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Comptes rendus

Astrid Norén-Nilsson, Amalinda Savirani & Anders Uhlin, éd., Civil Society Elites: Field Studies from Cambodia and Indonesia

NIAS Press, coll. « NIAS Topics in Asian Studies », 2023, annexe, illustrations, index, 284 p.
Catherine Scheer
p. 235-238
Référence(s) :

Astrid Norén-Nilsson, Amalinda Savirani & Anders Uhlin, éd., Civil Society Elites: Field Studies from Cambodia and Indonesia, NIAS Press, coll. « NIAS Topics in Asian Studies », 2023, annexe, illustrations, index, 284 p.

Texte intégral

1Partant du constat que l’opposition récurrente entre acteurs de la société civile, d’une part, et élites politiques et économiques, de l’autre, ne tient pas dans les faits, ni au Cambodge ni en Indonésie, un groupe de chercheurs en sciences politiques s’est lancé dans un projet de recherche dont cet ouvrage édité expose les principales observations et conclusions. Civil Society Elites : Field Studies from Cambodia and Indonesia se distingue par la cohérence, aussi bien conceptuelle et théorique que méthodologique, qui traverse l’ensemble des contributions, écrites à au moins quatre mains par des chercheurs et chercheuses basées en Suède, à l’université de Lund, en Indonésie, à l’université de Gadjah Mada et au Cambodge. Les éditeurs scientifiques – Astrid Norén-Nilsson, Amalinda Savirani et Anders Uhlin – mettent en avant leur volonté d’enrichir à la fois les études de la société civile et celles des élites, en s’intéressant aux élites de la société civile, jusqu’alors largement ignorées. Pour ce faire, ils mobilisent des concepts bourdieusiens, notant que les élites sont constituées d’acteurs détenant des positions dominantes à l’intérieur d’un « champ » spécifique – ici celui de la société civile – qui est structuré par la manière dont le « capital » social, économique, culturel, ou encore symbolique est valorisé et distribué parmi ses acteurs.

2Le terme de société civile comprend ici des organismes plus ou moins institutionnalisés, allant de mouvements sociaux, en passant par des organisations non gouvernementales (ONGs), à des organisations commerciales. Les éditeurs scientifiques insistent dans leur introduction sur le fait que leur mobilisation de la notion d’élite est dénuée de jugement de valeur, mais constitue un outil d’analyse permettant d’étudier l’apparition de personnes qui dominent au sein de la société civile et leurs interactions, notamment avec des élites appartenant au champ politique. Le Cambodge et l’Indonésie sont présentés comme des contextes de recherche doublement intéressants, la société civile occupant, depuis les années 1990, une place importante dans les deux pays, mais s’y étant déployée selon des trajectoires différentes. Les cas d’étude couvrent une variété de secteurs, de degrés de formalisation, d’échelles et de tendances politiques. Alors que certains chapitres sont focalisés sur un pays, d’autres comparent les deux, notamment du point de vue d’un secteur ou d’une dynamique.

3Le livre est organisé en trois grandes parties, dont la première consiste à planter le décor. Dans le premier chapitre, les éditeurs scientifiques développent leur cadre théorique et méthodologique esquissé en introduction, en expliquant leur choix de mobiliser le concept de champ dont l’approche relationnelle permet de mettre en évidence des dynamiques de coopération, mais aussi de compétition et de conflit, au sein de la société civile. Ils y détaillent leurs méthodes d’enquête – observation participante et entretiens qualitatifs –, selon les différents axes de recherche, avec des références utiles à des anthropologues qui ont étudié les élites et/ou la société civile (voir Abbink & Salverda 2013 ; Shore 2002 ; Lewis 2008). La mobilisation d’une littérature qui dépasse de loin les sciences politiques s’avère également précieuse en introduction, où les trois éditeurs scientifiques dressent un état de l’art de la recherche sur la société civile et les élites, notamment en Asie du Sud-Est. On peut cependant regretter l’absence de certains écrits en langue française, tel Sociétés civiles d’Asie du Sud-Est continentale édité par Bernard Formoso (2016) et les travaux de Marie Aberdam (2019) sur les « élites cambodgiennes en situation coloniale ». Si je me permets de faire référence à des recherches historiques alors que Civil Society Elites concerne l’époque contemporaine, c’est parce que l’ouvrage ancre sa réflexion dans un état des lieux qui remonte jusqu’à l’époque coloniale. Les chapitres 3 et 4 proposent ainsi de riches remises en contexte, entre autres historique, de la société civile au Cambodge et en Indonésie.

4Le chapitre 3, qui détaille le cadre cambodgien, n’est pas signé, les auteurs souhaitant garder l’anonymat. Il revient sur l’émergence des premières ONGs cambodgiennes à la suite de l’afflux de l’aide internationale qui a suivi les accords de Paix de 1991, et les auteurs soulignent le passage d’un « âge d’abondance » en termes de financements étrangers, à une « chasse à l’aide internationale » à partir du nouveau millénaire. Ils mettent en avant le double effet du rétrécissement de l’espace civique à partir de 2013, qui a mis sous pression les organisations de défense des droits de l’Homme et entraîné la multiplication d’organisations pro-gouvernementales. Dans leur contribution sur l’Indonésie, Willy Purna Samadhi et Norin Abhiseka remontent jusqu’à l’époque coloniale pour montrer comment des acteurs d’une société civile ont investi des rôles plus ou moins politiques à travers le temps. Alors que l’émergence d’organisations civiles à partir de la fin du xixe siècle fut liée à un esprit de nationalisme et la plupart des associations post-indépendances associées à des partis politiques, sous le régime de l’Ordre nouveau, la société civile fut dépolitisée, avant de reprendre un rôle plus politique après la destitution du Président Soeharto en 1998. En plus de proposer une remise en contexte, ces deux chapitres esquissent déjà les dynamiques développées par la suite.

5À partir de la deuxième partie sur la fabrique d’élites (« Elite Formation ») dans la société civile on entre dans le vif du sujet. Astrid Norén-Nilsson et Amalinda Savirani se penchent sur l’activisme de la jeunesse et la reproduction des élites au Cambodge et en Indonésie (chap. 5). Elles montrent entre autres comment, dans le contexte autoritaire du Cambodge, les organisations de jeunesse urbaines se positionnent forcément par rapport à l’État, en tâchant de se tenir à l’écart ou en y étant étroitement associées. Le tracé de parcours de jeunes acteurs d’élite illustre en détail comment le capital connaissances et le capital social sont dans les deux pays essentiels pour accéder à un rôle dominant. Les questions de pouvoir au sein de réseaux de conservation des forêts au Cambodge sont au centre du chapitre 6, coécrit par Kimhean Sok et Astrid Norén-Nilsson. En plus de s’intéresser au Prey Lang Community Network, les auteurs abordent les actions d’un moine engagé et exposent comment, dans les deux cas, la formalisation progressive de mouvements « grassroots » n’a pas empiété sur les structures dirigeantes en place. Le lecteur découvre, par le biais d’observations de terrain, comment ces activistes acquièrent du capital, notamment symbolique, qui leur permet d’être reconnus par un État cambodgien de plus en plus répressif. Dans le chapitre suivant (7), Purwo Santoso et Inda Surya Wardhani développent comment des financements étrangers permettent à des acteurs de la société civile d’établir de nouvelles organisations et même de nouveaux secteurs en renforçant leur capital social et connaissances préexistants.

6La troisième partie porte sur l’interaction et l’intégration d’élites et ouvre sur un chapitre (8) de Haryanto, Desi Rahmawati et Cornelis Lay qui traite de l’interaction d’élites en Indonésie, à l’échelle locale, par le biais de cas d’études de Makassar et de Kupang. Ces deux contextes, l’un relativement prospère, l’autre plutôt pauvre, contribueraient à expliquer le développement de types d’organisations de société civile différentes, plus ou moins portées sur le « développement ». Dans le chapitre suivant (9), des auteurs anonymes proposent une analyse percutante des interactions entre élites de la société civile, actives dans le secteur de l’agriculture, d’une part, et élites économiques et d’État, d’autre part. Ils montrent comment un engagement soutenu dans ce secteur a permis à un leader d’ONG de gagner un important capital social qu’il a transformé en capital politique, finissant par mettre à mal son ancienne organisation, car non-alignée sur le parti au pouvoir. Au contraire, le gain d’un important capital économique joint à une loyauté au gouvernement ont permis au chef d’un autre organisme de sécuriser un soutien officiel sans faille. Le dernier chapitre (10) s’attèle spécifiquement à l’étude de « traverseurs de frontières » entre le champ de la société civile et les champs politiques, d’État et économiques dans les deux pays. Haryanto, Ignasius Jaques Juru et Astrid Norén-Nilsson y soulignent que les activistes-« boundary crossers » rencontrés au cours de leurs recherches considéraient tous, quelle que soit leur sensibilité politique, qu’un tel mouvement était nécessaire afin de provoquer du changement. Les implications politiques de la traversée d’un champ à un autre sont décrites comme considérables. En Indonésie, la société civile en fut fragmentée, entre ceux qui embrassent le passage dans le champ politique et ceux qui le critiquent comme cooptation. Au Cambodge, ce type de passage s’opère dans une société civile déjà partagée, avec d’une part ceux alignés au gouvernement et de l’autre ceux non-alignés, voire opposés.

7Ce résultat de recherche et ceux présentés au fil du livre sont repris et complétés dans un conséquent chapitre conclusif, signé par les trois éditeurs scientifiques. Ils y répondent non seulement aux questions initialement posées, mais développent aussi des axes de recherche pour enquêter sur les élites de la société civile. Deux facteurs mis en avant dans cet agenda sont le genre et l’âge, qui se sont révélés importants dans les enquêtes menées au Cambodge et en Indonésie. Il s’est avéré que les élites étaient encore, dans la majorité des cas, composées d’hommes, sauf dans des secteurs qui traitent de questions de genre, telle une organisation de promotion des droits de l’Homme. De même, en dehors des organisations de jeunesse qui jouent un rôle clé dans la reproduction des élites de la société civile, les aînés avaient tendance à exercer une influence déterminante dans ce champ. Les auteurs répercutent les résultats de leur recherche de manière convaincante sur des débats sur la démocratisation de l’Asie du Sud-Est, montrant qu’il est important de s’intéresser à la société civile dans sa complexité, au-delà du rôle de promotrice de démocratie qui tend à lui être attribué, mais aussi des contre-exemples d’incivilité.

8Parmi les apports majeurs de ce livre on peut évoquer ses riches enquêtes de terrain et une boîte à outils permettant d’interroger l’influence d’acteurs puissants dans et au-delà de la société civile. Un aspect qui aurait mérité d’être développé concerne la manière dont les personnes interrogées définissent le champ de la société civile et jugent le fait de le dépasser, en bref des points de vue émique sur ces questions. Alors que le chapitre 8 sur les interactions à l’échelle locale en Indonésie élucide la question du jugement dans le paragraphe final, le chapitre 10 focalisé sur les « boundary crossers » l’aborde d’une manière générale, sans que se fassent entendre pour autant des voix du terrain. Ce regret n’enlève rien à l’intérêt de ce livre extrêmement didactique et empiriquement riche, qui sera une source précieuse pour tout chercheur en sciences sociales et/ou activiste travaillant sur le Cambodge ou l’Indonésie contemporaines et, plus généralement, sur les élites et la société civile en Asie du Sud-Est et au-delà.

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Bibliographie

ABBINK, Jon, & SALVERDA, Tijo, 2013, The Anthropology of Elites : Power, Culture, and the Complexities of Distinction, Londres : Palgrave Macmillan.

ABERDAM, Marie, 2019, Élites cambodgiennes en situation colonial. Essai d’histoire sociale des réseaux de pouvoir dans l’administration cambodgienne sous le Protectorat Français (1860-1953), thèse de doctorat en histoire, université de Paris I-Panthéon Sorbonne, Paris.

FORMOSO, Bernard, 2016, Sociétés civiles d’Asie du Sud-Est continentale. Entre pilotage d’État et initiatives citoyennes, Lyon : ENS Éditions.

LEWIS, David, 2008, « Crossing the Boundaries between “Third Sector” and State : Life-Work Histories from the Philippines, Bangladesh and the UK », Third World Quarterly, 29 (1) : 125-141.

SHORE, Cris, 2002, « Introduction : Towards an Anthropology of Elites », in Elite Cultures : Anthropological Perspectives, Cris Shore & Stephen Nugent, éd., Londres : Routledge, p. 1-21.

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Pour citer cet article

Référence papier

Catherine Scheer, « Astrid Norén-Nilsson, Amalinda Savirani & Anders Uhlin, éd., Civil Society Elites: Field Studies from Cambodia and Indonesia »Moussons, 44 | 2024, 235-238.

Référence électronique

Catherine Scheer, « Astrid Norén-Nilsson, Amalinda Savirani & Anders Uhlin, éd., Civil Society Elites: Field Studies from Cambodia and Indonesia »Moussons [En ligne], 44 | 2024, mis en ligne le 28 novembre 2024, consulté le 15 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/moussons/12366 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134xc

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Auteur

Catherine Scheer

École française d’Extrême-Orient (EFEO), Centre Asie du Sud-Est (UMR CASE).

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