1Cet ouvrage dirigé par Guillaume Blanc, Mathieu Guérin et Grégory Quenet, présente treize contributions pour « explorer des histoires globales, mais situées, du gouvernement de la nature tropicale ». Cette nature tropicale correspond ici à celle d’une aire afro-asiatique définie par une certaine similarité des interactions que génèrent les initiatives de conservation au fil d’un long xx^e siècle, débutant avec l’institution de la première réserve de chasse sur le continent africain en 1896, jusqu’à nos jours.

2L’ouvrage dépasse la chronologie classique de l’histoire du xx^e siècle de cette aire afro-asiatique, à savoir celle d’une rupture radicale entre période coloniale et période post-coloniale. Celle-ci se traduirait dans l’histoire de la conservation par le passage dans les années 1960 d’une politique préservationniste, dont l’objectif est de mettre la nature « sous cloche » pour la préserver en l’état, à une politique conservationniste qui cherche à conserver son potentiel économique à des fins de développement durable. La décolonisation marque bien dans certains cas une inflexion conséquente en termes de conservation de la nature. Au Mozambique en 1975, par exemple, la raison d’être des aires de conservation n’est plus de répondre aux usages des colons par la préservation mais à ceux de la nation mozambicaine en les mettant au cœur du développement touristique du pays. Cependant, selon Rozenn Nakanabo Diallo, cette réappropriation de l’héritage colonial que représentent les parcs nationaux ne remet pas fondamentalement en cause les « tendances lourdes propres au secteur de la conservation globale » (chap. 11).

3La continuité entre période coloniale et période post-coloniale s’observe dans la manière dont les pouvoirs centraux, administration coloniale ou État indépendant, instrumentalisent la conservation. Dans l’introduction, Guillaume Blanc considère d’ailleurs qu’« en étudiant la façon dont les pouvoirs publics se servent du gouvernement des choses naturelles pour organiser le gouvernement des hommes, il s’agit finalement d’appréhender la fabrique de la nature et à travers elle, de l’État colonial puis national. » (p. 17). Aux Seychelles, Gregory Quenet montre comment les Britanniques tentent de conserver une part de leur souveraineté en transférant le contrôle de certains territoires à des organisations conservationnistes indépendantes du pouvoir seychellois, dynamique que celui-ci cherche à délégitimer en produisant un environnementalisme créole (chap. 9).

4La continuité des pratiques et des idées au-delà de la rupture décoloniale s’explique en partie par la capacité de reconversion de certains professionnels de la conservation dans les nouveaux jeux d’acteurs qui font suite aux indépendances. Ainsi, ils poursuivent, voire approfondissent, leurs actions. La « carrière transhistorique » d’Arthur Hugh Bunting examinée par Joseph Hodge est en ce sens tout à fait parlante. La débutant dans un grand projet de développement porté en Afrique par l’Empire britannique, il la termine titulaire d’une chaire à l’université de Reading. C’est depuis ce poste qu’il prolonge son engagement en faveur de la « révolution verte » après la décolonisation au travers de la création de plusieurs instituts. Bien que particulièrement prestigieux, ce parcours professionnel est assez représentatif de la manière dont une part importante du personnel colonial parvient à se reconvertir et ainsi à « jeter des ponts » entre les deux périodes. Son parcours témoigne également des liens entre développement et conservation de la nature, et de l’importance de la science pour cette dernière (chap. 6).

5Dès l’époque coloniale, la conservation s’appuie sur une production importante et constante de travaux scientifiques qu’elle met en circulation. Ainsi scientifiquement conçus et légitimés, nombre de projets de conservation se trouvent cependant basés sur des représentations erronées de la nature tropicale et des sociétés locales. Ces représentations sont généralement empreintes d’une certaine forme d’ethnocentrisme dénigrant l’écologie de ces populations considérées comme plus ou moins primitives (Neumann 1999 ; Blanc 2019). Au Proche-Orient par exemple, dans une sorte « d’orientalisme environnemental », la théorie de la dessication pense les paysages désertiques comme le résultat des pratiques locales. Cette incrimination des rapports locaux à l’environnement a des effets contre-productifs puisqu’elle participe de la dénégation de la hima, un « système traditionnel de réserve de pâturage » (chap. 5). Dans le Vietnam colonial, ce sont les pratiques cynégétiques des « indigènes » que les administrateurs coloniaux rendent responsables de la diminution de la grande faune. Pamela McElwee conclue son chapitre en considérant que « la gestion prétendument scientifique du gibier et du bois n’est presque jamais fondée sur des études empiriques, mais plutôt sur la crainte d’une dégradation vue depuis la métropole » (p. 59). Cette nécessité d’améliorer la nature et sa gestion par les populations locales est l’un des éléments récurrents du discours justifiant le colonialisme (chap. 1).

6Ainsi, les systèmes techno-scientifiques au travers desquels sont opérés les programmes de conservation s’inscrivent souvent dans la perspective de la mission civilisatrice de l’Occident. Le chapitre de Raphaël Devred le montre en détaillant le projet zootechnique de « mérinisation » des cheptels ovins des colonies françaises en Afrique. Depuis Rambouillet, vétérinaires, naturalistes et agronomes cherchent à réintroduire le mérinos, notamment au Maghreb, région dont il est considéré originaire mais où des pratiques d’élevages « primitives » l’ont « dégénéré ». Autour des fermes expérimentales que sont les « stations », l’objectif civilisateur vise à transformer radicalement l’environnement même du pastoralisme nomade et le mode de vie qui lui est associé (chap. 4). Dans son travail sur les technologies employées pour pister la migration des gnous dans la réserve du Serengeti en Tanzanie, Simone Schleper décrit quant à elle la manière dont l’aviation, la photographie aérienne puis l’informatique participent tour à tour de la gestion de la faune. Elle montre comment ces différentes technologies sont à chaque fois un argument d’autorité dans les programmes de conservation. Elle démontre aussi la manière dont celles-ci influent largement sur la perception des rapports entre faune et populations locales, et, de fait sur les normes qui cherchent à les réguler (chap. 10).

7L’un des objectifs de ce projet de recherche collectif est également de restituer une histoire « au ras du sol » des politiques de conservation, c’est-à-dire de retranscrire les interactions locales qu’implique la mise en œuvre de ces projets. C’est dans ces interactions que se niche « l’écart indubitable » entre les modèles de conservation pensés de manière standardisée à l’échelle internationale et impériale et la forme de leur application concrète. Les difficultés qu’ont les politiques de conservation à atteindre leurs objectifs témoignent de la complexité des relations des collectifs humains à leur environnement et de la nécessité de comprendre le caractère éminemment multiscalaire de chacune des situations locales de conservation. Cette complexité est exposée dans l’étude de cas de la mise en œuvre du game departement en Malaya que propose Mathieu Guérin. Le capitaine Ritchie dont il suit l’itinéraire professionnel ne parvient pas à importer en Asie du Sud-Est des modes de conservation qui ont fait leur preuve dans les colonies britanniques africaines. Il s’y heurte notamment à de tout autres structures politiques et pratiques cynégétiques (chap. 2). S’interrogeant sur la quasi-absence de mesures de conservation dans le Vietnam colonial, Pamela McElwee souligne le manque de volonté des administrateurs locaux de transcrire les législations impériales sur leur territoire (chap. 1). Face à ce même constat en Syrie et au Liban sous mandat, Diana K. Davis montre comment l’approche utilitariste des forêts et les heurts politiques internes ont détourné les pouvoirs centraux d’une politique effective de conservation sylvestre (chap. 5).

8S’inscrivant dans une perspective critique de la conservation, un certain nombre de contributions traitent de la violence de ces processus. L’une des tendances des programmes de conservation a été de dévaloriser, d’incriminer et de criminaliser les relations des populations locales à l’environnement. De fait, nombre de conflits naissent de ce mode de gouvernance de la nature. Ces conflits perdurent sous d’autres formes après la décolonisation. Le travail de Meera Oommen détaille les conflits entre urbains et populations locales dans la gestion de la mégafaune en Inde. Éléphants indiens, tigres et crocodiles marins sont des espèces emblématiques en danger qu’il convient de protéger coûte que coûte pour les uns, quand elles représentent une menace pour la vie et les cultures des autres. En l’occurrence, le rapport des urbains à cette faune sauvage est hérité de la colonisation soulignant une fois de plus l’importance de l’héritage colonial dans les politiques de conservation. Ce chapitre pose également les représentations de la nature comme absolument centrales dans les oppositions qu’elles génèrent (chap. 12).

9La contribution de William Beinart analyse les images produites par George et Joy Adamson, photographe et romancière animaliers, et l’importance de celles-ci dans la diffusion de nouveaux rapports à la faune sauvage. Romançant la relation intime qu’ils entretenaient avec une lionne dans plusieurs livres, films et photographies célèbres, le couple a magnifié et largement diffusé un rapport empathique à la faune. Aux antipodes de la culture cynégétique impériale, cette forme de relation à la faune sauvage infuse la culture occidentale et n’est pas sans conséquence sur les programmes de conservation (chap. 8).

10L’ouvrage insiste dans son ensemble sur une contradiction qui semble inhérente à la conservation : « cette politique n’existe pas à côté de la destruction mais avec elle » (p. 25). Mise en exergue par le titre de l’ouvrage, « Protéger et détruire », cette association contradictoire se retrouve dans deux logiques : protéger pour exploiter et exploiter pour protéger, exemplifiées dans trois des chapitres de l’ouvrage. D’abord le travail de Thimoty Banard met en lumière la manière dont les réserves forestières de Singapour sont instituées par l’Empire britannique pour faire face à la déforestation induite de sa propre politique agricole (chap. 3). Puis Raf de Bont décrit les tentatives de « conservation par abatage » autrement appelées « récolte de faune sauvage », pensées par des grandes organisations internationales de la conservation. Ces programmes avaient pour ambition de conserver la faune sauvage en en faisant un élément central des régimes alimentaires des populations locales afin de limiter la consommation de viande ovin-caprin et la taille des cheptels considérés comme écologiquement dévastateurs (chap. 7). Dans le dernier chapitre de l’ouvrage Johan Oswald démontre comment l’expansion agricole en Côte d’Ivoire et la déforestation massive qu’elle induit prédatent jusqu’aux dernières terres arables, en l’occurrence les zones protégées (chap. 13).

11Au travers de ces différentes contributions l’ouvrage donne à voir la diversité des situations de conservation. De l’importance des images et des affects à celle des parcours professionnels, il souligne la nécessité en même temps que l’heuristique d’une approche micro-locale de ces dispositifs. En ce sens, ces études témoignent de la complexité de chacune des situations de conservation et de la difficulté d’en proposer une histoire globale. Cependant, dans son ensemble, l’ouvrage parvient de manière convaincante à mettre au jour des grandes tendances qui semblent se prolonger aujourd’hui. Ainsi apporte-t-il une riche contribution à l’étude des enjeux de conservation du vivant en humanité environnementale et ouvre des perspectives de recherche tout à fait passionnantes.