1Cet ouvrage est une somme. Tout d’abord, il vient couronner la longue carrière de la grande économiste Anne Booth, d’origine néo-zélandaise, qui enseigna à Singapour, en Australie (ANU) et surtout à Londres (SOAS). De ses très abondantes publications, vingt-six sont mentionnées dans l’imposante bibliographie (27 pages), l’item le plus ancien datant de 1974. Ensuite, ce travail, dont l’ambition est manifestée par l’intitulé, prétend clarifier un sujet aussi important que complexe : l’évolution du niveau et des conditions de vie dans le sous-continent sud-est asiatique, sur plus d’un siècle. Aucun élément significatif n’est laissé de côté : évolution de la richesse d’ensemble des divers pays certes, mais aussi – ou surtout – disparités entre couches sociales, ethnies, régions, sans négliger l’essentielle dichotomie villes/campagnes ; éléments plus qualitatifs tels que la santé, l’éducation, l’alimentation, sans négliger la démographie, à la fois cause et conséquence des changements sociétaux. Tout ceci est abordé modestement, en faisant ressortir incertitudes et contradictions (dans les sources comme dans les approches), au risque de décevoir le lecteur en quête de réponses simples et catégoriques.

2Cette modestie s’exprime également par une écriture sans effets, surchargée d’informations, proche de celle d’un article de recherche, ce qui, à la longue, risque de lasser dans un ouvrage quand même très pesant (les pages sont très denses). Renvoyer certains débats méthodologiques à des annexes (il n’y en a aucune) aurait sans doute assuré une meilleure lisibilité, tout en maintenant au livre son caractère de référence pour les chercheurs. D’autant plus que ces débats ont un caractère assez répétitif, quelles que soient les séries statistiques envisagées : conditions (souvent déficientes, voire biaisées) de la constitution de ces séries, comparabilité fréquemment discutable des résultats entre pays, discontinuités des séries pour un même pays, pertinence parfois relative des données considérées – et absence d’autres au moins aussi importantes. Pour ne prendre que cet exemple, récurrent : le niveau de vie peut être évalué en termes de revenus, ou de dépenses. Et cela ne donne pas du tout les mêmes résultats : les dépenses déclarées (épargne incluse) sont généralement (mais pas toujours) inférieures aux revenus, en particulier pour les couches les plus aisées – ce qui comprime artificiellement la hiérarchie sociale. La prise en compte d’un seuil de pauvreté (la notion triomphe partout à partir des années 1960) n’est pas d’une grande aide, celui-ci pouvant être calculé de diverses manières ; on aboutit à des résultats empiriquement bizarres, comme cette prévalence de la pauvreté plus forte en Thaïlande qu’en Indonésie dans les années 1980. En outre, la prise statistique n’est jamais homogène dans les pays d’une certaine taille ; c’est particulièrement le cas en Indonésie où, depuis la période coloniale, la situation à Java est bien mieux connue que celle des îles extérieures. Un peu partout, les villes (métropoles en premier lieu) sont mieux étudiées que les campagnes, et pas directement comparables à celles-ci, la part de l’auto-alimentation étant nettement inférieure en milieu urbain. Le niveau de vie des paysans sans terre et des errants en tous genres est toujours délicat à prendre en compte.

3Cet ouvrage enseigne donc le doute, ce qui est toujours précieux pour un intellectuel digne de ce nom. Mais, au positif, qu’y apprend-on ? Le stade ultime de la période coloniale, qui occupe deux chapitres (sur neuf), fait l’objet d’une évaluation nuancée : progrès globaux indéniables, mais dans une très grande inégalité. Les craintes liées à la forte croissance démographique de zones déjà denses comme Java ou le Tonkin ne se sont pas révélées fondées : les nouveaux défrichements ont permis de maintenir la production agricole par tête. Quant à la crise des années 1930, elle vit (par baisse des prix) les salaires réels augmenter fortement pour ceux qui réussirent à sauvegarder leur emploi. Cependant (comme lors de la récente crise Covid), ceux des salariés à même de retourner pour un temps à la ferme familiale s’en tirèrent mieux que les autres. La diversification des ressources alimentaires, entre 1880 et 1930, permit aussi à Java une prise calorique plus élevée, alors que la consommation de riz diminuait. Cependant, pour la plupart des familles, la nourriture absorbait les deux tiers environ des revenus. La santé publique connut une lente amélioration (sensible au travers du recul de la mortalité infantile), en premier lieu grâce à la purification de l’eau. À l’inverse, la scolarisation des autochtones ne progressa guère (et très tardivement), en particulier en Indochine et aux Indes néerlandaises ; les Philippines américaines constituent l’exception, là où, à la fin des années 1930, on comptait déjà plus de 10 000 étudiants d’université ; et les filles n’étaient guère à la traîne des garçons. La Thaïlande alphabétisait tout aussi massivement les garçons, mais beaucoup moins les filles. Au total, en 1939, les Philippines disposaient du revenu par habitant le plus élevé d’Asie, après le Japon ; l’Indochine et l’actuelle Indonésie étaient loin derrière. Globalement, l’Asie colonisée était beaucoup plus pauvre et démunie que ses métropoles, sans pour autant que l’écart avec elles se soit accru depuis 1913, au contraire parfois. Le fossé se creusa bien davantage entre 1940 et 1960, paradoxalement puisque l’indépendance était censée mettre fin à l’exploitation et aux entraves imposées d’ailleurs.

4Les quatre chapitres suivants portent sur la période des émancipations, à partir de l’effondrement colonial sous les coups de l’impérialisme japonais, en 1942, et jusqu’au début du xxi^e siècle. C’est d’abord l’histoire d’un échec : en 1960, le PIB (produit intérieur brut) par tête était partout inférieur à celui de 1940 (catastrophiquement dans le cas birman), sauf en Malaisie et surtout en Thaïlande. Les Philippines continuent ensuite à se dégrader : 41 % des habitants sous le seuil de pauvreté en 1965, 51 % en 1975. Dans les plantations indonésiennes, les salaires réels ne cessèrent de baisser de 1953 à 1968 – ce qui joua un rôle dans la désaffection à l’encontre du régime Sukarno en 1965. Quant à la Birmanie, on ne cessa d’y vivre plus mal, au moins jusqu’au milieu des années 1970. En revanche, la Malaisie, Singapour et la Thaïlande progressèrent à partir des années 1960, préfigurant l’actuelle hiérarchie entre pays. L’Indonésie (de Suharto) connut cependant un essor important, certes inégalitaire, des années 1970 à 1996, tandis que la Malaisie réduisait massivement ses poches de pauvreté, concentrées dans la population malaise. En Indochine, c’est le calendrier politique plus qu’heurté (guerres, génocide khmer rouge…) qui conditionna l’évolution du niveau de vie. Le dernier grand coup dur fut au début des années 1990 l’arrêt de l’aide soviétique. Ensuite, le Vietnam connait un rapide redressement, alors que Laos et Cambodge stagnent durablement à un très bas niveau.

5On est loin désormais de l’optimisme développementiste des années 1980. A. Booth reconnaît le manque de proportionnalité entre croissance du PIB et réduction de la pauvreté. L’inégalité en est largement responsable ; de ce point de vue, l’Asie du Sud-Est connaît des contrastes sociaux plus forts que l’Asie du Nord-Est. Les 1 % les plus riches ont l’art de profiter des crises elles-mêmes : leur part du revenu s’est ainsi accrue lors de la « crise asiatique » de la fin des années 1990. En 2017, ces 1 % auraient disposé de 56 % du patrimoine en Thaïlande (un des plus hauts taux du monde, proche de celui de la Russie), de 45 % en Indonésie et de 34 % à Singapour. Cela n’empêche cependant pas la pauvreté de décroître assez régulièrement, presque partout, au cours du dernier quart de siècle. Mais le développement social marque le pas : en Malaisie, en Indonésie, au Laos ou en Birmanie (mais pas au Vietnam), la performance en matière de santé et d’éducation est inférieure à celle de pays au PIB par tête comparable. Et le fossé entre hommes et femmes est particulièrement profond au Laos et au Cambodge. La forte décentralisation que le Vietnam, les Philippines et plus encore l’Indonésie ont instaurée dans les années 2000, sans s’assurer que chaque région dispose des ressources nécessaires, a encore renforcé les inégalités, y compris dans un domaine aussi sensible que la mortalité infantile.

6Le dernier chapitre porte sur le caractère central de l’action de l’État – on est bien loin désormais des illusions libérales de la fin du xx^e siècle. La réforme agraire, depuis la Seconde Guerre mondiale, constitua la plus traditionnelle et, longtemps, la plus importante de ces interventions. Elle était particulièrement cruciale aux Philippines, pays de latifundia. Plusieurs fois relancée (en particulier après la révolution populaire de 1986), elle se heurta cependant au sabotage des intérêts agrariens et capitalistes, très influents au cœur du pouvoir. Après un bon demi-siècle, on peut cependant considérer que la grande propriété a vécu (sauf dans l’île sucrière de Negros) : le plafond est désormais presque partout de cinq hectares. En Birmanie, le capital privé exproprié a surtout été remplacé par la lourde tutelle étatique et militaire. En Indonésie, le problème principal est la prévalence de la microfundia, inférieure à un hectare. Le remède, inauguré dès la période coloniale, paraissait être la transmigration vers les îles moins peuplées (Sumatra en premier lieu). Le mouvement atteignit un pic dans les années 1980, avec une forte prévalence des mouvements migratoires spontanés, non encadrés. Au total, compte tenu des nombreux retours vers Java, l’effet est demeuré limité, très inférieur au croît démographique. Le changement et, parfois, la promotion sociale viennent par d’autres biais : les sociétés se décentrent progressivement de leurs fondements agraires. Ainsi, dès 1983, en Thaïlande, 60 % des revenus ruraux provenaient d’activités non agricoles. Et pourtant l’agriculture est fortement aidée, le riz étant acheté aux producteurs à un prix très supérieur aux cours mondiaux – ce qui ne profite pas tellement aux plus pauvres. Plus récemment, on a expérimenté certaines méthodes latino-américaines (gouvernement Lula au Brésil) d’aide directe aux pauvres (4,2 millions de foyers bénéficiaires aux Philippines), au ciblage cependant incertain : en Indonésie et aux Philippines, seules les familles avec enfants sont éligibles, laissant de côté les vieux et les handicapés. Les effets de l’enrichissement sont spectaculaires en termes de fécondité. Aux Philippines, elle est descendue à 1,7 enfant par femme dans le quintile le plus prospère de la population ; elle est de 5,2 dans le quintile le plus pauvre.

7La conclusion est modérément optimiste. Certes, un pays comme la Thaïlande fait partie des plus inégalitaires de la Terre. Et les politiques de lutte contre la pauvreté ont davantage de résonance dans la propagande électorale que dans la réalité. Mais les stratégies tournées vers l’exportation ont produit des résultats assez positifs, en termes d’emplois et de salaires. Le Vietnam, au travers de ses déchirements, a produit une paysannerie relativement égalitaire (seuls 8 % n’ont pas de terre). L’Indonésie, à l’ère coloniale le pays le plus prospère, reste décevante : seuls le Laos et le Cambodge font pire en matière de santé et de mortalité infantile, et les Philippines, pourtant tout aussi pauvres, font bien mieux pour la promotion des femmes, solidement éduquées. Au total, donc, un ouvrage important, d’une lecture indispensable à quiconque se préoccupe des questions évoquées.