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Faire usage du monde : le nomadisme numérique entre mobilités, travail et tourisme

Editeurs invités

  • Florence Gourlay, Maîtresse de conférences en Géographie, Laboratoire Géoarchitecture, Université Bretagne Sud

  • Brenda Le Bigot, Maîtresse de conférences en Géographie, Laboratoire Migrinter, Université de Poitiers

  • Claire Mahéo, Maîtresse de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, Laboratoire PREFics, Université de Bretagne Sud

  • Clément Marinos, Maître de conférences en Économie géographique, Laboratoire LEGO, Université Bretagne Sud

Introduction de l’appel

L’objectif principal de ce numéro spécial souhaite s’intéresser à la multidimensionnalité du nomadisme numérique (NN), tant par l’analyse du phénomène que par un cadrage théorique et une méthodologie interdisciplinaire. Le début du XXIe siècle voit émerger une nouvelle population de travailleurs hypermobiles communément appelée digital nomads (DN) ou nomades numériques. La littérature les qualifie d’individus qui exercent leur activité professionnelle à l’aide des nouvelles technologies de l’information et de la communication tout en adoptant un mode de vie basé sur des migrations fréquentes (Makimoto et Manners, 1997). Les nomades numériques se définissent ainsi comme des individus qui échappent au cadre traditionnel du travail grâce à l’utilisation des technologies numériques en constant développement dans un contexte mondialisé : citoyens du monde, ils visitent voire inventent sans cesse de nouveaux lieux, pratiquent des loisirs comme le surf ou le ski, et sont en quête de découverte des pays et des cultures étrangères (Reichenberger, 2018). Pour autant, ils réinventent de nouveaux rapports au travail en contexte numérique. Ils appartiennent principalement à la génération des millennials (https://nomadlist.com/digital-nomad-statistics#age).

L’extension de l’accès à internet à l’échelle mondiale leur permet de concilier une activité économique lucrative (Trimoldi, 2018) et un mode de vie « géo arbitré » (Ferriss, 2011). Ce phénomène, fondamentalement lié à Internet, influence, depuis les années 1990, les interactions sociales entre individus à travers le monde. De nouvelles formes de sociabilité numérique se développent dans l’espace virtuel (Mésangeau, 2021), ces pratiques en ligne s’inscrivent aussi dans l’espace et (re)dessinent certains territoires (Vienne et al., 2017). Population emblématique des mutations contemporaines liées à l’évolution des technologies numériques, des modes de vie et de travail, en lien notamment avec les mobilités, les nomades numériques témoignent d’un changement paradigmatique du numérique qu’il convient d’interroger de façon multidimensionnelle et interdisciplinaire.

Alors que les sciences sociales ont connu depuis le tournant des années 2000 un mobility turn qui a placé les mobilités au cœur de nombreuses analyses du monde social (Sheller et Urry, 2006), les nomades numériques invitent à poursuivre les questionnements sur l’hybridité des grilles de lecture de la mobilité internationale. Explorant les modes de vie itinérants, l’étude des lifestyle mobilities (Duncan, Cohen, Thulemark, 2013) considère les ponts entre tourisme et migrations. Dans cette même veine, le champ d’étude des lifestyle migrations, s’intéressant aux personnes issus de pays développés, s’installant à l’étranger pour développer un mode de vie plus épanouissant, s’est quant à lui consolidé autour des questions de privilèges et de l’approche post-coloniale pour saisir les relations entre ces groupes mobiles et les habitants des territoires où ils s’installent (Benson et Osbaldiston 2014). Ainsi, en France, émergent depuis peu des travaux sur les “migrations privilégiées” utiles à la compréhension des DN. Ils interrogent les différentes dimensions (sociales, genrées, raciales, etc.) des privilèges qui permettent à certains groupes de migrer sans entraves, et explorent les dispositifs de sélection migratoire dont bénéficient ces groupes (De Facto, n°27).

En tant que communauté, les nomades numériques composent par leurs pratiques de mobilités et leur lien au travail, des mondes singuliers, dont les contours pourraient sembler imperceptibles. Cependant, la généralisation du télétravail depuis la crise sanitaire a popularisé la relation a-spatiale au travail. Une forme de récupération par les logiques capitalistes de cette nouvelle mobilité liée au travail et de son mode de vie associé est à l'œuvre par les acteurs économiques et politiques du développement touristique et plus généralement du développement territorial (Boltanski et Chiapello, 1999). Or les pratiques des DN semblent s’inscrire dans une logique de distinction, de marqueur et de différenciation sociale. La massification du phénomène peut générer chez les DN de nouveaux mouvements vers de nouveaux lieux, autant de lignes de fuite, de ruptures avec des habitudes (déterritorialisation), qui peuvent entraîner de nouvelles pratiques (reterritorialisation) (Deleuze, Guattari, 1980).

Les nomades numériques sont des errants mais des errants installés. Installés dans des lieux protégés et installés dans leurs représentations du monde, usant des lieux comme d’accessoires élégants et délicats au service de leur productivité et de leurs performances créatives. Ils construisent un certain usage du monde. Ils voyagent, se posent, travaillent, se reposent et repartent, désancrés, a-territoriaux mais souvent ancrés dans un système capitaliste qu’ils nourrissent par leurs activités professionnelles (producteurs de contenus internet, prestataires pour les GAFAM, marketeurs, formateurs, traducteurs, …) et/ou par un idéal de vie alternatif. L’imaginaire du voyage de nombre d’entre eux et elles est peuplé aussi bien de millionnaires de la “tech”, en tongues, de routards explorateurs et exploratrices à sac à dos, que de surfeurs et yogi en van Volkswagen, mâtinés d’idéologie “newage”. Ainsi les DN questionnent le rapport au travail, le rapport aux voyages et au loisir, le rapport au territoire en contexte numérique généralisé. Cette réalité socio-anthropologique complexe mérite d’être analysée au travers différents axes proposés ci-dessous.

Présentation des questionnements par entrées thématiques :

Nomadisme numérique et paradoxes

En questionnant le rapport au travail, à la vie privée et au loisir, mais aussi au territoire, le nomadisme numérique met en évidence des paradoxes : bien-être versus performance, valeur écologique versus style de vie énergivore, individualisme versus communauté, liberté versus aliénation, conformisme versus anticonformisme… Il convient d’interroger ces derniers :

  • Dans quelle mesure les DN sont-ils intégrés dans un système hypercapitaliste ? A l’inverse, peut-on affirmer qu’ils évoluent dans une forme d’altermondialisme ?

  • Peut-on enjoindre la notion de communauté, voire de communautarisme, à celle de nomadisme numérique ? Existe-t-il une (ou des) forme(s) d’ostracisme chez les DN ? Un·e discours/pratique de l’inclusivité ? Comment se distinguent-ils d’autres communautés ?

  • Comment caractériser le rapport entre individualisme et communauté chez les DN ? Comment analyser la diversité de cette tension ?

  • Quels sont les effets de la crise COVID sur le nomadisme numérique ? Est-elle un frein ou un accélérateur de changements ?

Rapports aux lieux et au monde des nomades numériques

En revendiquant le désancrage territorial comme style de vie, le nomadisme numérique interroge les liens aux territoires et les rapports aux lieux.

  • Dans quelle mesure les DN contribuent-ils à l’Invention des lieux (Boyer, 2002) ? Ces lieux peuvent-ils être qualifiés d’hétérotopie ?

  • Comment s’articulent les dimensions locale et globale du nomadisme numérique ? Le nomadisme numérique est-il l’expression d’une forme de “glocalisation” ?

  • L’accessibilité des lieux des DN et leur dimension touristique sont-elles des contraintes ou atouts pour des DN ? On constate en effet une tension entre la recherche de lieux atypiques, souvent périphériques et le besoin de suivre une tendance déjà bien ancrée dans certains territoires.

  • Comment se manifestent leur ancrage et leur encastrement dans les lieux ? Comment se considèrent-ils vis-à-vis de leur territoire d’installation et comment sont-ils perçus par les autres parties prenantes locales (habitants, collectivités, acteurs économiques, etc.) ?

Mobilités privilégiées

La mobilité internationale est analysée aujourd’hui au prisme des différents régimes qui l’organisent à l’échelle mondiale. Que nous apprennent les DN et leurs profils sur des formes émergentes, à la fois de modes de vie mobiles et localisés et de dispositifs institutionnels qui les permettent ?

  • Les DN sont-ils le nouveau visage d’une classe supérieure mondialisée ? Comment caractériser socialement ce groupe, en lien avec leurs positions professionnelles, et d’autres professionnels mobiles favorisés comme les expatriés ?

  • Comment la nationalité s’articule à de multiples critères, de classe, de genre, ou encore de race ou d’âge, pour construire les expériences de mobilité des DN ? En quoi l’articulation de ces critères permet d’identifier des parcours singuliers, entre privilèges migratoires et contraintes.

  • Sur quels ressources ou capitaux s’appuient les DN pour construire leurs expériences de mobilité ? On pense par exemple au poids d’une socialisation internationale et d’expériences de mobilités passées (d’étude, professionnelle, ou touristiques).

  • Comment la dimension privilégiée de la mobilité des DN façonne leurs expériences dans les destinations ? Bénéficient-ils d’accès prioritaires à certaines ressources ? Quels rapports de pouvoir et/ou conflictualité structurent leur relation avec la population locale ?

Dispositifs numériques sociotechniques, communicationnels et institutionnels

Dans leurs usages du monde, leurs pratiques organisationnelles et professionnelles et leurs modes de sociabilité, les DN s’appuient sur de multiples dispositifs. Si les TIC leur préexistent, d’autres leur sont propres et construits pour eux, voire par eux. Il convient d’interroger les rapports que ces dispositifs entretiennent avec les DN, comment ils s’en saisissent ou pas, quelles conséquences cela peut-il avoir sur leur mode de vie.

  • Si le développement des TIC constitue un élément fondateur des pratiques du nomadisme numérique, quels usages en font les DN ? Il convient d’analyser ces usages au prisme des modes d’organisation, de travail et de loisirs, mais aussi d’un point de vue identitaire.

  • En quoi l’institutionnalisation du nomadisme numérique fait-elle émerger un ensemble de nouveaux acteurs économiques se positionnant comme facilitateurs de mobilité, à l’interface entre les entreprises et les travailleurs ? Quels outils et dispositifs développent-ils ? Quelles sont les conséquences sur les autres modes d’organisation du travail et du loisir ?

  • Quels sont les gouvernements nationaux et locaux qui se saisissent du NN ? Quels types de politiques publiques élaborent-ils (visas spécifiques, marketing et attractivité territoriale, fiscalité, …) ? L’Estonie a par exemple été l’un des premiers États à proposer un visa spécifique (à côté du visa tourisme) dirigé vers les DN. Entre politique d’accueil accommodante et stratégie de développement territorial, comment les acteurs publics intègrent-ils le phénomène des DN dans leur action ?

  • Quel rapport les DN entretiennent-ils à l’impôt et à la fiscalité en général ? Le NN est-il une forme d’optimisation fiscale ? La pratique frôle-t-elle l'illégalité ?

Outre ces questionnements non exhaustifs, les propositions pourront traiter des dimensions sociologiques, historiques et prospectives du nomadisme numérique. Seront également étudiées les méta-analyses et états de l’art.

Modalités et calendrier

Les propositions de contributions devront être transmises en respectant le calendrier suivant :

  • Date limite de soumission des articles : 29 mars 2024

  • Évaluation des articles durant les mois d’avril et mai 2024

  • Publication prévisionnelle du numéro complet : été 2024

Les propositions de contributions devront être transmises à l’ensemble des adresses suivantes :

- clement.marinos@univ-ubs.fr

- florence.gourlay@univ-ubs.fr

- alexandre.cuvier@univ-lehavre.fr

Bibliographie

Badillo, P. Y., & Tarrier, F. (2009). Mobilité et ubiquité dans le futur : vers le nomadisme numérique. Cahier N 1 de l'ANR.

Benson, M. et Osbaldiston N. (2014). « New Horizons in Lifestyle Migration Research: Theorising Movement, Settlement and the Search for a Better Way of Life », in Understanding lifestyle migration. Theoretical Approaches to Migration and the Quest for a Better Way of Life, Palgrave Macmillan, Londres, p. 1-23.

Bonneau, C., Aroles, J., & Estagnasié, C. (2023). Romanticisation and monetisation of the digital nomad lifestyle: The role played by online narratives in shaping professional identity work. Organization, 30(1), p. 65-88. https://doi.org/10.1177/13505084221131638

Chevtaeva, E. (2021). Coworking and coliving: The attraction for digital nomad tourists. In Information and Communication Technologies in Tourism 2021: Proceedings of the ENTER 2021 eTourism Conference, January 19–22, 2021, p. 202-209). Springer International Publishing.

de Almeida, M. A., Correia, A., Schneider, D., & de Souza, J. M. (2021, May). COVID-19 as opportunity to test digital nomad lifestyle. In 2021 IEEE 24th International Conference on Computer Supported Cooperative Work in Design (CSCWD), p. 1209-1214). IEEE.

Duncan, T., Cohen S.A. & Thulemark M. (dir.) (2013). Lifestyle mobilities: intersections of travel, leisure and migration, Farnham (Royaume-Uni), Ashgate.

Équipe du projet MIGRAPRIV. (2021). Migrer sans entraves. De Facto. (27), en ligne : https://www.icmigrations.cnrs.fr/defacto-027/

Ferriss, T. (2011). The 4-hour work week: Escape the 9-5, live anywhere and join the new rich. Random House.

Gourlay, F., Mahéo, C., Marinos, C., Pasquer-Jeanne, J., & Petr, C. (2021). Les nouvelles situations d’intermédiation territoriale: l’exemple des «quart-lieux» périphériques (espaces de coworkation). Géographie Économie Société, 23(1), p. 31-52.

Hannonen, O. (2020). In search of a digital nomad: defining the phenomenon. Inf Technol Tourism 22, p. 335-353. https://doi.org/10.1007/s40558-020-00177-z

Makimoto, T., & Manners, D. (1997). Digital nomad. Wiley.

Mancinelli, F. (2020). Nomades numériques: la mobilité comme «projet du soi». Anthropologie et Sociétés, 44(2), 41-60.

Mésangeau, J. (2021). Analyser le capital social sur les réseaux sociaux numériques professionnels-quelles compatibilités pour la sociologie économique et l'analyse de réseaux sociaux?.

Müller, A. (2016). The digital nomad: Buzzword or research category?. Transnational Social Review, 6(3), 344-348.

Nash, C., Jarrahi, M. H., Sutherland, W., & Phillips, G. (2018). Digital nomads beyond the buzzword: Defining digital nomadic work and use of digital technologies. In Transforming Digital Worlds: 13th International Conference, iConference 2018, Sheffield, UK, March 25-28, 2018, Proceedings 13, p. 207-217. Springer International Publishing.

​​Parreño-Castellano, J., Domínguez-Mujica, J., & Moreno-Medina, C. (2022). Reflections on Digital Nomadism in Spain during the COVID-19 Pandemic—Effect of Policy and Place. Sustainability, 14(23), 16253.

Reichenberger, I. (2018). Digital nomads–a quest for holistic freedom in work and leisure. Annals of Leisure Research, 21(3), 364-380.

Thompson, B. Y. (2019). The digital nomad lifestyle:(remote) work/leisure balance, privilege, and constructed community. International Journal of the Sociology of Leisure, 2(1-2), 27-42.

Trimoldi, G. (2018). Digital Nomads: a new category arising in the mobility turn. Migration Lisbon.

Shawkat, S., Abd Rozan, M. Z., Salim, N. B., & Shehzad, H. M. F. (2021, October). Digital nomads: A systematic literature review. In 2021 7th International Conference on Research and Innovation in Information Systems (ICRIIS), p. 1-6, IEEE.

Sheller, M. & Urry J. (2006). The new mobilities paradigm, Environment and Planning A, 38(2), p. 207.

Vienne, F., Douay, N., Le Goix, R., & Severo, M. (2017). Les territoires du réseau social facebook: le cas des pratiques de géoréférencements. Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement. Territory in movement Journal of geography and planning, (34).

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