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L’importation du maas (mobility as a service) en France : un nouvel instrument pour les politiques de transport ?

Importing maas (mobility as a service) into France: a new instrument for transport policies ?
Pierre-André Horth, Philippe Menerault et Cyprien Richer

Résumés

Cet article étudie le MaaS (Mobility as a Service) en France en tant qu’instrument des politiques de transport. Entre l’importation du concept né en Finlande et l’héritage de dispositifs préexistants en France, cet article tente de comprendre la nature et les enjeux d’une « voie à la française » pour le développement du MaaS. Bien qu’il bénéficie d’un appui des politiques publiques, la mobilité servicielle peine encore à trouver sa voie parmi les échelles des autorités organisatrices de transport. Ce travail s’interroge sur la reproduction des cloisonnements de l’action publique alors que le MaaS porte la promesse d’une mobilité multimodale, plus fluide et intuitive malgré la diversité des opérateurs.

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Texte intégral

INTRODUCTION

1Dans son acception pratique, le Mobility as a Service (souvent abrégé en MaaS) ou Mobilité Servicielle consiste à rassembler l’ensemble des offres de mobilités présentes sur un territoire sur une même plateforme qui peut prendre la forme d’une application pour smartphone ou d’un site internet. Il peut s’agir des transports collectifs tout comme des VTC, des vélos en libre-service, des parkings, des trottinettes, du covoiturage, de l’autopartage... Cette plateforme permet de planifier des trajets multimodaux, voire de les payer le cas échéant (Cerema, 2017). Cet outil récent dont le contenu n’est pas complètement stabilisé, s’est développé dans un premier temps aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et surtout en Finlande (Pangbourne et al., 2018). En effet, comme nous le verrons par la suite, ce pays a décidé que le MaaS serait un élément majeur de sa politique de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. Pour cela, le gouvernement finlandais s’est appuyé sur les travaux remarqués de Sonja Heikkilä (2014) qui en a donné la première définition. Ce n’est qu’à partir de fin 2017 que le MaaS commence à faire parler de lui en France à travers les Assises de la Mobilité.

  • 1 Cet article est issu d’un travail de recherche effectué par Pierre-André Horth dans le cadre de la (...)
  • 2 Voir notamment l’interview de François Ferrieux, président du Club national pour la Mobilité Couran (...)

2Notre article porte sur l’arrivée du concept de MaaS en France et son inscription dans les politiques publiques1. De quelle manière cette notion est-elle arrivée en France ? Quel a été le rôle de l’État dans l’importation du MaaS ? Plus précisément, nous étudions s’il existe une « voie à la française » pour le MaaS à l’image du développement des réseaux techniques comme l’analysais Georges Ribeill (1986). Est-ce que la nature même de cet instrument, compris à la fois comme enjeu politique, matière administrative et culture socio-technique, est le résultat de traits structurels nationaux ? Certains acteurs parlent déjà de « MaaS à la française »2. Est-ce une réalité ? Qu’est-ce que cela signifie ? Quelle implication cette hypothétique « voie à la française » peut-elle avoir sur la nature et la diffusion de l’instrument ?

3Dans cet article, nous formulons l’hypothèse que le MaaS est un instrument de l’action publique, c’est-à-dire un « dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » (Lascoumes et Le Galès, 2005). L’instrument dispose d’une vie qui lui est propre une fois qu’il est saisi par les acteurs en capacité de le faire (Halpern et al., 2014). Cette définition semble tout à fait s’appliquer au MaaS. Il s’agit bien d’un dispositif que nous pouvons qualifier de technique, tant par la proposition d’un nouveau modèle économique que par la mise en place d’une plateforme numérique. Potentiel agrégateur d’acteurs variés du secteur des mobilités, le MaaS apparaît également comme un dispositif social. Sa mise en place concrète que nous étudierons par la suite montre en outre que les acteurs cherchent à se saisir de cet instrument en l’adaptant à leurs visions.

4Pour répondre à ces questions et discuter notre hypothèse, la méthode s’appuie principalement sur la réalisation lors de l’été 2020 de 11 entretiens semi directifs auprès d’acteurs nationaux des transports et de la mobilité en France (Direction Générale des Infrastructures, des Transports et de la Mer, Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie, Association pour le développement des Transports, de l’Environnement, et de la Circulation- Intelligent Transportation System, Groupement des Autorités Responsables de Transport, Union des Transporteurs Publics et Ferroviaires, Club Mobilité Courante…) ainsi qu’auprès de consultants et de syndicats ayant répondu à l’appel à projet national sur la « Mobilité servicielle » (Hauts-de-France Mobilité et Île-de-France Mobilité). Nos sources sont complétées par une analyse documentaire (littérature académique, presse, textes de loi, rapports officiels, compte-rendu de réunions) et par une posture d’observation participante au sein du Cerema (participation à différents webinaires autour du MaaS et aux études du Cerema, tel que l’observatoire du MaaS3).

5Cet article se décompose en trois parties:

  • Dans un premier temps, nous revenons sur la définition du MaaS et ses origines à l’aide d’une revue de littérature internationale. Nous observons la diffusion rapide du concept dans la communauté scientifique et technique des transports.

  • Dans un deuxième temps, nous retraçons le récit de l’importation du MaaS en France. Ce sont en particulier les Assises de la Mobilité qui ont permis aux acteurs politiques nationaux de s’emparer de cette question en la transcrivant dans la Loi d’Orientation des Mobilités et en mettant cet instrument à l’agenda politique.

  • Enfin, le troisième temps vise à tirer quelques enseignements de la francisation du MaaS par l’État. Nous analysons les tensions qui apparaissent à travers notamment l’appel à projet « Mobilité servicielle », la modestie des premières réalisations ainsi que les jeux d’acteurs de la géopolitique naissante du MaaS en France.

6L’objectif est de saisir les contours d’un hypothétique « MaaS à la française » et ses implications en matière de politique publique.

DEFINITION ET ORIGINE DU « MAAS » : DE L’OUTIL AU CONCEPT

7Le MaaS est une expression récente issue de travaux de recherche en Finlande. Depuis la première définition en 2014, la notion de MaaS qui n’est pas précisément délimitée, alimente les discussions scientifiques dans les conférences internationales. Vecteur de nombreuses promesses concernant la mobilité des personnes, le MaaS soulève aussi de nombreux enjeux que nous détaillons dans cette partie.

Contexte de la “Smart Mobility” et définition du MaaS

8Le MaaS s’intègre pleinement dans le paradigme de la “Smart Mobility” ou mobilité intelligente qui se réfère « aux nouvelles technologies qui ont émergé dans les transports telles que les VTC (Uber, Lyft), l’autopartage (Zipcar), les véhicules autonomes et qui proposent des services de transport personnalisés et à la demande » (Moscholidou, 2019). L’apparition de ces nouveaux services est perçue par certains comme une transition majeure dans la manière de se déplacer similaire à celle occasionnée par la démocratisation de la voiture individuelle (Docherty et al., 2018). Cette transition est basée sur des services, souvent à la demande et permettant aux individus de se déplacer efficacement, proprement et de manière fluide (Wockatz et Schartau, 2015), notamment grâce aux NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) dont le développement rapide offre des opportunités intéressantes pour transformer les politiques de mobilité.

9Plusieurs défis majeurs à relever peuvent être mis en avant (Doherty et al., 2018) notamment le rôle de la puissance publique dans un système d’acteurs qui se transforme. La transition vers la smart mobility impose aussi une réflexion sur la question du financement des mobilités. Actuellement, les infrastructures utilisées par les services de mobilité, essentiellement des routes, ont été financées et entretenues grâces aux recettes fiscales. Par exemple en 2015, Lindberg et Fridstrøm (cité par Doherty et al., 2018) estimaient que le véhicule électrique entraînerait une perte de l’ordre de 800 milliards d’euros dans l’Union Européenne du fait de la baisse des recettes des taxes sur le combustible fossile.

10En ce qui concerne le MaaS plus spécifiquement, il est difficile de s’accorder sur une définition stabilisée. L’état de l’art réalisé dans l’ouvrage Understanding Mobility as a Service : past, present and future (Hensher et al., 2020) fait aussi l’état de définitions centrées sur un changement de paradigme en matière de modèle économique et de propriété des moyens de déplacement (rapprochant alors plus le MaaS des concepts de type « as a Service » tels que Software as a Service ou Platform as a Service). Néanmoins, des points communs entre l’ensemble de ces définitions existent, notamment la place centrale de l’usager dans ces dispositifs, l’intégration des services de mobilité et l’information voyageur.

11Malgré de nombreuses expériences (Jittrapirom et al., 2017), cet instrument est principalement développé dans les grandes métropoles (OuiShare & Chronos, 2017) qui présentent déjà de nombreuses offres de mobilités comme alternatives à la voiture individuelle. S’adresser aux populations n’habitant pas dans ces milieux hyper-urbains via une offre de MaaS plus inclusive s’avère donc être un enjeu important pour le développement de ces plateformes. Des premières réflexions concernant des offres de MaaS en milieu rural ont été présentées en 2018 (Costello et Leffer, 2018 ; Morita, 2018 ; Soerensen, 2018). Le développement de ces plateformes pose toutefois des difficultés dans les territoires peu denses dans lesquels il existe une dépendance à l’automobile et où de longs trajets sont réalisés. L’enjeu n’en est pas moins important, notamment en ce qui concerne le bilan environnemental des mobilités.

Jeux d’acteurs et enjeux du MaaS dans la littérature

12Le développement du MaaS repose sur la notion d'un système de transport coopératif et interconnecté (y compris les services, l'infrastructure, l'information et le paiement), où les frontières entre non seulement les modes de transport sont floues mais aussi entre les opérateurs publics et privés (Karlsson, Sochor, Strömberg, 2016). L'évaluation du service UbiGo en Suède a montré que les principaux obstacles à une diffusion plus poussée du MaaS concernent les relations entre acteurs ainsi que les barrières réglementaires et institutionnelles (Karlsson, Sochor, Strömberg, 2016). Comme nous l’observons plus précisément dans la suite de l’article, cette coordination partenariale peut s’avérer complexe, en particulier dans le contexte français, du fait du cloisonnement des politiques de transport entre les différentes échelles d’autorités organisatrices (Gallez, Menerault, 2005 ; Richer et al., 2011).

13Les bénéfices attendus suite au développement d’un tel instrument sont nombreux et peuvent profiter à divers acteurs (Cerema, 2019). Tout d’abord, le MaaS a pour ambition d’être profitable pour les usagers en leur permettant d’accéder facilement à l’ensemble des modes de déplacements présents au sein du territoire sur lequel ils veulent se mouvoir. Ensuite viennent les collectivités puisque le MaaS a pour ambition de favoriser le report modal depuis la voiture individuelle vers différents services de mobilité en favorisant leur accès, ce qui peut avoir des effets bénéfiques sur le plan de la gestion de l’espace urbain et sur la pollution atmosphérique. Le MaaS pourrait aussi permettre de collecter de nombreuses données utiles pour l’élaboration des politiques de mobilité en améliorant la compréhension des besoins en transports de la population ce qui entraîne une meilleure planification de l’offre. Pour les opérateurs de transports, le MaaS peut être considéré comme un nouveau canal de vente et d’information permettant d’atteindre une nouvelle clientèle et de la fidéliser. En outre, le MaaS favorisant l’intermodalité, les usagers vont avoir tendance à utiliser un panel plus large de modes de déplacement ce qui va renforcer l’usage d’un plus grand nombre de services de mobilités. Enfin, concernant les usagers, le MaaS doit améliorer leur « expérience voyageur » en offrant de manière simple et efficace l’accès à de nombreux services.

14Le modèle économique qui est adopté repose sur l'agrégation d’acteurs variés aux natures diverses, notamment des opérateurs privés pour qui il est nécessaire d’atteindre une forme de rentabilité économique. Ainsi, il apparaît essentiel d’atteindre une masse d’utilisateurs de la plateforme conséquente, que ce soit du côté usagers comme du côté prestataires (Finger et al., 2015). En outre, au sein de la diversité d’acteurs privés qui peuvent être impliqués, tous n’agissent pas avec les mêmes logiques comme le montrent les approches assez agressives menées par des sociétés comme Uber (Pangbourne et al., 2018). Ces logiques pourraient conduire à des situations d’oligopoles voir de monopoles (Doherty et al., 2018). De plus, alors qu’une telle solution veut promouvoir une mobilité inclusive, la nécessité d’avoir un smartphone capable de se connecter à internet peut être un facteur d’exclusion notamment pour les personnes les plus âgées ou les plus démunies.

De l’origine finlandaise à la diffusion internationale

15Avant même sa définition, le MaaS a été un sujet d'intérêt pour les autorités finlandaises. Ainsi la Stratégie d’Adaptation au Changement Climatique (Marttila et al., 2005) proposait déjà d’utiliser les nouvelles technologies pour développer l'information voyageur afin de répondre au mieux aux besoins de l’usager. De 2009 à 2017, un cadre stratégique et législatif favorable au développement du MaaS est ainsi façonné à l’échelle nationale avec notamment une refonte du code pour les transports finlandais (Liikennekaari) (Audouin et Finger, 2018). Il permet alors d’offrir un cadre favorable à la création d’un MaaS par une entreprise privée en permettant à un tiers de vendre ses titres de transport.

  • 4 ITS : Intelligent transport systems and services traduit en français par « Systèmes de transport in (...)
  • 5 Sonja Heikkilä, 2014, « Providing mobility as a service, public sector as a catalyst », 10e Europea (...)

16Le 10ème congrès européen des ITS4 de juin 2014 est une étape importante dans la diffusion du MaaS auprès des membres de la communauté scientifique internationale. La ville d’Helsinki accueille l’évènement sur le thème évocateur "ITS in your pocket - proven solutions driving user services". Le MaaS est l’objet d’une plénière intitulée « Enabling wider markets for Mobility as a Service » avec le ministère des transports finlandais ainsi que d’une session technique « Towards mobility as a service » dans laquelle Sonja Heikkilä est intervenue5. C’est dans ce contexte favorable que Sampo Hietanen, ancien PDG de l’agence ITS Finland, diffuse son modèle (Hietanen, 2014) et développe Whim, le MaaS d’Helsinki, à travers la société MaaS Global. Il a développé son entreprise à l’aide de levées de fonds impliquant notamment le groupe français Transdev. Le 17 octobre 2016, le premier trajet utilisant Whim est vendu et le service continue à se développer aujourd’hui.

  • 6 Sessions SIS12 ITS 2015 intitulée « Mobility as a service - a solution for the brave new world? » ( (...)

17Un an après une première exposition au congrès européen des ITS à Helsinki, le MaaS finlandais bénéficie d’une nouvelle fenêtre de visibilité, cette fois-ci en France. Vingt et un ans après sa première édition à Paris portant sur le thème de la route intelligente en 1994, la vingt-deuxième édition du Congrès mondial sur les ITS est organisée à Bordeaux du 5 au 9 octobre 2015. La thématique du MaaS est mise en valeur principalement dans deux sessions6 et plusieurs communications.

18Au-delà des Congrès ITS, spécifiquement concerné par les systèmes intelligents, le MaaS se diffuse également dans la communauté scientifique du domaine des transports et de la mobilité. Pour donner un aperçu de la diffusion de l’expression « MaaS », nous avons parcouru les derniers congrès Transport Research Arena (2016, 2018, 2020-annulé) et European Transport Conference (2016 à 2020). La première présentation sur le MaaS dans ces congrès est l’œuvre d’une équipe suédoise qui présente en 2016 les résultats de l’expérimentation UbiGo, le MaaS de Göteborg (Karlsson, Sochor, Strömberg, 2016). L’article présente une évaluation auprès des utilisateurs très positive qui notent la simplicité, l'amélioration de l'accès au transport, la flexibilité et l'économie.

  • 7 Session ST2 5.2 du TRA 2020 intitulé « Mobility as a Service and Mobility Management ».

19Le nombre de communication sur le MaaS s’étoffe à partir de 2017 et surtout en 2018 avec une session spéciale au TRA7 et 9 présentations dans l’année. Avec la Finlande dans les congrès ITS, les chercheurs suédois s’intéressent beaucoup au MaaS tout comme plusieurs pays du Nord de l’Europe (Pays-Bas, Royaume-Uni). Le concept est plus largement utilisé à partir de 2018 dans les communications scientifiques de laboratoires d’autres pays européens (Irlande, Italie, Autriche, Allemagne). Notons que les chercheurs français sont plus en retrait sur le sujet que certains de leurs homologues européens ce qui n’empêche pas le MaaS de faire une entrée fracassante en France par une autre porte, plus politique que scientifique, comme nous l’étudions dans la partie suivante.

L’IMPORTATION EN FRANCE ET LA MISE A L’AGENDA DU « MAAS » PAR L’ÉTAT

20Profitant de sa visibilité à l’international, le MaaS a trouvé un certain écho en France, notamment chez les acteurs traditionnels du secteur des transports et au sein de la classe politique. L’atterrissage du MaaS en France prend appui sur plusieurs initiatives s’inscrivant dans le champ de la mobilité servicielle.

Le récit de l’importation du MaaS

21Pour retracer l’arrivée du MaaS en France, nous avons mené onze entretiens semi-directifs avec les principaux acteurs nationaux du transport en France :

  • Un agent de la Mission Innovation Numérique et Territoires (MINT) au sein de la DGITM,

  • Un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

  • Deux agents de l’ADEME

  • Un consultant en mobilités auparavant employé par la start-up Instant System,

  • Un membre du GART,

  • Un consultant affilié à l’ATEC-ITS,

  • Un membre du Club National pour la « Mobilité Courante »,

  • Deux représentants de syndicats ayant déposé un projet dans le cadre de l’Appel à projet « Mobilité servicielle » (Île-de-France Mobilités et Hauts-de-France Mobilité),

  • Un député en charge du texte de la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM)

  • Ainsi qu’une personne chargée de mission à l’UTP.

22Ces entretiens semi-directifs, d’une durée comprise entre quarante minutes et près de trois heures trente, ont permis de reconstituer le récit le plus détaillé possible à travers les différents processus ayant trait au MaaS auxquels nos interlocuteurs ont participé. Ils ont été entièrement réalisés en visio-conférence ou bien par téléphone du fait de la crise sanitaire. Le choix des acteurs à interroger résulte dans un premier temps de nos différentes recherches préparatoires qui nous ont permis d’identifier certains organismes. Par la suite, nous nous sommes appuyés sur des conseils que nous sollicitions à la fin des entretiens. Notre objectif était de couvrir au maximum les différents types de parties prenantes à l’émergence d’un MaaS « à la française ».

De la démarche Mobilité 3.0 au voyage à Helsinki avec la Ministre des Transports

23L'importation du MaaS au sein de l’administration centrale française se fait via deux petites structures très proches au sein de la DGITM et rattachées au Service d'Administration Générale et de la Stratégie (SAGS) : la Mission Transports Intelligents (MTI) et l’Agence Française pour l’Information Multimodale et la Billettique (AFIMB). Celles-ci ont créées quelques années auparavant pour s’occuper des ITS. Dans un premier temps, l’intérêt pour le MaaS émerge à travers la publicité offerte au MaaS dans la presse spécialisée puis par l’implication dans un Think Tank regroupant divers acteurs du secteur des transports et ayant organisé un voyage d’études à Helsinki.

24La DGITM joue un rôle clé dans la démarche Mobilité 3.0 qui a été initiée dès 2014 avec la commande à l’ATEC-ITS d’un livre vert sur les nouvelles mobilités et l’invitation faite par Frédéric Cuvillier, alors Ministre délégué chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche, aux acteurs du transport intelligent à mieux se structurer. En 2016, deux comités sont rassemblés afin de de créer une instance d’échanges entre les différents acteurs du secteur des transports intelligents pour faire émerger des consensus autour de certains points. Ce comité stratégique permettait aux différents acteurs de partager et défendre leurs positions de manière transparente, sans qu’il y ait d’enjeu direct de mise en œuvre. Le MaaS y est rapidement défini comme une priorité, un groupe de travail sur ce sujet est lancé et présente ses résultats le 18 mai 2017 en intégrant une intervention vidéo de Sampo Hietanen, PDG de l’entreprise finlandaise MaaS Global.

  • 8 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

25« Mais l'idée était bien : on prépare les éléments de référence de l'écriture d'une stratégie mais sans aller jusqu'à la rédaction d’une stratégie gouvernementale ; on se préparait plutôt pour le prochain gouvernement qui voudrait se saisir de la question »8

  • 9 https://www.ecologie.gouv.fr/linnovation-au-service-mobilite-du-quotidien-deplacement-delisabeth-bo (...)

26L’arrivée du nouveau gouvernement de 2017 va encore accélérer la diffusion du MaaS en France. Quelques mois après sa prise de fonction, le 7 août 2017, la nouvelle Ministre des Transports Élisabeth Borne se rend à Helsinki afin de tester les services de mobilité de la capitale finlandaise et de s’entretenir avec Jan Vapaavuori, le maire d’Helsinki et Anne Berner, la Ministre des Transports et des Communications finlandaise. La mise en place d’un groupe de travail franco-finlandais pour échanger autour de cette expérience est présentée dans un communiqué de presse du ministère9.

  • 10 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

27« Ce qui s'est passé c'est que quand Élisabeth Borne est passée Ministre juste après les présidentielles, dans le premier gouvernement Édouard Philippe, Élisabeth Borne a très vite, à l'été 2017 je pense, fait une rapide mission d'étude à Helsinki et elle en est revenue enchantée de la vision qu'elle avait eue du MaaS, autant de ses rencontres publiques avec municipalités et gouvernement finlandais, qu'avec les opérateurs privés. »10

28Nous observons donc un réel transfert de politique publique entre la Finlande autour de l'instrument MaaS au sens de Dolowitz et March (2000), qu’il s’agisse du dispositif technique (mise en place d’une application mobile) mais aussi sur le plan législatif. Malgré ces échanges avec la Finlande, le modèle de MaaS désiré est toutefois différent de celui implanté à Helsinki, la puissance publique y compris les collectivités doit y jouer un rôle plus important. Ce sont les prémices d’une adaptation nationale que l’on pourrait qualifier de « MaaS à la française ».

  • 11 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

29« Et elle en est revenue assez persuadée qu'il fallait en faire quelque chose à la française, quoique très vraisemblablement dans une vision bien différente, plus institutionnelle, plus régulée par l'État et les collectivités »11

L’atterrissage du MaaS en France : les Assises de la Mobilité et la LOM

  • 12 La loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) (...)

30L’élection présidentielle de 2017 remportée par Emmanuel Macron permet d’affirmer la nouvelle orientation donnée au secteur des transports et qui avait déjà été initiée lors du mandat précédent (Loi MAPTAM, NOTRE, sur les Services librement organisés, pour une République numérique)12. Ces mesures incrémentales en faveur de l’intermodalité préfigurent la démarche lancée après l’élection de 2017 et ayant pour objectif à terme de remplacer la Loi d’Orientation sur les Transports Intérieurs du 30 décembre 1982 par une nouvelle loi, la Loi d’Orientation des Mobilités. Cette démarche fait suite à un constat réalisé par la nouvelle majorité (MTES, 2017) : le secteur des transports, responsables d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre, serait dans une impasse financière avec 10 milliards d'euros supplémentaires qui sont nécessaires pour réaliser les projets d’infrastructures.

31Le gouvernement compte ainsi sur les opportunités offertes par l’innovation technologique pour réaliser ce qu’il qualifie de « troisième révolution des mobilités » après les arrivées du chemin de fer et de l’automobile. Afin de préparer au mieux la future Loi d’Orientation des Mobilités, le 19 septembre 2017, les Assises nationales de la Mobilité sont lancées pour trois mois jusqu'au 13 décembre 2017. Il s’agit d’un grand dispositif de concertation adressé à tous les acteurs du territoire. Ces Assises sont toutefois conçues dans une certaine précipitation. Elles vont alors représenter pour les différents acteurs du secteur des transports une opportunité de faire valoir leurs récents travaux. Le cadre stratégique produit par l’initiative Mobilité 3.0 est alors largement réutilisé. Le MaaS y occupant une place importante, cet instrument est donc mis en avant notamment grâce à un séminaire qui lui est entièrement dédié. Si de nombreuses propositions émanent de ce séminaire, un véritable consensus autour de ce que doit être le MaaS à la française n'émerge pas. Les Assises de la Mobilité ont toutefois permis de dégager les éléments majeurs souhaités par la suite pour la LOM. Le MaaS y a joué un rôle important ce qui a permis de publiciser cet instrument auprès d’un public élargi quand bien même les personnes s’y intéressant réellement gravitent autour de l’écosystème transport. Il s’agit d’un moment essentiel dans la décision de déployer des plateformes de MaaS en France.

  • 13 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

32« C'est pendant l'été 2017 que le cabinet d'Elisabeth Borne a conçu les Assises de la Mobilité de façon précipitée et sans avoir une connaissance intégrale de ce qu'étaient les acteurs, les réseaux, les forces disponibles, les travaux existants, les positions des uns et des autres. Donc en septembre octobre 2017, (…) il a fallu faire valoir ce que collectivement, Mobilité 3.0, l'ATEC, les opérateurs, on avait à mettre sur la table. Ça s'est finalement assez bien joué : les cadres stratégiques de l'ATEC ont été présentés dans la quasi-totalité des groupes techniques, on nous a confié l'organisation d'un certain nombre de séminaires [...] Finalement l'inspiration donnée par Mobilité 3.0 a été très significative. »13

  • 14 La LOTI en 1982 marquait déjà une première « détechnicisation » de l’objet transport en introduisan (...)

33La Loi d’Orientation des Mobilités est finalement publiée le 26 décembre 2019 après plus d’un an de discussions. La LOM constitue une rupture par rapport à la LOTI14 en opérant une transition des transports à la mobilité en mettant en place des mesures concrètes pour traduire ce changement sur le terrain (Izembard, 2020). On notera toutefois que le terme de mobilité n’est pas défini dans le texte de loi.

34Trois articles de la Loi d'Orientation des Mobilités concernent directement le MaaS. Il s’agit des articles 25 sur l’Open Data, l’article 27 sur l’accessibilité et l’article 28 portant spécifiquement sur le MaaS. L’inscription du MaaS dans la LOM a été cependant assez complexe. En effet, la première version de la loi du 26 novembre 2018 a été impactée par le mouvement de contestation des Gilets Jaunes. Ainsi, le 20 février 2019, le nouveau projet de loi déposé abandonne le chapitre sur les péages urbains qui auraient dû constituer un levier de financement pour les innovations proposées dans le cadre des Assises de la Mobilité.

Un écosystème favorable au MaaS en continuité avec les expériences locales pré-existantes.

35Le MaaS peut toutefois aussi être vu comme une évolution de systèmes déjà présents en France depuis plusieurs années qui ont constitué un terreau favorable à son importation.

36En effet, dès le début des années 2010 ont été lancés en France de nombreux Systèmes d’Informations Multimodales permettant de regrouper l’ensemble des informations utiles pour se déplacer sur un territoire au sein d’une même plateforme. Les plus avancés parvenaient même à calculer des itinéraires personnalisés et multimodaux. Dans ce cas, la différence majeure avec un MaaS repose dans l’absence d’une centralisation du paiement. L’exemple emblématique est la plateforme Optimod développée au sein de la Métropole de Lyon dès 2013. La plateforme Optimod agrège des données issues de la SNCF, des services opérés par JCDecaux, des parkings privés ou du SYTRAL. L’interface utilisateur mobile développée sur smartphone a été conçue par la société Cityway, une filiale de Transdev.

37En outre, un projet proche de l’esprit du MaaS a été développé dans l’Oise. Un syndicat mixte SRU, le SMTCO (Syndicat Mixte des Transports Collectifs de l’Oise) est mis en place le 21 novembre 2006 (Richer, Hasiak, Jouve, 2011). Le prélèvement du Versement Mobilité Additionnel (VMA), un impôt supplémentaire que peuvent prélever les syndicats mixtes SRU (Certu, 2013), permet au syndicat de se lancer dans un le projet SISMO (Système Intégré de Services à la Mobilité sur le Département de l’Oise). Lancé en 2008 et opérationnel en 2012, SISMO donne des informations aux arrêts et dans les véhicules sur l’ensemble des réseaux urbains et interurbains, les transports à la demande, le covoiturage, la location de vélo, tout en proposant un paiement unique via une carte sans contact nommée Le Pass Oise Mobilité. Contrairement au SIM lyonnais ou au MaaS d’Helsinki, le SISMO s’adresse aussi à des territoires périurbains et ruraux.

38La volonté de l’État de stimuler le développement du MaaS se fait plus en continuité qu’en rupture avec les pratiques existantes. En parallèle de la rédaction de la Loi d’Orientation des Mobilités et de ses décrets d’application, plusieurs mesures ont été mises en place afin de rendre concrète la notion de MaaS à la Française. Le 13 juin 2018, Élisabeth Borne présente les orientations majeures du projet de Loi d’Orientation des Mobilités dans le cadre du Salon du Transport Public se tenant à Paris. La volonté de développer des plateformes de MaaS en offrant les outils nécessaires à leur réalisation y est réaffirmée par le lancement de deux démarches en septembre 2018.

  • Premièrement la plate-forme France Mobilités, nommée initialement « French Mobility », l’anglicisme ayant été rapidement abandonné, est ouverte. Cette démarche se développe en parallèle de la préparation de la LOM avec pour « objectif de soutenir l’expérimentation, le développement et la diffusion dans tous les territoires de toutes les solutions innovantes permettant d’améliorer durablement la mobilité du quotidien » (France Mobilités – French Mobility, 2019). La culture de l’innovation y est particulièrement présente et le MaaS est au cœur du dispositif.

  • Deuxièmement, toujours en septembre 2018, l’Appel à Projets « Expérimentation pour le Développement de la Mobilité Servicielle » est lancé sur demande de la DGITM avec comme opérateur l’Ademe (Agence de la transition écologique, anciennement Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) afin d’apporter une aide financière aux entités souhaitant développer le MaaS suite aux mesures prises dans la Loi d’Orientation des Mobilités. Cet Appel à Projets s’inscrit dans le cadre du Programme d'Investissements d’Avenir.

39Si les ambitions de l’État semblent garantes d’une diffusion rapide du MaaS sur le terrain, les jeux d’acteurs rendent l’atterrissage de l’instrument plus incertain et complexe, comme nous l’explorons dans la partie suivante.

Une voie à la française pour le MaaS : géopolitique d’un instrument en tension

40A travers l’étude des réseaux techniques, Georges Ribeill (1986) distingue une « voie à la française » reposant sur trois composantes : une politique avec l’État français diffuseur de bonnes pratiques ; une tradition politico-administrative reposant sur des modèles mixtes et des compromis entre public et privé ; et enfin, un modèle technico-économique avec le rôle prépondérant des corps techniques. Dans cette partie, nous observons si le MaaS suit la voie décrite par Georges Ribeill.

41S’il est difficile de définir précisément ce que serait un MaaS à la française, cet instrument semble toutefois bien suivre la « voie à la française » telle qu’elle est décrite par Georges Ribeill (1986) et qui repose sur trois traditions : une politique avec l’État français diffuseur de bonnes pratiques, une politico-administrative reposant sur des modèles mixtes, des compromis entre public et privé et une technico-économique avec le rôle prépondérant des corps techniques.

Les acteurs au cœur du MaaS en France

Un aspect marquant dans l’arrivée du MaaS en France réside dans le type d’acteurs mobilisés à savoir les acteurs traditionnels du secteur des transports français. Ainsi au sein du comité stratégique Mobilité 3.0 étaient présents (ATEC-ITS France et Ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, 2017) :

  • des représentants de Ministères : Ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer via ses directions (DGITM et DRI, Direction de la Recherche et de l’Innovation, aujourd’hui Service de la Recherche et de l’Innovation), Bercy avec la Direction Générale des Entreprises, le Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche via la Direction Générale de la Recherche et de l’innovation,

  • des établissements publics : l’Ademe, la Caisse des Dépôts et des Consignations, l’Institut Mines Télécom, l’Ifsttar, le Cerema, l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées,

  • des collectivités : le Conseil régional d’Ile de France, la métropole de Strasbourg, la Communauté d’agglomération du Lac du Bourget,

  • des entreprises : Transdev, Keolis, Sogari, Colas, Vinci, la Plateforme Automobile, Conseil National des Professions de l'Automobile, Thalès, Orange, Blablacar, Setec ITS, Assystem,

  • et des associations : le GART, l’association des utilisateurs de transport de fret, la fédération des associations d’usagers des transports.

La seule start-up présente est Blablacar et les géants du numérique sont absents de cette instance d’échanges. De même, l’initiative Mobilité 3.0 permet à une association, l’ATEC-ITS, vitrine de l’ingénierie française en matière de transport, de devenir incontournable dans le secteur français des mobilités intelligentes grâce à sa place de copilote au sein du comité stratégique (Bouti, 2018). De même, un club pour la « Mobilité Courante » regroupant encore des acteurs traditionnels est rassemblé en prolongement de l’expérience de l’Oise.

42Ces acteurs sont majoritairement pilotés par le traditionnel groupe professionnel des ingénieurs dans le secteur des transports, groupe qui forme une élite au sein de l’administration mais aussi au sein des directions des grandes entreprises privées françaises, notamment via les grands corps tels que celui des Ingénieurs des Ponts des Eaux et des Forets ou des Ingénieurs des Mines (Gervais, 2006). Nous retrouvons ici l’une des composantes principales d’une voie à la française : « Une tradition technico-économique s 'appuyant sur le rôle des corps techniques d'Etat, Corps des Ponts et Chaussées tout particulièrement, tant pour incarner les pouvoirs publics de tutelle, de contrôle que pour gérer les entreprises exploitantes des réseaux publics, via le pantouflage, Corps combinant à la fois une culture administrative et une compétence technicienne » (Ribeill, 1986).

43Si au sein de la ville numérique les géants du web et de l'informatique jouent un rôle considérable, qu’il s’agisse des GAFA avec l’aménagement d’un quartier complet à Toronto par Alphabet, filiale de Google ou bien des entreprises du secteur des NTIC, IBM étant à l’origine même du terme Smart City, en France les acteurs traditionnels restent en première ligne. Les firmes urbaines auxquelles les ingénieurs appartiennent intègrent en effet les évolutions technologiques dans leur offre (Courmont et Le Galès, 2019) grâce à des partenariats, des créations de filiales (par exemple Cityway pour Transdev), des entrées au capital (Transdev ayant participé à la levée de fonds de MaaS Global). Leur participation à des conférences, des colloques ou des comités stratégiques tels que Mobilité 3.0 leur permet de conserver leurs positions stratégiques dans le domaine des transports et de l’aménagement du territoire.

  • 15 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

44« Et le jeu que jouaient tous les acteurs privés et parapublics, c'est qu’ils avaient des positions à créer ou à maintenir, des prérogatives à défendre et entendaient les faire valoir : éventuellement des cadres juridiques à faire évoluer ou des verrous juridiques à lever » 15

Un cadre réglementaire du MaaS en débat

45Si les perturbations extérieures n’ont pas directement eu un impact sur la question du MaaS, la rédaction des articles de la Loi d’Orientation des Mobilités concernant cet instrument n’a pas été facile. Ces difficultés apparaissent à deux endroits : au sein de l’instance en charge de la rédaction des articles concernant le MaaS et lors des arbitrages interministériels.

46Afin de rédiger les articles de la Loi d'Orientation des Mobilités, un groupe d’experts nommé « groupe miroir » était régulièrement réuni par la DGITM. Différents acteurs étaient rassemblés et échangeaient autour du MaaS afin d’être dans une démarche de co-construction de la loi. Il s’agissait du cabinet ministériel, des AOM ainsi que des sociétés privées (opérateurs traditionnels du secteur des transports et start-ups du secteur de la mobilité). Dans ces groupes de travail, le débat portait sur deux points majeurs : les modalités d'ouverture des données et les modèles de MaaS. Une vision assez libérale de l'instrument semblait alors envisagée par la DGITM. Les collectivités ainsi que les opérateurs de transport devaient ouvrir leurs données sans en contrôler la réutilisation. Cette orientation a particulièrement déplu à ces acteurs représentés notamment par le Groupement des Autorités Responsables de Transport (GART) et par l’Union des Transporteurs Publics et ferroviaires (UTP).

47En outre, certains acteurs traditionnels du transport par leur action de lobbying cherchent à maintenir leur position dans le secteur des mobilités en France et craignent l’arrivée des géants du numérique. Au sein de ce groupe miroir, ils vont alors jouer un rôle similaire à celui qu’ils avaient au sein du comité stratégique Mobilité 3.0. Il serait toutefois erroné de ne voir dans ces débats qu’une simple opposition entre acteurs traditionnels et géants du numérique.

  • 16 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

48Dans la suite logique du renforcement du rôle des Régions comme chef de file de l’intermodalité, l’idée de déterminer que c’est à l’échelle de ces collectivités qu’il faut développer le MaaS a été à l’origine de tensions de plusieurs natures. D’un côté, certaines grandes collectivités et leurs partenaires privés s’opposent à une perte de marge de manœuvre dans le secteur des mobilités et militent donc pour un MaaS à une plus petite échelle territoriale. De l’autre, la SNCF développe son propre système à l’échelle nationale, qualifié d’« enjeu de pouvoir stratégique »16. Or l’entreprise ferroviaire entretient des relations tendues avec les régions notamment autour de la gestion des Trains Express Régionaux (TER) et ne souhaite donc pas non plus le développement d’un MaaS régional.

  • 17 Entretien avec un agent de la MINT

49« Ça s'est fait beaucoup en co-construction, car c'est un sujet complexe, c'est un article difficile, tout d'abord les AOM qui sont présentes car elles opèrent des services mais aussi car elles ont vocation à opérer des MaaS. On a également les sociétés privées de transport qui sont délégataires ou d'initiative privées, qui sont des services de transport et qui pourraient opérer des services de MaaS, toutes les start-ups de la mobilité qui elles aussi bien pourraient avoir envie de créer un MaaS, on pense à Uber avec City Scoot. Bien sûr la SNCF, tous les grands acteurs de la mobilité. » 17

50Les articles présents dans la loi promulguée en décembre 2019 étant peu détaillés, la rédaction des décrets d’application de la LOM est l’occasion pour les différents acteurs évoqués précédemment de continuer leur action de lobbying. Ces décrets d’application n’étaient toutefois toujours pas parus à l’heure de la rédaction de l’article, notamment du fait de la crise du Covid-19. Autour de la définition d’un cadre réglementaire pour le développement du MaaS en France, il est donc possible d’observer des tensions entre acteurs de portée nationale.

Des tensions entre État et collectivités locales dans la mise en œuvre du MaaS

51L’Appel à Projets « Expérimentation pour le Développement de la Mobilité Servicielle » lancé sur demande de la DGITM a pour objectif de financer des projets d'expérimentations ou de développement portant sur le MaaS soutenus par des entreprises et des territoires. Ces projets peuvent se pencher sur un ou plusieurs des quatre axes suivants : le développement de l’information multimodale en amont et pendant le trajet afin de planifier un itinéraire, la réservation multimodale, le vente multimodale et enfin l’amélioration des interfaces entre les différents services de mobilité (Ademe, 2018)

52Des attentes sont spécifiées dans le cahier des charges. Il s’agit de développer des outils interopérables, de proposer un modèle économique ainsi que des méthodes d’évaluation, l'objectif étant de structurer le MaaS à une « échelle territoriale significative ». Les différents livrables doivent être ouverts et documentés afin d’être facilement réutilisés, ils doivent en effet être majoritairement considérés comme des « biens communs » réutilisables par une grande variété d’acteurs qu’il s’agisse de collectivités, de laboratoires ou d’entreprises privées. Cet appel à projets s’adresse à trois grands types d’acteurs, les entreprises privées soumises à concurrence, les établissements de recherche et les collectivités.

53L’appel à projets se clôture le 12 mars 2019 avec le dépôt de six projets uniquement par des collectivités (des Régions et un consortium de métropoles). Après une phase de pré-sélection ayant retenu trois projets parmi les six déposés, l’Appel à Projets « Expérimentation pour le Développement de la Mobilité Servicielle » est finalement déclaré infructueux. La raison principale avancée repose sur la nature des acteurs ayant déposé une candidature. En effet, l'ensemble des pilotes sont des collectivités ou des consortiums de collectivités. Les opérateurs privés sont peu impliqués et jouent dans ces projets le plus souvent un rôle de sous-traitant. Ainsi, l’intégralité du risque financier repose sur les collectivités et non sur l’opérateur. De plus, le dispositif du Programme d'Investissements d’Avenir est assez peu adapté avec deux tiers de l’enveloppe de 15 millions d'euros inutilisables pour des collectivités puisqu’il s’agit d’avances remboursables mobilisables uniquement pour des acteurs privés. Les différentes réponses à l’appel proposaient des projets de plateformes assez aboutis mais indépendants les unes des autres. Cela ne rentre pas dans la logique annoncée au lancement de l’appel à projets qui était de produire des communs réutilisables, des éléments qu’un acteur souhaitant faire du MaaS dans le futur pourrait réemployer pour construire sa plateforme.

  • 18 Entretien avec un agent de l’Ademe

54« Le constat était qu'avec ce qui était proposé par les collectivités, il y avait une absence d’engagement des acteurs économiques sur les projets qui souhaitaient uniquement se positionner comme des sous-traitants. Or c'est pas la philosophie qu'on applique nous dans les investissements d'avenir puisque nous on veut que le risque de mise en œuvre de ces systèmes-là ne soit pas supporté uniquement par les collectivités. On considère que ce n'est pas le rôle de la collectivité de supporter un risque comme celui-là »18

55L’échec de l’Appel à Projets a été particulièrement mal vécu par les collectivités candidates. Le GART s’est alors impliqué afin de trouver une alternative à l’AAP et pour remobiliser la DGITM sur ce sujet. Une porte de sortie est alors envisagée avec le projet “Mon Compte Mobilité” lauréat d’un appel à programmes Certificats d’Economie d’Energie et piloté par l’entreprise française de services numériques Capgemini. Cette solution ne fait toutefois pas l’unanimité étant donné qu’il ne s’agit pas d’un MaaS concret mais plutôt une plateforme aidant à en développer. En outre, les présentations faites aux collectivités laissent augurer une plateforme principalement tournée vers la mobilité d’entreprise qui ne répond pas nécessairement aux besoins des collectivités. Ces dernières envisagent toutefois de développer leurs propres projets indépendamment d’un cadre national.

56Au final, nous retrouvons assez précisément les composantes d’une « voie à la française » comme décrit par Georges Ribeill pour le MaaS. Le récit met en évidence le rôle multiple joué par l’État autour de la question du MaaS. D’abord, L’État a largement assuré la diffusion et la promotion du MaaS en France. Que ce soit par la Missions Transports Intelligents et l’Agence Française pour l’Information Multimodale et la Billettique ou bien par le pouvoir politique, l’État a joué un rôle considérable dans l’importation du MaaS et dans l’évolution des Systèmes d’Information Multimodale alors portés par les collectivités. L’État français a grandement contribué à diffuser cet instrument par les Assises de la Mobilité qu’il a lui-même organisées ou via l’ATEC qui a grandement fait la promotion du MaaS. Ce rôle se prolonge aujourd’hui autour de la démarche « France Mobilités » ou de l’Observatoire du MaaS piloté par le Cerema. En outre, avec la Loi d’Orientations des Mobilité, l’État a inscrit dans le cadre réglementaire des briques essentielles au développement du MaaS tel que l’ouverture des données et la possibilité pour un tiers de vendre des titres de transports publics. Par contre, le rôle de l’État est plus hésitant sur l’accompagnement (y compris financier) des porteurs de MaaS en France. L’échec de l’Appel à projet témoigne d’un hiatus entre les attentes de l’État et les démarches des collectivités. Il reste une ambiguïté sur le pilotage national d’une solution commune face à la diversité des initiatives et des approches des collectivités qui attendent un soutien de leurs propres projets. Derrière ces décalages, c’est la question de la bonne échelle du MaaS qui reste ouverte tout en sachant que la réponse ne sera probablement pas unique.

CONCLUSION 

57Résultat simultané d’un transfert de politiques publiques et de l’héritage d’une politique de mobilité menée en France depuis près de dix ans, nous confirmons que le MaaS suit une voie à la française, dont la définition n’est toutefois pas stabilisée. A travers cet article, nous pouvons en décrire les contours.

58Nous avons observé l’importance du rôle de l’État dans la promotion du MaaS. Pour le gouvernement français, il est perçu comme l’outil idoine d’une politique « Start-up Nation » porté sur l’innovation et le numérique. La reconstitution du récit de l’importation du MaaS en France témoigne surtout du rôle des corps traditionnels de l’État et des cellules du ministère dans la diffusion de la nouvelle doctrine. Relativement consensuel, la diffusion du MaaS se fait dans la continuité des politiques pré-existantes. Par contre, la stratégie de soutien au développement du MaaS reste hésitante. Faut-il promouvoir une ou des briques communes à l’échelle nationale, par exemple en matière de compte personnel de mobilité ? Ou faut-il accompagner les démarches des collectivités, quitte à avoir autant de MaaS que d’AOM ?

59De leur côté, les collectivités locales s’investissent dans l’appropriation et le développement des outils de type MaaS. En effet, les Autorités Organisatrices de la Mobilité voient dans le MaaS, une nouvelle brique incontournable de leurs politiques de mobilité. Même si les réalisations restent globalement modestes, les premiers exemples aboutis de Mulhouse avec le « Compte mobilité » ou Saint-Étienne avec « Moovizy » inspirent les agglomérations françaises.

60Ainsi, le « as a service » est « à la française » car il croise une rôle central de l’État par l’intermédiaire des acteurs publics traditionnels et des initiatives diverses des Autorités Organisatrices de la Mobilité. Cette adaptation au contexte national alimente deux types de tensions :

  • D’une part, nous identifions des tensions qualifiées « d’horizontales » entre deux types d’acteurs. Il s’agit essentiellement des rapports entre la sphère industrielle et le traditionnel secteur public qui peinent à entrer dans un nouveau cadre partenarial à l’image des communautés de transports (Verkehrsverbünde) en Allemagne.

  • D’autre part, des tensions dites « verticales » illustrent les difficiles articulations entre les échelles métropolitaine, régionale, nationale ou même européenne dans le déploiement des services de type MaaS. A l’image du développement des réseaux de transport public, la dimension servicielle est souvent mise au service de l’identité territoriale d’une institution publique qui la porte. Une perspective qui peut faire craindre une reproduction des cloisonnements où chaque institution locale veut « son » MaaS, plutôt qu’un effacement des frontières spatiales au bénéfice d’une plus grande fluidité des mobilités multi-échelles.

61Malgré un apparent consensus autour de l’idée du MaaS en France, son développement opérationnel reste balbutiant. Encore loin de les dépasser, le MaaS se confronte aux traditionnels cadres institutionnels qui semblent assez peu adaptés au principe d’une mobilité multimodale sans ruptures spatiales ou tarifaires. Si ces verrous ne sont pas levés, on peut craindre que l’efficacité substantielle du MaaS sur l’attractivité des mobilités alternatives à l’autosolisme s’en trouvera incontestablement réduite.

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Notes

1 Cet article est issu d’un travail de recherche effectué par Pierre-André Horth dans le cadre de la réalisation d’un mémoire de fin d’études au Cerema Hauts-de-France, précédant la réalisation d’une thèse de doctorat.

2 Voir notamment l’interview de François Ferrieux, président du Club national pour la Mobilité Courante, ancien président du SMTCO dans l’Oise, « Un MaaS à la française ? » (TEC - n°243 - octobre 2019).

3 https://smart-city.cerema.fr/maas

4 ITS : Intelligent transport systems and services traduit en français par « Systèmes de transport intelligents »

5 Sonja Heikkilä, 2014, « Providing mobility as a service, public sector as a catalyst », 10e European Congress ITS, 16-19 juin 2014, Helsinki, Finlande.

6 Sessions SIS12 ITS 2015 intitulée « Mobility as a service - a solution for the brave new world? » (Modérateur : Sampo Hietanen) et GPS 1 intitulée « Autonomous, driverless vehicles: extending car-sharing and mobility as a service ».

7 Session ST2 5.2 du TRA 2020 intitulé « Mobility as a Service and Mobility Management ».

8 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

9 https://www.ecologie.gouv.fr/linnovation-au-service-mobilite-du-quotidien-deplacement-delisabeth-borne-en-finlande

10 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

11 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

12 La loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) permet aux Autorités Organisatrices de Mobilité d’intervenir sur l'intégralité des formes de mobilités ;

La loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) permet de transférer des compétences relatives aux transports (organisation des services routiers interurbains et gares routières) des départements vers les régions ;

La loi « Macron » qui permet à de nouveaux acteurs privés d’organiser des services routiers interurbains réguliers ;

La loi pour une République numérique qui élargit l’ouverture des données à l'ensemble des administrations et des entreprises publiques.

13 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

14 La LOTI en 1982 marquait déjà une première « détechnicisation » de l’objet transport en introduisant les Plans de Déplacements Urbains (aujourd’hui Plan de mobilité) et « un droit aux transports pour tous ». La rhétorique du déplacement prend le pas sur celle de la circulation. La loi SRU conforte ce glissement du transport vers le déplacement mais la LOM va plus loin en utilisant le terme de mobilité qui apporte une vision élargie du déplacement dans ses aspects économiques, environnementaux et sociaux.

15 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

16 Entretien avec un ancien membre de la Mission Transports Intelligents de la DGITM

17 Entretien avec un agent de la MINT

18 Entretien avec un agent de l’Ademe

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre-André Horth, Philippe Menerault et Cyprien Richer, « L’importation du maas (mobility as a service) en France : un nouvel instrument pour les politiques de transport ? »Netcom [En ligne], 35-3/4 | 2021, mis en ligne le 30 juin 2022, consulté le 11 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/netcom/6335 ; DOI : https://doi.org/10.4000/netcom.6335

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Auteurs

Pierre-André Horth

Doctorant, Univ. Lille, ULR 4477 - TVES - Territoires Villes Environnement & Société, F-59000 Lille, France & Cerema, Équipe sur les Perturbations et la Résilience des Systèmes de Mobilité (ESPRiM), F-59000 Lille, France

Philippe Menerault

Professeur des Universités, Univ. Lille, ULR 4477 - TVES - Territoires Villes Environnement & Société, F-59000 Lille, France

Cyprien Richer

Chargé de recherche, Cerema, Équipe sur les Perturbations et la Résilience des Systèmes de Mobilité (ESPRiM), F-59000 Lille, France

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