• 1 En quinze ans de fonctionnement (300 millions de dollars dépensés), trois hommes ont été condamnés (...)

1L’ouvrage collectif Cambodia’s Trials, Contrasting Visions of Truth, Transitional Justice and National Recovery dirigé par Robin Biddulph et Alexandra Kent est le dernier livre publié par les éditions de l’Institut nordique des études asiatiques (NIAS) qui a fermé ses portes à l’université de Copenhague. Cet ouvrage paraît alors que s’est achevée au Cambodge l’ère de la justice transitionnelle prise en charge, depuis 2006, par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC). Ce tribunal à la fois cambodgien et international, installé à Phnom Penh, a reçu pour mandat de juger les anciens dirigeants et les plus hauts responsables du Kampuchea démocratique dont la politique a conduit le quart de la population à la mort entre le 17 avril 1975 et le 6 janvier 19791. Le livre propose une réflexion collective et interdisciplinaire sur le sens et la portée de ces procès dans la vie quotidienne des Cambodgiens, sur leurs manières de gérer ce passé violent, traumatique, dans le cadre de la justice transitionnelle ou hors des sentiers tracés par elle.

• 2 « The ramifications of that period are not just political, historical, symbolic but also personal, (...)
• 3 « Coming to terms with its past ».

2Ainsi l’émission de téléréalité cambodgienne It is not a dream décrite dans la préface, et au cours de laquelle une fratrie est réunie en mai 2022 devant les caméras après 47 ans de séparation, illustre de manière saisissante le propos des éditeurs : s’intéresser aux « ramifications de cette période [qui] ne sont pas que politiques, historiques, symboliques mais aussi intimes, viscérales, incarnées2 » (p. 2) et se placer dans une perspective nationale pour mieux comprendre quelles initiatives sont déployées par les Cambodgiens pour traiter cette histoire douloureuse (y « mettre un terme3 » écrivent les éditeurs). Cambodia’s Trials renouvelle la littérature consacrée aux CETC (notamment sur la formule hybride de l’institution, sur les procès, etc.) en réunissant des chercheuses et des chercheurs aguerris qui défrichent des terrains peu explorés, et en les mettant en dialogue dans trois parties. La première partie invite à repenser la nature de la justice transitionnelle dans le contexte cambodgien et dans des circonstances politiques changeantes ; la deuxième étudie certaines interactions entre les CETC et la société cambodgienne ; la troisième déborde du cadre judiciaire pour mettre en évidence d’autres perceptions et pratiques relatives à une « transition » ou à la « justice ».

• 4 « We need to understand why state actors act as they do ».
• 5 « Grandfather of the Iron Rod ».

3En ouverture, Padraig McAuliffe, professeur à l’École de droit et de justice sociale de l’université de Liverpool, s’attèle aux « dysfonctionnements flagrants » des CETC, non pas pour les détailler mais pour suggérer une mise à jour de l’appareil théorique qui sous-tend la justice transitionnelle (p. 24). Partant du constat que tous les États ne sont pas « malléables » puisqu’ils ne partagent pas tous les mêmes valeurs (comme œuvrer pour les intérêts collectifs), ni la même définition d’une même notion (par exemple celle de responsabilité devant la société), l’auteur se tourne vers les théories de l’économiste Douglas North, l’historien de l’économie John Joseph Wallis et le politologue Barry Weingast dans leur ouvrage Violence et ordres sociaux : un cadre conceptuel pour interpréter l’histoire de l’humanité afin de « comprendre pourquoi les acteurs étatiques agissent comme ils agissent4 » (p. 25). Suivant leur argument, selon lequel le fondement des sociétés passe par la régulation de la violence, P. McAuliffe positionne le Cambodge parmi les « ordres sociaux à accès limité » (LAO en anglais), c’est-à-dire les pays où la violence est contenue par la négociation entre groupes puissants, par la distribution de privilèges et de rentes qui assurent la loyauté, le maintien de l’ordre existant donc la stabilité. Connaître cette culture politique aurait permis d’anticiper les échecs des CETC estime l’auteur. Dans le deuxième chapitre, l’historien Grégory Mikaelian entraîne le lecteur sur le terrain de cette culture politique et juridique en se penchant sur les continuités des traditions institutionnelles cambodgiennes. Il nous convie à une analyse stimulante de l’emblème des CETC et de la statue du « Grand-père au bâton de fer5 » (lok ta dambang daek, p. 56) devant laquelle les témoins cambodgiens prêtaient serment avant leur audience. Sa profonde connaissance des codes juridiques, du droit et de l’administration royale éclaire ce qui subsiste des conceptions traditionnelles de la justice cambodgienne et alimente une réflexion sur l’exercice du pouvoir et les usages « légitimes » de la violence.

• 6 « The victims and the former Khmer Rouge, they now understand each other ».

6Le titre de la deuxième partie du livre, « Interactions », rend bien compte de ce qu’y rapportent ses contributeurs, à savoir un point de vue sur les appropriations cambodgiennes de la justice transitionnelle. Les avocats Soy Kimsan et Hing Vandanet ont à cœur de rappeler que l’indépendance de la justice se lit dans une défense forte qui peut faire contrepoids à la puissance étatique (ou internationale, aux CETC) du procureur. Observant les bonnes pratiques aux CETC (en particulier la virulence des défenses défiant les interférences politiques) et la montée en compétences de ceux qui y ont travaillé, ils déplorent qu’elles soient jusqu’ici inapplicables dans les tribunaux communs. Néanmoins, la clé de l’amélioration du système judiciaire national passe, selon eux, par le renforcement de la défense. La chercheuse indépendante et consultante en paix et développement Laura McGrew inventorie les effets positifs des CETC, insistant sur le débat public suscité par le coup de projecteur posé sur le passé khmer rouge (p. 154). Parmi les transformations sociétales auxquelles elle s’est intéressée se trouve la réintégration d’anciens Khmers rouges dans leur communauté locale où ils étaient auparavant des parias. Cette réintégration advient grâce au dialogue social initié par des organisations non gouvernementales (ONG) et, généralement, elle se traduit lors de cérémonies bouddhiques ou d’actions en direction de la communauté. Différents interlocuteurs déclarent à la chercheuse que « victimes et anciens Khmers rouges désormais se comprennent6 » (p. 169), une affirmation qui aurait mérité d’être approfondie. L’ethnographie dirigée par Alexandra Kent sur les activités de sensibilisation (outreach) au travail des CETC fait état des espoirs soulevés, au début, par la promotion d’idéaux démocratiques. Des glissements se sont ensuite opérés à cause de la pression grandissante du gouvernement contre les voix dissidentes, du manque de financement et de l’évolution des influences internationales (dont celle de la Chine). Ce faisant, les médiateurs de ces activités ont changé. L’anthropologue montre qu’ils ont remodelé le discours initial sur la gouvernance et l’État de droit en mettant en avant la politique gagnant-gagnant du Premier ministre Hun Sen (p. 213). Ce contre-récit sert dès lors certains intérêts sociaux et économiques. Le système du patronage et les pratiques traditionnelles du pouvoir reprennent le dessus.

• 7 « A critical response to the tendency to concentrate on iconic narratives and places ».

7Dans sa recherche sur l’expérience de la violence en zone rurale et sur la mémoire collective, Sina Emde relève (comme Savina Sirik) le flou des identités entre bourreau et victime et met en avant une temporalité de la violence qui déborde celle du mandat des CETC. Cette question fondamentale traverse l’ensemble de Cambodia’s Trials, particulièrement le troisième volet dans lequel les contributrices et contributeurs portent à son apogée le décentrement voulu par les éditeurs. Ce décentrement s’entend comme « une réponse critique à la tendance à se concentrer sur des récits ou des lieux iconiques7 » (p. 7) et s’élabore autour des notions de justice ou de transition. Partant du commentaire d’un résident de Prey Lang qui déclare que le régime de Pol Pot s’en est pris aux hommes, pas à la forêt, l’ethnologue Courtney Work emporte le lecteur dans une réflexion critique aussi passionnante que complexe sur la notion de génocide, en la reliant à celle d’écocide. Elle déploie son argumentation en s’appuyant sur une foisonnante ethnographie de Prey Lang qui rend compte des transformations radicales du paysage et des effets destructeurs sur ceux qui vivaient de la forêt désormais anéantie. À sa suite, le géographe Robin Biddulph enquête sur les changements fondamentaux des quarante dernières années auprès d’une dizaine de membres de la base du parti au pouvoir. Il mesure à quel point la justice transitionnelle est inopérante face à leurs souvenirs viscéraux de la violence khmère rouge, souvenirs qui leur semblent d’ailleurs la meilleure parade contre la reproduction de la violence de masse. À leurs yeux, ce qui marque la rupture avec le régime de Pol Pot, ce ne sont pas les élections démocratiques de 1993, c’est le retour de la paix incarnée par les défections khmères rouges obtenues par Hun Sen et c’est avoir à manger.

• 8 « This often-invisible force emerges in such uncanny spaces of everyday life ».
• 9 « A return of the spirit world that restores Cambodia not as a state, but as a social, moral, and c (...)

8L’anthropologue Caroline Bennett analyse ensuite comment la relation essentielle entre les vivants et les morts se retisse et ré-ordonne la société après le génocide. Réinstaurer ce rapport est central à la sociabilité et au bien-être des individus et de leur communauté. Dans son sillage, et à défaut de conclusion, Cambodia’s Trials se clôt sur une autre approche du cosmos spirituel, cette « force souvent invisible [qui] émerge dans les espaces mystérieux du quotidien8 » (p. 330). L’anthropologue Eve Zucker étudie un monument érigé en 1995 en hommage aux combattants khmers rouges qui, après avoir été dégradé, s’est trouvé réinvesti en sanctuaire. Elle démontre que la transformation progressive de la statue d’une combattante khmère rouge en Yeay Mao, gardienne spirituelle et protectrice des voyageurs, traduit le triomphe du monde spirituel sur le passé khmer rouge qu’il absorbe et transforme : « un retour du monde spirituel qui restaure le Cambodge non pas en tant qu’État mais en tant qu’entité sociale, morale et cosmologique9 » (p. 352).