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Usages des jeux video urbains dans le contexte de l'urbanisme participatif – le cas d'"INVESPACE-La Halle" (Rennes)

Uses of urban video games in the context of participative urbanism - The case of "INVESPACE-La Halle" (Rennes)
Marie-Anaïs Le Breton et Hélène Bailleul

Résumés

L’article propose une analyse comparative de l’usage d’un jeu vidéo urbain hybride développé par le laboratoire ESO dans le cadre d’un projet d’urbanisme à Rennes (France). Initialement prévue pour analyser l’implication des jeunes dans la fabrique de la ville, l’expérimentation de l’application INVESPACE-La Halle a également permis d’observer les représentations professionnelles par rapport à la ludification des outils de co-conception de l’espace urbain. L’article revient ensuite sur les apports et limites de ces expérimentations numériques, d’une part, dans le développement de l’urbanisme participatif, et d’autre part, pour les recherches sur la participation.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Nous qualifions d’expérimental, à la suite de nombreux travaux en sciences sociales issus des diver (...)

1La démocratie participative comporte par essence un double objectif politique : « rapprocher fonctionnellement l’administration de l’habitant, mais aussi ouvrir au citoyen un pouvoir de participation directe aux décisions » (Gaudin, 2010, :46). Elle se matérialise dans des arrangements variés, que ce soit au regard du public investi et visé, et des formes de représentativité mises en œuvre (Blondiaux, 2005). En effet, l’intégration des habitants aux processus délibératifs, dépendant de la capacité à dépasser les jugements dépréciatifs quant aux « savoirs ordinaires » (Sintomer, 2008) qu’ils mobilisent, questionne les procédures des politiques urbaines en même temps que les modèles traditionnels de démocratie représentative. C’est la conception même de la légitimité qui est redéfinie par ces dispositifs participatifs. Une longue période d'innovation dans les dispositifs s’est ouverte au tournant des années 2000 en France qui a conduit de nombreux chercheurs à questionner ces méthodologies, à participer à leur développement ou à les évaluer (Raymond, 2009 ; Talpin, 2011 ; Blondiaux et al., 2011). Sont apparues par la suite des recherches plus ciblées sur les acteurs de la participation (Nojon, 2012 ; Bonacorsi et al., 2012 ; Mazeaud et al., 2018) et sur les transformations techniques et méthodologiques de la participation (Graillot et al., 2006 ; Basile et al., 2009 ; Cardon, 2010 ; Nouchet et al., 2012 ; Bailleul et al., 2014 ; Bailleul, 2015 ; Douay et al., 2015 ; L’Her et al., 2017 ; Ferchaud et al. 2018) dans lequel s’inscrit cet article. Les études sur la participation sont aujourd’hui aux prises avec certaines des questions majeures des sciences sociales : inégalités, sociétés en transition, digitalisation des rapports sociaux (y compris de la démocratie), engagement et citoyenneté, reconnaissance. Pour faciliter l’interrogation de ce vaste champ, nous avons choisi dans cet article d’entrer par une situation de participation ordinaire et de comprendre par une méthode expérimentale1, dont nous définirons les paramètres ci-après, comment les individus expriment leurs opinions en fonction de configurations technique, sociale, communicationnelle et politique propres à une démocratie participative.

2Le cas des projets urbains se prête bien à la mise en place d’une expérimentation de la démocratie participative (Rufat, 2019). En effet, les textes cadres de ces procédures incitent à la participation citoyenne, tout en favorisant une liberté quant aux conditions de sa mise en œuvre. Informés par les acteurs politiques locaux des modalités de gouvernance du territoire dans lequel ils vivent, les habitants ont accès à diverses possibilités de s’impliquer : ils peuvent informer les autorités des dysfonctionnements dans leur espace quotidien, exprimer leurs besoins, faire connaître leurs désirs et souhaits pour l’avenir. Le développement des outils numériques dans la communication quotidienne amplifie le foisonnement des formes d’implications en permettant, par le biais d’applications, de logiciels, de médias numériques, de rapporter divers problèmes rencontrés sur l’espace public, de voter, de commenter, de réclamer. C’est finalement moins la maîtrise des codes d’une démocratie dialogique qui faciliterait l’adoption d’une posture contributive, que la capacité à valoriser, dans le cadre des projets urbains, des pratiques ordinaires d’interactions via les dispositifs numériques (Gagnebien et al., 2016). Cependant, la multiplication des formes de participation peut amener à une sur-sollicitation des habitants (Ferchaud et Bailleul, 2018). Ils sont parmi les premiers concernés par ces formes renouvelées d’ « injonction à participer » (Lederman et al., 2019), et peuvent vivre la participation comme une obligation.

3Du côté des autorités publiques, l’association des habitants à l’élaboration de la décision et des projets se justifie par des préoccupations pratiques, telles que l’acceptation facilitée du projet par l’opinion publique (Blatrix, 2010). Les processus de codécision qui s’insèrent dans les procédures d’urbanisme tendent à recréer du lien, sinon à en instaurer, entre les multiples parties prenantes de la fabrique de la ville : collectivités, entreprises, associations, habitants. Dès lors, l’épineuse question de la participation des citoyens aux politiques d’aménagement urbain nécessite pour les maîtres d’ouvrage de diversifier les dispositifs de concertation et de communication. Sur le marché de l’ingénierie participative (Mazeaud et Nonjon, 2018) les jeux vidéo urbains et autres applications numériques prennent des formes variées qui poussent les chercheurs à s’interroger sur leurs effets depuis une quinzaine d’années (Mauco, 2008 ; Ruffat et Ter Minassian, 2012 ; Badouard, 2014 ; Gagnebien et Bailleul, 2014 ; Rufat, 2019). Outils de médiation entre l’individu et le collectif, mais aussi entre l’individu et un espace (actuel ou en devenir), de tels dispositifs permettent d’enclencher, par un design ludique attractif, une démarche pédagogique qui soutiendrait, sinon aboutirait, à un partage des savoirs.

4Par rapport à ce contexte de foisonnement des expérimentations démocratiques urbaines, même s’il ne faut pas ignorer qu’elles sont anciennes (Sintomer, 2011), notre recherche se positionne dans un double objectif. D’une part, l’objectif d’étalonner une méthode expérimentale au regard d’une confrontation au terrain (le « moment » expérimental), permettant d’envisager qu’elle devienne « un outil de connaissance (e.g. accéder à des dispositions, des rhétoriques[...] ou des savoirs profanes et/ou experts) » (Fleury-Vilatte et al., 2005, :151). D’autre part, cette recherche vise à observer la validité même de l’expérimentation, en en faisant un objet d’investigation. En effet, si cet article ne traite que de quelques exemples de réalisation du dispositif expérimental, il vise aussi à questionner la manière dont la recherche se saisit de ces situations de démocratie en acte.

  • 2 Pour preuve de cet engouement international pour l’innovation démocratique, et son pilotage par les (...)

5Nous nous questionnons ainsi sur la portée de ces nouveaux formats de la participation citoyenne « augmentée par le numérique » (Bailleul, 2016) en prenant au sérieux les conditions de leur mise en œuvre - ce que permet la démarche expérimentale - et non dans une posture évaluative. Nous nous intéressons aux conditions permettant à ces dispositifs numériques de jouer un rôle dans la construction d’un consensus autour du projet urbain, mais sans prétendre démontrer la validité scientifique de ces résultats en tout temps ou en tout lieu. La validité scientifique des résultats présentés ici porte d’abord sur l’intérêt d’une démarche expérimentale pour les études sur la participation et ses innovations. Il s’agit de présenter les étapes d’une démarche expérimentale (ouvrir la boîte noire) et d’en divulguer les potentiels en matière d’analyse des scènes d’innovation démocratique qui fleurissent un peu partout2 dans et en dehors des cadres institutionnels (Sillard, 2019).

  • 3 Laboratoire de géographie, sociologie et urbanisme : http://eso.cnrs.fr/fr/index.html
  • 4 Laboratoire d’arts plastiques et esthétique : https://ptac.hypotheses.org/
  • 5 Nous n’aurons pas le loisir ici de développer le contexte de ce projet urbain, nous invitons les le (...)
  • 6 Conception graphique : Tania Gaitan (designeuse), conception et réalisation du protocole : Hélène B (...)
  • 7 Lors de l’expérimentation, ce projet était en phase d’amorçage de la conception et faisait l’objet (...)

6Pour parvenir à initier une expérimentation d’urbanisme participatif, les chercheurs des laboratoires ESO3 et PTAC4 se sont rapprochés en 2016 de Rennes Métropole pour identifier un cadre réel (projet urbain en cours5) dans lequel appliquer l’expérimentation. La conception et réalisation d’un jeu urbain hybride par l’équipe de chercheurs en urbanisme et design graphique a permis d’accompagner la réalisation d’ateliers avec les habitants du quartier et professionnels engagés dans le projet urbain. Les ateliers « INVESPACE-La Halle », dont l’application numérique a été développée au sein du laboratoire ESO6 (grâce au soutien de la Région Bretagne), sont des temps de jeu vidéo urbain collaboratifs et hybrides (application numérique et supports matériels). La mise en récit est proposée sous forme d’une commande publique : les joueurs, réunis en groupes, disposent d’un temps imparti pour formuler une proposition d’aménagement d’une « halle multifonctions »7 dans le cadre du projet de renouvellement urbain du quartier du Blosne, à Rennes. Les choix relatifs au design du jeu et à la conception du protocole ont été guidés par quelques postulats. Le premier était qu’un même jeu pouvait être testé et susciter des résultats (c’est-à-dire arriver à son terme) dans différents contextes sociaux et avec différents publics. Nous avons inféré l’hypothèse selon laquelle l’âge et la formation professionnelle ne sont pas des facteurs explicatifs à la mise en œuvre de mécanismes de coopération différents au cours des expérimentations menées avec le dispositif numérique. Deuxièmement, nous avons pensé que le caractère ludique du jeu proposé, et la formulation d’une proposition d’aménagement par le « faire », seraient les vecteurs de cette dynamique d’échange entre les participants. Troisièmement, nous avons postulé que cette expérimentation pourrait permettre d’accéder à des résultats quant aux représentations et valeurs des joueurs. En effet, nous avons supposé que la réalité augmentée aurait un impact positif sur la prise en main (attractivité), la jouabilité mais aussi les choix des joueurs (qu’il serait possible d’observer). Enfin nous avons posé une hypothèse sur le rôle de l’hybridité (outil numérique et matériel) dans la construction d’une proposition collectivement partagée. L’existence d’objets facilement déplaçables, en nombre suffisant pour qu’aucun joueur ne puisse accaparer le processus de conception, nous a permis d’anticiper qu’une négociation et une co-construction du projet se mettrait en place, en aidant les participants à se représenter collectivement un espace en devenir. L’analyse comparative d'ateliers organisés avec des publics hétérogènes – professionnels de l’aménagement, jeunes de 8 à 14 ans (dont le protocole détaillé sera précisé dans la suite de l’article) – permet d’observer les conduites, de récolter les discours et de mesurer différents impacts du dispositif de jeu.

7Dans un premier temps, nous revenons dans l’article de manière plus approfondie sur le rôle du « numérique » dans le contexte de la démocratie participative et des projets urbains. Dans un second temps, nous présentons l’expérimentation, entendue comme une application « INVESPACE-La Halle », mais également un protocole de jeu et d’observation scientifique. Enfin, nous présentons les résultats de deux ateliers organisés en 2018 afin de discuter de ce qu’un tel protocole nous apprend de la réalité sociale investiguée, mais aussi de ses intérêts et limites pour la recherche sur la participation.

1. Entre devoir participatif et idéal délibératif, le numérique au cœur de la promesse d’une démocratie participative

1.1. Du profane à l’expertise citoyenne : la participation comme processus d’émancipation vis-à-vis des autorités locales

8La reconnaissance des « savoirs citoyens » (Sintomer, 2008) comme levier de consécration des habitants au rang d’acteur de la fabrique de la ville ne va pas de soi. Les dispositifs de concertation réunissant des acteurs issus de divers milieux (société civile, associatif, politique, professionnel) sont des scènes médiatiques, au sens de Jürgen Habermas (1978), et contribuent à ancrer l’action publique territoriale dans un cadre politique. Cet élan est saisi par certaines collectivités, qui valorisent la participation citoyenne en ouvrant les instances de décisions publiques aux citoyens dans une démarche pragmatique. Toutefois, la prise de parole en public est une compétence exigeante, et altère le rôle initial de l’individu participant à un débat : « regardé de tous, surveillé par le droit, enregistré pour l’histoire, celui qui s’y risque doit s’arracher à l’ordinaire de la conversation » (Cardon, 2010, :37). L’individu qui participe doit être en mesure de porter des revendications au nom de l’intérêt général, en s’appuyant sur une représentation collective et non sur ses propres intérêts (Cardon, Heurtin & Lemieux, 1995). La participation des citoyens peut dès lors être assimilée à une école de la démocratie (Talpin, 2011) au sein de laquelle « l’individu fait l’apprentissage du débat raisonné sur l’intérêt général et la chose publique » (Carrel, 2013, :145). Cet apprentissage peut s’apparenter à une dynamique d’empowerment (Carrel, 2013) selon laquelle la participation des habitants irait dans le sens d’une émancipation de ces derniers, vis-à-vis des cadres réglementaires de la démocratie représentative, mais aussi des modèles administratifs des autorités locales.

9Les modalités d’intégration de la société civile à la fabrique de la ville sont prises dans une double dynamique, entre devoir participatif d’une part, et idéal délibératif d’autre part : « la plupart des dispositifs participatifs contemporains ont été initiés dans le cadre de commandes publiques réglementées. Des fonds ont été attribués à la gestion, l’animation et l’évaluation des instances participatives, créant un véritable marché du conseil en participation » (Nonjon, 2012, :80). Les différentes formes d’incitation à la participation, notamment juridiques, s’inscrivent dans un contexte multiscalaire (mouvance mondiale, règlementations nationales et applications locales), et peuvent être vécues comme une contrainte : « l’objectif de développer la participation des habitants est ressenti comme une consigne venant “d’en haut”, c’est-à-dire des circulaires et des documents de la Délégation Interministérielle à la Ville » (Carrel, 2008, :357). Aussi les acteurs publics ne se convertissent-ils pas tous à l’idée d’une participation des habitants dans la gouvernance locale du territoire (Carrel, 2008). Ce processus de renouvellement du modèle démocratique jusqu’alors dominant est rendu effectif par des moyens variés en fonction de l’échelle dans laquelle il opère, et des volontés politiques des acteurs du territoire. Les expérimentations s’inscrivent alors dans un spectre très large, « des tentatives de budget participatif au simulacre de consultation et à la banale opération de marketing politique » (Blondiaux, 2001, :44). La participation des habitants, à titre individuel ou collectif, serait à l’origine d’un renouveau politique, par « l’interpellation publique du pouvoir politique » (Blondiaux, 2001, :45). Dans le contexte des projets urbains, cet « idéal délibératif » est également présent, porté par les habitants, mais aussi par les acteurs institutionnels qui déclarent ouvrir la fabrique du territoire à toutes et tous et mettent en avant la méthode de la « co-construction ».

10Cependant, un « angle mort » de cet idéal délibératif réside dans les conditions mêmes d’accès à la délibération. En effet, si dans le cas des grands débats nationaux, le statut de « citoyen » paraît évident pour décider de qui délibère avec les autorités (tirage au sort sur les listes électorales), à l’échelle locale, c’est la connaissance des territoires (proximité), leur pratique et le concernement des populations (riverains) qui semblent accorder la légitimité à être inclus dans la délibération, en étant « citoyen » ou non (Le Floch, 2011). À cet égard, la question de l’implication et de la participation des jeunes (de moins de 18 ans) à la vie publique et politique territorialisée est renouvelée. Ils apparaissent désormais comme un outil de construction territoriale (Loncle, 2004), une ressource politique (Koebel, 2001), un « public-cible » en marge des instances de délibération qu’il faut parvenir à impliquer en élargissant les scènes de la participation, en ce qu’ils sont des « citoyens en devenir » (Breviglieri, 2014).

1.2. Les technologies numériques mises au service de la démocratie délibérative

11Avec la diffusion et la promotion du web territorial depuis les années 2000, les moyens d’atteindre cette ambition semblent complétés, sinon renouvelés, par les technologies de l’information et de la communication : « nous sommes à présent dans le plissement numérique du monde et le tissage continu qui ne cesse de croitre entre les liens, les données, se complique du tissage numérique des êtres et des choses, des êtres et des objets et des territoires qu’ils fabriquent » (Carmes & Noyer, 2015, :178). Le « web 2.0 » et l’ensemble des services mis à disposition des citoyens pour s’impliquer dans la fabrique de la ville sont affichés, par les institutions, comme moteur d’une participation numérique. D’autres outils sont développés et expérimentés par les collectivités, les universités et certains bureaux d’études spécialisés dans les dispositifs de participation et de concertation (maquettes 3D, images numériques, vidéos, ou serious games), s’inscrivant dans la trajectoire des expérimentations de cartographie participative (Douay et al., 2015). De l’objectif de récolte de données à celui de susciter l’intérêt d’une large partie de la population, ces dispositifs aident non seulement les habitants à mieux se projeter sur leur territoire de vie, mais permettent aussi de construire et stabiliser des jeux d’acteurs en contexte de concertation (Ritschard, 2017). Les outils de visualisation et de simulation 3D, en tant que dispositifs de « réalité virtuelle », offrent aux individus des possibilités nouvelles de simulation, en leur permettant de s’immerger et d’interagir avec un espace en projet (Rheingold, 1993 ; Rufat et al. 2012 ; Bailleul, 2015). Il existe toutefois différents gradients à cette interactivité, allant de la perception d’images animées à la navigation dans un environnement virtuel. Si la production de ces images fait désormais partie intégrante de l’exercice de conception du projet urbain, elle donne avant tout à voir le point de vue de ses auteurs (Bailleul et al., 2014) et laisse peu de place à la contribution. En cela, ce sont des processus qui tout comme les dispositifs non numériques aident à établir un diagnostic et à travailler l’acceptabilité du projet : « en donnant la parole aux administrés, la procédure vise à améliorer l’acceptabilité des projets, ainsi qu’en attestent les débats ayant précédé le vote de la loi, l’information et le dialogue avec les administrés étant censés permettre de faire l’économie de ‘’faux conflits’’ » (Blatrix, 2010, :219). Ils ne suffisent pas à engager l’habitant comme acteur d’une démarche qui se veut participative, au sein d’une gouvernance de projets dont les temporalités ne s’accordent pas parfois avec les aspirations à la citoyenneté (Ferchaud et al., 2018).

1.3. L’innovation technologique au secours d’une participation citoyenne en crise

12Si le constat de l’absence de catégories entières de la population dans les assemblées et réunions-débats organisées par les pouvoirs publics est avéré (Fraser, 2001 ; Berger et Charles, 2014), il est à considérer en fonction du « caractère inapproprié ou inappropriable d’une part importante des contributions des participants effectivement mobilisés dans ces espaces » (Berger & Charles, 2014, :8). La difficulté à s’exprimer devant un large public comprenant à la fois des figures politiques et des professionnels de l’aménagement, au nom d’un intérêt général, tend à limiter l’implication de certains habitants d’un territoire. En cela, « la démocratie participative dans les métropoles permet certes à de nouvelles élites issues de la société civile de se constituer en tant que telles en leur permettant d’enclencher un processus d’apprentissage de nouveaux registres d’action. Elle est cependant très loin de permettre aux citoyens ‘’ordinaires’’ de peser sur les choix collectifs » (Jouve, 2005, :326). Cette fermeture invisible des assemblées participatives classiques à certaines catégories de la population s’inscrit dans un modèle discursif décrit par Jürgen Habermas, où la participation « de tous » se limite dans les faits à la présence de certains groupes sociaux spécifiques. De « nombreuses exclusions significatives » (Fraser, 2001, :131) invitent à questionner l’idéal de la démocratie participative comme sphère publique égalitaire et inclusive. S’il y a effectivement une forme de désintérêt, de non-participation et de prise de distance vis-à-vis de la cause publique (Warin, 1995 ; Hibbing & Theiss-Morse, 2002), c’est parce que le modèle d’une rationalité communicationnelle est profondément ancré dans l’imaginaire. Toutefois, la sphère publique ne s’accommode pas d’une parfaite neutralité (Fraser, 2001), et les instances délibératives sont autant animées par l’expression d’arguments logiques que de références à l’imaginaire et aux sensibilités individuelles et collectives. De plus, la démocratie participative est un moyen de réaffirmer la légitimité des élus, sous couvert d’un ensemble de dispositifs de négociation et de codécision avec les habitants du futur d’un territoire. Aussi, la méfiance pour la sphère politique est-elle aussi à l’origine d’une désaffection des instances de démocratie participative dans la fabrique de la ville, menant au constat aujourd’hui largement partagé d’un échec relatif de ces dispositifs participatifs.

13L’innovation, en tant qu’outil de modernisation d’une part, et de processus de transformation d’autre part, est souvent présentée comme un levier de réenchantement de la participation citoyenne. Cette participation, permise par les outils numériques, opère en particulier dans le champ de la gestion quotidienne de l’espace urbain et sa fabrique. Les smartphones, Internet et les réseaux sociaux, outils du quotidien, peuvent être mobilisés à des fins participatives, en mettant en lien acteurs politiques, professionnels et habitants, selon une logique réticulaire. La visibilité des savoirs citoyens, valorisés par les acteurs institutionnels au cours d’instances délibératives, fait l’objet de toute les attentions. Dans le cadre d’activités coopératives et de captation permises par des applications (sur smartphones ou tablettes), les citoyens activent des formes d’expertise qu’ils développent au quotidien. « L’expertise se trouve ainsi distribuée et un statut nouveau est donné au citoyen à travers ce partage des connaissances, parfois techniques et scientifiques de haut niveau » (Bouiller, 2016, :257). Ces croyances envers les applications numériques s’inscrivent généralement dans un registre de valeurs technophiles, et alimentent un contexte d’espoir contestable sur l’émancipation et l’encapacitation citoyenne dans le champ de l’urbanisme. Le téléchargement de tels outils, puis leur usage, relèvent en fait davantage de l’interaction - dans le champ large qui est celui de la médiation urbaine - entre administrés et administrateurs.

14À Rennes, il existe une forte tradition en matière d’expérimentations numériques pour la participation aux projets urbains (Ferchaud, 2018). Si l'archéologie de ces expérimentations remonte à 1999 et aux grands événements de communication territoriale qui ont intégré la maquette numérique du territoire, on a vu par la suite un foisonnement de démarches autour des projets urbains (Bailleul et al., 2013) qui ont été « regroupés » au sein de la « Fabrique citoyenne » depuis 20148.

2. Co-construire une proposition d’aménagement avec l’application « invespace » : une expérimentation hybride de jeu vidéo urbain sur un quartier de rennes

2.1. Les outils de simulation et visualisation de l’espace : usages actuels à Rennes et potentiel pour une interactivité réelle

15Le numérique - au sens large - est employé comme vecteur de connaissance, et comme opportunité de dialoguer avec des experts tout en s’appropriant les futurs possibles de la ville de Rennes. D’abord mobilisées pour aider à la visualisation d’un espace, les représentations en 3D aujourd’hui « permettent aux citoyens de réagir aux projets d’aménagement proposés » (Noucher & Nageleisen, 2012, :21). La manipulation individuelle pourrait dès lors renforcer le lien entre habitant et acteur institutionnel en offrant aux participants un même socle commun de connaissances (Dubus et al., 2015) à partir duquel évoluer sur des questions liées au projet urbain.

16À la Maison du Projet au quartier du Blosne (inaugurée le 8 décembre 2017), le premier réflexe des habitants est de se situer sur la maquette numérique. Ainsi replacés dans un système de représentation familier (Noucher & Nageleisen, 2012 ; Jacquinot, 2014), les individus échangent avec les personnes en charge de la permanence (services civiques ou employés de Rennes Métropole) en suivant généralement une logique inductive : de l’identification de leur logement et des problématiques de l’environnement proche, aux questions plus générales sur les enjeux liés à la rénovation du quartier. Les maquettes 3D des projets urbains, ainsi employées dans un dispositif de concertation, offrent aux habitants la possibilité de se représenter un espace en devenir en manipulant un outil numérique. L’application INVESPACE présentée dans cet article permet quant à elle aux participants de construire leur propre imaginaire, en leur proposant des interfaces avec des représentations « à construire ».

17Si les TIC peuvent être considérées comme une aide à la décision (Graillot & Waaub, 2006), c’est en ce qu’elles permettraient d’aboutir à de meilleures décisions en contribuant à améliorer les diagnostics territoriaux et en offrant des possibilités quasi infinies de modélisation. De fait, les formats de concertation intégrant les TIC sont eux aussi particulièrement flexibles – en fonction de leur design, et peuvent comporter une dimension ludique qui ouvre les dispositifs à un plus large public. En cela, l’association du numérique et du jeu pourraient constituer une « solution » à la faible participation des citoyens à la fabrique de la ville (Bailleul & Gagnebien, 2014). Le numérique permettrait ainsi la co-construction de l’espace en projet par le partage des outils de conception avec les habitants. En outre, il participerait à mieux prendre en compte les attentes des personnes éloignées des espaces de la parole publique, et à révéler leurs représentations d’un territoire (Dubus et al., 2015) en sollicitant d’autres compétences que celles du champ dialogique (« l’agir » et « le faire »), et dans des cadres plus restreints.

2.2. L’application INVESPACE – méthode d’expérimentation d’un jeu vidéo urbain hybride en atelier

2.2.1. Usage du jeu en projet : présentation de l’application

18L’application « INVESPACE-La Halle » a été conçue durant l’été 2017 par Tania Gaitan, étudiante en master Design à l’Université Rennes 2, dans le cadre d’un programme de recherche visant à produire et analyser des dispositifs numériques participatifs par l’expérimentation9. Ce jeu vidéo urbain hybride, mêlant représentations physique (table de jeu en vue aérienne de l’espace en projet - la halle multifonctions du Blosne) et virtuelle (images 3D sur tablette numérique) est une technique de médiation numérique dissociée du lieu de l’aménagement. C’est un dispositif de concertation ex-situ, « où l’action collective se fait hors site : dans ce cas, le lieu est saisi par un ensemble de représentations » (L’Her, Servières et Siret, 2017, :158). Les participants, réunis par groupe de quatre à six autour d’une table, ont pour objectif de construire en équipe une proposition d’aménagement de la future Halle multifonctions du Blosne, située Place de Zagreb, à partir d’une sélection de modules (figure 1 ci-dessous) représentant des activités sportives, des zones de jeux, ou des équipements complémentaires (vestiaires, point d’eau ou table, par exemple). Les choix peuvent être soit limités, en imposant aux joueurs un nombre de « marqueurs » maximum ; soit libres : tous les marqueurs sont alors mis à leur disposition.

Figure - Exemples de modules du jeu (ou marqueurs)

19C’est grâce à un procédé de réalité augmentée fonctionnant grâce à une application sur tablette numérique que les éléments de la proposition, déposés sur le plateau peuvent être visualisés en 3D (figure 2).

Figure - L’application INVESPACE en usage : visualisation en 3D des marqueurs 2D

20Les propositions de placement de ces éléments sur la table de jeu sont discutées entre les participants d’un même groupe soit spontanément, soit par relance de l’animateur afin de (re)questionner les choix effectués. Il peut ainsi provoquer la discussion sur de potentiels futurs conflits d’usage, et participe à enclencher des négociations entre les joueurs, afin d’aboutir à un consensus général entre ces derniers. A la fin de l’atelier, s’il y a plusieurs tables en simultané, les participants peuvent découvrir les projets des autres équipes et débattre collectivement des partis pris.

21Le cadre de ces ateliers est volontairement ouvert : il s’agit, pour les chercheurs qui les animent, d’observer les comportements des joueurs face à l’outil numérique, en préservant la dimension pédagogique de l’application sans l’instrumentaliser à des fins de participation citoyenne. Il ne s’agit pas d’un outil de sondage qui vise à recueillir les préférences des participants pour cet espace en devenir, mais bien d’un dispositif ludique développé sur la base d’une recherche expérimentale, introduit auprès du public par des prises de contact directes (associations et direction de quartier).

2.2.2. Observer, animer, recueillir - enjeux méthodologiques

22Le dispositif est prévu pour être employé dans des contextes différents, tant spatialement (lieu de l’atelier, agencement de l’espace), que temporellement (durée de la séance) et socialement (âge, sexe et CSP des participants). La méthode d’analyse des séances doit tenir compte de ces variables et de l’objectif poursuivi, à savoir questionner les apports et limites des expérimentations numériques dans l’urbanisme participatif. Cela implique notamment d’observer les différentes manières par lesquelles les participants (joueurs, animateurs, autres intervenants) de l’atelier s’approprient – ou non – les outils numériques mis à leur disposition. Afin de pouvoir rendre compte de la richesse des interactions (entre les participants et avec le dispositif), le choix s’est porté sur une observation directe des ateliers, en adoptant une posture ethnographique (figure 3).

Figure - Grille d’observation des ateliers INVESPACE

23Cette grille d’observation (inspirée des travaux de Céfaï et al., 2012 ; produite dans le cadre d’un mémoire de Master – Le Breton, 2018) vise à permettre la récolte, par les chercheurs (observateurs et animateurs de l’atelier), d’un maximum de matériaux sur la dynamique de jeu de chaque groupe de participants. Les rubriques « séquences de temporalisation et rythmes », « quoi » et « comment » sont renseignées in situ : chaque interaction (entre les participants et avec le jeu) est renseignée, puis complétée a posteriori grâce aux enregistrements vocaux. Cette grille est complétée par une prise de notes libre sur le deuxième temps de l’atelier, celui de la discussion sur le dispositif ludique expérimenté.

24La prise de notes en cours d’atelier pouvant être rendue plus difficile lorsque les deux rôles d’animateur et observateur sont à tenir, l’observation a été doublée d’un enregistrement sonore. Les enregistrements ont ensuite fait l’objet d’une retranscription, dont les verbatim (anonymisés) les plus pertinents pour l’analyse sont mobilisés par la suite.

2.3. La mise en œuvre des expérimentations et la grille d’analyse

25Cet article propose de revenir sur l’expérimentation de deux ateliers, préparés, organisés et animés par des chercheurs de l’Université de Rennes 2 : une première fois auprès de professionnels et l’aménagement (le 20 mars 2018), et une seconde fois auprès d’un public jeune (le 28 mars 2018). Les salles ont été aménagées, et les tables de jeu préparées, par les animateurs, avant l’arrivée des participants dans les deux cas. Dans le cas de l’atelier avec les professionnels, le nombre de participants était connu à l’avance, puisque leur présence avait été sollicitée quelques semaines plus tôt au regard de leur implication au sein du Comité de Pilotage du projet de Halle multifonctions du quartier du Blosne. Ce n’était pas le cas pour les jeunes : le créneau de l’atelier s’est conjugué avec celui de l’aide aux devoirs hebdomadaire, dont l’effectif est variable d’une semaine à l’autre. Aussi, les tables ont été disposées dans le premier cas de façon à accueillir quatre groupes de quatre participants, tandis que dans le second cas deux tables ont été préparées, de façon à accueillir deux groupes d’effectif variable. Sur chaque table, les participants ont pu découvrir le matériel mis à leur disposition, à savoir : une table de jeu représentant l’espace à aménager, des feutres, une tablette numérique. Les professionnels avaient tous les marqueurs (équipements sportifs et équipements complémentaires) à leur disposition, tandis que les jeunes ont du se les partager avant le début du jeu (afin de limiter le temps de jeu).

26En matière de dynamique de séance, l’objectif de la recherche est double : il s’agit de questionner d’une part la dynamique qui s’instaure avec un outil numérique dans un cadre ludique et collectif, et d’autre part d’interroger les participants sur l’atelier dans une démarche réflexive et compréhensive. Les deux expérimentations ont été introduites de façon différente. Avec les professionnels, l’enjeu n’était pas tant de réaliser une proposition d’aménagement que de mettre en perspective l’outil au regard des expériences de concertation antérieures et points de vue qualifiés. Avec les jeunes, en revanche, il s’agissait essentiellement de les investir d’une mission de « co-construction » d’un espace public et de comprendre par la suite ce qui avait pu susciter leur intérêt. Cet objectif a d’ailleurs été intégré par les jeunes participants au moment de la découverte du matériel mis à leur disposition sur les tables de jeu, avant l’annonce même des consignes : « alors là on met un bâtiment, là on construit ça et un stade de foot ici ! On va faire les architectes ! » (extrait de l’atelier du 28 mars 2018, équipe 1).

27La mise en débat collective des atouts et inconvénients de cet outil ludique en concertation s’est opérée de façon formelle avec les adultes, faisant l’objet d’un temps spécifique annoncé dès le début de la rencontre, tandis que dans le cas du public jeune, nous avons procédé à l’interprétation de leurs opinions tout le long de l’atelier. Il n’y a pas eu de mise en débat, mais nous avons recueillis les éléments de langage et attitudes vis-à-vis de l’outil pendant la session de jeu.

28Ainsi, la partie suivante est structurée en trois temps : un premier de description des matériaux recueillis au cours des deux ateliers, au regard des objectifs de la recherche, sous la forme d’une mise en récit ; un second de lecture interprétative des dynamiques de jeu ; et un troisième de questionnement - dans une dimension réflexive - des effets produits par l’outil.

3. Jouer à fabriquer la ville, un apprentissage par le faire

3.1. Mise en récit des ateliers

3.1.1. Du métier au jeu : mobiliser les savoirs des professionnels avec l’application « INVESPACE-La Halle »

29Le 20 mars 2018 s’est tenu un premier atelier à la Maison du Projet du Blosne, regroupant près d’une vingtaine de participants adultes, professionnels de l’aménagement et investis dans la programmation de la halle multifonctions du Blosne. L’atelier s’est déroulé en trois temps forts : un premier d’accueil et de placement libre des participants (figure 4), un second de présentation des attendus de l’atelier et de l’application, et un troisième segmenté en deux phases, d’abord de prise en main du matériel, puis de débat guidé entre les membres de chaque table.

Figure - Organisation de la salle et placement des participants par équipe - atelier des professionnels

30Cet atelier étant une expérimentation, une grande liberté était maintenue au sein des groupes, les animateurs n’intervenant que pour relancer les discussions, soit de façon générale, soit en questionnant les choix effectués (marqueur, zonage, placement). Cette marge de liberté est observable sur les frises temporelles intégrées par la suite dans le récit de l’atelier (figures 5 à 8) : chaque groupe a ainsi séquencé son temps de jeu en autonomie. Si l’on retrouve des phases similaires (découverte du matériel, choix des marqueurs...) chaque équipe a toutefois organisé son temps différemment, et accordé plus ou moins d’importance à certains « événements », comme la visualisation du projet final en 3D.

31Durant les cinq premières minutes, les membres de l’équipe 1 se sont appliqués à inventorier, identifier, et visualiser les marqueurs sur la tablette numérique ; tout en se demandant : « qu’est- ce qu’on y met dans notre espace sportif ? » ; contrairement aux membres de la troisième équipe pour lesquels il a semblé incohérent d’organiser ainsi les équipements selon des critères spécifiques : « si on était des habitants, on n’essaierait pas de prioriser, on prendrait ce qu’on veut » (figures 5 et 6).

Figure - Déroulement de l’atelier (équipe 1) - Atelier des professionnels

Figure - Déroulement de l’atelier (équipe 3) - Atelier des professionnels

32L’équipe n°2 a quant à elle passé la première dizaine de minutes de l’atelier à visualiser les marqueurs avec la tablette (figure 7), soulignant rapidement l’aspect « valeur ajoutée avec la 3D » du dispositif.

Figure - Déroulement de l’atelier (équipe 2) - Atelier des professionnels

33Enfin, l’équipe n°4 a commencé par se repérer spatialement sur la table de jeu mise à leur disposition (figure 8) : « sur quelle surface travailler ? », regrettant de ne « pas avoir idée de la surface », « ni des proportions ».

Figure - Déroulement de l’atelier (équipe 4) - Atelier des professionnels

34Cet aspect tient fortement à leur profil professionnel : « dès les premières sessions d’expérimentation à Sainte-Anne, il est apparu que la possibilité de travailler à l’échelle réelle (1:1) et la relation directe au site, avec l’animation qui le caractérise ou qui lui manque, était une des attentes les plus motivantes des architectes et des urbanistes » (Basile & Terrin, 2009). Les participants ont ensuite catégorisé les marqueurs : d’un côté les équipements sportifs, de l’autre les équipements complémentaires ; tout en les visualisant avec la tablette. Le tri des marqueurs s’accompagnait de remarques diverses : « il faut des gradins pour que les filles encouragent les gars qui font du skate », « des bancs aussi pour les parents qui viennent voir ». De telles considérations liées au genre sont apparues dans d’autres groupes : « tout ce qui est appareil de fitness les femmes sont intéressées, et les hommes c’est plus la musculation » (équipe n°3), « les ados filles, qu’est-ce qu’elles aiment comme sport ? Sport collectif plutôt ? » (équipe n°2), « le badminton c’est moins sexué que le foot » (équipe n°1). Les marqueurs « basket » et « volley » ont ainsi été privilégiés par les membres de l’équipe 2 à des équipements de type futsalle, pour la « tradition de ces sports à être polyvalents », et à appeler un « public très varié en âge et en genre » ; et les marqueurs « aires de jeux » et « pétanque » par l’équipe 4, avec pour objectif de « faire mixité sociale ».

35Les débats sur les choix des équipements ont occupé les participants, qui, tout en se prenant au jeu, ont abordé un grand nombre de questions liées à l’aménagement des espaces publics, telles que celles de l’ouverture et la fermeture de l’espace (« c’est toute la rambla qui pourrait être utilisée pour le roller » équipe 3 ; « il y a ce qui concerne l’espace public et ce que l’on peut contrôler » équipe 1), la sécurité (circulations automobiles et tranquillité des parents) et la capacité de la halle à être un lieu de rassemblement (« faire un lieu de rendez-vous », « penser des connexions », « point de rassemblement » équipe 3). Ce dernier point a également été abordé par l’équipe n°2, dont les membres, guidés par la volonté d’en faire un « espace central de rencontre, lié aux commerces », ont ainsi placé des « entrées un peu partout » avec les feutres mis à leur disposition. Par ailleurs, le mur d’escalade leur semblait « être un bon appel », pour faire de la halle un équipement « phare ».

36La connaissance du quartier a aussi guidé les décisions des joueurs. L’équipe n°3 a par exemple pensé le placement du marqueur « vendeur » en fonction des points de rassemblement et du marché situé à proximité (place de Zagreb). L’équipe n°4 a quant à elle écarté les équipements de cardio-training : « ils iront au Mail François Mitterrand [ndlr : espace public où des équipements de ce type sont déjà installés] ». Rapidement, le public visé a été énoncé, même indirectement : « si l’on veut que les jeunes viennent, il faut mettre des prises électriques, une borne wifi et à manger ». Certaines idées d’aménagement développées lors des dernières réunions du Comité Technique ont été reprises par les membres de l’équipe 1, comme celle d’encaisser les gradins par exemple. Il s’agit alors de mettre en valeur un système de « jeux de regards » : « il y a la pratique sportive et le spectacle de la pratique sportive ».

3.1.2. L’urbanisme, un jeu d’enfant : impliquer la jeunesse dans les projets urbains

37Un peu plus d’une semaine plus tard, un second atelier a eu lieu dans les locaux de l’association du Crabe Rouge, dédiée au développement artistique, culturel et éducatif, située dans le quartier du Blosne, et dont les actions visent essentiellement un public jeune. Huit jeunes âgés de 9 à 13 ans ont participé à cet atelier, animé par des professionnels de l’aménagement de la Ville de Rennes (direction de quartier, concertation du projet urbain du Blosne) et deux chercheurs du laboratoire ESO-Rennes. Divisé en deux phases, ce temps d’échange se présentait, a priori, comme un outil de sondage d’un échantillon de public jeune sur les changements à venir dans leur quartier. Le format de ce temps de jeu est en effet adapté pour débattre sur l’évolution des habitudes, des craintes, mais aussi des intérêts et des situations sociales qui pourraient advenir au sein de ce futur équipement. Le premier temps de l’atelier consistait en une enquête menée par la direction de quartier, sur la base de photographies et d’un questionnaire ; le second temps en un jeu de conception d’un espace à vocation sportive avec l’application INVESPACE-La Halle. Les jeunes se sont divisés en deux équipes, l’une composée de trois garçons et d’une fille, l’autre de quatre filles (voir figure 9 ci-dessous, où les filles sont symbolisées par la lettre F et les garçons par la lettre G). Cette répartition (figure 9) s’est faite de façon autonome, et a évolué au cours de l’atelier.

Figure - Organisation de la salle - atelier des jeunes

38Rapidement, ils ont fait part de leur enthousiasme face à la table de jeu avant même que l’application ne leur soit dévoilée, la simple présence d’une tablette numérique à leur disposition suscitant hautement leur intérêt. L’ensemble des marqueurs était déposé sur une même table et ils ont dû sélectionner, à tour de rôle, les modules (ou marqueurs) qu’ils souhaitaient pour leur proposition d’aménagement de la halle. Il y avait alors beaucoup de compétition entre les deux équipes, laissant émerger une forme de « bataille » où rires, cris (et parfois insultes) faisaient rage. La posture d’observateur s’est ainsi vue effacée au profit de celle d’animateur et encadrant, ce qui explique pourquoi la description des matériaux recueillis (voir ci-après) est moins précise et élaborée que dans le cas de l’atelier conduit avec un public d’âge adulte. De plus, l’enregistrement vocal n’a pas permis la retranscription des échanges entre les participants (saturation et superposition des voix). Une fois que tous les marqueurs ont été partagés entre les deux équipes, les participants ont pu s’installer à leur table et commencer à jouer.

39Les propositions des équipes ont eu comme point commun de ménager des espaces en fonction des types de sport et des pratiques proposées. L’équipe 1 a proposé d’installer des gradins à proximité d’un petit terrain de foot, une piste de roller autour des équipements de cardio et de musculation. A l’Ouest de la place, près d’un immeuble, un terrain de badminton et un espace avec une table de jeu sont imaginés. L’équipe 2 a conçu, à l’Est de cette place, une zone avec un terrain multisport (foot, basket, volley) et un terrain de pétanque (figure 10).

Figure - Terrain multisport imaginé par l'équipe 2 - atelier des jeunes

40A l’ouest, un espace est dédié à la pratique du skateboard, séparé de celui de danse par une haie. Enfin, le mur d’escalade est installé au Nord-Ouest de la place et une piste de jogging passe derrière l’immeuble. Les deux équipes ont pris beaucoup de soin à dessiner les cheminements et à penser les différentes natures de sol (enherbé, enrobé). Les différentes zones dessinées sur la place sont reliées entre elles par des chemins piétons qui permettent de ménager les entrées d’immeuble (figures 11 et 12).

3.2. Le jeu comme cadre de négociations : du débat à la coopération

41L’atelier « INVESPACE-La Halle » offre un cadre privilégié de discussion libre entre habitants de tout âge et tout profil, réunis dans un but commun : celui d’aboutir à un construit collectif, une proposition d’aménagement prenant en compte les intérêts particuliers négociés entre les participants.

42Au cours des deux sessions organisées, les échanges ont été essentiels et ont permis d’aboutir à un résultat final riche, produit des négociations entre participants. Le matériel mis à leur disposition a été employé différemment, tant individuellement que collectivement. L’emploi des feutres dès les premières minutes par les jeunes a permis un zonage de plus en plus détaillé à mesure que le projet se concrétisait, des espaces urbains et végétaux au traçage des cheminements principaux et secondaires. Les équipes adultes ont quant à elle peu utilisé les feutres pour dessiner, et les propositions finales ne prennent pas – ou peu – en considération les cheminements. Leur connaissance du contexte environnant a toutefois eu un impact significatif sur les choix réalisés : « et là comme il y a le City, on ne peut pas penser des connexions, peut-être avec les pratiques collectives ? » (équipe 3 – atelier des professionnels), « dans le quartier il y a déjà des gymnases et terrains de sport » (équipe 2 – atelier des professionnels). Autre exemple, le marqueur « toilettes » situé en haut à gauche du plateau de jeu (figure 13) est accompagné des inscriptions « toilettes qui existent place de Zagreb ».

Figure 13 - Proposition d'aménagement d'un espace public avec INVESPACE (atelier des professionnels)

43Si le choix à effectuer parmi une sélection d’équipements a été identifié comme facteur contraignant par les adultes (« ça a un côté enfermant », équipe 1 – atelier des professionnels), cela n’a pas semblé freiner les jeunes, qui ont rapidement trouvé une alternative aux équipements manquants en les dessinant ou en les annotant avec les feutres (espace pour animaux, local associatif...). Globalement, les propositions d’aménagement intégraient un nombre d’équipements sportifs supérieur à celui des équipements complémentaires. De plus, il semblerait que les outils numériques mis à disposition des participants ont contribué à élaborer une représentation partagée de leur proposition d’espace en projet (le moment où l’on prend la tablette pour regarder le résultat est un moment de validation/correction collective). Au cours des deux expérimentations conduites et observées, cinq groupes sur six ont utilisé la tablette numérique pour visualiser et valider, ensemble, leur proposition d’aménagement. Pour autant, la place du numérique a été remise en cause dans les débats sur les apports de l’atelier par les professionnels, notamment en raison de potentielles « difficultés de passage de la 2D à la 3D » (équipe 3). Cela ne s’est pas ressenti auprès des jeunes, pour qui la prise en main a été très rapide. Les allers-retours entre conception en 2D sur le plateau de jeu et visualisation en 3D ont été nombreux, chaque participant s’emparant de la tablette à mesure qu’un marqueur était déposé pour valider ou non son implantation. Les adultes ont quant à eux principalement utilisé la 3D au début de l’atelier pour prendre connaissance des équipements, et l’ont délaissée jusqu’à ce que leur projet soit abouti pour une visualisation globale finale : « on s’est amusés dix minutes avec la tablette et puis on est passés à autre chose » (équipe 4). L’expérimentation du jeu dans un contexte professionnel a ainsi permis de cerner leurs représentations et de comprendre la perception du numérique chez les techniciens. Deux idéologies sont alors ressorties, que l’on pourrait classer en « pro-numérique » d’une part, et « méfiants » ou « réticents » d’autre part. Toutefois, les avantages de tels dispositifs ont été évoqués uniquement dans leur capacité à attirer un public jeune, et non pour d’autres aspects tels que la possibilité d’aboutir à une représentation partagée par exemple. Aussi, la réticence à intégrer les TIC dans les ateliers de concertation a-t-elle été évoquée au regard de ce même aspect : « les difficultés à passer de la 2D à la 3D, peut être que pour les jeunes ça leur parait évident, mais c’est compliqué quand même pour un public plus âgé » (équipe 2 – atelier de professionnels). Enfin, la portée sensibilisatrice de l’outil a amené les professionnels à confirmer la pertinence de son intégration à des programmes d’activités scolaires ou de loisirs en ce qu’il est « adapté pour un public jeune » (équipe 1 - atelier de professionnels) pour « apprendre la programmation de l’espace, sans les contraintes de faisabilité » (équipe 3 - atelier de professionnels) et d’engager des discussions sur « les usages et le genre » (équipe 4 - atelier de professionnels).

44L’atelier organisé avec les jeunes du centre social du Blosne est apparu comme un temps d’échange privilégié entre un public en marge des instances de concertation et des acteurs de l’aménagement (direction de quartier) et de la recherche (animateurs). En cela, c’est un moyen d’accorder davantage de visibilité à un public quant à l’expression de ses désirs et de ses représentations de l’évolution du quartier. Sans en être l’objectif initial, l’atelier devient aussi un moment d’information qui permet (par les échanges avec les professionnels de l’aménagement) de sensibiliser les participants au projet urbain et aux multiples enjeux qu’il comporte. La présentation du projet par le directeur de quartier, présent pour l’occasion, a permis de poser le contexte et d’introduire des notions d’aménagement (en particulier les temps et lieu du projet). Il permet, en outre, la reconnaissance d’un statut spécifique des habitants qui sont porteurs, à tout âge, d’une forme d’expertise acquise par la pratique quotidienne de leur espace de vie. C’est attribuer aux jeunes une reconnaissance, en leur permettant de participer « en vrai » à la fabrique de la ville. La liberté accordée aux participants, ainsi qu’aux animateurs de l’atelier, a permis de faciliter les échanges en donnant une impression d’informalité d’un point de vue extérieur. La relation qui se crée alors entre les deux publics – jeunes et adultes – évolue dans une certaine proximité et participe à instaurer une relation de confiance. Ainsi, à la fin de l’atelier, les échanges ont été plus personnels : l’un des jeunes s’est d’ailleurs intéressé plus précisément aux animatrices, demandant des précisions sur l’urbanisme, le fonctionnement d’une université, et les métiers qu’elles exercent. Les animatrices incarnent alors une posture de guide, dans une perspective pédagogique, et aident les jeunes participants à établir une proposition d’aménagement, comme dans le cadre de la relation adulte-jeune déployée dans l’activité d’aide aux devoirs assurée d’habitude. Cependant, à d’autres moments de l’atelier c’est plus spécifiquement le groupe de jeunes qui a décidé de manière autonome des éléments du débat. La possibilité de concevoir un projet à eux, en réfléchissant entre eux, a été l’occasion d’échanger sur leurs pratiques quotidiennes et les transformations en cours de leur quartier. En s’inspirant d’un centre commercial de proximité qu’ils aiment fréquenter pour leur proposition d’aménagement, ils ont croisé leurs expériences, occasionnant parfois des débats sur des enjeux urbains qui leur sont propres, comme les conflits d’usage d’un espace public.

453.3. La ludification des dispositifs d’urbanisme participatif : pour quelle participation ?

463.3.1. S’impliquer en jouant

47La production de visuels et de représentations des propositions d’aménagement est un outil de conduite du projet (Bailleul, 2015). La visualisation en 3D des différents équipements tout au long de l’atelier, sans être le seul outil à initier le dialogue, a permis de susciter les échanges entre les membres de chaque groupe : « souvent on voit des concertations où une ou deux personnes mènent le débat, là j’ai l’impression qu’on a tous eu envie de parler » (équipe 1 – atelier des professionnels). Sans l’avoir verbalisé, les jeunes ont sensiblement eu la même expérience, à la limite près que sur la table « mixte », une forme de domination des garçons sur la seule jeune fille du groupe a été observable (elle a d’ailleurs fini par rejoindre le second groupe formé de quatre participantes). Dès lors, ce résultat sur l’engagement des joueurs doit être tout de même revu à l’aune des formes de dominations ordinaires, même si elles sont minimisées par le côté ludique. Le dispositif de jeu permet en effet de graduer la progression et de diversifier les formes d’engagement dans le temps. Dans un premier temps de jeu d’abord, lorsque réunis autour de la tablette numérique, les participants ont pu découvrir l’environnement sur lequel ils allaient jouer, ainsi que les équipements, qui allaient être l’objet de discussions. Dans un format plus individuel ensuite, quand, à tour de rôle, chaque individu s’est saisi de la tablette pour visualiser les avancements de la proposition d’aménagement, relançant à chaque fois les débats. Dans un dernier temps enfin, de clôture d’atelier, lorsque tous les participants s’installent derrière l’écran pour réaliser des photographies de leur projet de Halle multifonctions.

3.3.2. Rapport à soi dans l’évaluation du dispositif : les identités sociales en question

48La visualisation en 3D permise par la tablette tendrait à « éloigner du réel » et à « limiter la créativité ». Certains professionnels ont même fait part d’un certain désintérêt vis-à-vis de la technologie choisie : « moi, ça ne me fait pas rêver. On est gavés de 3D. Je n’en vois pas l’intérêt sauf pour le côté ludique pour attirer des jeunes » (équipe 1). D’autres prises de position relevaient plutôt d’un jugement technique : la technique de réalité augmentée est jugée « limitée », dans la mesure où elle ne rendrait « pas précisément compte des dimensions et volumes réellement occupés dans l’espace » (équipe 4). Toutes les équipes de professionnels ont relevé un problème d’échelle, contrairement aux jeunes qui n’ont pas semblé percevoir d’incohérence (que ce soit en termes de taille ou de volume). Aussi faut-il rappeler ici le poids du facteur socioprofessionnel dans l’expérience participante de l’atelier : « les marqueurs symbolisent l’usage mais pas la surface nécessaire » (équipe 3), « ça manque d’éléments qui donnent une échelle » (équipe 3), « on a du mal à se représenter l’espace, il n’y a pas d’échelle » (équipe 2). Les adultes ayant participé à cet atelier sont tous experts de l’aménagement, et ont une capacité cognitive élevée en matière de représentation de l’espace. Cette capacité qu’ont eu les professionnels à « décadrer » l’usage de l’outil pour répondre à la question posée est un résultat très intéressant pour notre recherche. En effet, la réflexivité par rapport à la validité de l’usage de techniques numériques ne se construit pas en fonction de la situation potentielle (usage avec le grand public), mais en fonction de soi, de ses compétences numériques et de ses usages au quotidien.

3.3.3. Informer et jouer d’accord, mais « laissez faire les experts »

49Cet atelier a également permis de confirmer l’importance perçue de la participation des jeunes à la fabrique de la ville. Pour autant, ils demeurent un public relativement difficile à impliquer dans les démarches participatives : « un public qu’on a souvent du mal à avoir dans les concertations c’est les jeunes, votre atelier est intéressant pour ça » (Equipe 1 – atelier des professionnels). Les TIC et le ludique dans les dispositifs de participation sont deux dimensions perçues comme facteur d’attractivité, notamment auprès d’un public jeune : « le côté animation va peut-être plus plaire au jeune public » (équipe 3). Certains évoquent même le numérique comme « une question de génération » (équipe 1). Afin de mobiliser « l’autre » génération, il importe d’adapter les messages, la communication proposée et l’écoute (Blanc, 2009).

50Seulement, des risques de mésusage de l’application ont été implicitement formulés : « on a plus de contraintes que des lycéens qui s’en foutent de la faisabilité » (équipe 4), « c’est la programmation de l’espace mais sans la faisabilité, sans l’espace, ni le budget d’ailleurs » (équipe 3). Ces remarques permettent de mettre en lumière une posture de défiance envers un outil que les professionnels associent à une étape réelle de la conception urbaine (nécessitant un savoir-faire professionnel). On peut ici voir l’effet d’une position relativement hostile à l’inclusion de publics profanes dans leur domaine de compétence professionnelle (Nez, 2015).

51L’analyse conjointe des deux ateliers d’expérimentation de l’application « INVESPACE-La Halle » nous a ici renseignés sur les deux situations sociales déclenchées et cadrées par le protocole d’expérimentation. En conclusion nous reviendrons plus largement sur les enseignements par rapport à la recherche sur la participation.

Conclusion

52La démarche d’expérimentation a permis de mettre en lumière différents résultats quant à l’expérience pour les participants d’un dispositif de participation « augmenté par le numérique » qui leur été soumis comme « expérimental ». Que ce soit dans le cas de l’atelier avec les professionnels ou dans le cas de l’atelier avec les jeunes, le cadrage opéré par l’existence d’une concertation en cours sur le projet urbain du quartier du Blosne à Rennes, a permis à tous de sentir une forme « d’utilité », même si celle-ci n’a pas été confirmée par la suite (les résultats des ateliers n’ont pas été repris pour la concertation ni pour la programmation de l’espace public).

53Nous souhaitons revenir en conclusion sur quelques points concernant l’intérêt d’une méthode expérimentale par rapport à la recherche sur la participation et ses dispositifs. Le premier s’intéressera à énoncer un avantage de l’expérimentation quant à la possibilité de configurer les supports médiatiques délivrés lors d’une démarche de participation et pour obtenir des résultats concernant leurs effets. Le second renverra au contraire à une limite de l’expérimentation comme cadre. Nous le verrons par l’exemple de la faible attention réservée à la créativité des participants, qui, à cause du contexte expérimental, ne parvient pas à accéder à la reconnaissance.

54Nous pouvons grâce à ces deux expérimentations questionner le rapport à l’image qui est permis par l’outil de visualisation, les feutres, la table de jeu et le dessin progressif qui s’y opère. En effet, co-concevoir un espace futur engage nécessairement le partage d’une représentation de cet espace. Chaque individu ayant une représentation – mentale et interne – qui lui est propre (Lardon et al., 2001), le placement des marqueurs en 2D puis leur visualisation en 3D font du plateau de jeu un support de représentation spatiale externe (Lardon et al., 2001), et participe activement à la négociation des représentations internes de chacun, et à terme, à fabriquer une représentation spatiale « partagée ». Ceci confirme ce qui a pu être montré dans plusieurs travaux antécédents concernant l’usage des supports dans la participation citoyenne (Graillot et al., 2006 ; Noucher et al., 2012 ; Douay et al., 2015 ; Ritschard, 2017). Cependant, l’une des hypothèses de cette expérimentation concerne l’apport de la réalité augmentée. Contribue-t-elle à immerger les participants au cœur de leur proposition d’aménagement ? Invités à débattre sur le potentiel de l’application comme outil de concertation avec les habitants, les professionnels ont émis des réserves quant au recours à la plus-value de réalité augmentée. L’expérimentation nécessitant d’opter à l’avance pour une technologie à développer, et le coût de développement d’une autre méthode étant important, cette méthode scientifique ne permet pas dès lors de répondre facilement à ce résultat en demi-teinte par la comparaison, par exemple, avec d’autres technologies.

55La créativité reconnue et accordée au public jeune par les acteurs eux-mêmes est à la base d’une représentation valorisée de l’usage des TIC dans la participation citoyenne. Les jeux vidéo urbains, plus facilement appropriables que des dispositifs en ligne (type forums), et qui ne nécessitent pas de verbalisation mais promeuvent au contraire l’action et la dynamique collective sont des moyens pour un public non averti d’aboutir à une proposition d’aménagement riche. Pour autant, si le dispositif étudié offre à ses participants un même outil de représentation finale de leur proposition, il reste critiqué par les professionnels interrogés. Ainsi, pour ces derniers, l’espace tel qu’il est rendu visible par la tablette numérique n’est pas l’espace de référence sur lequel ils travaillent (que ce soit sur plans, ou sur logiciels spécifiques). Cette « guerre des référentiel » qui est apparue comme une impasse semble exemplifier le différentiel de statut des savoirs qui est très régulièrement mis en avant dans la littérature sur la participation (Talpin, 2007 ; Sintomer, 2008 ; Nez, 2011). Dans notre cas, l’expérimentation a permis de mettre en lumière le fait qu’il est lié à une question de cadrage de la situation. Enfermés dans leur identité professionnelle, les experts ne conçoivent pas d’intégrer à leurs réflexions les propositions qui pourraient être faites via l’application de réalité augmentée. Ce constat interroge sur la capacité d’écoute d’un public professionnel lorsque le degré de culture commune est relativement faible. Le jeu vidéo urbain est un dispositif dont la portée en termes d’urbanisme participatif demeure relativement limitée aujourd’hui (Gagnebien et al., 2014). Malgré leur potentiel de maniabilité par des publics jeunes, les outils numériques, plus largement, sont souvent instrumentalisés par les services des collectivités dans des logiques de démonstration de la participation (Bonaccorsi et Nonjon, 2012). La qualité de dispositif expérimental et innovant contribue pleinement à la relégation qui touche leurs productions. Une étape reste donc à franchir afin de faire de ces outils un potentiel vecteur d’inclusion des publics dans la décision. Cette limite est également celle du choix d’une méthode expérimentale dans la recherche, qui a conduit, par prudence scientifique, à qualifier notre protocole « d’accessoire » aux yeux des partenaires locaux.

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Notes

1 Nous qualifions d’expérimental, à la suite de nombreux travaux en sciences sociales issus des diverses disciplines - et qui ont, pendant longtemps, éprouvé la difficulté de faire reconnaître la validité de cette méthode - le protocole qui place « des agents face à une situation qui relève globalement d’une simulation ou [d’une confrontation de ceux-ci] à des actes parmi les possibles de leur vie quotidienne que le chercheur a “calés” d’avance » (Fleury-Vilatte et Walter, 2005, :150)

2 Pour preuve de cet engouement international pour l’innovation démocratique, et son pilotage par les organes politiques supranationaux, nous pouvons citer l’existence du prix de l’innovation démocratique du conseil de l’Europe qui est délivré à l’occasion du Forum Mondial de la Démocratie qui se tient chaque année depuis 2012.

3 Laboratoire de géographie, sociologie et urbanisme : http://eso.cnrs.fr/fr/index.html

4 Laboratoire d’arts plastiques et esthétique : https://ptac.hypotheses.org/

5 Nous n’aurons pas le loisir ici de développer le contexte de ce projet urbain, nous invitons les lecteurs à consulter l’article de Ferchaud et Bailleul (2018) disponible sur HAL-SHS.

6 Conception graphique : Tania Gaitan (designeuse), conception et réalisation du protocole : Hélène Bailleul et Marie-Anaïs Le Breton.

7 Lors de l’expérimentation, ce projet était en phase d’amorçage de la conception et faisait l’objet de diverses méthodes de consultation (enquêtes, balades urbaines et ateliers). Le protocole de recherche s’est inséré dans cette phase tout en restant « non officiel ».

8 https://fabriquecitoyenne.rennes.fr/

9 https://www.marsouin.org/+-particite-3d-+.html

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Table des illustrations

Légende Figure - Exemples de modules du jeu (ou marqueurs)
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-1.png
Fichier image/png, 772k
Légende Figure - L’application INVESPACE en usage : visualisation en 3D des marqueurs 2D
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-2.png
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Légende Figure - Grille d’observation des ateliers INVESPACE
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-3.png
Fichier image/png, 147k
Légende Figure - Organisation de la salle et placement des participants par équipe - atelier des professionnels
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-4.png
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Légende Figure - Déroulement de l’atelier (équipe 1) - Atelier des professionnels
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-5.png
Fichier image/png, 137k
Légende Figure - Déroulement de l’atelier (équipe 3) - Atelier des professionnels
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-6.png
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Légende Figure - Déroulement de l’atelier (équipe 2) - Atelier des professionnels
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-7.png
Fichier image/png, 64k
Légende Figure - Déroulement de l’atelier (équipe 4) - Atelier des professionnels
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-8.png
Fichier image/png, 119k
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-9.png
Fichier image/png, 33k
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-10.png
Fichier image/png, 389k
Légende Figures et 12 - Proposition de cheminements (équipe 1 à gauche, équipe 2 à droite) - atelier des jeunes
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-11.png
Fichier image/png, 358k
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-12.png
Fichier image/png, 409k
Légende Figure 13 - Proposition d'aménagement d'un espace public avec INVESPACE (atelier des professionnels)
URL http://journals.openedition.org/netcom/docannexe/image/5604/img-13.png
Fichier image/png, 463k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Anaïs Le Breton et Hélène Bailleul, « Usages des jeux video urbains dans le contexte de l'urbanisme participatif – le cas d'"INVESPACE-La Halle" (Rennes) »Netcom [En ligne], 34-1/2 | 2020, mis en ligne le 20 octobre 2021, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/netcom/5604 ; DOI : https://doi.org/10.4000/netcom.5604

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Auteurs

Marie-Anaïs Le Breton

Doctorante en Aménagement de l’Espace et Urbanisme – CNRS UMR n°6590, ESO, Université Rennes 2, Place du Recteur Henri Le Moal, 35000, Rennes – marie-anais.lebreton@univ-rennes2.fr

Hélène Bailleul

Maitresse de Conférences en Aménagement de l’Espace et Urbanisme – CNRS UMR n°6590, ESO, Université Rennes 2, Place du Recteur Henri Le Moal, 35000, Rennes – helene.bailleul@univ-rennes2.fr

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