Introduction

1. Présentation du corpus

1.1. Méthodologie de recueil des données

6La constitution du corpus s’est effectuée entre novembre 2020 et mars 2021 dans le cadre d’une étude exploratoire. Au moyen de l’analyse énonciative, argumentative et pragmatique d’un échantillon de dix récits publiés sur Parents toxiques, il s’agissait de faire émerger les enjeux de la mise en récit publique et anonyme du parent maltraitant, de soi, et plus largement de l’expérience de maltraitance. Le tableau ci-dessous résume les critères de sélection définis et leurs fondements.

1.2. Fonctionnement du compte Instagram Parents toxiques

9Le compte propose ainsi plusieurs types de contenus : des publications informatives (e.g. sur les procédures judiciaires), des illustrations de procédés qui sous-tendent la maltraitance (e.g. l’« adultisme »), des témoignages de personnalités publiques, ou encore, les récits natifs qui nous intéressent, c’est-à-dire ceux qui sont reçus, sélectionnés puis publiés anonymement par la créatrice du compte. Ces récits représentent 350 publications sur les 560 publications de cette page au 24 novembre 2022, c’est-à-dire 63% du contenu permanent de la page. La fréquence des publications de récits était régulière à la création du compte et a fortement baissé depuis : 225 textes ont été publiés en 2019, puis 108 en 2020 et 17 en 2021 ; le dernier récit publié date de septembre 2021. S’ils concernent tous des maltraitances parentales, le type de violences représentées varie fortement – entre violences verbales, physiques, ou encore sexuelles. Certains récits comportent aussi des violences commises par d’autres membres de la famille, tel qu’un membre de la fratrie ou un beau-parent.

10La créatrice du compte Parents toxiques invite les personnes qui fréquentent son compte à lui envoyer des textes dans l’espace de description du compte (« Envoyez-moi vos témoignages en privé »), ancrant cet espace dans la mouvance de la libération de la parole par l’utilisation d’une émoticône de haut-parleur :

2. L’extime en récit sur Parents toxiques : entre catégorisation, validation et légitimation

2.1. Réactions des membres de la communauté aux récits publiés

13Attardons-nous tout d’abord sur la façon dont les membres de la communauté « répondent » aux récits publiés. L’espace de commentaires est notamment utilisé pour adresser des messages de soutien à l’autrice ou auteur anonyme :

• 17 L’orthographe ne sera pas modifiée dans les commentaires ni dans les extraits de récits cités.

[1] Bravo pour le travail que vous faites sur vous, sur votre prise de recul. Il en fait du courage pour faire tout cela. Je vous souhaite plein de bonheur 17

• 18 Les commentaires [1] et [2] sont à propos du récit de Julie.

[2] Bravo à vous! Ce n est pas évident de sortir de cet engrenage... Mais vous avez réussi à vous en sortir!!! Je suis sûre que vous serez une super maman ❤️❤️❤️ vous allez aider votre fille à bien grandir, s épanouir et à devenir une fille puis une femme avec bcp de confiance en elle. Vous serez aussi récompensée par SON amour inconditionnel et ses nombreux sourires et gestes affectueux... Le meilleur rest à venir 😍 18

• 19 Commentaire à propos du récit de Gabrielle.
• 20 C’est toujours moi qui souligne.

[3] Bravo pour ton courage et ce témoignage. Bien sûr que tu as été maltraitée et le mot est faible! Il est important que tu sois entourée de personnels de santé pour t’accompagner et vivre avec ce passé douloureux. Courage! 1920

14Dans le commentaire [3], le soutien exprimé à travers des félicitations et encouragements (« Bravo pour ton courage et ce témoignage », « Courage ! ») se double d’une évaluation du vécu relaté par Gabrielle en tant qu’expérience de maltraitance. Par l’expression d’un haut degré de certitude, avec la mobilisation de l’adverbe de modalité « bien sûr », et le pointage de l’insuffisance du vocable « maltraitée » pour dénoter le vécu de Gabrielle (« le mot est faible ! »), la validation de l’expérience relatée comme une maltraitance est emphatique. En contraste avec les exemples [1], [2] et [3], l’assignation de la mère de Nathalie à la catégorie « parents toxiques » est mise en doute dans l’exemple [4] ci-dessous. En s’appuyant sur sa non-maîtrise d’elle-même et l’absence d’intentionnalité qui en découlerait, la commentatrice ou le commentateur réfute l’adéquation entre la mère de Nathalie et la nomination « parent toxique » (« pour moi elle n’est pas toxique en soit ») :

[4] Est-ce moi qui ne comprends pas le terme de parents toxique ? Je ne sais pas. Mais pour moi, elle n'est pas maître de ce qu'elle dis, fais ou même pense, pour moi elle n'est pas toxique en soit, elle avait juste besoin de soins adaptés […].

15
Bien que minoritaire, ce type de commentaires rend saillant qu’outre l’apport d’un soutien, les interlocutrices et interlocuteurs revêtent le rôle d’évaluatrices et évaluateurs des récits publiés – et ce en validant ou questionnant la catégorisation du parent comme « parent toxique ». Si l’évaluation de la catégorisation n’est pas explicite dans les commentaires de soutien [1] et [2], à la différence des commentaires [3] et [4], elle y est toutefois implicite : les membres de la communauté posteraient-elles et ils des messages de soutien sans être convaincu-es, après lecture du texte, que la locutrice a fait l’objet d’une maltraitance ?

2.2. L’évaluation des récits : validation et invalidation de la catégorisation

[5] Bonjour à tous. Voilà maintenant une semaine que j'ai partagé mon témoignage ici. Une semaine de réactions que je n'aurais jamais espérées, une semaine de larmes aux yeux devant la vague de bienveillance et de soutien. Grâce à vous tous, la culpabilité recule, et la guérison avance. Mon histoire a été validée et légitimée comme elle ne l'avait jamais été. Alors je tenais à vous adresser un énorme merci. Merci pour les mots rassurants ou indignés, merci pour les coeurs, pour les câlins virtuels, pour votre compassion. Merci, à @parentstoxiques, pour tout le bien que tu fais, pour cette communauté que tu as créée, pour cet espace de partage. Si vous avez besoin de parler de votre vécu ou d'échanger sur d'autres sujets, contactez-moi en mp. Je vous embrasse.

2.3. Appréhension de la catégorisation du parent dans les récits

[6] Bonsoir, je voudrais témoigner anonymement de mon expérience. A vrai dire, je ne sais même pas si je suis une victime, ni si ce que j’ai vécu est grave ou normal… (Gabrielle)

[7] Heureusement, ma mère et mon beau-père sont des personnes incroyables qui m’aident chaque jour à me reconstruire après la toxicité de mon père pendant presque 10 ans. (Albane)

[8] Le terme parents toxiques résonne fort en moi. Ma mère l’est.
[…]
Je suis l’enfant d’une mère atteinte d’une pathologie psychiatrique, une mère toxique. (Nathalie)

[9] Et au fil des séances, elle [la psychologue] m'a fait comprendre que ce n'était pas normal, d'avoir peur de répondre au téléphone, d'avoir peur de poser des limites et de dire non, d'avoir peur de ne pas être d'accord. Que ce n'était pas normal, d'avoir peur de ses parents. De vivre dans l'angoisse. Que ça s'appelait l'emprise, et que ce que faisaient mes parents, c'était de la maltraitance psychique. (Théa)

[10] Durant mon enfance et adolescence, il a été violent. (Mollie) 

[11] Lorsque j’étais plus grande, la violence physique s’est arrêtée et a été remplacée par un dénigrement constant (Chiara) 

[12] En soi, la violence physique n'est rien, comparer à l'impact des mots sur un enfant. Les bleus disparaîssent. (Jane)

20La catégorisation du parent comme maltraitant n’est pas explicite dans tous les récits. Dans l’extrait [6], elle est soulevée indirectement par Gabrielle, qui s’interroge sur son statut de victime. Elle est formulée plus directement par Albane et Nathalie en [7] et [8], qui utilisent les termes « toxicité » et « toxique » pour référer au parent maltraitant et à ses comportements. En [9], Théa utilise quant à elle le terme « maltraitance psychique » sans toutefois le prendre à sa charge, en rapportant le discours de sa psychologue. Mollie, Chiara et Jane ne mobilisent pas les notions de maltraitance ou de toxicité mais nomment la violence en [10], [11] et [12]. Enfin, Julie, Silvia, et Matthias ne catégorisent pas explicitement le parent comme maltraitant ni comme violent.

21Ainsi, la catégorisation du parent comme maltraitant effectuée tacitement par la soumission d’un récit sur Parents toxiques ne se double pas nécessairement d’une catégorisation explicite dans le récit. Comme nous pouvons le constater dans les extraits ci-dessus, les locutrices adoptent des attitudes différentes vis-à-vis de cette catégorisation – que seules deux des locutrices (Albane et Nathalie) prennent à leur charge.

2.4. La catégorisation comme conséquence et condition de la mise en récit

23Nous pouvons maintenant préciser le processus extimisant qui sous-tend ces récits. D’une part, la validation de la catégorisation du parent et de son expérience comme une maltraitance est une conséquence de l’acte de mise en récit publique ; elle s’opère par les réactions de la communauté Parents toxiques adressées à l’autrice ou auteur anonyme du récit publié par la créatrice du compte, à travers les mentions « j’aime » et les commentaires. Cette validation n’est toutefois pas acquise d’avance – elle pourrait être compromise, par exemple si le récit était peu « aimé » ou que les commentaires réfutant la catégorisation du parent et de l’expérience dans son ensemble étaient plus nombreux.

26À l’issue de ce deuxième volet, nous avons fait émerger les enjeux des récits natifs du compte Parents toxiques. En maniant de façon directe ou indirecte la catégorisation du parent et de l’expérience vécue, ces récits extimes catégorisants cristallisent, dans leur matérialité discursive, le rapport des locutrices à leur expérience de maltraitance. Pour le caractériser, j’interroge l’argumentativité de l’extimité catégorisante dans la section qui suit.

3. Procédés argumentatifs de l’extimité catégorisante

27L’argumentation peut-être appréhendée selon une conception restreinte ou étendue (Amossy 2018, Rabatel 2018). À la différence de la « visée argumentative » du discours, qui est conçue comme une « entreprise de persuasion programmée » explicite et assumée, la « dimension argumentative » est la « tendance de tout discours à orienter les façons de voir du/des partenaires » (Amossy 2008 : §9-12 ; 2012 : 44). Cette dernière serait présente dans tout discours, en conséquence du rapport d’influence constitutif de toute énonciation (Plantin 1996 : 18), car toute locutrice ou tout locuteur énonce depuis un point de vue particulier et oriente inévitablement le regard de l’allocutaire dans sa reconstruction du monde. Selon Ruth Amossy (2008 : §11), cette dimension argumentative « apparaît dans la mise en mots qu’effectue un discours dont l’objectif avoué est autre qu’argumentatif ».

28Si nous adoptons le point de vue selon lequel tout discours présente une dimension argumentative, il faut interroger en quoi réside celle des récits que nous étudions afin de caractériser le fonctionnement discursif de l’extimité catégorisante. En effet, les procédés argumentatifs mobilisés – consciemment ou non – pour influencer l’allocutaire pourraient marquer la quête de validation qui la sous-tend. Nous observerons alors en quoi ces récits sont argumentatifs : par quels procédés leur dimension argumentative s’actualise-t-elle, et que nous renseignent ces procédés sur le rapport des locutrices à l’expérience qu’elles relatent ?

3.1. Mise en place d’une démonstration implicite

30Dans le reste du corpus, il est remarquable que les locutrices mobilisent toutes des anecdotes de la situation de maltraitance dans leurs récits :

• 29 La barre oblique indique le passage à la page suivante dans la version publiée du récit. Il s’agit (...)

[13] Une fois, alors que je me lavais les dents avant d’aller à l’école, il m’a giflé parce que j’allais être en retard. Ma bouche en sang, il m’a dit de ne le dire à personne. Je me rappelle avoir caché ma lèvre gonflée toute la matinée en me forçant à ne pas pleurer. Une autre fois, alors qu’il nous amenait ma petite sœur et moi en cours de théâtre, il nous a tiré par le bras dans les escaliers pour que nous marchions plus vite et donné des coups de pied aux fesses. Nous tombions alors sur les marches. /29 Une autre fois encore, j’ai toqué à la porte du salon alors que mes parents étaient en train de coucher ensemble. Mon père m’a hurlé de dégager sinon il allait « me saigner ». Un jour, il m’a prise sur ses genoux et m’a dit que si je voulais lui dire quelque chose, je pouvais lui dire ou sinon écrire une lettre. Je lui ai expliqué que j’en avais marre qu’il me frappe. Guess what ? Il m’a frappée. (Chiara)

[14] Un jour, je dois avoir 8 ou 9 ans elle m’embarque dans un voyage pathologique (elle en a plusieurs à son palmarès). Nous partons loin en voiture alors que nous étions censées juste partir aux courses. (Nathalie)

[15] Un soir, vers 6 7 ans, nous étions assis sur le canapé et elle a prit une poignée de cachets en me disant « Adieu ». Forcément j'ai paniqué et lorsque j'ai voulu appeler les pompiers elle m'a disputé, car « ce n’était qu’une blague pour voir si je l’aimais ». (Matthias)

32L’extimité catégorisante s’actualise alors par la mise en place d’une démonstration implicite dans ces récits. En plus de sélectionner des exemples pertinents pour appuyer la catégorisation du parent comme maltraitant, les locutrices marquent discursivement l’anormalité des comportements décrits en introduisant une norme dont le comportement du parent diverge.

3.2. Le marquage de l’anormalité 

33En effet, dans l’extrait [14] cité plus haut Nathalie complète la proposition « Nous partons loin en voiture » d’une proposition subordonnée d’opposition (« alors que nous étions censées juste partir aux courses. ») ; elle montre alors que le départ en voiture plus loin que prévu n’était pas un comportement normal de la part du parent. Au sein de cette proposition subordonnée, l’adverbe « juste », qui prend ici une valeur restrictive, contribue à mettre en évidence le décalage entre la normalité du trajet banal initialement prévu, i.e. faire les courses, et sa transformation en ce que Nathalie nomme un « voyage pathologique », de toute évidence anormal. On trouve également l’introduction et la confrontation à une norme dans l’exemple [15] de Matthias, qui, avec l’adverbe de modalité épistémique « forcément », émet un commentaire énonciatif sur la réalité du procès dénoté par la proposition « j’ai paniqué ». Il était « nécessaire » (Cotte 2002) que le procès s’actualise ; autrement dit, toute personne se trouvant dans cette situation et utilisant des connaissances du monde interpartagées – sachant donc qu’une personne qui ingère une poignée de médicaments et dit « adieu » met à ce moment précis sa vie en danger – paniquerait nécessairement. Il marque alors, par le biais de ce commentaire modal, le décalage entre l’interprétation « normale » de cette situation, selon laquelle la seule réaction possible serait de paniquer et appeler les pompiers, et le comportement de sa mère, qui aurait seulement pris la poignée de médicaments et dit « adieu » pour plaisanter.

34Ce procédé énonciatif nous intéresse en ce qu’il place le lectorat dans une relation de connivence avec la locutrice : les connaissances du monde qui permettent d’affirmer qu’un comportement parental est anormal, ou que la réaction manifestée en tant qu’enfant était inévitable dans le cas de Matthias, sont présentées comme interpartagées. Les exemples mobilisés prennent alors valeur d’arguments à travers ce marquage de l’anormalité : ils étayent la démonstration développée consciemment ou non par les locutrices pour orienter le lectorat vers la conclusion que le parent est maltraitant. Par exemple, la donnée « il m’a giflé » (Chiara) peut permettre d’arriver à la conclusion « le parent est maltraitant et il s’agit d’une situation de maltraitance » en passant par une « loi de passage » selon laquelle frapper un enfant n’est pas acceptable et lui porte préjudice (Plantin 1996 : 25). Cette loi de passage, qui doit être acceptée par les interlocutrices et interlocuteurs pour que la persuasion fonctionne, « apporte à la donnée le sens argumentatif qu’elle n’avait pas précédemment » (ibid.).

3.3. L’expression des conséquences de la maltraitance

35À ce point de notre réflexion, nous pouvons préciser que ces récits ne tendent pas tant à rendre compte des événements maltraitants en et pour eux-mêmes que d’en formuler une interprétation axiologisée selon un axe normal/anormal. En effet, les locutrices évoquent toutes des conséquences préjudiciables de la maltraitance dans leur passé ou/et présent :

[16] Très sympa avec ses collègues et notre entourage, il l’était beaucoup moins chez nous. Il nous disait souvent « t’es vraiment bon.ne à rien ! T’arriveras jamais à quoi que ce soit dans la vie.. Tu pourras peut-être nettoyer les chiottes à mon boulot ! ». Aujourd’hui j’ai un cruel manque de confiance en moi. J’ai toujours peur de ne pas y arriver. / Je m’auto-diminue par habitude… Quand on faisait nos devoirs, mon frère et moi, il passait derrière nous et nous collait une gifle par erreur qu’il remarquait. Aujourd’hui je ne supporte pas qu’on se penche sur mon épaule quand je suis en train d’écrire… Ça reste un traumatisme. (Mollie)

[17] Tout ça m’a poursuivie ado et adulte. J’ai eu deux longues histoires d’amour éprouvantes, j’étais dans la dépendance affective, m’oubliant toujours pour faire passer l’autre et ses désirs avant les miens. Je n’avais aucune estime de moi. Je n’étais pas « aimable » et je ne rencontrais que des hommes qui ne me respectaient pas vraiment, qui étaient égoïstes, et exigeants avec moi. Comme ma mère. (Julie)

[18] Aujourd’hui, à bientôt 25 ans, je n’ai pas confiance en moi, j’ai peur de l’intimité et même du contact physique avec les garçons. (Chiara)

36Ces conséquences peuvent être évoquées au fil du récit, intercalées entre les comportements maltraitants rapportés, comme c’est le cas en [16]. Ici, la locutrice passe d’actes maltraitants répétés, repérés en non-coïncidence avec la situation d’énonciation avec un imparfait itératif (« il nous disait souvent… », « il nous collait une gifle par erreur qu’il remarquait »), à l’expression des conséquences de ces actes passés sur son présent, repérées en coïncidence avec le présent de l’énonciation (« j’ai un cruel manque de confiance en moi », « j’ai toujours peur de ne pas y arriver », « je ne supporte pas […] »). La mobilisation de ces conséquences sert la démonstration implicite de la locutrice, car elle explicite la « loi de passage » qui permet de passer des données, c’est-à-dire ici les actes de violence verbale et physique, à la conclusion que ces comportements relèvent de maltraitance (Plantin 1996). Comme nous le disions plus haut, la loi de passage doit être acceptée par le lectorat pour adhérer à la position de la locutrice. Or, le lectorat pourrait tout à fait comporter des individus qui ne considèrent pas les actes de condamnation (Laforest & Moïse 2013) ou les gifles comme préjudiciables pour l’enfant sur le long terme. En visibilisant les conséquences durables de ces actes passés, Mollie influence le regard que le lectorat porte sur ces actes, réduisant alors le « saut » qui existe entre les données et la conclusion (Plantin 1996) vers laquelle la locutrice oriente le lectorat. Il en est de même en [17], où les comportements verbalement maltraitants de la mère de Julie sont nominalisés en « tout ça », et sont inscrits en tant qu’agent dans un procès dont la locutrice a le rôle sémantique de patiente. La locutrice liste ensuite les conséquences que ces comportements ont eu sur elle, dans une série de propositions où elle se thématise et dépeint une version d’elle adolescente puis adulte, façonnée à l’image de sa mère par les comportements maltraitants de celle-ci. 

37Certaines locutrices gardent quant à elles l’expression des conséquences pour la toute fin du récit. C’est le cas du récit de Chiara, qui formule à la fin de son récit – en [18] – la conséquence des comportements parentaux relatés. Comme dans les exemples de [16] et [17], la formulation de conséquences a une portée argumentative en ce qu’elle montre au lectorat que les maltraitances vécues continuent d’affecter la qualité de vie de la locutrice.

38Le processus d’extimité à l’œuvre sur Parents toxiques s’actualise ainsi par la mise en place d’une démonstration implicite : les récits qui en résultent orientent le lectorat vers la conclusion que l’expérience relatée est une maltraitance et qu’il est légitime d’en parler. De façon intéressante, le processus extimisant ne se limite pas au partage des actes maltraitants vécus mais s’étend aux conséquences qu’ils ont eues sur la vie de la locutrice pendant et après la maltraitance ; se dire maltraité-e se fait alors dans l’expression de l’intime – par un jugement axiologisé sur son histoire et le dévoilement des effets sur soi. Ces récits acquièrent ainsi une dimension argumentative (Amossy 2008, 2012, 2018) : avec des degrés variés de prise en charge, les locutrices construisent un « point de vue » (Rabatel 2018) sur les événements relatés, qui revêtent un rôle d’argument au sein de la démonstration implicite. L’expression des conséquences sur soi remplit en outre une fonction de preuve : elle permet de prouver que la maltraitance a bien eu lieu et qu’elle a eu des effets préjudiciables.

39Si ces récits ne présentent pas deux points de vue explicitement opposés sur une même question, la mobilisation de procédés argumentatifs est la trace discursive d’un frottement avec des discours autres qu’il faut anticiper ou désamorcer (e.g. discours du parent, discours circulants sur les normes d’éducation). Le recours aux conséquences de la maltraitance pour étayer la catégorisation rend compte de difficultés à se dire maltraité∙e, notamment au regard des liens affectifs complexes entre parent et enfant et de la légitimité à insérer son expérience personnelle dans une catégorie à axiologie négative. Les modalités de cette argumentativité sont alors à traiter comme des traces discursives de l’irrésolu, voire de l’irrésoluble : elles pointent vers l’objet de la validation visée par le récit extime catégorisant.

4. Vers une interprétation performative du récit extime catégorisant sur Parents toxiques

40Les procédés discursifs que nous venons d’analyser, qui servent la catégorisation de l’expérience personnelle comme une maltraitance, semblent relever de l’« évaluation » telle que définie par William Labov et Joshua Waletzky (Labov & Waletzky 1967, Labov 1993) dans une considération du récit tel qu’il émerge en interaction orale. Il s’agit des « procédés qu’emploie le narrateur pour indiquer le propos de son histoire, sa raison d’être : pourquoi il la raconte, où il veut en venir » (Labov 1993 : 471). Elle ne servirait pas de fonction référentielle dans le récit, à la différence des propositions narratives de type a s’est produit (puis) b s’est produit, mais servirait à anticiper et désamorcer le « et alors ? » des interlocutrices et interlocuteurs, les convainquant que l’histoire est « digne d’être racontée » (Labov 1993).

41Or, l’évaluation telle que définie ci-dessus est un procédé très utilisé par les autrices de Parents toxiques – si bien qu’il est parfois difficile de distinguer la « réalité » mise en récit de son évaluation. C’est le cas dans l’extrait du récit de Jane ci-dessous, où l’évaluation est intriquée aux faits évalués :

En soi, la violence physique n'est rien, comparer à l'impact des mots sur un enfant. Les bleus disparaîssent. / Mais être la psy de sa mère le soir, le nez dans sa bouteille, donne dès ses 6 ans un goût amer de la vie, autant qu'elle le vivait. « On voulait un garçon, t'étais notre dernière tentative ». Entendre nuit et jour que nous étions des incapables, « J'aurai dû me couper les couilles quand je vois ces sous-m.. » a détruit ma scolarité. Mon estime. Ne pas avoir le droit d'évoquer son ressenti, le droit de débattre, de rétorquer même poliment ou se prendre une gifle. Parce que la vérité sort de la bouche des enfants, pas vrai ? Si bien qu’à 13 ans je souhaitais arrêter ma vie, que je suis devenue phobique scolaire. (Jane)

42
Dans la phrase mise en évidence, le fait évalué est « être la psy de sa mère le soir, le nez dans sa bouteille » ; il est nominalisé et thématisé pour en dire quelque chose, c’est-à-dire qu’il « donne dès ses 6 ans un goût amer de la vie ». Or, traiter « être la psy de sa mère le soir, le nez dans sa bouteille » comme un « fait » pose question. Nous pouvons en effet proposer plusieurs faits : sa mère venait lui parler longuement le soir ; sa mère buvait de l’alcool en sa présence ; la locutrice était forcée dans un rôle d’écoutante, et entendait des choses inappropriées pour son âge et sa place d’enfant. En représentant ces discussions par « être la psy de sa mère le soir, le nez dans sa bouteille », la locutrice évalue déjà l’anormalité de ce « fait », au moyen d’un jugement axiologique négatif préconstruit. La reconstruction de la réalité commentée par la locutrice ne peut être considérée objective, précisément parce que la référenciation suppose un point de vue qui perçoit une réalité et en façonne la reconstruction (Vion 2004). Ceci mène ici à interroger la conception de William Labov et Joshua Waletzky (1967), pour qui l’évaluation serait à distinguer des « propositions narratives » en ce qu’elle suspend le récit pour signifier en quoi l’histoire vaut la peine d’être racontée et ce qu’il faut en comprendre.

43En effet, si nous considérons que les procédés qui marquent le caractère anormal des faits relatés ne remplissent pas de fonction référentielle dans le récit, ceci implique qu’ils ne sont pas partie intégrante de l’histoire : ils s’y ajouteraient afin de montrer au lectorat que l’expérience relatée est une expérience de maltraitance et est digne d’être racontée (ibid., Labov 1993).

44Or, dans la mesure où le procès de maltraitance comporte deux participant·es (l’agent et le patient), ce qu’il faudrait considérer comme des « faits » varierait d’une perspective à l’autre. En cela, nier une fonction référentielle dans le récit aux procédés qui traduisent le positionnement de la locutrice, par exemple par rapport à un fait tel que « il m’a frappée » (Chiara), reviendrait à instituer le point de vue de l’agent de la maltraitance comme plus valide et proche de la vérité que celui du patient. En outre, la tendance d’une locutrice ou d’un locuteur à se valoriser dans son récit (Labov & Waletzky 1967, Labov 1993) entre en tension avec la place et le statut réifiants qu’avaient les locutrices de Parents toxiques dans la situation de maltraitance qu’elles mettent en récit (Moreau 2021, chapitre 3) : comment faire le récit d’une histoire où l’on était patient du procès de maltraitance ? Comment se faire sujet d’une histoire où l’on était objet ?

45Ceci mène à une question essentielle : de quoi ces textes sont-ils le récit ? Il est apparu dans l’analyse qu’ils ne mettent pas tant en récit les événements maltraitants que l’expérience d’avoir été maltraité·e : ils ne portent pas sur les procès pour eux-mêmes, mais sur le fait d’avoir en soi ces procès actualisés, avec le sens qui leur est attribué au moment de la mise en récit. Parce qu’ils construisent un point de vue de patient de la maltraitance dans le récit, les procédés d’évaluation qui émaillent les récits de Parents toxiques ne sont pas à concevoir comme des inserts ou comme des procédés de « fictionnalisation » (Hamburger 1957 citée par Genette 2004) : l’évaluation remplit tout autant une fonction référentielle que les faits évalués, et est constitutive de la (re)construction de la réalité des locutrices.

Conclusion

46En somme, les mises en récit sur Parents toxiques sont performatives en ce qu’elles sont le médium d’une renégociation du rapport à l’expérience de maltraitance : l’axiologisation du récit actualise le rejet de l’univers de référence du monde de la maltraitance, autrefois construit en discours par le parent. La mise en récit extime catégorisant peut être formulée comme le dévoilement de fragments d’expérience intime en vue d’une validation de leur catégorisation par autrui.

47Le processus d’extimité catégorisante – et la reconnaissance qui en résulte – permet la co-construction, avec les membres de la communauté, d’un « faire sens » de l’expérience vécue et des souffrances mises en lien avec la maltraitance. Étudier sa matérialité revient à thématiser le travail discursif de renégociation des normes intersubjectives qui encadrent l’appréhension des expériences vécues. Elle constitue alors, à mon sens, un cadre et outil d’observation de la construction discursive de l’identité et de l’agentivité des sujets locuteurs dans les expressions de soi sur les réseaux socionumériques – particulièrement lors de la mise en discours de discriminations et/ou violences. En cela, elle mérite d’être mobilisée et précisée dans des travaux futurs en l’appliquant à un corpus plus large et hétérogène.