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L’absence de l’anthroponyme du personnage principal dans L’effacement de Samir Toumi : représentation et/ou aliénation

The absence of the main character’s anthroponym in L’effacement of Samir Toumi :representation and/or alienation
Samira Ibecheninene

Résumés

Cet article se penche sur le constat inhabituel de l’absence du prénom du personnage principal dans l’œuvre de Samir Toumi intitulée L’Effacement. Contrairement à la présence courante du prénom dans les œuvres romanesques. Cette particularité soulève des questions sur la représentation et/ou l’aliénation. En analysant ce choix narratif, l’étude tente de comprendre comment cette absence d’anthroponyme crée un paradoxe par rapport à la tradition littéraire, impactant la perception du personnage et suggérant des implications profondes sur la nature de la narration. L’objectif est d’explorer si cette absence sert de moyen de représentation ou contribue à un sentiment d’aliénation. L’idée de l’auteur concernant l’anthroponyme invite les lecteurs à réfléchir aux implications d’une telle stratégie. L’absence délibérée du prénom du personnage principal suscite une réflexion sur les choix narratifs de l’auteur.

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Texte intégral

1Cette étude vise à offrir un espace de réflexion sur la marginalisation du personnage principal en le situant dans le contexte de l’anonymat. L’absence de l’anthroponyme du personnage principal dans L’Effacement de Samir Toumi soulève une problématique paradoxale, contrastant avec la présence fréquente du prénom dans les œuvres romanesques. Bien que le prénom soit généralement considéré comme l’élément le plus déterminant de l’identité d’un personnage, la dénomination des personnages demeure un aspect narratologique crucial. Même en partant du principe que l’auteur utilise un nom propre pour désigner un personnage, des indices sociaux, religieux, anthropologiques, historiques, etc., peuvent aider pour démêler l’écheveau de ces interprétations. Mais quand nous ne relevons aucune autre trace du prénom du personnage principal, l’ambiguïté que l’auteur nous croit capable d’éclaircir, dès lors s’installe et accentue ou estompe les possibilités de l’interprétation. L’intérêt porté à l’œuvre affine notre questionnement et dirige notre réflexion vers une interrogation particulière : dans quelle mesure l’absence de reflet du personnage principal dans son miroir est-elle indicative de l’absence de son prénom ?

2Pour répondre à cette problématique, nous avançons l’hypothèse suivante : l’absence tant du reflet que du prénom est la manifestation d’une crise identitaire, mémorielle et sociale du personnage. Nous adoptons la méthode analytique et descriptive, privilégiant une étude de notre corpus selon une perspective psychanalytique et sociocritique, en faisant appel aux travaux de S. Freud, Jung, Gérard Genette et Claude Duchet. Cette recherche vise à étudier les diverses confusions associées à la marginalisation du personnage principal de L’Effacement. Nous nous intéresserons particulièrement au statut décalé du protagoniste par rapport à son propre récit, à son univers fictionnel et à la société qui l’entoure. Dans cet esprit, nous aborderons l’analyse psychanalytique du personnage principal, ainsi que les événements sociaux qui le plongent dans le silence, la perturbation et finalement la folie. La configuration archétypale distinctive de ce personnage et les épreuves qu’il traverse reflètent une logique tragique, héritée de l’inconscient collectif, où les notions d’absence, d’effacement et de disparition occupent une place prépondérante.

L’absence de l’anthroponyme dans le fils narratif

3Le nom propre fonctionne comme une étiquette linguistique attachée à un individu, à savoir le personnage, qui représente un élément commun dans l’expérience de lecture du genre romanesque. Tant de théories critiques ont attribué au nom propre une diversité considérable de rôles dans la critique littéraire. Selon ces perspectives, telles que la théorie de l’Identité et de la Personnalité développée par Roland Barthes, où le nom propre joue un rôle essentiel dans la construction de l’identité des personnages, agissant comme un signifiant chargé de significations qui contribue à leur représentation (Barthes, 1970).L’attribution d’un nom propre à un personnage ne se limite pas à une simple étiquette, mais constitue plutôt un élément central dans la caractérisation et le développement de sa personnalité. De même, la théorie de la Psychologie des Personnages, avancée par Sigmund Freud, souligne l’importance des noms propres dans la psychologie des personnages, suggérant qu’ils peuvent révéler des aspects inconscients de leur personnalité et influencer leur comportement (Freud, 1900). Gérard Genette, dans sa théorie de la Cohérence Narrative, explique comment les noms propres contribuent à la cohérence narrative en établissant des liens entre les différents éléments du récit, participant ainsi à la construction de l’univers fictionnel (Genette, 1972). Enfin, la théorie du Réseau Social, développée par Pierre Bourdieu, analyse comment les noms propres sont utilisés pour représenter les relations sociales entre les personnages, reflétant les distinctions de classe et les hiérarchies sociales (Bourdieu, 1992). Ces perspectives variées offrent un éclairage riche sur le rôle complexe du nom propre dans la construction et l’interprétation des œuvres littéraires, soulignant ainsi l’importance de cette dimension dans la critique littéraire contemporaine.

4Le nom propre est donc à l’origine de l’action, de la psychologie, de la cohérence et du réseau social de l’œuvre. De plus, il sert de lien entre les divers éléments du récit. Dans le cas particulier de cette étude, où le prénom du personnage principal est au centre de l’attention, son analyse ne peut se faire qu’en considération des relations qu’il entretient avec les éléments constitutifs du texte. Étant donné l’absence du prénom, cela suscite des connotations particulièrement importantes par rapport aux autres personnages du roman, et sa signification ne peut émerger qu’à travers le déroulement de l’intrigue : la diégèse. Le narrateur de L’Effacement est identifié comme un narrateur « autodiégétique », selon la classification de Gérard Genette (1972 : 253). Il relate son histoire à la première personne, adoptant une subjectivité totale qui lui permet d’exprimer librement ses états d’âme. Ainsi, le roman se transforme en un récit d’introspection et d’analyse psychologique, accordant une importance considérable à la description de ses tourments et angoisses. Cette expression atteint son paroxysme lorsque le narrateur explicite de manière poignante l’anxiété engendrée par ses effacements, déclarant : « Les mois passaient et mon naufrage intérieur se poursuivait » (p.70). Dans ce contexte, le terme "naufrage" revêt une connotation péjorative, au sens propre, faisant référence à la « perte totale ou partielle d’un bateau par un fait de force majeure » (Larousse, s.d). Au sens figuré, il évoque un « désastre total, une ruine matérielle ou morale complète » (Le Larousse, s.d). En s’appuyant sur cette définition et les propos du narrateur, le "naufrage intérieur" qu’il endure semble signifier une perte profonde de contrôle de soi, ou plus précisément, une disjonction entre son être et la réalité. Pour le narrateur, être « plongé dans l’abîme » représente l’expression d’un trouble ontologique intense, traduisant ainsi une angoisse existentielle profonde.

5Le "je" d’un personnage principal, bien que décalé, demeure l’élément unificateur du roman dans le corpus que nous avons l’intention d’analyser. Le narrateur s’avère souvent asocial, étant thématiquement en marge de la communauté et déphasé par rapport au monde. Sur le plan théorique, il tient trois voix distinctes dans le récit : celle du "je" s’adressant directement au lecteur, un autre "je" dialoguant avec son thérapeute, le docteur B, et enfin, un rare "je" interagissant avec les autres personnages. La narration et l’action qui se déploient dans le roman placent le lecteur dans une position problématique.

L’effacement du personnage, un syndrome de l’absurde

6Nous décelons une tonalité absurde dans notre corpus, résultant de l’effacement du reflet du narrateur/personnage dans son miroir, que nous qualifions de syndrome de l’effacement. Ce sentiment d’absurdité se manifeste également à travers les comportements et la mentalité du narrateur qui adopte une attitude désinvolte face à des événements graves tels que la perte de son frère, le décès de son père, la maladie de sa mère, sa rupture avec Djaouida (sa fiancée), et même sa propre pathologie. Cette attitude pathétique et émouvante, exacerbée par les tournures dramatiques, conduit le narrateur à perdre la joie et le goût de la vie. Nous adoptons ici le principe de la vision de Hamon (Pour un statut sémiologique du personnage, 1972), qui considère le nom comme un signe motivé plutôt qu’arbitraire. D’un autre côté, Pierre Emmanuel Cordoba dans Pour une pragmatique du personnage (dans le collectif "Le personnage en question"), avance qu’un nom propre désigne sans signifier, créant une coïncidence en apparence inconcevable entre le nom propre d’un personnage et son comportement dans le récit : « Définir ainsi le personnage comme référent, et non comme signe, présente à mon sens un certain nombre d’avantages » (Cordoba,1984 :33). Ainsi, le signe finit par acquérir une signification tout en désignant.

7L’incipit de notre corpus nous plonge immédiatement au cœur de l’intrigue en décrivant l’effacement du reflet du narrateur devant le miroir. Il s’ouvre sur la phrase suivante : Mon premier effacement s’est produit le jour de mes quarante-quatre ans (Toumi, 2016 : 11). Quant à l’excipit, il détaille l’achèvement de l’incipit, marquant désormais la disparition définitive du reflet et de l’identité du narrateur, laissant la place à l’image d’une autre personne, en l’occurrence, le commandant Hacène (le père). Le texte se conclut par la phrase : Je suis le commandant Hacène, glorieux moudjahid de l’Armée de libération nationale, valeureux bâtisseur de l’Algérie indépendante (TOUMI, 2016 : 214). Notre corpus présente une structure circulaire où le récit commence avec l’effacement intermittent du reflet du narrateur face au miroir pour aboutir à l’effacement total et éternel de ce reflet à la fin. La répétition du même phénomène et des mêmes notations à l’incipit et à l’excipit semble effacer la notion d’événementiel ; aucun changement n’a eu lieu entre le début et la fin. Le protagoniste, qui tout au long du récit relate son mal causé par sa pathologie avec une lucidité et une raison diminuées, se transforme finalement en un démon. Il perd sa raison, son identité et sa personnalité, s’effaçant complètement. Ainsi, la configuration circulaire du texte de Samir TOUMI, caractérisée par l’absurde, le tragique et le pathétique, évoque l’image d’un cercle infernal ou d’une spirale enveloppant le narrateur, le condamnant ainsi à une existence imprégnée de folie et de souffrance.

8La transposition de l’effacement sur la réalité algérienne reflète l’expérience authentique du peuple algérien, représentant une réalité tragique expliquée par la misère qui touche une grande majorité de la population. Cette réalité prend également une dimension pathétique, marquée par l’injustice, la corruption et la marginalisation du peuple dans la gestion et les choix liés à son avenir. L’absurdité du quotidien des Algériens se manifeste par leur incapacité à savoir comment affronter la vie et à se comporter face à une monotonie fatidique. L’approche psychanalytique offre un cadre d’analyse pertinent pour comprendre les motifs de l’effacement dans l’œuvre de Samir TOUMI. En étudiant les techniques d’écriture employées par l’auteur, notamment à travers le syndrome de l’effacement, nous pouvons saisir les parallèles entre la situation du narrateur et celle de l’ensemble de la société algérienne. La spirale résultante de l’écriture de l’effacement résonne comme une métaphore de la situation fatale de l’Algérie et de ses habitants. En examinant ces aspects d’un point de vue psychanalytique, nous pourrons dévoiler les significations cachées et les dynamiques complexes qui sous-tendent cette représentation de l’effacement.

Cadre psychanalytique 

L’Anthroponyme absent entre Aliénation de soi et /ou du collectif 

9Dans le roman L’Effacement de Samir Toumi, le concept d’anthroponyme absent entre l’aliénation de soi et/ou du collectif est déployé de manière particulièrement frappante à travers le personnage principal, qui découvre qu’il est atteint du syndrome de l’effacement le jour de ses quarante-quatre ans. Cette condition étrange semble toucher exclusivement les fils d’anciens combattants de la guerre de libération, ce qui soulève des questions profondes sur l’identité individuelle et collective dans le contexte post-colonial de l’Algérie. L’anthroponyme absent est symboliquement représenté par la disparition du reflet du narrateur dans le miroir, ce qui témoigne de la perte d’identité et de la désintégration de l’image de soi. Ce phénomène est directement lié à l’aliénation de soi, car le personnage principal devient de plus en plus indifférent, taciturne et détaché de lui-même au fur et à mesure que les effacements se succèdent. Cette transformation progressive souligne la manière dont la perte de l’identité individuelle peut conduire à une aliénation totale de soi. De plus, l’aliénation du collectif est également observée à travers la filiation et le milieu familial du personnage. Son père, ancien moudjahid, incarne une autorité et un pouvoir écrasants qui ont pu contribuer à la suppression de l’identité individuelle du narrateur. Les questions soulevées par le thérapeute du personnage le poussent à revoir sa relation avec son père et son héritage familial, révélant ainsi les tensions et les conflits qui sous-tendent sa propre identité.

10L’auteur nous offre une méditation puissante sur l’anthroponyme absent entre l’aliénation de soi et/ou du collectif. À travers l’histoire du narrateur et de sa lutte pour retrouver son identité effacée, dont cette tragédie et ce malheur en ne donnant jamais de prénom au narrateur tout au long du roman, cherche à nous narrer, à nous décrire, voire à nous confier la douleur exprimée par un comportement absurde d’un personnage qui recherche son reflet, s’effaçant de plus en plus dans le miroir. Cet effacement, qui reflète la marginalisation et les maux sociaux, est accompagné de troubles psychiques vécus par le personnage principal sans prénom de ce roman de l’effacement. Décidément, en nous appuyant sur les théories psychanalytiques de Sigmund Freud et Carl G. Jung, ainsi que sur les travaux mythocritiques de Joseph Campbell et Mircea Eliade, notre objectif est de dégager les motifs représentatifs des mécanismes psychiques présents dans l’œuvre. L’aliénation de soi, conduisant à l’absence du reflet dans le miroir, sera interprétée à travers les dynamiques narratives qui animent l’intrigue, en particulier l’absence du prénom du personnage principal.

11En suivant la diégèse du récit, nous retrouvons une matière psychologique où émergent, à travers divers motifs et symboles, des archétypes provenant de l’inconscient collectif, concepts issus de la psychanalyse jungienne. L’inconscient collectif se présente comme une couche supplémentaire de l’appareil psychique, acquise dès la naissance. Alors que les complexes psychologiques occupent l’inconscient personnel, l’inconscient collectif est peuplé d’archétypes, des représentations collectives psychiques des instincts développés par notre espèce animale face à une situation donnée. Chaque archétype comporte une ombre, selon la vision de Jung, où le concept d’ombre remplace le « ça » freudien et englobe la totalité de l’inconscient personnel du sujet, sans connotation péjorative (l’ombre étant l’inverse de la conscience). Tandis que selon Moore et Gillette, l’ombre est une entité psychique pleinement autonome, un double négatif et nocif de l’ego, représentant une condition psychologique non intégrée ou incohérente. L’ombre de chaque archétype se présente comme une sorte d’alter-égo négatif, composé d’un pôle actif et d’un pôle passif, chacun constituant un archétype à part entière, d’où la dénomination de système d’ombre bipolaire. Ainsi, la théorie de Moore et Gillette comprend près de 24 archétypes, présents dans tout appareil psychique masculin, mais leur manifestation et intensité varient en fonction des contextes, situations et caractère individuel. En fait : "situation" fait référence aux circonstances spécifiques dans lesquelles un individu se trouve à un moment donné. Il peut s’agir de facteurs externes ou internes qui influencent le comportement, les pensées et les émotions d’une personne à un moment précis. Quant au terme "contexte", il englobe un ensemble plus large de conditions et de facteurs environnementaux dans lesquels une situation particulière se produit.

  • 1 Dans le contexte de la psychanalyse jungienne, les quatre archétypes principaux sont souvent identi (...)

12Le contexte peut inclure des éléments tels que le lieu, le temps, la culture, les relations interpersonnelles, les valeurs sociales et les normes qui influencent la manière dont une situation est interprétée et vécue. La référence aux "contextes, situations et caractère individuel" souligne l’importance de prendre en compte non seulement les circonstances spécifiques dans lesquelles les archétypes se manifestent, mais aussi les divers facteurs qui peuvent influencer cette manifestation, y compris la personnalité unique de chaque individu. Cela souligne l’idée que la façon dont les archétypes se manifestent chez une personne peut varier en fonction de divers facteurs contextuels et individuels, et que maintenir un équilibre psychique nécessite une expression équilibrée des aspects positifs des archétypes, en contraste avec leurs aspects plus sombres. En plus claire, l’équilibre psychique du sujet repose sur une manifestation équilibrée de la version lumineuse des quatre archétypes1, en opposition à leur ombre. La participation mystique implique qu’un individu s’identifie psychologiquement à un objet, créant ainsi une identité tierce. Lorsqu’on explore une œuvre littéraire, l’inconscient personnel du lecteur capte les éléments qui, dans l’inconscient de l’auteur, reflètent ceux provenant de l’inconscient collectif.

Le personnage principal (a)social /Anonyme

13Le personnage principal du roman de Samir Toumi se présente dès l’incipit comme un individu à la fois (a)social et anonyme. L’auteur utilise une approche directe et sans artifice pour plonger immédiatement le lecteur au cœur même de l’histoire (TOUMI, 2016). Après avoir été confronté au premier effacement de son reflet, le narrateur consulte le Docteur B, qui pose un diagnostic troublant : le syndrome de l’effacement, une maladie spécifique aux fils des anciens combattants de la guerre de libération (TOUMI, 2016). Ce protagoniste est caractérisé par un tempérament subversif, taciturne, et obstiné. Il semble en retrait par rapport à lui-même, dépourvu de raison et dénué d’ambition. Cette description révèle un personnage profondément isolé et désengagé des normes sociales et des attentes de la société. Son attitude indifférente et son refus de se conformer aux conventions sociales traditionnelles le distinguent comme un individu (a)social, c’est-à-dire étranger aux liens sociaux et aux interactions humaines ordinaires. De plus, l’anonymat du personnage est renforcé par sa condition de fils moudjahid de la guerre de libération. Cette filiation spécifique le place dans une position marginale et lui confère un statut lourd à assumer. En tant que représentant d’une génération marquée par les luttes et les sacrifices de leurs parents, le personnage principal semble égaré entre le poids de l’héritage familial et le désir de se définir par lui-même. Sa réaction était le refus de se conformer aux normes sociales exprimé par une nature taciturne, subversive et obstinée, témoigne d’un profond désengagement vis-à-vis des attentes de la société et des liens sociaux traditionnels :

Comme je détestais les changements, ce poste routinier me convient parfaitement : je ne cherchais absolument pas à progresser dans l’entreprise, convaincu de n’être pas destinée à une brillante carrière. Les concepts de réussite et de succès m’étaient totalement étrangers, et mon entrée à la SONAPGA fut évidemment un non- choix (TOUMI, 2016 : 11)

14Curieusement, l’auteur cherche a expliqué le conflit générationnel entre la génération des combattants, représentée par son père, et la génération suivante. Il souhaite dévoiler les mécanismes des frustrations vécues par les membres de la société algérienne dans la période postcoloniale. Dans cette ère, les exploits des moudjahidine jettent une ombre sur la génération qui les suit, caractérisée par une apparente absence de volonté, d’autonomie, et une soumission écrasante aux conditions troublantes et injustes imposées par la société. Cela se manifeste notamment par l’acceptation de la marginalisation des glorieux pères, les moudjahidines, sans apporter de changements significatifs ou prendre des décisions autonomes. Cette situation entraîne une instabilité et se reflète dans l’absence de progéniture, comme illustré dans la planification du mariage du narrateur (sans nom) avec Djaouida. Parallèlement, Il semble que l’essence du personnage soit intrinsèquement liée à ses actions et à sa dénomination. Philippe Hamon souligne que toute analyse du récit nécessite de distinguer entre l’être et le faire du personnage : toute analyse du récit est obligée, à un moment ou un autre, de distinguer entre l’être et le faire du personnage, entre qualification et fonction. (HAMON, 1972 : 134). Par ailleurs, l’absence de nom du personnage semble refléter son caractère et revêt une charge sémantique significative dans la construction de son être au sein du récit (Achour & Bekkat, 2019 : 73). Les extraits du texte soulignent la relative passivité du narrateur face aux décisions qui lui sont imposées depuis son enfance, illustrant ainsi un effacement symbolique qui persiste tout au long de sa vie, l’effacement physique n’en est que la continuation, du choix de sa profession à celui de sa future épouse, le narrateur/personnage voit son effacement se concrétiser sous ses yeux : dans l’incapacité de se rebeller de manière différente, il lui donne une forme, sinon il serait sujet à des insultes, liées précisément à son absence de révolte :

Le soir venu, j’ai demandé à ma mère de me décrire l’enfant que j’étais. Tu étais effacé et sans histoire. (P.50)

Alors que j’étais tout jeune, mon père avait décidé que je deviendrais diplomate de carrière (P19).

Le docteur B m’a alors demandé si je comptais donner suite à ma relation avec Djaouida. Son propos m’a réellement surpris. Bien sûr que oui, nous sommes fiancés, mon père voulait absolument que je l’épouse. (P.34)

Il m’appelle « le planqué » « l’autiste » « le lâche ». Pour lui, je suis celui qui ne se révolte jamais, celui qui accepte tout, qui s’écrase devant le père tout puissant. (P.85)

15En effet, l’entourage du protagoniste le pousse inconsciemment à se révolter, mais ce n’est pas la révolte attendue ; c’est un effacement total, que ce soit sur le plan personnel, familial ou social. Il n’avait pas le droit d’intervenir ni de réagir. Ce personnage n’a jamais pris d’initiative, et tout le monde décide à sa place. Cela nous amène à situer notre constat à la convergence de la théorie sociocritique et de la psychanalyse, afin de mieux décrire le fonctionnement du personnage au sein de sa société. Toutefois, le narrateur va tenter de se libérer de son supplice. Il tente une révolte en fuyant son environnement :

Sur l’autoroute Est-Ouest, le temps s’est arrêté. Je ne sais pas combien d’heures j’ai roulé. Toute une journée, probablement. J’ai conduit très lentement, je n’étais pas pressé d’arriver à Oran. Pour laisser filer le temps, je me suis arrêté à toutes les stations. À chaque fois, j’ai rempli mon réservoir d’essence à ras bord, veillé à effectuer de longues pauses aux toilettes, et fait la queue pour commander un soda aux cafétérias, sans oublier d’explorer minutieusement les rayons des supérettes. Sur le chemin, je me garais souvent sur la bande d’arrêt d’urgence pour contempler longuement les paysages, dès qu’un panorama attirait mon attention. Je ne voulais pas arriver à destination, je désirais seulement continuer à rouler, être en voyage perpétuel, sur une bande d’asphalte menant vers l’infini, inatteignable. Poursuivre ma route. (P.115)

16Même si parfois il donne l’impression d’adopter une posture ambivalente puisqu’il il est non seulement conscient de son mal-être, ce qui le pousse à suivre une thérapie chez le docteur B, mais aussi, il est indifférent et laisse paraitre un désir de lâcher prise, de disparaitre et de tout oublier. Une telle posture est sans doute la conséquence directe de la cruauté de son syndrome. Cette situation complexe nous amène à considérer la convergence de la théorie sociocritique et de la psychanalyse pour mieux comprendre le fonctionnement du personnage au sein de sa société.

Absence, entre psychisme et sociabilité

17Dans L’Effacement de Samir Toumi, l’absence de l’anthroponyme du personnage principal s’érige en un élément central, symbolisant à la fois sa représentation et son aliénation. Cette absence, perceptible à la fois dans le miroir où son reflet semble s’effacer et dans la société qui le marginalise, illustre également les conflits identitaires et sociaux qui traversent le récit. En dépeignant cette dualité entre représentation et aliénation, Toumi décrit les manifestations de la perte de soi dans un monde où l’individu lutte pour se faire reconnaître et s’affirmer. En psychanalyse, nous considérons que la description mentionnée correspond à la notion de dépersonnalisation. Cela peut être interprété comme une perte de l’identité de soi, souvent associée à l’angoisse, la panique, voire à la schizophrénie. La dépersonnalisation est définie dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux comme un :

Épisode prolongé [...] caractérisé par un éloignement ou un détachement de soi-même, [...] où le sujet peut avoir l’impression d’être un automate, de vivre dans un état de rêve, ou alors, de tourner un film (2005 : 612).

Cela s’applique au narrateur, qui, dans les dernières pages du récit, s’imagine être un glorieux Moudjahid, suivant les traces de son père : "Seul contre tous, je résiste, et je mène ma guerre" (TOUMI, 2016 : 201). Il est obsédé par l’esprit de son père, et ce n’est qu’après avoir été interné qu’il commence à ressentir de l’affection pour lui.

18À l’âge adulte, la relation reste distante, comme l’exprime clairement le narrateur : "Non, je ne lui ressemble pas du tout, le Commandant Hacéne était un homme charismatique, flamboyant, et digne d’une grande intelligence !" (P. 40). Cette mention de son père à la troisième personne n’est pas anodine, car elle établit une distance émotionnelle entre le narrateur et son père, soulignant son manque d’affection en ne le désignant pas simplement comme "son père". Cette distance est renforcée par l’utilisation de l’adverbe de négation "Non" et de la locution adverbiale de négation "pas du tout" pour rejeter catégoriquement toute ressemblance avec "son père". Dans le dernier chapitre intitulé "Absences" de L’effacement, le narrateur se trouve dans un état de totale désorientation. Il commence à éprouver des pertes de mémoire, incapable de se remémorer ses souvenirs passés, et son comportement devient violent et incontrôlable. Il développe la conviction que son entourage complote contre lui pour le maintenir enfermé dans sa chambre à l’hôpital psychiatrique. Les événements qui concluent le récit prennent une tournure tragique alors que le narrateur sombre d’abord dans la paranoïa, puis dans la folie. Après la mort du Commandant Hacéne, le narrateur est confronté à une confusion émotionnelle. Il ne sait pas s’il ressentait le manque de son père lui-même ou simplement la présence imposante et habituelle de celui-ci :

Au fond, je le connaissais peu, car je ne partageais jamais rien avec lui, ni conversations, ni activités. Pourtant, pendant toutes ces années, j’étais plein de lui. Mon père vivait intensément et bruyamment autour de moi, si bien qu’il était constamment avec moi, voire en moi. (p. 99).

19Dans le cadre psychanalytique examiné, nous avons étudié l’aliénation à la fois individuelle et collective à travers l’effacement du personnage principal. Cette forme d’aliénation se manifeste par une dissolution de l’identité personnelle, symbolisée par l’anonymat du personnage principal et sa déconnexion sociale. L’absence, à la fois sur le plan psychologique et social, illustre la tension entre le monde intérieur du personnage et ses interactions avec la société. Au croisement de la psychologique et du sociologique, nous constatons que le processus d’effacement du personnage principal ne se limite pas à des mécanismes internes de la psyché, mais reflète également des enjeux sociaux d’une portée plus étendue. Ce qui va suivre nous permettra de montrer la manière dont les aspects psychologiques du personnage s’entrelacent avec les influences sociales qui le modèlent, offrant ainsi une interprétation plus réfléchie de son effacement.

Cadre sociocritique

La vacuité sociale dans l’effacement de TOUMI

20Pour mettre en relief les profondes fissures du tissu social, l’absence de l’anthroponyme du personnage principal transcende la simple représentation dans L’Effacement de Samir Toumi. L’absence, un thème récurrent révèle les lacunes et les failles au sein de la société. Cette vacuité sociale, observée à travers les interactions du protagoniste principal avec son entourage et les dynamiques de pouvoir, reflète les déséquilibres et les injustices présentes dans la société représentée par l’auteur. En tant que lecteurs situés dans un contexte précis, nous mettons en avant l’interprétation qui nous semble plus proche de l’intention communicative de l’auteur car cette œuvre est pleine de représentations et aucune interprétation ne serait prétendre être fidèle aux intentions de l’auteur, d’ailleurs, n’est-ce pas là l’une des spécificités du texte littéraire qui se reconnaît dans sa pluralité. Et avec les allers-retours dans l’écriture, nous pouvons repérer l’instabilité du narrateur/personnage : l’auteur, voulant dérouter le lecteur ou par souci artistique et romanesque change subitement de thématique (Il évoque ses parents, son pays, ses états d’âmes) d’une façon discontinue.

21En ce qui concerne l’analyse du social dans le texte, la sociocritique offre une approche pertinente. Il s’agit d’étudier comment les éléments sociaux s’inscrivent dans le récit et de comprendre les différentes voies par lesquelles le contexte social influence le texte. Dans son analyse des œuvres littéraires, Claude Duchet met en lumière l’importance de l’absence dans la construction des personnages et des récits. Selon Duchet (1985), l’absence peut être interprétée comme un élément structurant qui permet de mettre en relief les tensions et les conflits internes des personnages, tout en reflétant les déséquilibres sociaux plus larges. Dans L’Effacement de Samir Toumi, l’absence de l’anthroponyme du personnage principal constitue un exemple frappant de cette dynamique. Cette absence, qui peut sembler anodine à première vue, prend une signification intense sous l’analyse de Duchet (1985), qui stipule que l’absence de l’anthroponyme peut être perçue comme une tentative de l’auteur de créer une distance entre le lecteur et le personnage, tout en soulignant le caractère universel des expériences vécues. En effet, en privant le personnage principal de son nom, Toumi crée une sorte d’anonymat qui permet au lecteur de s’identifier plus facilement aux luttes et aux tourments du protagoniste.

22De plus, Duchet souligne que l’absence de l’anthroponyme peut également être interprétée comme une manifestation de l’aliénation sociale. En effaçant l’identité du personnage, l’auteur met en lumière les pressions et les contraintes sociales qui pèsent sur lui, renforçant ainsi le sentiment d’aliénation et d’impuissance ressenti par le protagoniste. Nous remarquons que malgré le rang social du narrateur (aisé et intellectuel), il semble éprouver des sentiments de dégoût, de frustration et de désespoir, il porte les stigmates d’un passé houleux et douloureux en abordant la guerre d’Algérie et la décennie noire avec ses lourdes conséquences sur le plan psychologique et social. Malgré ses déboires, il finit par retrouver ses repères et recouvrer ses facultés mentales avant de sombrer à nouveau :

j’étais normal, j’avais de l’appétit, de l’énergie à revendre, je n’avais plus de nausée, je ne faisais plus de cauchemars. J’étais en phase avec la vie. Peut-être même que j’étais heureux (P. 160).

Après le décès de son père, il est revenu à son état perturbé, et il s’interroge : était-ce mon père qui me manquait, ou simplement son envahissante présence au quotidien ? (P.99), Il assimile son être, son mal-être et sa personne à une marionnette désarticulée : je me laisse glisser, jour après jour, sans pouvoir lutter, vers une région inconnu et obscure de mon être. (P. 100).

  • 2 La relation père/fils dans L’effacement de Samir Toumi est étudiée en profondeur dans l’article de (...)

23Le protagoniste disparaît devant le miroir, et malgré son existence physique, il ne peut se voir dans le miroir : J’étais abasourdi, Houaria avait apparemment réussi à voir mon nez dans le miroir, alors qu’il demeurait invisible pour moi (P.169). Cette observation peut être interprétée de différentes manières. Premièrement, comme une fatigue, l’auteur semble épuisé : Je me suis extirpé du lit, la tête lourde et l’esprit confus pour me traîner vers la salle de bains (P.11). Au travail, il n’arrivait plus à se concentrer pour rédiger ses notes de synthèse. Il exprime sa fatigue face à la réalité difficile que sa génération accepte avec un grand sourire, la soumission à une génération plus faible, vieille et égoïste qui lui a spolié ses droits. Deuxièmement, cela peut être interprété comme une obsession, une hantise qui l’empêche de voir les choses telles qu’elles sont. Le personnage principal est obsédé par son père2 :

J’étais plein de lui. Mon père vivait intensément et bruyamment autour de moi, si bien qu’il était constamment avec moi, voire en moi (P.99). Il le voit partout, et tout le monde semble ne parler que de lui. Ainsi, le personnage principal commence à se comparer à son père, même si cela le perturbe : Je ressemblais à mon père, alors que Fayçal tenait sa blondeur et son teint clair de la famille de ma mère (P.55).

Ce genre d’effacement est éphémère, car le narrateur parvient à sortir de son état psychologique perturbé grâce à des thérapies qui le soulagent et mettent fin à son mutisme. Son voyage à Oran le motive à vivre, comme le reflète la répétition des mots "réveil", "vie", "ouvert les", "soleil", et "je prenais conscience de l’existence de mes bras". Nous constatons par ce changement que notre personnage ainsi que de sa génération, peuvent se révéler de cet effacement causé dans son esprit par la génération de ses parents.

L’Absence de toute une génération

24La génération représentée par l’auteur est isolée et mise à l’écart, comme le montrent les passages tels que :

« [...] rattrapant toutes ces années, où mon corps ne s’était jamais abandonné, corps raide, toujours adossé à un mur, inertes, et surtout, invisible » et « Je me tenais toujours à l’écart, dans ma posture favorite, debout, dos au mur ». (P.143).

Cette génération est méprisée, négligée et exclue des sphères de décision, malgré ses compétences. On observe un effacement délibéré de la part de l’ancienne génération, qui souhaite que la nouvelle génération reste soumise malgré ses atouts et sa vision différente du monde. La nouvelle génération reste en marge de la gestion du pays, laissant les affaires entre les mains des anciens qui s’accrochent à leur passé glorieux, ignorant ainsi les défis du présent et du futur. Ces anciens évoquent la situation désastreuse du pays, exprimant même le désir de quitter l’Algérie pour s’installer dans des pays qu’ils jugent "normaux". Ce conflit de génération se manifeste par des discours pompeux et artificiels lors des célébrations liées à la révolution. Les deux générations ont des visions, compétences et modes de vie différents, créant ainsi des fossés entre elles. La jeunesse porte les séquelles de ce déséquilibre et nourrit un sentiment de haine envers leurs aînés, les accusant de spoliation et d’avarice. Ils estiment que leurs droits d’implication dans leur propre pays ont été entravés, comme le soulignent les propos tels que « Notre génération se doit de reprendre le flambeau de nos aînés et participer à l’édification du pays », « Mon grand frère et moi ne participions jamais à ces réunions », et « Depuis mon entrée en fonction, il y a quinze ans, mes activités avaient peu évolué. »

25A travers ses extraits, nous pouvons avancer que l’objectif de l’auteur, à travers les paroles de son personnage, est de montrer à tout le monde que le reflet qu’il espère récupérer ne viendra que si l’ancienne génération s’efface : un jour, mon reflet cessera de disparaître, et je reprendrai enfin le cours normal de mon existence (P.39), cette génération ne peut se définir par rapport à un passé auquel elle n’a pas participé, même si ce passé glorieux et fictif lut appartient par droit de succession. Elle ne peut donner du sens à sa vie à partir d’éléments qu’elle ignore. La prédominance de la génération du père, symbolisée par le "au vomi" qu’il doit expulser pour retrouver un soulagement et commencer à vivre de manière plus authentique, est illustrée par des passages tels que :

Durant toutes ces années, il avait recouvert ma peau, pénétré dans mon cerveau et même empli mon estomac. Puis, sans crier gare, il est sorti de moi. Ou plutôt, je me suis vidé de lui (P.99) et (…) J’ai passé de longues minutes à vomir, la tête dans la cuvette. Je ne pensais à rien, je devais juste tout dégager, jusqu’à sentir le vide en moi (P.83).

Plus tard, le protagoniste décide de quitter Alger pour Oran en raison d’un malentendu avec sa mère, interprétant cet acte comme une révolte, étant la première fois qu’il prend une décision. L’absence réciproque, tant pour lui que pour sa mère, est perçue comme indispensable et libératrice : « Je suis alors remonté dans la voiture, et j’ai démarré. Je savais que Massoud avait déjà rouvert le portail. Je sentais que je ne reviendrais peut-être plus » (P.112). L’auteur suggère que le bien pour tous réside dans le fait de laisser la guerre de libération comme un souvenir, et de s’intéresser au présent et de céder le passage à de nouvelles idées pour une nouvelle vie.

La Misanthropie dans L’Effacement de Samir Toumi : Une Analyse Psychosociale

26La misanthropie souligne une forme d’aliénation sociale plus large au sein de la société représentée par Toumi. Cette aliénation se manifeste par une rupture des liens sociaux et une méfiance généralisée envers autrui, créant ainsi un climat de désillusion et de désespoir. Selon les théories psychosociales, la misanthropie est souvent associée à un sentiment de désenchantement envers la société et à une perte de confiance dans les interactions sociales (Mikulincer & Shaver, 2019). De même, elle peut résulter de divers facteurs, tels que des expériences individuelles traumatiques ou des tensions sociales généralisées. Dans le cas du personnage de Toumi, elle semble découler à la fois de son propre vécu et des conditions sociales particulières dans lesquelles il évolue. Dans son œuvre, l’auteur décrit les conséquences de la misanthropie à travers le personnage principal. Elle se manifeste à travers ses interactions avec son entourage et la société dans son ensemble. L’absence d’anthroponyme peut être interprétée comme une tentative de se distancer émotionnellement des autres, reflétant ainsi un rejet profond de la société et de ses normes. Elle est également exacerbée par l’isolement social et le sentiment d’aliénation que le personnage ressent, renforçant ainsi son désir inconscient de s’effacer davantage ce qui conduit à une atteinte voire à une absence de l’identité sur la psyché individuelle et la société dans son ensemble et se caractérise par le silence dans le cas cette narration. L’obsession du silence imprègne l’ensemble du roman pour le lecteur. La première raison en est le silence constant de sa mère, de sa génération, et même du sien, induit par la peur. Le narrateur craint de s’exprimer et ne fait confiance à personne, pas même à son thérapeute :

Désormais, je n’ai confiance en personne. Je garde mes pensées secrètes et lors de mes séances de thérapie avec le Docteur B., je reste sur mes gardes, [...]. Je veille également à ne jamais me laisser aller devant ma mère ou Messaoud, et je réponds de manière laconique aux questions de Fayçal » (P.200).

Il est constamment rappelé de ne faire confiance à personne et de trouver seul le moyen de s’échapper (P.209). De plus, il mentionne que ce qu’il écrit s’efface : Depuis, je noircis des cahiers entiers, mais j’ai beau relire les textes, je ne me rappelle plus des faits. Tout s’efface (P.212).

27Le silence de sa mère a eu des conséquences sur la psychologie du narrateur/personnage, selon Bernard MULDWORF, qui suggère qu’un enfant peut éprouver un sentiment d’insécurité et développer une relation de dépendance à la mère en l’absence de réponses adéquates. Le manque d’affection maternelle prend différentes formes dans la vie du protagoniste, le poussant dans une direction étrange et décalée lorsqu’il souhaite prendre la place du père, peut-être devenir l’amant de Malika dans le contexte de ce roman : Elle était la femme parmi les hommes, la seule admise dans leur univers, toujours belle et magnétique, au point de faire chavirer mon cœur d’enfant (P.95). Cela suscite une confrontation avec sa mère qui l’accuse d’avoir des relations avec Malika, alors qu’en réalité, il cherche à compenser le manque d’affection maternelle en imaginant une relation avec elle :

Je rattrapais ainsi ces longues années d’absence, récoltant l’affection qu’elle aurait dû me donner et dont ma mère m’avait privé en l’éloignant de chez nous. [...] Je l’ai imaginé passant lentement son doigt sur le front de son amant, l’arrête de son nez, ses lèvres, comme elle le faisait avec moi. (P.107)

28Après le décès du père Hacène, la mère a plongé dans un mutisme encore plus préoccupant qu’auparavant : Ma mère, qui, certes, n’avait jamais été une grande bavarde, sombrait réellement dans une apathie et un mutisme inquiétant. (P.132). Cette transformation a profondément affecté le protagoniste, accentuant son sentiment d’indifférence, de misanthropie, et le conduisant même à la folie. La mère se montrait si indifférente, désintéressée, et par moments, son comportement frôlait l’aliénation. On observe ainsi que le narrateur éprouve une aversion pour le contact humain, développant une misanthropie : Je ne fréquentais personne, car le contact humain avait tendance à me stresser. Malgré cette méfiance envers les autres, il a tenté de se socialiser dans l’espoir de retrouver son reflet et son identité perdus : Un soir, j’ai décidé qu’il fallait que je fasse des efforts, en me socialisant davantage. J’ai pensé que les disparitions de mon reflet pouvaient être causées par mon manque de contact avec les autres (P.52). Malheureusement, malgré ses efforts, rien n’a changé ni pour lui ni pour sa génération, tous deux écrasés par la puissance des ancêtres. L’absence du reflet, la nature profonde du personnage, ainsi que l’isolement et l’enfermement, tous ces éléments constituent souvent les prémices de la folie chez le personnage anonyme de Samir TOUMI. En effet, l’absence de son reflet dans le miroir agit comme un catalyseur de sa démence, marquant le début de la déraison du personnage-narrateur.

29Cette recherche, axée sur L’effacement de Samir TOUMI, considère l’absence du reflet et l’absence de prénom comme un questionnement identitaire. Nous considérons ainsi la crise identitaire mémorielle et sociale du personnage principal comme réponse à notre problématique. En analysant les conflits intimes du protagoniste, marqués par l’absence et la misanthropie, nous avons accordé une importance particulière à son état psychique pour identifier les principales causes de sa perturbation, notamment l’absence identitaire qui le caractérise, le conduisant ultérieurement à la folie. Nous avons réussi à démontrer que l’absence du père et le silence étouffant de la mère, selon les théories psychanalytiques de Freud et sociocritique de Duchet, qui ont agi comme des déclencheurs perturbateurs sur le plan psychique du narrateur/personnage. Nous nous sommes attelés à étudier en détail la notion d’absence, permettant ainsi une meilleure compréhension du caractère du personnage principal et mettant en évidence la marginalisation et la soumission vécues par la nouvelle génération. Cette étude représente une analyse sur l’absence de l’anthroponyme du personnage principal dans L’Effacement de Samir TOUMI, à travers l’étude des notions : représentation et/ou aliénation. La problématique centrée sur l’absence du prénom en relation avec l’absence du reflet du personnage principal dans le miroir. Paradoxalement, cette absence crée une présence singulière, faisant du personnage une toile vierge sur laquelle le lecteur peut projeter ses propres sentiments, expériences et interprétations. Cela soulève des interrogations sur la nature de l’identité dans la fiction littéraire et sur la manière dont l’absence délibérée du prénom peut influencer l’engagement du lecteur avec le personnage et l’intrigue. En fin de compte, l’absence du prénom du personnage principal dans L’Effacement devient un élément central du récit, incitant à réfléchir sur la construction de l’identité des personnages, la subjectivité de la lecture, et les choix artistiques audacieux capables de défier les attentes traditionnelles de la littérature. Cette thématique controversée s’inscrit dans la tradition romanesque de la littérature algérienne d’expression française contemporaine. La responsabilité des intellectuels est d’assurer la créations artistiques destinées aux générations futures.

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Bibliographie

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Notes

1 Dans le contexte de la psychanalyse jungienne, les quatre archétypes principaux sont souvent identifiés comme suit :

Le Roi : Il représente le leadership, la stabilité, et la sagesse. Le Roi incarne l’autorité bienveillante et la capacité à prendre des décisions justes pour le bien-être de tous.

Le Guerrier : Il symbolise la force, le courage, et la détermination. Le Guerrier est celui qui se bat pour ses convictions, qui surmonte les obstacles, et qui défend ce en quoi il croit.

Le Magicien : Il évoque la sagesse intuitive, la connaissance ésotérique, et le pouvoir de transformation. Le Magicien maîtrise les secrets de l’univers et aide à catalyser le changement et la croissance personnelle.

L’Amant : Il représente l’amour, la passion, et la connexion émotionnelle. L’Amant est celui qui célèbre la vie, qui cherche le plaisir et l’intimité, et qui est capable d’exprimer ses émotions de manière authentique.

Selon Moore et Gillette (1990), ces quatre archétypes constituent un ensemble fondamental qui réside dans l’inconscient collectif de l’homme et qui influence son comportement et ses perceptions. Une manifestation équilibrée de ces archétypes dans leur aspect positif contribue à l’équilibre psychique d’un individu, tandis que leur ombre, c’est-à-dire leur aspect négatif ou non intégré, peut entraîner des déséquilibres psychologiques.

2 La relation père/fils dans L’effacement de Samir Toumi est étudiée en profondeur dans l’article de Amina Chaher (2023) intitulé "La relation père/fils dans L’effacement de Samir Toumi : une relation aliénante". Cette source offre un éclairage pertinent sur le poids du père et son influence sur le comportement du personnage sans nom dans le texte, soulignant les tensions présentes dans cette relation spécifique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Samira Ibecheninene, « L’absence de l’anthroponyme du personnage principal dans L’effacement de Samir Toumi : représentation et/ou aliénation »Multilinguales [En ligne], 21 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2002, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/multilinguales/13156 ; DOI : https://doi.org/10.4000/126x0

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Auteur

Samira Ibecheninene

Laboratoire de recherche LDIE/FLE, Université Batna2, Algérie

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Droits d’auteur

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