement à faire dialoguer en les intégrant dans une perspective stimulante et originale d’analyse du discours. À cet égard, l’un des principaux mérites du livre est de montrer que la dimension discursive de l’autorité repose sur des aspects formels et argumentatifs d’une part et sur des caractéristiques extrinsèques liées aux positions institutionnelles ou organisationnelles, au contexte ou aux circonstances d’énonciation d’autre part, sans être réductible ni aux uns ni aux autres. En effet, comme Claire Oger le souligne, « si l’autorité a bien entendu partie liée avec le pouvoir, les discours d’autorité supposent un processus d’autorisation de la parole qui ne s’adosse pas seulement à des pouvoirs institutionnalisés, et il convient donc de ne pas assimiler hâtivement des ordres de réalité différents en considérant l’autorité comme le simple produit d’une position dominante » (p. 16).

2Neuf chapitres, très logiquement agencés, sont ainsi consacrés à examiner le processus d’autorisation de la parole, enjeu de cette ambitieuse étude. Le premier chapitre est naturellement consacré à définir l’autorité à partir de la discussion des analyses fondatrices de Max Weber (1995 [1921]), d’Hannah Arendt (1989 [1961]) ou d’Alexandre Kojève (2004) notamment. Il amène à montrer que « l’autorité, à égale distance de la contrainte et de la “persuasion” [au sens d’Arendt], se fonde sur un surcroît de crédibilité, et sur une position de surplomb symbolique (parfois de supériorité hiérarchique) organisant un rapport de places dissymétrique » (p. 37). Les discours d’autorité se distinguent ainsi à la fois de discours traduisant l’usage de la force et de ceux qui reposent sur un « modèle conversationnel » lié à l’échange d’arguments rationnels d’égal à égal tel que le définit Jürgen Habermas (1978, 1987). Prolongeant la réflexion sur la notion d’autorité, le deuxième chapitre entreprend d’interroger les formes de l’autorité et, en particulier, la distinction classique entre l’autorité « personnelle », celle du locuteur qui l’incarne, et l’autorité « institutionnelle » qui, s’adossant à la fonction plus qu’à la personne, se caractérise par « l’effacement énonciatif ». Mobilisant des recherches d’horizons là encore très divers depuis celles sur l’ethos en analyse de discours (Amossy, 2010 ; Maingueneau, 1999, entre autres) jusqu’à celles de Pierre Legendre (1974) sur la psychanalyse des institutions en passant par les études historiques d’Ernst Kantorowicz (2020 [1957]) sur les deux corps du roi ou de Béatrice Fraenkel (1992) sur la signature, il démontre, de manière très claire et convaincante, que ces deux types d’autorité sont loin de pouvoir être facilement séparés (l’exemple des discours du général de Gaulle, étudiés par Thierry Herman [2009], apparaît emblématique).

3Le chapitre 3 approfondit la question des relations entre l’auteur et les autorités. Il examine notamment comment s’est imposée et transformée la pratique de la référence à partir de la citation ; si celle-ci reflète au Moyen Âge une valeur de vérité garantie par des auctoritares, la citation moderne, qui tend à s’individualiser, repose davantage sur l’authenticité du document, même si le processus est loin d’être linéaire. Elle pose, en tout cas, le problème de « l’argumentation par autorité » qui ne peut être réduite à la simple caricature qui en est faite par les philosophes rationalistes d’un raisonnement péremptoire consistant à accorder de la valeur à un propos du seul fait de son attribution. L’argumentation par autorité ou, plus exactement, « l’autorité polyphonique » (Ducrot, 1985) met en jeu des procédés observables dans tous les types de raisonnements et relatifs à la « présomption de discutabilité » (Angenot, 2013) de certains énoncés. Cette autorité polyphonique qui sous-tend les pratiques de référence est d’autant plus questionnée aujourd’hui avec les transformations induites par les communications et dispositifs numériques, ce qui est l’objet du chapitre 4. Celui-ci révèle que sur la toile, « l’autorité a moins disparu que changé de visage » (p. 140). Elle s’appuie sur la mise en place de « panoplies » apparemment neutres mais imposant des normes et valeurs implicites qui orientent fortement les conduites et, loin de se dissoudre simplement dans la visibilité ou la notoriété, intègre aussi des logiques qualitatives, comme l’illustre le fonctionnement de Wikipédia, typique de l’« autorité informationnelle » (Broudoux, 2018).

4Le chapitre 5 quitte le monde du web pour s’intéresser à celui de l’écriture scientifique. Mais, de fait, l’autorité académique est elle-même largement ébranlée par les dispositifs de communication numérique (songeons simplement au fameux impact factor !). Ce long chapitre, au cœur des problématiques de l’ouvrage, couvre des enjeux épistémologiques fondamentaux. Il remet en cause « la vision du discours scientifique comme un univers de démonstration ou d’argumentation rationnelle clos sur lui-même » (p. 193). Il souligne tant l’importance de « l’épistémologie du style » (Trépos, 2011) à travers les propriétés attendues de l’écriture scientifique (modalités d’argumentation, notes de bas de page, tension entre effacement énonciatif et affirmation d’un point de vue de l’auteur…) que celle de l’appareil institutionnel garantissant la crédibilité des discours (revues, maisons d’édition, sites spécialisés…). Il révèle finalement la porosité entre discours scientifique et discours ordinaire qui peut nourrir des « querelles d’autorité ». Déplaçant le questionnement des fondements de l’autorité discursive à celle de son efficacité, le chapitre suivant interroge la dimension performative de la parole d’autorité à partir des travaux de John Austin (1970 [1962]) bien sûr et des critiques qui lui ont été adressées, notamment par Pierre Bourdieu dans Ce que parler veut dire (1982). Mobilisant aussi bien les travaux de Jacques Rancière (1995) ou de Judith Butler (2004) que de nombreuses études de cas, Claire Oger met en évidence les contradictions et limites de la critique de P. Bourdieu et soutient que c’est dans l’écart entre la visée et les effets de la performativité, entre l’illocutoire et le perlocutoire que réside la possibilité d’une émancipation. La notion de performativité permet aussi et surtout d’observer que l’autorité ne se limite pas à traduire des positions institutionnelles, mais qu’elle tend aussi à se construire (ou à se déconstruire) dans l’interaction ; elle « amène ainsi à saisir la façon dont les dynamiques langagières animent et innervent des relations sociales dont elles ne sauraient être le simple reflet » (p. 347).

5Les discours d’experts, étudiés dans le chapitre 7, prolongent ces réflexions. S’ils apparaissent souvent, en particulier, sous leur forme judiciaire, comme des prototypes des discours d’autorité, l’autrice montre cependant que ce n’est pas si évident dans la mesure où ils sont de plus en plus contestés comme des discours technocratiques et font face à la remise en cause plus générale de vérités scientifiques pensées comme indiscutables ; l’expertise laisse ainsi de plus en plus place à des discours pluriels qui intègrent les paroles citoyennes et les savoirs profanes dans la logique des « forums hybrides ». Si l’expertise n’a pas perdu pour autant toute autorité, celle-ci se matérialise davantage à travers des normes et dispositifs d’action publique : « ainsi, les “experts”, faillibles et susceptibles de partialité, disparaissent-ils au profit des “instruments”, formes impersonnelles qui relaient la puissance de leurs catégories et de leurs procédures (les “équipements experts”) en escamotant leur présence incarnée et entachée d’une embarrassante subjectivité » (p. 261). Cela conduit à imposer « l’art du “parler neutre” » qui s’intègre dans des mécanismes plus généraux, que l’autrice qualifie de « neutralisation discursive » (chapitre 8), expression qu’elle préfère à des catégories plus floues et normatives comme celles de « politiquement correct » ou de « langue de bois ». Celle-ci se caractérise par l’effacement ou la dénégation du dissensus et s’observe de manière exemplaire dans l’usage de certaines « formules » (entendues au sens d’Alice Krieg-Planque [2009]) telles que « développement durable » mais aussi dans un genre rhétorique comme celui de l’épidictique (les discours de vœux, les oraisons et célébrations par exemple) étudié particulièrement par Emmanuelle Danblon (2013) et Loïc Nicolas (2009).

6En ce sens, la neutralisation discursive ouvre finalement la vaste question des relations entre discours d’autorité et dépolitisation ou idéologie (chapitre 9). En effet, le discours des institutions a parfois pu être comparé à la propagande des régimes totalitaires, comme l’a fait notamment Éric Hazan (2006) dans son étude sur les discours des institutions publiques en France, LQR. La propagande du quotidien, qui évoque les travaux de Victor Klemperer (2003 [1947]) sur la langue du III^e Reich. Claire Oger observe cependant qu’il n’est pas possible d’assimiler les discours institutionnels qui font figure de discours d’autorité aux discours totalitaires, ne serait-ce qu’en raison de la place et du rôle de la violence dans ces derniers, mais aussi parce qu’il faut distinguer propagande et idéologie. Le chapitre discute plus généralement des frontières, plus délicates à tracer, entre discours d’autorité et discours autoritaires, partage qui parcourt en filigrane toute la réflexion de l’autrice. Comme elle le note, « entre discours d’autorité et discours autoritaire, la division qui se joue est celle qui sépare la confiance de l’obéissance, l’adhésion de la docilité, ou encore l’acceptation consentie du silence contraint » (p. 330). Dans les faits cependant, les pratiques des institutions, même lorsque celles-ci ont désormais pour mot d’ordre « l’écoute », « la bienveillance »…, sont loin d’éviter toujours le mépris ou le déni de reconnaissance et même la tentation autoritaire. Car, en dépit des discours sur la « crise de l’autorité », l’ethos autoritaire ne se porte pas mal dans nos sociétés comme en témoignent « le succès rencontré par les discours réactionnaires, ou par les déclarations musclées de ministres sur l’enseignement ou sur le maintien de l’ordre, la rémanence insistante de formes de violence verbale, la vitalité des discours de haine, l’accession au pouvoir dans plusieurs pays de dirigeants incarnant une forme de virilisme “décomplexé”, leurs déclarations fracassantes… » (p. 338).

7Ce n’est pas la moindre des qualités de l’ouvrage que de s’être prémuni ainsi de toute « tentation dichotomique » en montrant que cette tension entre les paroles d’autorité et « l’ombre portée du dogmatisme, de l’intimidation ou de la violence » (p. 22) est constitutive même de l’objet et ne peut être dépassée par de simples catégorisations ou typologies rassurantes. L’autrice évite aussi, par là même, la « tentation axiologique » ou normative consistant à célébrer ou critiquer, de manière générale, l’autorité, car celle-ci « même dégagée de l’autoritarisme, ne peut apparaître a priori ni comme légitime ni comme illégitime, et il n’est possible ni de l’accepter sans examen, sous peine de consentir à la domination ou à la violence, ni de prétendre s’en défaire complétement, sous peine de naïveté ou d’hypocrisie, voire de cynisme » (p. 353).

8Au-delà même de son objet d’étude, cet ouvrage dense et foisonnant mais d’une grande limpidité dans sa structuration d’ensemble comme dans son argumentation fait ressortir de manière exemplaire l’intérêt d’une démarche d’analyse de discours (appuyée sur des recherches de disciplines très variées) qui parvient à combiner l’étude du langage avec celle des conditions sociales, historiques et politiques qui lui donnent force et sens. L’autrice démontre en effet parfaitement que « l’autorité n’advient pas seulement au langage du “dehors”, mais […] qu’elle n’advient jamais seulement depuis “l’intérieur” du discours » (p. 329). Nul doute donc que cette étude impressionnante par l’ampleur des travaux mobilisés et des réflexions dégagées fasse référence.