• 1 M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, 1974, p. 302.

1Les dernières pages de Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar montrent la figure d’un empereur affaibli par la maladie et hanté par la mémoire des fastes du passé. Face à la misère du présent, l’empereur prend initialement la décision de se donner la mort par l’intermédiaire d’un de ses alliés. Ceux-ci refusent tous, à tour de rôle, de réaliser son dernier vœu. Laissé seul devant ses chagrins, l’empereur change radicalement d’attitude. Hadrien se rend compte que même si l’existence semble n’avoir plus rien à offrir, celle-ci reste capable, malgré tout, de transmettre des « instructions secrètes1 ». C’est ainsi qu’il affirme en conclusion de son raisonnement :

• 3 Dans cet article, l’expression « récit de vie » désigne la manière dont le sujet donne une forme na (...)
• 4 Il convient de préciser le sens que nous donnons au mot « mélancolie ». Nous souhaitons adopter ici (...)
• 5 A. Compagnon, « Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie », L’a (...)
• 6 R. Barthes, Le Neutre. Notes de Cours Au Collège de France 1977-1978, Paris, Seuil, 2002, p. 220.
• 7 Ibid.
• 8 E. Traverso, Mélancolie de gauche, La force d’une tradition cachée (XIX^e – XXI^e Siècle), Paris, La (...)

2Dans l’espace de cet article, nous souhaitons montrer le caractère actif, voire subversif de la posture du mélancolique vis-à-vis de son propre récit de vie3, comme celle que l’empereur Hadrien assume au terme de son existence. Lorsque le cours naturel des choses semble s’être arrêté, le mélancolique peut, malgré tout, rester à l’écoute des autres et de soi-même4. Il peut continuer d’être le scripteur d’un « écrit de vie paradoxal », pour utiliser les mots d’Antoine Compagnon au sujet de Journal de deuil de Roland Barthes5. Nous souhaitons montrer que ce qui peut sembler de prime abord comme une attitude hostile ou fermée, en réalité exprime souvent un besoin de s’ouvrir à d’autres révélations que celles que peut engendrer un temps configuré de manière « naturelle ». Le mélancolique donne une forme narrative différente à sa propre vie. En particulier, il entretient un rapport différent avec le temps, qui n’est pas configuré de la même manière que celle indiquée par P. Ricœur dans Temps et récit. Contrairement à l’image du présent décrit par P. Ricœur, en se référant aux théories de saint Augustin à propos de la temporalité, aux yeux d’un mélancolique, l’instant présent n’est pas lié au flux des événements. La succession des instants, articulée selon le rythme scandé par le cours « naturel » du temps, subit un processus de réduction : un passé immémorial englobe tant le présent que l’avenir, en embrassant ainsi tout l’arc temporel. L’instant présent, vidé de sa projectivité vers un avenir incertain, prend donc une forme nouvelle. En cela, il peut être associé au satori zen décrit par Roland Barthes lors des leçons sur le Neutre qu’il a données au Collège de France entre l’année 1977 et l’année 1978 : il représente avant tout un « brusque débouché sur le vide6 » qui « dissipe le doute, mais pas au profit d’une certitude7 ». Nous souhaitons surtout montrer que l’attitude que le mélancolique assume vis-à-vis de l’instant présent lui confère un pouvoir de divination proche de celui que le Pseudo-Aristote du Problème XXX attribue au génie. Selon cette perspective, le refus de synchronisation qui accompagne les interprétations mélancoliques doit être interprété moins en termes de déficit cognitif que comme une espèce particulière de connaissance tragique, capable d’inspirer l’action dans un sens « conscient et autoréflexif8 », au bénéfice de la discussion sociale et politique. En bref, dans l’espace de cet article, nous défendrons la thèse selon laquelle le récit de vie du mélancolique exprime, malgré tout, une puissance active qui n’est pas moins féconde que celle qui guide les configurations « naturelles » du temps humain.

• 9 À ce propos, voir notamment K. Kukkonen, et M. Caracciolo, « Introduction : What is the “Second Gen (...)

3Dans la première partie de cet article, nous souhaitons montrer comment le modèle de la triple mimèsis de P. Ricœur représente, du point de vue des théories cognitives de « première génération9 », la manière « naturelle » de configurer son propre récit de vie. Dans une seconde partie, nous souhaitons exposer les spécificités de la configuration du récit de vie des mélancoliques, en nous inspirant des théories de L. Binswanger. Dans la partie conclusive de cet article, nous souhaitons illustrer la dimension active du travail de configuration temporelle du récit de vie des mélancoliques. Nous montrerons à quel point le genre de patientia qui inspire les comportements de l’empereur Hadrien à la fin de son existence relève moins d’une passivité stérile que d’une attitude critique assumée par le mélancolique face aux aspérités du présent.

• 10 Sur ce point, voir notamment F. Dosse, « La capabilité à l’épreuve des sciences humaines », in Paul (...)
• 11 À ce propos, voir notamment P. Ricoeur, « Discours acte de investidura de Doctor Honoris Causa », i (...)
• 12 M. Fludernik, Towards a ‘Natural’ Narratology, New York, Routledge, 2001, p. 22-24.
• 13 Ibid., p. 19.

4Auteur0000-00-00T00:00:00AParler de « naturalité » au sujet du travail herméneutique conçu à la manière de P. Ricœur peut surprendre au premier abord, étant donnée la méfiance que le philosophe a manifestée à l’encontre du réductionnisme naturaliste10. Pourtant, le philosophe a plusieurs fois affirmé que son approche vise à trouver un point d’équilibre entre la sphère de la « nature » et celle de la « culture ». À ce sujet, P. Ricœur, au cours du discours qu’il a prononcé en 2001 à l’Université Raymond-Lulle de Barcelone, souligne que le propos principal de son œuvre La philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire consiste à trouver une médiation entre les thèses « naturalistes » et les thèses « herméneutiques », à travers la mise en évidence des points de convergence qui existent entre celles-ci11. Si on voulait interpréter le travail de configuration de la triple mimèsis en termes de « naturalité », on devrait donc concevoir cette dernière comme exprimant une continuité entre la sphère de la « nature » et celle de la « culture ». C’est d’ailleurs en ces termes que le modèle de la triple mimèsis a été interprété par les narratologues cognitivistes dits de « première génération ». Monika Fludernik notamment, souligne les affinités qui lient l’approche du récit de P. Ricœur à la narratologie « naturelle » dont elle se fait le promoteur12. Aux yeux de M. Fludernik, « le naturel [...] correspond à l’humain13 ». Selon cette perspective, la nature ne représente pas un donné constitutif préréflexif de l’être humain, mais au contraire, celle-ci s’affirme comme une réalité promue aussi bien par le travail de la conscience que par l’agir humain :

• 15 J. Bruner, « The Narrative Construction of Reality », Critical Inquiry, n^o 18, p. 1‑21, 1998.

5Selon cette perspective, le mouvement de la mimèsis décrit par P. Ricœur dans Temps et récit doit être considéré, en raison de son caractère humain, comme étant « naturel ». Cette vision est en ligne avec celle à propos de la notion de « nature commune » que P. Ricœur exprime dans Soi-même comme un autre. Selon celui-ci, la conception du monde en tant que « nature commune » dépend de la mise en évidence du caractère intersubjectif de ce que J. Bruner appelle la « construction narrative de la réalité15 » :

• 17 P. Ricœur, Temps et récit I : L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 136.
• 18 Ibid., p. 17.

6Selon cette perspective, le fait de donner une forme narrative à sa propre vie permet qu’elle soit transmise et communiquée aux autres individus dans l’espace public, à travers sa transcription par différents moyens d’expression (récits oraux, littéraires, cinématographiques, etc.). Les échanges entre les différents récits de vie dans l’espace public et médiatique marquent la formation d’une « nature commune » au fil du temps. Ces dernières considérations peuvent être associées au rapport qui dans la vision de P. Ricœur s’instaure entre le concept d’identité narrative et celui de triple mimèsis. Selon le philosophe, l’identité narrative qui se forge au cours de l’intersection du monde du texte et celui de l’interprète, qui s’effectue au moment de la mimèsis III17, exprime la capacité de la mimèsis à consolider le rapport entre les individus et la collectivité. Nous souhaitons approfondir ce dernier aspect, en mettant en évidence le rapport entre temporalité « naturelle » et la triple mimèsis. Selon P. Ricœur, le rapport entre temps et récit prévoit, d’une part, l’articulation du récit sous un mode temporel, et, d’autre part, ce qu’on pourrait appeler, en utilisant la terminologie de M. Fludernik, la « narrativisation » de la temporalité humaine : « Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle18 ». Le travail de la triple mimèsis permet l’articulation de la temporalité du récit à travers le dialogue entre trois types différents de présent : le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur. Dans la vision de P. Ricœur, le mouvement mimétique implique l’articulation de ces trois présents selon trois phases différentes. Entre la phase de mimèsis I, qui concerne la préfiguration par le sujet du présent du futur, et la phase de refiguration, appelée par P. Ricœur mimèsis III, qui concerne la représentation du présent du passé, se situe la phase de configuration, ou de « mise en intrigue » (mimèsis II), au cours de laquelle s’établit une « synthèse de l’hétérogène » réunissant les trois formes de temporalité dans l’instant présent. Le travail de configuration temporelle de la triple mimèsis représente donc la manière dont l’être humain, selon P. Ricœur, donne une forme à son existence en envisageant un rapport dialectique entre l’anticipation de l’avenir et la remémoration du passé. L’être humain vit l’instant présent en se projetant « naturellement » dans un avenir inconnu et en se remémorant « naturellement » les moments vécus. L’interprétation des récits offre l’occasion à l’interprète d’utiliser la pratique narrative comme une stratégie de compréhension tant de sa propre existence que de la nature commune qui est constituée par l’échange des récits de vie entre sujets au fil du temps, dans l’espace public et médiatique.

• 19 L. Binswanger, Mélancolie et manie, Paris, Presses Universitaires de France, 1987, p. 21.
• 20 Ibid., p. 24.
• 21 Ibid., p. 41.
• 22 Ibid., p. 120.

7Si l’être humain configure la temporalité selon les modalités décrites par P. Ricœur, dans le cas du mélancolique il en va autrement. Dans son ouvrage Mélancolie et manie, L. Binswanger montre que l’approche mélancolique de la temporalité se caractérise par un refus de synchronisation. Selon L. Binswanger « dans la mélancolie et la manie la conséquence ou la continuité de l’expérience et par là la réalisabilité du cours de la vie est mise en question […] la concordance des “expériences de la Nature” trouve ici un terme19 ». Aux yeux de L. Binswanger, en raison d’une « libération des liens constitutifs de l’expérience naturelle20 », le « thème mélancolique » qui occupe « l’espace psychique » des mélancoliques permet l’instauration d’un régime temporel qui se distingue du régime « naturel ». Comme nous l’avons observé plus haut, puisque le travail de configuration temporelle est lié à la constitution de l’identité du sujet, L. Binswanger souligne les altérations de la conscience que l’état mélancolique est capable de provoquer chez ses patients. En adoptant une approche « transcendantale-phénoménologique », L. Binswanger se propose de mettre en lumière les « altérations déterminantes pour “la mélancolie” dans la structure constitutive de l’édifice de la “conscience”21 ». En particulier, L. Binswanger déduit, de l’analyse des récits que ses patients formulent de leur existence, que ceux-ci se trouvent dans une situation où « l’ego pur est […] dans une sorte de situation de détresse ou de contrainte et, pour le dire sans métaphore, sa constitution est non seulement mise en danger, mais largement mise en question22 ». Dans le cas de l’approche mélancolique des événements, tant la temporalité « naturelle » que la constitution de la conscience du sujet mélancolique s’en trouvent profondément altérées. D’une part, le temps n’est pas articulé selon la dialectique entre l’anticipation du futur et la remémoration du passé décrite par P. Ricœur. Le mélancolique paraît obsédé par un événement qui semble s’être produit dans un passé immémorial. Cet ancrage dans le passé qui caractérise la configuration mélancolique a comme effet de vider de tout contenu tant le présent que l’avenir, de sorte que des instants identiques à eux-mêmes se répètent indéfiniment dans l’espace d’un « présent absolu ». À ce propos, nous souhaitons citer un extrait tiré de l’ouvrage de Jérôme Porée L’espérance mélancolique. Un dialogue entre philosophie et psychiatrie sur le temps humain qui porte sur la relation, décrite par L. Binswanger, entre l’événement absolu qui obsède le mélancolique et la répétition du présent :

• 25 Anonyme, La Bible. Ancien testament - tome II, Paris, Gallimard, 1959, p. 1507.
• 26 M. Sternberg, « Telling in Time (II) : Chronology, Teleology, Narrativity », Poetics Today, vol. 13 (...)
• 27 L. Binswanger, op. cit., p. 61.

9Si on voulait donner un exemple d’un récit de vie configuré par la mélancolie, on pourrait citer le récit que l’Ecclésiaste offre de sa vie dans l’Ancien testament. Lorsque l’Ecclésiaste se tourne vers l’analyse des œuvres qu’il a produites au cours de son existence, il s’aperçoit que « tout est vanité et poursuite de vent et il n’y a pas de profit sous le soleil25 ». Aux yeux de l’Ecclésiaste, puisque tout a déjà été accompli dans un passé immémorial, il n’y a effectivement rien de nouveau sous le soleil. Au pôle de la réception, lorsqu’un interprète aborde un récit par une approche mélancolique, il ne se laisse pas emporter par la tension narrative : tout se passe comme si les événements s’enchaînaient les uns aux autres malgré sa volonté. Si nous prenons l’exemple de Crime et Châtiment de F. Dostoïevski, l’interprète qui configure ce récit par une approche mélancolique ne trouve pas d’intérêt à répondre à la question introduite par le nœud, qui revêt une importance cruciale dans l’interprétation de certains narratologues comme Meir Sternberg26, c’est-à-dire « Raskolnikov finira-t-il par avouer son crime ? ». L’interprète mélancolique oriente plutôt son attention vers les révélations inattendues que le parcours de Raskolnikov est capable d’engendrer au cours de l’acte interprétatif. En définitive, le « détachement des conditions constitutives de l’expérience naturelle27 », décrit par L. Binswanger au sujet de l’approche mélancolique des événements, provoque une mise en suspens de la projectivité du présent vers un avenir incertain, en offrant ainsi au mélancolique la faculté de s’ouvrir à des possibilités inconnues.

• 28 Ibid., p. 97-110.
• 29 « On pourrait être tenté de parler ici […] d'un “mode déficient” de l'angoisse dans le sens heidegg (...)
• 30 Nous tenons à souligner que L. Binswanger se réfère uniquement à l’usage psychopathologique du term (...)
• 31 P. Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, p. 294.
• 32 Il convient à ce propos de mentionner, entre autres, les travaux de J. Englebert et G. Stanghellini (...)
• 33 Sarah Troubé, notamment, affirme que « la mélancolie, dans la perspective d’une clinique différenti (...)
• 34 M. Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 29.
• 35 Ibid., p. 28.
• 36 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, in Œuvres complètes de Friedrich Nietzsche, Vol. I, La N (...)
• 37 R. Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 18.

10À la lumière de ces considérations, nous souhaitons souligner la dimension active de la configuration mélancolique du récit de vie. Tant L. Binswanger que P. Ricœur décrivent la configuration mélancolique des événements en termes de négation. D’une part, L. Binswanger parle au sujet de la mélancolie surtout en termes de « défaillance28 » et de « déficience29 » par rapport à un état normal de santé30. D’autre part, dans De l’interprétation, essai sur Freud, P. Ricœur porte un jugement négatif sur la mélancolie, qu’il définit, en reprenant les mots de S. Freud, comme une « culture pure de la pulsion de mort31 ». Pour notre part, nous souhaitons souligner la dimension active de la configuration mélancolique des événements. Ce faisant, nous souhaitons développer certaines considérations récentes, au sujet du rapport entre identité narrative et mélancolie, qui ont été formulées par différents auteurs dans un cadre clinique32, en les associant à l’analyse de la disposition mélancolique conçue dans ses dimensions existentielle, philosophique, littéraire33. En reprenant à notre compte les mots de Maurice Blanchot au sujet de la « passion de la patience34 » dans L’Écriture du désastre, nous souhaitons définir l’attitude mélancolique comme une « passivité qui est le “pas du tout à fait passif”, qui a donc abandonné le niveau de vie où passif serait seulement opposé à actif35 ». La patientia que, comme nous l’avons observé dans l’introduction, l’empereur Hadrien endure au cours des derniers jours de son existence, selon le roman de M. Yourcenar, et que les mélancoliques expriment dans leur manière particulière de donner une forme à leur vie, peut être interprétée comme une chance de s’ouvrir à une compréhension de la réalité et de l’altérité plus profonde, qu’on pourrait assimiler à celle que F. Nietzsche attribue au spectateur du drame tragique dans La Naissance de la tragédie. Selon le jeune F. Nietzsche, lorsque le spectateur mesure les limites de la logique des événements qui guide les drames d’Euripide, « il découvre qu’à cette limite la logique s’enroule sur elle-même et finit par se mordre la queue – alors surgit une nouvelle forme de connaissance, la connaissance tragique36 ». La connaissance tragique nietzschéenne ne doit pas être interprétée comme exprimant un déficit cognitif du spectateur, elle rend visible au contraire la capacité de celui-ci à accéder à une compréhension du spectacle tragique différente de celle exprimée par le modèle de configuration « naturelle » de l’intrigue. En transférant au domaine des études narratologiques les considérations de F. Nietzsche au sujet de la réception tragique, nous pourrions affirmer que la mise entre parenthèses de la tension narrative donne l’occasion au mélancolique d’explorer les possibilités cachées qui s’ouvrent devant lui. Le mélancolique, en voulant méconnaître les liens causaux et logiques qui relient les événements les uns aux autres dans l’espace de son existence, se rend capable de saisir les brèches temporelles qui s’ouvrent devant lui, en accédant ainsi à une compréhension différente de son parcours existentiel. Le mélancolique adopte ainsi la posture du lecteur décrite par Roland Barthes dans S/Z, qui oublie les sens déployés par le texte. À ce propos, R. Barthes affirme que « l’oubli des sens n’est pas matière à excuses, défaut malheureux de performance ; c’est une valeur affirmative, une façon d’affirmer l’irresponsabilité du texte, le pluralisme des systèmes […] : c’est précisément parce que j’oublie que je lis37 ». Le sujet, par la configuration mélancolique du récit de vie, accède à un pouvoir de divination que les Grecs, notamment le Pseudo-Aristote du Problème XXX, attribuent au génie. Cet aspect a notamment été souligné par László Földényi dans son ouvrage Mélancolie, essai sur l’âme occidentale. Selon Földényi :

• 39 R. Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 219.
• 40 W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Oeuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 443.
• 41 « L’ombre de l’objet est ainsi tombée sur le moi, qui a pu être alors jugé par une instance spécial (...)
• 42 R. Barthes, Journal de deuil, Paris, Seuil, 2009, p. 40.
• 43 E. Traverso, op. cit., p. 23.

11Le temps présent est vécu par le mélancolique comme un présent absolu, un espace vide qui s’ouvre devant lui en permettant une intuition proche du satori zen décrit par R. Barthes, « qui n’est pas dans une continuité logique attendue, une image endoxale de la causalité39 ». En cela, chaque instant pour le mélancolique peut être l’occasion d’une révélation inattendue, comme dans le cas de la temporalité messianique décrite par Walter Benjamin dans Sur le concept d’histoire, à l’intérieur de laquelle chaque seconde représente « la porte étroite » par laquelle le Messie peut entrer40. Dans ces circonstances, nous devrions interpréter la mise en question de l’ego mélancolique décrite par L. Binswanger moins comme une « perte de moi » à la manière de S. Freud de Deuil et mélancolie41, que comme une présence d’esprit, à la manière de R. Barthes de Journal de deuil. Ces notes, qui ont été rédigées par R. Barthes à la suite de la mort de sa mère, expriment parfaitement le pouvoir actif du mélancolique face aux événements. Roland Barthes lui-même semble s’étonner devant la lucidité dont il fait preuve dans ces notes malgré l’acuité de sa douleur : « L’étonnant de ces notes, c’est un sujet dévasté en proie à la présence d’esprit42 ». La mélancolie donc offre au sujet un arsenal critique puissant qui peut être employé afin de stimuler l’action « dans un sens conscient et autoréflexif43 ». À ce propos, nous souhaitons souligner la dimension politique de la configuration mélancolique du récit de vie. Comme le montre Enzo Traverso au sujet du combat des activistes gay « face aux conséquences ravageuses du sida », notamment durant les années 1980-1990, en France et à l’étranger, la mélancolie peut inspirer un travail de reconstruction qui possède une dimension politique :

• 46 T. More, L’Utopie, Traduit par Jean Leblond, Paris, Gallimard, 2012.
• 47 Notamment W. Benjamin, « Paris, capitale du XIX^e siècle », in Œuvres III, op. cit.
• 48 M. Abensour, L’homme est un animal utopique : Utopiques II, Paris, Sens & Tonka, 2013 et M. Abensou (...)
• 49 M. Löwy, et R. Sayre, Révolte et mélancolie : le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris (...)
• 50 D. Bensaïd, Le Pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997.

13La mélancolie peut donc mener les individus à l’élaboration de nouvelles manières d’organiser l’action collective et individuelle. À ce propos, il serait intéressant d’explorer les liens qui existent entre la mélancolie, la narrativité et l’utopie, d’un point de vue narratologique. Nous nous proposons d’aborder ce sujet à une prochaine occasion, en nous appuyant sur les théories de certains auteurs, dont T. More46, W. Benjamin47, M. Abensour48, M. Löwy49, D. Bensaïd50.

• 51 J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », in Autres écrits, Pa (...)

14En conclusion, nous espérons avoir mis en évidence la puissance active de la configuration mélancolique du récit de vie. En soulignant la dimension plurielle de la mélancolie, nous pourrions découvrir celle-ci comme exprimant une sorte de « charité sévère et militante51 » proche de celle que les écrits de Marguerite Duras peuvent dégager aux yeux de J. Lacan. Si nous cessons de décrire la mélancolie uniquement en termes de négation, nous pourrions découvrir la capacité de celle-ci à célébrer de nouvelles unions entre les esprits, à l’image des « noces taciturnes de la vie vide avec l’objet indescriptible » évoquées par J. Lacan au terme de son hommage à Marguerite Duras :