3Dès lors, en suivant ces implications économiques, le streaming sur Twitch peut d’abord – et à juste titre - être considéré comme une profession, émanant de vidéastes spécialisés (les streamers) et consistant à la fois en la production d’un ensemble de contenus en ligne et en la gestion d’une certaine relation avec un public interactif (les viewers). Les quelques travaux en langue française sur le sujet caractérisent alors l’activité comme un travail, non seulement de production, mais aussi comme travail émotionnel, relationnel et de mise en scène de soi. Le streaming relève ainsi, d’une part, de la construction d’un « régime de proximité » entre des spectateurs actifs et la figure d’un vidéaste professionnel mettant en scène une image de personne authentique (Roques et Coavoux, 2020) et, d’autre part, de la gestion et de l’exploitation de la relation avec ce public, constituée en véritable « capital communautaire » et fournissant un « travail gratuit » pour la plateforme d’Amazon (Coq, 2018). Cette entrée par la sociologie du travail est fort utile, mais elle ne semble pas en mesure de caractériser la spécificité du streaming et de l’activité des streamers par rapport à l’ensemble, plus général, de la production de contenu par des créateurs en ligne sur des plateformes numériques comme les youtubeurs par exemple. L’approche sociolinguistique est également intéressante en ce qu’elle se rapproche des caractéristiques propres au dispositif (et notamment celles relevant de l’interactivité en direct avec le public) pour en étudier les effets conversationnels (Recktenwald, 2018). Mais ici, on tend à perdre de vue la centralité de la production de soi des streamers et on court le risque de réduire le stream à un simple dispositif de communication, finalement très proche de logiciels déjà connus comme les messageries instantanées par exemple. L’enjeu est donc d’éviter tout réductionnisme technocentré qui ignorerait la construction sociale de l’activité par des acteurs pris dans des rapports d’influences et de pouvoir asymétriques ; tout en rendant fidèlement compte des caractéristiques du dispositif lui-même et du rituel collectif qu’il médiatise.

4L’objet de cet article est alors de considérer une intelligibilité proprement narrative du streaming : celui-ci serait un dispositif numérique et technique déployant une forme particulière de récit. Autrement dit, il s’agit de montrer la possibilité et l’opportunité d’analyser le streaming comme une activité anthropologique de mise en récit, et de défendre l’utilisation de la boîte à outil narratologique pour en rendre compte. Pour ce faire, il convient cependant de ne pas se contenter de calquer des concepts narratologiques sur le dispositif, ou inversement de n’en retenir que ce qui entre dans le territoire connu de la mise en récit. S’il est utile de commencer par cerner cet objet narratif non identifié en se référant à d’autres médias et à des concepts préexistants, l’objectif est de mettre en évidence les modifications (voire les bouleversements) des formes plus classiques de récit qu’entraîne l’utilisation du dispositif. Il s’agit finalement d’interpréter le streaming comme manière inédite de raconter, et d’analyser l’expression du social que cette narrativité constitue.

5Cet article entend de ce fait analyser le stream non simplement comme contenu narratif, ouvert à une étude formelle et fonctionnelle, mais aussi comme activité sociale narrative ; de sorte que l’intelligibilité narrative du streaming doit également se comprendre comme ayant une intelligibilité proprement sociologique. Il s’agit de poser les bases à l’analyse de la plateforme en tant que dispositif rendant performatif socio-économiquement, dans l’épaisseur du social, des phénomènes narratifs habituellement circonscrits aux mondes fictionnels ou à la sphère idéologique de « l’illusion biographique » (Bourdieu, 1986). J’entends ainsi proposer ici une analyse socio-narratologique du streaming en montrant dans quelles mesures elle constitue un cadre théorique sociologiquement pertinent pour saisir la réalité sociale du phénomène. Ce faisant, j’espère ouvrir la voie à une socio-narratologie de ce que la plateforme Twitch et le capitalisme digital en plein essor dont elle participe font aux récits de soi.

6L’article procède en trois temps. Après avoir présenté le streaming et son fonctionnement sur Twitch, je propose de dégager les principales caractéristiques de sa narrativité en la situant par rapport à d’autres types de récits et de médias (I). Ensuite, je mettrais en évidence le récit streamé en tant que récit de soi du streamer impliquant, d’une part, une inversion de la relation classique entre identité du personnage et identité de l’intrigue et, d’autre part, faisant du streamer un narrateur de lui-même au travers de sa chaîne, de son auto-monstration, de son auto-commentaire et de sa partie de jeu (II). Enfin, je reprendrai ces éléments pour montrer en quoi considérer le streaming comme une telle activité autonarrative permet une compréhension renouvelée de trois objets constitutif du phénomène : l’activité réflexive narrative des vidéastes, le lien social dans la sphère digitale et l’exploitation capitaliste de la mise en récit de soi (III).

Présentation du streaming sur Twitch et des caractéristiques sa narrativité

²chaînechat

Super Smash Bros. Ultimate

Multimodalité et spécularité du streaming

8Ensuite, les différentes dimensions du stream renvoient les unes aux autres en formant un ensemble cohérent et synchronisé : les sous-espaces signifiants qui le composent sont emboîtés spatialement et référentiellement. Le stream est autrement dit fondamentalement autoréférentiel, chacune de ses composantes s’objectivant mutuellement en un système clos. Le retour caméra du streamer montre par exemple les effets que le jeu produit sur lui, ajoutant une dimension gestuelle et émotive à l’événement ludique. En transfigurant, voire en figurant au sens propre, ainsi l'événement de jeu, l’image du visage du streamer restitue sa réalité sous une autre forme et trouve sa place dans l’ensemble du dispositif en tant que mimesis corporelle de la mimesis vidéoludique. « L’imitation créatrice du réel » (Ricœur, 1983, p.69) en quoi consiste la mimesis est ainsi, dans le cas du stream, multiple, protéiforme et tournée sur elle-même. La sémiotique multimodale du stream précédemment exposée ne renvoie autrement dit pas à un signifiant unique situé en dehors de l’espace streamé, mais boucle sur elle-même, en déployant des signifiants qui se signifient les uns les autres.

9Cette autoréférentialité fondamentale n’est pas pour autant horizontale. Il existe une certaine hiérarchie entre les différents espaces sémiotiques, donnant la priorité au flux vidéo du jeu et du retour caméra par rapport au chat et au cadre de la page internet de la chaîne. Contrairement aux autres éléments, le jeu vidéo en lui-même ne renvoie ni n’objective d’autres présences que celle du streamer y jouant : l’existence du chat ou de la page internet n’est pas directement – sans le truchement éventuel d’actions de jeu du streamer effectuées à la demande de son public par exemple – reflétée dans les signes composant le jeu. La chaîne d’événements vidéoludiques est le cœur du spectacle du stream, dont la sémiotique - ne renvoyant en dehors d’elle-même qu’à l’existence du streamer – relève de l'asymétrie entre le vidéaste et son public, essentielle au dispositif. Cette hiérarchie référentielle entre espaces sémiotiques correspond alors, en termes narratologiques, à une hiérarchie entre niveaux diégétiques. Comme l’analyse classique de Genette l’énonce, « tout événement raconté dans un récit est à un niveau diégétique immédiatement supérieur à celui où se situe l’acte narratif producteur » (Genette, 1972, p.238) : ici, au niveau diégétique le plus supérieur, nous retrouvons la série des actions de jeu du streamer, tandis qu’au niveau le plus inférieur se trouve la page de sa chaîne qui ne fait que « raconter » sans elle-même être racontée par le stream.

Une narrativité émergente, interactive et partagée

13Par ses multiples caractéristiques, le stream se situe donc au carrefour de différents types de récits tout en s’en distinguant quant à sa forme, à son évolution temporelle et à son mode de narration. Multimodal, il emprunte à la fois aux récits oraux - et notamment aux « récits oraux d’expérience personnelle » (Labov, 2013) – mais aussi aux récits textuels et aux récits vidéos. En direct et en partie formé de l’incarnation des actions par le corps du streamer, il rappelle le récit théâtral. Partagé, émergent et interactif, il se rapproche des narrations ludiques, que celles-ci soient vidéoludiques (Barnabé, 2014) ou propres aux jeux de rôle sur plateau ou en face-à-face (Caïra, 2014). Enfin, en tant que récit partagé et émergeant de manière intermittente au travers de bribes de discours pris « entre conversation et commentaires » (Recktenwald, 2018), le stream est également un type particulier de « small stories », concept rassemblant « un ensemble d’activités narratives sous-représentées, comme les récits d'événements en cours, d’événements futurs et hypothétiques, d’événements partagés (connus), mais aussi les allusions à des récits, les récits différés ou encore les refus de raconter » (Georgakopoulou, 2006). Toute la force narrative du streaming repose finalement sur la grande plasticité des modes de narration qui le constituent, permettant une mise en forme unitaire, stabilisée, et très dense sensoriellement d’un récit pourtant très volatile et multidimensionnel. S’il en va ainsi, c’est, comme nous allons le voir, grâce à tout un travail de narration par synthèse identitaire que réalisent les streamers : ces derniers supportent cette narration, tiennent ensemble tous les éléments de leurs streams, au travers de récits de soi extrêmement riches, exprimant des personnalités tout à la fois support de personnages, de narrateurs, de joueurs, de commentateurs, de confidents et de communicateurs avec le public. La synthèse narrative des divers événements du stream se confond ici avec la synthèse identitaire des streamers le diffusant, exploitant toute la force narrative de l’expression constructive de soi.

Le récit streamé comme récit de soi du streamer

14Si, pour présenter un dispositif complexe et introduire son analyse narratologique, je suis resté jusqu’ici allusif sur le récit qu’il génère, il convient d’en venir maintenant à sa définition, en montrant en quoi et en quel sens nous sommes bien autorisés à parler d’un tel récit streamé. Aussi, multimodal, spéculaire, émergent, partagé et interactif, j’entends montrer que le récit streamé l’est en tant que récit de soi du streamer : la narrativité du dispositif et sa particularité découlent moins d’une mise en intrigue des événements que d’une mise en personnage de ces événements, effectuée sur la figure du streamer et par le streamer lui-même.

Le streamer comme narrateur de lui-même : streaming et renversement de la relation intrigue-personnage

15Tout récit suppose une séparation entre événements signifiés et production symbolique de signifiants qui retranscrivent ces événements en faisant apparaître un certain ordre ; ordre les reliant selon une logique allant au-delà de leur apparente contingence. Pour qu’il y ait récit, il faut autrement dit qu’il existe un sens propre aux rapports entre éléments symboliques composant une narration, sens qui ne réside donc pas directement dans les événements objectifs racontés mais qui apparaît du point de vue d’un narrateur. Dans le cas du récit littéraire, cette séparation se résout par la différence, classique, entre le temps de l’histoire racontée et le temps des énoncés formant la narration. Pour qu’il raconte des événements, le narrateur ne doit pas être pris directement dans le temps des événements qu’il raconte, sans quoi il devrait se raconter en train de raconter. D’où le fait que, classiquement, la voix narrative est souvent formulée au passé. Dans le cas du récit autobiographique, cette non coïncidence du temps de la narration et du temps de ce qui est raconté correspond en cela à l’impossibilité a priori pour le narrateur intradiégétique de coïncider temporellement avec lui-même en tant que personnage. Pour se raconter, le narrateur doit se saisir « soi-même comme un autre » (Ricoeur, 1990), et c’est ici par l’introduction d’une séparation temporelle que cette auto-objectivation est effectuée : il ne se raconte pas lui-même dans le présent, mais il raconte celui qu’il était dans le passé (ou, éventuellement, celui qu’il sera dans le futur).

19Chez Ricoeur en effet, « est personnage celui qui fait l’action dans le récit » et « l’identité du personnage se comprend par transfert sur lui de l’opération de mise en intrigue d’abord appliquée à l’action racontée : le personnage est lui-même mis en intrigue » (Ricoeur, 1990, p.70). Dans le cas du stream et de la caractérisation du narrateur-personnage la relation s’inverse : c’est de la mise en personnage du streamer-narrateur que découle la mise en intrigue des événements. L'identité du narrateur-personnage fait ici l’identité de l’intrigue, et non plus le contraire. Autrement dit, ce qui dans le récit classique participe de la production d’un personnage à partir des événements – imputation de leur cause en tant qu’agent, affectation et responsabilisation face à leurs conséquences - relève, dans le stream, de l’objectivation des événements à partir de la figure du streamer-narrateur. L’identité de l’intrigue streamée découle explicitement de l’identité du narrateur streamer (et non l’inverse) : la clôture narrative des événements en une totalité cohérente passe ici moins par leur mise en intrigue au sein d’une histoire unique et connue d’avance que par leur mise en personnage dans la figure d’un narrateur qui se signale en permanence comme en étant à l’origine et comme étant affecté par eux. L’autonarration streamée n’est en cela pas une autobiographie, elle ne déroule pas une intrigue de vie cohérente qui caractériserait l’identité du streamer rétroactivement jusqu’au moment du stream, mais elle exprime une identité d’un streamer-narrateur qui se donne dans le présent de la narration streamée.

20L’unité, la transitivité et la permanence identitaire du streamer dans le changement en quoi consiste son ipséité n’est ainsi pas ici le résultat d’une mise en récit, mais est ce qui fait récit : le streamer raconte en signalant qu’il est à l’origine et est visé par l’ensemble des éléments du stream. La synthèse narrative des événements dérive autrement dit de la synthèse identitaire du streamer. Les événements prennent sens, sont totalisés par l’application sur eux des caractéristiques d’unité et de permanence de l’identité du streamer-narrateur elle-même. L’hétérogénéité sémiotique des éléments composant l’espace du stream (le retour caméra, le jeu, le chat, la chaîne), ainsi que la contingence temporelle des événements, ne vont pas être ramené à l’ordre totalisant d’une histoire par le truchement d’une mise en intrigue préétablie et connue par avance d’un narrateur. Plutôt, cette hétérogénéité et cette contingence vont être synthétisées et transfigurées en homogénéité et nécessité identitaires, au sein d’un récit de soi-narrateur. Que le spectateur voit un avatar vaincre un boss, un visage affecté mis à l’écran, le texte descriptif de la chaîne Twitch etc., la narrativité du stream consiste à raconter ces dimensions comme synchronisées par la présence unique et dynamique du streamer-narrateur. Temporellement, l’enchaînement des actions de jeu, des commentaires et des réactions du streamer est raconté en tant que provenant de l’activité du streamer et en tant qu’affectant ce dernier. L’imputation de l’origine et des conséquences des actions streamées sur le streamer-narrateur résorbe autrement dit leur contingence au sein d’un récit identitaire d’auto-imputation et d’auto-affectation. En un mot, si la mise en récit d'événements permet la constitution de l’ipséité individuelle, le stream montre la réciproque : une mise en ipséité des événements, au principe d’un récit. L’ipséité mise en stream est à la fois source et génératrice d’un récit de soi, raconter signifiant ici directement se raconter.

21Au final, le streaming montre l’existence de deux sens possibles à donner au « récit de soi ». Il peut signifier qu’une mise intrigue porte sur l’objet « soi-même », et consiste alors en la mise en personnage de ce soi par la production d’une histoire qui l’enserre. C’est là son sens classique, tel qu’il transparaît dans le récit de soi biographique. Mais, dans le cas du streaming, le « récit de soi » signifie aussi le récit mis à l’écran d’un soi-même en train de se raconter. Placée au centre d’une multitude synchronisée d’instances sociotechniques d’auto-objectivation de soi – de son image, de ses émotions, réactions, actions, paroles etc. -, la personne du streamer acquiert une narrativité en elle-même, sans truchement d’une quelconque intrigue préétablie. Tout se passe en fait comme si une plateforme de streaming comme Twitch configurait en streams la narrativité latente à toute forme d’identité personnelle : en montrant la cohérence des actions, des émotions et des paroles à laquelle on reconnaît que des événements sont issus ou affectent une seule et même personne qui évolue au cours du temps, le stream fait récit du déploiement dynamique des marques de l’ipséité des streamers.

22Lorsque Ricoeur se posait la question de savoir « si toute mise en intrigue ne procède pas d’une genèse mutuelle entre le développement d’un caractère et celui d’une histoire racontée » (Ricoeur, 1990, p.170), il préfigurait donc en grande partie l’émergence d’un dispositif autonarratif comme le streaming, faisant du déploiement du « caractère » du narrateur-streamer les événements mêmes d’une mise en récit. Détaillons cette mise récit en nous penchant sur ses manifestations concrètes et les différents modalités d’autonarration du streamer qui la compose : l’autonarration par personnalisation de sa page web (émanant du streamer extradiégétique propriétaire de sa chaîne), par auto-monstration et auto-affectation (émanant du visage du streamer exprimant les effets, et les affects, qu’ont sur lui les événements), par auto-commentaire (émanant du discours du streamer à propos de lui-même et de ses actions) et par le jeu (émanant des actions de jeu qu’effectue le streamer au travers de son avatar).

Le streamer comme « narrateur génératif » : du récit de vie au récit de chaîne

23Vidéastes d’eux-mêmes, les streamers se racontent d’abord par les éléments de personnalisation de leur chaîne Twitch. Le récit de soi streamé prend place au sein d’un récit de soi plus global, assurant la continuité et la cohérence narrative des streams entre eux au fil du temps : celui du récit de la chaîne du vidéaste, pouvant s’interpréter comme mise en récit des événements que sont chaque streams particuliers. Par le simple fait de choisir un pseudo, une image de profil, de remplir une section de présentation biographique, d’indiquer la date de création de la chaîne, de mettre à disposition un planning détaillant les heures futures et passées de streams et les jeux streamés, les streamers se présentent eux-mêmes par eux-mêmes et situent la place de leur contenu dans l’histoire de leur vie et de leur carrière de vidéaste particulier sur la plateforme. Située à la frontière entre la personne réelle et le personnage public, l’identité narrative du streamer telle qu’elle transparaît par sa « mise en chaîne » est la première séparation, inaugurale, entre le streamer comme producteur du récit de soi depuis le hors-écran (l’auteur réel des streams, avec un nom et un prénom et une trame de vie particulière) et le streamer comme personnage-narrateur de lui-même pour un public (avec un pseudo et une manière particulière de raconter sa vie, tournée vers la justification de son activité auprès de ses viewers).

Le streamer comme narrateur-commentateur et narrateur-monstrateur des réactions que provoquent sur lui ses propres actions

Le streamer comme narrateur vidéoludique : se raconter par sa partie de jeu vidéo

27Une dernière source de narrativité par streaming est ainsi celle découlant du streamer en tant que joueur, marquant la spécificité de la plateforme vidéoludique Twitch. Déployé au travers des autres modalités narratives du stream que sont l’auto-commentaire et l’auto-monstration, le « récit vidéoludique » (Arsenault, 2006) - formé des actions de jeu et sur lequel se sont penchés de nombreux travaux narratologiques – acquiert ici une dimension nouvelle. En effet, par son intégration à l’autonarration streamée, le récit des actions de jeu du streamer n’est plus uniquement un récit à tendance solipsiste, tout à la fois issu de l’interprétation du joueur de ses propres actions et à destination de ce seul joueur. Aux opérations corporelles et mentales du joueur co-auteur du récit vidéoludique, le streamer y ajoute les opérations d’auto-monstration et d’auto-commentaire de ce récit à destination du public de ses viewers : le récit vidéoludique streamé est un récit vidéoludique « dérivé », identifiant d’une part des narrataires et des destinataires différents du joueur, et introduisant, d’autre part, un écart temporel entre le temps des événements joués et le temps des événements racontés par le stream.

28Il est dès lors possible, en s’appuyant sur le travail de Rémi Cayatte (2018), de traduire la dérivation de ce récit vidéoludique streamé à partir du récit vidéoludique simple (non streamé), en insistant sur le rôle actif du joueur-streamer dans cette narration et sur la non-simultanéité du temps de l’histoire et du temps de la narration. En distinguant « l’expérience-cadre », soit l’ensemble des éléments du jeu fixés à l’avance par ses concepteurs, de la « procédure », l’activité vivante du joueur actualisant le potentiel ludique et narratif du jeu, Cayatte réintroduit conceptuellement l’existence d’une différence entre le temps de l’histoire et le temps de la narration à l’intérieur même de l’expérience vidéoludique non streamée. Le temps de l’histoire renvoie au temps de l'intrigue fixé à l’avance au sein de l’expérience-cadre, tandis que le temps de la narration est celui de l’actualisation dynamique de cette expérience-cadre par les procédures du joueur. L’écart entre ces deux temps est alors celui issu du va-et-vient permanent entre l’expérience-cadre et les procédures, entre les éléments mis à l’écran par la machine et le programme du jeu et les réponses du joueur. Au final, c’est la notion cybernétique de « boucle de feedback » entre le programme-cadre et le joueur-procédural qui permet de saisir la spécificité du récit vidéoludique : par l'interaction dynamique avec un système préconçu par des concepteurs de jeux, le joueur fait émerger son récit vidéoludique particulier et s’en fait le co-auteur.

…« comment le jeu vidéo raconte ? ». À cette question, nous proposons la réponse suivante : le jeu vidéo raconte en instaurant un dialogue quasi-simultané entre les auteurs d’une expérience-cadre, et les joueurs, « auteurs » d’une ou plusieurs procédures de jeu (Cayatte, 2018, §41).

29En mettant en stream son propre récit vidéoludique, le joueur-streamer est alors doublement en interaction dynamique avec le jeu et vient surajouter une autre source de non simultanéité entre le temps de l’histoire et le temps de la narration vidéoludique. En tant que joueur, nous l’avons vu, il est source de narration par ses interactions avec l’expérience-cadre, mais en tant que streamer, il raconte de plus par ses interactions discursives et monstratives avec son propre récit vidéoludique. Autrement dit, le streamer raconte en interagissant avec le système narratif dynamique issu de la rencontre du cadre et de ses propres procédures ludiques. Il est ainsi doublement impliqué, indiquant l’existence d’une activité narrative indissociablement ludique, discursive, monstrative et sociale. Le streamer ne fait pas que jouer mais il commente également ses actions de jeu, les justifient, les montre et les met en scène ; il les réintroduit dans la chaîne de ses décisions et de leurs effets sur lui : il fait du récit vidéoludique simple un récit vidéoludique dérivé, intégré dans une autonarration auprès d’un public. Au sein de ce récit dérivé, la séquence des actions de jeux racontées ne suit de ce fait pas forcément l’ordre des actions de jeux mises à l’écran, mais forme plutôt des boucles d’anticipation d’actions ludiques futures, de commentaires d’actions ludiques présentes et de retour sur des actions ludiques passées.

Le récit de soi streamé : d’une technique de soi à une industrie de l’autonarration

Le streaming comme technique de soi non biographique et spectaculaire

31Afin de cerner les implications sociologiques de l’existence et du fonctionnement bien particulier de l’autonarration streamée mise en évidence précédemment, il peut être utile de commencer par resituer le dispositif du streaming dans l’ensemble des récits de soi en général qui remplissent le monde social. En tant que « techniques de soi » (Foucault, 1994), les autonarrations procèdent de l’application par les individus sur eux-mêmes de procédures réfléchies d’auto-distanciation et de maîtrise de soi. Bien qu’elles s’appuient sur des capacités herméneutiques et réflexives indéniables, ces autonarrations sont donc loin d’être le produit d’une activité solipsiste qui se fonderait sur la seule intériorité d’un sujet (Michel, 2017) : elles dépendent des dispositifs sociotechniques disponibles aux individus et des contextes sociaux qui les enjoignent à se raconter. C’est ici que les streams prennent tout leur sens sociologique puisque si d’ordinaire les techniques et contextes sociaux de racontabilité de soi impriment aux récits de soi une forme biographique et introspective, il en va – nous l’avons vu - différemment avec le streaming.

32En tant que générant un récit de soi non biographique, le dispositif de narrativisation de soi qu’est le streaming s’écarte d’abord des récits personnels de vie à visée éthique et aux injonctions sociales à raconter sa vie pour se justifier. N’étant pas mise en intrigue d’une vie dont procède toujours l’expression éthique et normative du sens de la vie humaine en général (Ricoeur, 1990), le streaming n’est pas un dispositif de pouvoir de type judiciaire comme le sont par exemple le confessionnal, le tribunal, le contrôle administratif ou encore l’entretien d’embauche, qui visent à conformer les subjectivités à un modèle de justice commun aux membres du groupe social considéré. Toutes ces institutions produisent des récits biographiques de soi qui procèdent de l’application réflexive d’instruments de contrôle et de gestion des autres sur le mode de la maîtrise rationnelle ou de la demande sociale de justice.

« Demander à quelqu’un de livrer sa biographie consiste bien, non seulement à lui demander un rapport sur sa vie, mais aussi, plus précisément, à le soumettre à une épreuve de justice. Car se mettre en position autobiographique, c’est s’engager à juger sa vie dans son ensemble, c’est-à-dire à adopter, par une espèce d’expérience mentale, la position d’un jugement dernier. » ( Boltanski, 1991, p.129).

33Comme nous l’avons vu, il ne s’agit en effet pas pour le streamer de faire de son identité narrative le produit d’une trame de vie cohérente qui lui donnerait un sens éthiquement universalisable. C’est un récit de soi qui ne répond pas à des destinataires dont le pouvoir sur celui qui raconte induirait un examen éthique de soi à partir de sa propre vie et puisant en cela dans les structures narratives de la littérature légitime et consacrée comme la tragédie ou les récits religieux. S’il ne fait aucun doute que le streamer est en situation d’épreuve, de jugement de la part de son public (qui peut décider de le sanctionner ou non par leurs interactions ou leur simple présence sur son stream), ce jugement ne porte donc pas sur l’éthique découlant d’une intrigue de vie mais prioritairement sur l’éthique dérivant des réactions d’un narrateur-personnage : une éthique de l’authenticité. L’importance sociale de l’authenticité constatée sur Twitch (Coavoux et Roques, 2020) renvoie ainsi à la forme particulière des récits de soi non biographiques qui s’y déploient : se raconter sans raconter sa vie ne laisse guère que le critère éthique d’authenticité comme jugement normatif possible au public. Et de même que le jugement éthique propre au récit biographique accorde une valeur très importante à la cohérence de la trame de cette vie (il s’agit de justifier de la logique d’un parcours qui amène l’individu à se raconter au présent, comme dans le cas notable des récits de personnes immigrés demandant l’asile à l’administration française - voir Delory-Monberger, 2012), de même on peut faire l’hypothèse que c’est bien le critère de cohérence des actions-réactions du streamers qui supporte l’éthique de sa mise en récit de soi streamée. Il s’agit pour le streamer d’afficher une sincérité et une permanence de soi dans le changement, en évitant par exemple de surjouer une réaction disproportionnée face à un événement, sous peine d’apparaître inauthentique. Tout se passe comme si l’inversion intrigue/personnage constitutive du streaming impliquait en somme un déplacement conjoint de l’objet du jugement éthique et de la source perçue du sens narratif : de même que ce n’est pas la vie mais directement la personne du streamer qui fait sens dans le récit streamé, le public ne juge pas une vie et sa logique normative, mais la cohérence des expressions comportementales attribuées à une même personne. Il s’ensuit que, n’étant pas biographique, le récit de soi streamé ne va pas faire porter la transfiguration narrative sur le sens de trajectoires de vies (comme dans le cas de « l’illusion biographique » bourdieusienne (Bourdieu, 1986)), mais, comme nous le verrons plus loin, directement sur le sens des pratiques elles-mêmes en train de se faire.

35N'étant ainsi ni biographique, ni introspectif, le récit de soi streamé ne produit pas les effets d’ordinaire retenus pour rendre compte de ce que la mise en récit de soi fait aux individus et à leurs événements vécus. Il ne construit ni le sens d’une vie, ni une connaissance de soi à partir d’une mise en mots de pratiques personnelles ou de trajectoires passées. Portant sur des pratiques en train de se faire et objectivant la réflexivité du vidéaste sous une forme spectaculaire, l’autonarration streamée réalise plutôt une construction de soi comme source du sens d’événements en direct et comme support d’identification et d’engagement pour un public. C’est là toute la force du dispositif, celui-ci rendant alors performatif socio-économiquement la narrativité latente à toute forme d’expression personnelle. Afin d’aborder cette performativité faisant du streaming un rouage central d’une véritable industrie de l’autonarration, il nous faut ainsi l’envisager désormais comme une activité collective impliquant la construction de communautés virtuelles de destinataires engagés identitairement et monétairement.

Récit de soi streamé et engagement communautaire : une industrie de l’autonarration

37Les conséquences de cette mise en récit des dispositions pratiques en une autonarration que réalise le streaming sont alors cruciales pour la compréhension du lien social qui unifie un streamer et son public. En effet, si le streaming est une activité de transformation du sens pratique en sens autonarratif, il s’ensuit qu’au principe de l’engagement et de la construction des communautés sur Twitch se trouve moins directement une homologie sociale entre agents partageant des dispositions semblables, qu’un processus d’identification à la personne du streamer qui configure autonarrativement le sens de ces dispositions. Le récit de soi que le streamer déploie dans ses vidéos a autrement dit un rôle pleinement actif d’objectivation symbolique et de singularisation des dispositions partagées avec le public : le caractère spectaculaire de la réflexivité mise en stream rend directement social et performatif les effets de mise à distance symbolique des pratiques que charrient la mise en récit de soi (Lahire, 2006). En se mettant en stream, les vidéastes font plus que partager des pratiques, des goûts ou des références culturelles vidéoludiques avec leurs viewers : ils en font un récit de soi, les configurent en personnage support d’identification et de constructions identitaires collectives. Leurs autonarrations, à mesure qu’elles transforment des pratiques en marques de personnalité, expriment ainsi pleinement le collectif, sous une forme paradoxalement hautement individuelle et singulière. Sorte de totem qui raconterait le groupe en se racontant lui-même, le streamer exprime la proximité sociale de ses viewers et dote le collectif d’une réflexivité spectaculaire : son récit de soi supporte le transfert identitaire et émotionnel du groupe, il fait exister le collectif sous une forme individuelle et réflexive. En cela, il assure le passage d’une homologie sociale « en soi » à une communauté « pour soi » car personnifiée par l’autonarration du streamer. L’identité narrative des communautés de viewers (objectivée dans le partage d’expressions du streamer, de récits d’événements streamés, ou encore dans la fabrication d’émoticônes reprenant en images certains traits marquant de streams passés) s’apparente dès lors à une extension collective de l’identité narrative individuelle du streamer.

38L’interactivité du dispositif renforce alors cette performativité sociale de l’autonarration streamée. En offrant la possibilité aux viewers de communiquer avec le vidéaste et, par-là, d’apparaître dans son stream, l’interface utilisateur de Twitch fait plus directement encore du récit de soi du streamer un récit collectif support d’identification et d’engagement. En se racontant en train d’interagir avec ses viewers, le streamer les fait exister en les mettant en personnage. Quatre niveaux de singularisation et d’importance narrative de cette mise en personnage peuvent alors être distingués, et correspondent largement à des degrés d’engagement social et économiques auprès de la chaîne du streamer. Au niveau le plus important (niveau 4), l’on retrouve les viewers dont le pseudo est explicitement cité par le streamer lors de son stream : le streamer-narrateur les fait alors exister pleinement et individuellement au sein de son récit. Le suivant (niveau 3) correspond à celui des viewers qui, parce qu'ils ont souscrit un abonnement ou fait un don, génèrent une alerte sonore et visuelle sur dans le stream affichant leur pseudo et un éventuel message. Le niveau 2 regroupe les viewers participant au chat et qui, parce que leur pseudo est affiché près de leurs messages, apparaissent comme à l’origine des événements textuels s’y déroulant et affectant potentiellement le streamer. Enfin, au niveau 1, les viewers-personnages n’existent plus qu’en tant qu’ils forment la masse indifférenciée des spectateurs du stream ; masse demeurant intradiégétique via son objectivation par le compteur de viewers en direct et par les références du streamer à son existence (le streamer étant un personnage conscient de son statut de narrateur auprès de destinataires auxquels il s'adresse explicitement).

39Le passage d’un niveau à l’autre se fait dès lors de manière cumulative, et correspond au passage du statut de simple spectateur à celui de coparticipant interactif et reconnu par le streamer. L’engagement socio-économique dans le stream se présente ainsi comme moyen d’exister, localement et pour un temps, comme personnage affectant le streamer-narrateur et participant par-là de son récit de soi. Sur Twitch, l’activité « d’influence » et de construction communautaire se donne comme activité autonarrative, émanant d’acteurs placés au centre d’un dispositif asymétrique leur donnant le pouvoir de raconter les autres en se racontant. Le formatage du récit de soi par streaming n’est finalement pas que le produit de technologies de mise à l’écran, mais également un véritable rapport social inégalitaire entre une masse de viewers devant s’investir pour apparaître furtivement dans le stream et un streamer unique vers lequel converge les regards et qui dispose du monopole du pouvoir de raconter. En tendant à isoler le streamer de toutes les sources de contingence non contrôlées et en le plaçant seul en position de maîtrise de ses actions de jeu et de ses interactions avec le public (par tout un travail de modération du chat notamment), ce rapport social est pleinement constitutif de l’autonarration streamée et de sa performativité.

40En gérant et en maximisant cette performativité socio-économique du récit de soi, une plateforme comme Twitch s’apparente dès lors à une véritable « usine à autonarrations », doté d’une architecture technologique complexe et attirant toujours plus d’utilisateurs. Si le dispositif du streaming formate le récit de soi pour en faire un vecteur extrêmement puissant d’engagement et un véritable bien de consommation (rappelons que Twitch est un des rares lieu virtuels capable de monétiser un contenu pourtant abondant et gratuit, et ce au-delà de la vente d’espaces publicitaires à des annonceurs), il est lui-même encadré par tout un arsenal technologique optimisant sa performativité sociale. J’ai déjà évoqué les diverses procédures de ludicisation de l’expérience des viewers qui rappellent celles employées dans l’industrie des jeux d’argents (Dow Schüll, 2012), mais d’autres travaux sur ce point seraient très utiles, notamment pour rendre compte de la teneur et des effets de la gestion algorithmique des recommandations de chaînes proposées aux viewers. Sur Twitch, les streamers sont également insérés dans une relation professionnelle propre au capitalisme de plateforme (Srnicek, 2017), permettant de parler d’une véritable exploitation par streaming de l’autonarration : la plateforme prélève entre 30 et 50% des revenus générés par les chaînes, tandis que les streamers les plus connus doivent bien souvent conclure un contrat d’exclusivité les empêchant de streamer sur des plateformes concurrentes et assurant à Twitch un quasi-monopole sur l’activité (du moins en Occident).

41En somme, le streaming, tel qu’il est encadré sur une plateforme comme Twitch, est donc non seulement un dispositif de mise en récit de soi, mais également un formidable appareil pour le contrôle et la gestion de ce récit de soi selon des critères de maximisation rationnelle typiquement capitalistes.

Conclusion : le streaming comme mode de valorisation capitaliste du récit de soi

42Partir d’une analyse formelle du dispositif et de sa narrativité aura permis de dresser le panorama de ce que le streaming fait au récit de soi. En rendant ce dernier émergent, multimodal, spéculaire, partagé et interactif, il entraîne le phénomène narratologique remarquable de l’inversion de la relation intrigue/personnage. Ce dernier traduit alors l’existence sociologique d’une narrativité propre à l’exposition numérique de soi sans le truchement d’un récit de vie, et, d’autre part, d’une réflexivité spectaculaire. Étant ainsi ni directement biographique, ni introspectif, le récit de soi streamé est doté d’une performativité inédite. Il ne réalise le soi qu’il raconte ni en suivant une procédure d’auto-examen visant la connaissance de soi, ni en dégageant une logique existentielle à partir d’un retour sur des événements biographiques. Plutôt, il consiste en une configuration narrative des pratiques en train de faire qui attribue au streamer leur cause et lui impute leurs conséquences. En faisant récit de soi de la suite des actions (notamment vidéoludiques)/réactions(corporelles et langagières) du streamer mises à l’écran, le streaming transforme autrement dit le sens des dispositions pratiques en récit identitaire d’auto-attribution du sens de ces pratiques. En cela, il place le streamer dans la position de support d’identification pour un public doté de dispositions et de caractéristiques sociales analogues, générant un puissant engagement social et monétaire de la part du public, qui se voit lui-même directement ou indirectement raconté par le récit de soi du streamer. Enfin, en offrant la possibilité de contrôler et de maximiser cette performativité sociale du récit de soi, le streaming permet l’exploitation de l’autonarration des vidéastes présents sur la plateforme.

43Aussi, afin de compléter ce cadre théorique, j’aimerais terminer en proposant quelques pistes de réflexions qui permettraient à termes de montrer que toutes ces caractéristiques du streaming en font un véritable mode de valorisation du récit de soi, identifiant un capitalisme digital qui ne reposerait plus sur le travail. Dit autrement, le streaming serait un instrument sociotechnique de production de valeur à partir du récit de soi, qu’il peut être éclairant de comparer avec l’institution du marché chez Marx. En effet, là où c’est le marché qui, en comparant les marchandises produites du travail, construit socialement l’abstraction du « travail humain en général » source de valeur d’échange de biens (Marx, 2008), la force de transformation narrative du réel, elle, serait pareillement construite comme source de valeur par le dispositif du streaming. Si l’on reprend l’ensemble des transformations que ce dernier fait au récit de soi, il est effectivement frappant de constater qu’elles retranscrivent la même logique qui préside au passage capitaliste du « travail concret » (activité de production d’objets concrets dotés d’une valeur d’usage) au « travail abstrait » (activité vide, pure dépense d’énergie humaine tournée vers l’accumulation tautologique de valeur d’échange). Le marché construit socialement le travail abstrait source de valeur par un triple processus identifié par Marx : (1) en mettant en rapport des choses et en fixant leur prix, il construit le travail comme critère de comparabilité unique synthétisant la multitude diverse des propriétés sensibles de ces choses. (2) En faisant de l’échange des produits du travail le but de ce travail, il rend ce dernier entièrement social ; il fait d’une activité productive autrement privée et tournée vers l’autoconsommation, une activité sociale monétisable tournée vers la satisfaction des besoins des autres. (3) Enfin, en réglant les rapports entre des choses selon leur valeur d’échange (objectivée par leur prix) et non selon leur valeur d’usage, le marché en fait des marchandises, dont la concrétude n’a d’existence sociale qu’en tant qu’elle exprime l’abstraction de la valeur d’échange.

44Aussi, ce triple processus se retrouve dans le cas du streaming, en s’appliquant non plus sur des choses, mais sur des événements participant de récits : le récit de soi streamé serait la forme narrative de la mise en valeur, de même que le travail abstrait en est la forme productive. (1) En mettant en rapport narratif les divers événements mis à l’écran au sein d’une autonarration, le streaming construit l’ipséité des streamers comme synthèse identitaire de la multitude de ces événements. (2) En faisant du récit de soi un récit non introspectif mais spectaculaire, interactif et partagé, il rend directement social l’activité autonarrative et en fait un support monétisable d’expression identitaire pour d’autres. (3) Enfin, en inversant la relation intrigue/personnage, il fait des événements et des pratiques objectives le simple support d’expression de l’abstraction de l’ipséité des vidéastes. En rendant ainsi l’activité de mise en récit de soi autoréférentielle et autofinaliste, le streaming en fait in fine une pure force d’autonarration abstraite, déliée de toute nécessité de mise en intrigue du monde. Le dispositif retranscrit en cela l’inversion entre le concret et l’abstrait constitutive du capitalisme et de son mouvement tautologique d’accumulation de valeur abstraite. À un capitalisme fondé sur le lien social par le travail abstrait et les besoins partagé, le streaming opposerait un capitalisme fondé sur le lien social par la mise en récit de soi et le sens identitaire de dispositions partagées. À suivre cette perspective critique, la subjectivation narrative des streamers, source de transferts monétaires de la part de leur public, serait la marque de l’extension de la logique capitaliste à la mise en valeur de la narrativité constitutive des identités sociales.