• 1 L’ouvrage Post-Truth, Fake News and Democracy. Mapping the Politics of Falsehood a été édité dans u (...)
• 2 Voir Farkas, Schou et Neumayer, 2018.
• 3 Malgré la multiplicité des recherches, ils constatent par ailleurs qu’une définition harmonieuse de (...)
• 4 Si les auteurs ne le soulèvent pas, on peut également se demander si cette frénésie académique auto (...)
• 5 Voir par exemple Bodin et Chambru éd., 2019.

1Johan Farkas et Jannick Schou sont deux chercheurs danois en communication qui ont travaillé sur la diffusion des fake news1. À ce titre, ils se sont notamment intéressés à l’émergence de formes de propagandes déguisées en ligne2. Dans le cadre de ces travaux sur les fake news, ils ont remarqué l’accroissement des études sur ce sujet. Comme cela transparaît dans leur ouvrage, alors qu’ils repèrent seulement 462 publications contenant ce terme en 2012, ils en détectent environ 40 000 en 20203. Cette utilisation du terme s’explique, selon eux, par une dépendance des chercheurs en sciences humaines et sociales vis-à-vis des notions utilisées dans des sphères sociales extérieures au champ académique4. En citant Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron (2005 [1968]), ils défendent l’importance d’une vigilance épistémologique dans l’usage du terme fake news. C’est là l’objectif de leur ouvrage qui s’appuie principalement sur des travaux de théorie politique. Celui-ci s’insère ainsi dans un mouvement d’une partie du monde scientifique qui tente de prendre du recul sur l’événement que représente la fausse information dans le débat public5.

• 6 Le discours le plus explicite qu’ils citent à ce titre est celui tenu par Emmanuel Macron devant le (...)
• 7 Ils s’appuient pour ce faire sur les théories de Chantal Mouffe. Voir notamment Mouffe, 2018 [2005] (...)

2Dans leur première partie, qui s’intitule « Preparing for the post-truth journey », les auteurs montrent que la peur de la fake news provoque une panique morale dont témoignent les multiples discours de dirigeants d’institution ou d’État. Ces discours alertent sur la crainte que la vérité ne soit plus garantie dans l’espace public, nous faisant ainsi entrer dans une ère de la post-vérité (post-truth). Pour J. Farkas et J. Schou, ces discours ne feraient que répéter des formules langagières similaires sous-entendant que sans vérité ni raison il n’y a plus de démocratie6. Toutefois, selon les deux chercheurs, cette conception de la démocratie illustrerait la préférence des locuteurs pour la conception libérale de la démocratie7. Celle-ci serait désormais la tradition dominante dans nos systèmes politiques. Elle accorde de l’importance aux droits individuels, à la rationalité ainsi qu’au consensus. La tradition démocratique, qui représente son antagonisme, s’inspire du sens initial de la démocratie (demos), et met au centre le débat et la souveraineté populaire. Dès lors, l’objet principal de l’ouvrage va être de montrer comment la perception libérale de la démocratie se retrouve dans les discours sur la post-vérité.

• 8 Les deux théoriciens politiques Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont fondé ce courant théorique (20 (...)
• 9 Par exemple, la baisse d’une aide sociale pourra être perçue comme un moyen de préserver le budget (...)
• 10 Ils reprennent cette théorie de manière synthétique dans un de leurs articles (Farkas et Schou, 201 (...)

3Pour mener leur étude, les deux chercheurs s’appuient sur une analyse post-structuraliste du discours selon une approche pensée par les membres de l’École d’Essex8. Cette approche, qui partage certains présupposés de l’analyse du discours de tradition française, sans s’inscrire autant dans la linguistique, mobilise la théorie foucaldienne pour penser la réalité sociale comme le fruit d’une formation discursive (Sommerer, 2005). Les tenants de cette approche considèrent ainsi l’analyse du discours comme centrale dans la mesure où le discours est une des voies par lesquelles le sens est fixé (ibid.). Selon cette théorie, le sens qui est donné à un événement dans les discours est lié à des grands récits sociaux. En s’appuyant sur la pensée d’Antonio Gramsci, les auteurs de l’École d’Essex considèrent que ces récits s’inscrivent dans des luttes politiques dans le cadre desquelles des acteurs essaient de les rendre hégémoniques. Or, ces récits n’arrivent jamais réellement à s’imposer dans la mesure où certains signifiants discursifs offrent une interprétation multiple9. Ces signifiants particuliers – surnommés signifiants flottants – disposent constamment d’un dehors constitutif, c’est-à-dire d’un sens antagonique à celui qui est émis dans le discours. Leur sens va alors dépendre du positionnement politique de celui qui l’évoque. J. Farkas et J. Schou cherchent à dévoiler comment le sens émis par les discours sur la post-vérité est lié à son encastrement dans une idéologie politique particulière10, elle-même antagoniste d’une autre idéologie – en l’occurrence la tradition libérale contre la tradition démocratique.

• 11 « Fake news », « post-truth », « post-factual », « alternative facts », « post-factuality ».
• 12 Ce corpus comprend au total 650 textes dont 170 publications académiques et 420 articles médiatique (...)

4Sur le plan méthodologique, la recherche des deux auteurs se fonde sur une analyse de contenu de documents scientifiques et médiatiques. Cette analyse est peu formalisée du fait que les auteurs considèrent qu’ils sont face à une grande quantité de questions ouvertes et qu’il n’y a « donc pas de méthode claire pour concevoir un échantillon représentatif à l’avance » (p. 48). Ils développent une approche exploratoire appuyée sur une collecte conséquente de publications qui a été réalisée en 2018 à partir de mots-clés11 sur Google Scholar ainsi que dans dix grands médias anglophones. Ce corpus a été complété au fil du temps par une collecte systématique d’autres textes entre 2015 et 202312.

• 13 La liste peut être allongée avec une perspective actualiste. On pense alors au conflit entre Israël (...)

5À la suite de la présentation du cadrage méthodologique de l’ouvrage, les auteurs développent leur argumentaire en proposant une description du contenu des discours sur la post-vérité, puis dans une troisième partie, une analyse réflexive de ces discours. La deuxième partie de leur ouvrage se nomme ainsi « Into post-truth worlds ». Elle montre comment la fake news est fréquemment présentée à travers une métaphore médicale la représentant comme un virus dont la diffusion semble liée à des logiques naturelles. La raison de sa dissémination apparaît multiple et cumulative au sein des différents textes analysés dans l’ouvrage. Selon les discours de la post-vérité, leur dissémination serait produite par les médias sociaux, dont les chambres d’écho enfermeraient les internautes dans des espaces où règne le faux, par le journalisme qui a abaissé ses normes de publications face aux impératifs marchands et se préoccuperait donc moins de la qualité des informations, et enfin par les masses qui seraient toujours enclines à l’irrationnalité. D’autre part, les discours sur la post-vérité deviendraient plus importants en temps de crise. Pour les auteurs, les crises naissent essentiellement dans les discours et permettent d’étudier ce que les locuteurs considèrent comme étant disloqué, en l’occurrence la vérité. Apparaîtraient alors trois crises majeures13 : l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en 2016, la crise de la Covid-19 et enfin la guerre russo-ukrainienne initiée en 2022. Chaque fois, les responsables politiques des pays démocratiques considèrent que ces événements affaiblissent le modèle démocratique et pensent la multiplication des fausses informations comme une des causes majeures de ce phénomène.

• 14 Les lois anti-fake news apparaîtraient autant dans les régimes au système politique démocratique qu (...)

6Les deux chercheurs danois montrent ensuite comment les discours sur la post-vérité proposent des solutions pour répondre à la dissémination des fake news. D’une part, les institutions d’une grande diversité de pays à travers le monde conçoivent des lois pour faire cesser leur développement14. D’autre part, les scientifiques et les journalistes sont présentés comme l’avant-garde permettant de lutter contre les fake news. Enfin, la technologie est pensée comme un moyen de limiter la diffusion numérique de fausses informations.

• 15 Il s’agit de la partie la moins théorique de l’ouvrage. Ils n’y fournissent pas une production scie (...)

8Ce positionnement critique des auteurs s’explique par leur conception radicale de la démocratie. Selon cette approche pensée par C. Mouffe, la démocratie ne peut être l’objet d’un consensus entièrement réglé entre toutes les sphères sociales. La démocratie radicale consisterait alors à permettre l’expression respectueuse des différents points de vue dont l’antagonisme ne peut jamais être supprimé. Les auteurs estiment que les propositions pour lutter contre les fake news ne sont pas à la hauteur de ces enjeux, car « elles permettent d’interdire, de supprimer et de stigmatiser certaines voix » (p. 178). Se considérant comme « des ardents défenseurs de la nécessité pour la recherche universitaire d’aller au-delà de la simple analyse de nos structures sociales actuelles » (p. 179), ils proposent ensuite des solutions qui seraient selon eux plus efficaces que la lutte contre les fake news pour améliorer les démocraties15.