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« Discours après la réception des insignes de Chevalier dans l’Ordre national du Mérite (2010) »

Henry Bakis

Texte intégral

  • 1 Des mains de Madame la Présidente de l’Université de Montpellier III, le 16 décembre 2010, à l’Univ (...)
  • 2 Voir: Marina Duféal et Philippe Vidal (2018), Expéditions géographiques en Terres numériques, front (...)

1La revue Netcom a décidé de publier le discours inédit prononcé lors de de la réception des insignes de Chevalier dans l’Ordre national du Mérite en 20101. Ce document constituera une annexe utile au numéro publié en hommage au Pr Henry Bakis, fondateur de notre revue - voir Netcom, volume 32, no 1–2, 20182. (Philippe Vidal)

2Mesdames et Messieurs, chers amis, chers collègues,

  • 3 Talmud de Babylone, traité Makot 10a ; on retrouve ce même thème dans la Michna Avot 4, 1.

3« J’ai beaucoup appris de mes maîtres ; et de mes collègues j’ai appris plus qu’avec mes maîtres ; et avec mes élèves, j’ai appris davantage encore qu’avec eux tous » 3.

4Cette parole de sagesse nous vient des maîtres du Talmud de Babylone.

5C’est par cet enseignement transmettant une tradition datant d’il y a plus de 2000 ans que je vous propose de structurer mon intervention.

6Permettez-moi de dire combien je suis honoré d’avoir été proposé à cette distinction par Madame le Ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur. Je remercie aussi Madame la Présidente Anne Fraïsse pour avoir accepté de me remettre aujourd’hui les insignes de l’Ordre national du Mérite en mon Université de Montpellier, et pour les mots qu’elle vient de prononcer.

7Il faut souligner que le genre de résultats dont Mme la Présidente a bien voulu faire état, est rarement atteint par les efforts d’une personne isolée. Pour ma part, j’ai bénéficié d’une série d’interactions et de collaborations. C’est pourquoi je tiens à associer, à cette distinction, toutes celles et tous ceux qui ont compté dans ma vie professionnelle.

8Cette reconnaissance de l’État, me donne l’occasion de revenir sur quelques traits saillants de mon parcours professionnel et d’évoquer quelques personnes qui ont compté pour moi.

9« J’ai beaucoup appris de mes maîtres, »

10De fait, ma gratitude va à tous mes enseignants. Depuis mes parents jusqu’à mes directeurs de thèses, en passant par de riches personnalités qui m’ont influencé.

11Je pense à ceux de l’université expérimentale de Paris VIII Vincennes qui permettait non seulement des approches pluridisciplinaires, mais aussi l’acquisition d’une formation véritablement multidisciplinaire. Il a été possible à l’étudiant que j’étais en 1968-1969, quoiqu’initialement inscrit en philosophie, de suivre des cours d’informatique, de sociologie, de psychologie, de géographie, de dactylographie… Le tout dans un environnement ignorant pratiquement les amphithéâtres (sauf pour les nombreuses AG convoquées si souvent !) ce qui favorisait l’implication de chacun et la proximité avec les enseignants. Je suis resté attaché à cette Université jusqu’au milieu des années 70, le temps d’y terminer licence, maîtrise et doctorat de 3e cycle de géographie ; d’y terminer parallèlement licence et maîtrise de sociologie, avant de m’inscrire en thèse d’État à l’Université de Paris I Sorbonne.

12Je pense au Pr Germaine de Montmollin, qui m’a fait découvrir la psychologie sociale expérimentale ; à l’économiste Samir Amir qui décortiquait l’échange inégal entre pays du Nord et pays du Sud ; à Evelyne Sullérot et Emmanuel Terray qui m’ont passionné dans leurs cours respectifs sur la sociologie et le travail des femmes d’une part, l’ethnosociologie des Didas (Côte d’Ivoire) d’autre part. le Pr Patrick Greussay m’a initié à l’informatique, au langage machine, au logiciel LISP adapté au développement d’applications en matière de ce qu’on a l’usage d’appeler: « l’intelligence artificielle » ; il m’a fait découvrir « Maria » en 1979, un système de traitement de texte expérimental qu’il avait conçu en un temps où la machine IBM à boules représentait le top en matière de dactylographie. Mais « Maria » était un logiciel que je n’ai plus jamais rencontré ensuite, Word s’étant affirmé comme un incontournable logiciel de traitement de textes… Le Pr Patrick Greussay m’a aussi fait entrevoir les possibilités de la conception artistique sur ordinateur.

13Parmi les géographes je me limiterai à citer quatre personnes : Le Pr Josué de Castro qui dès la fin des années 60 mettait l’accent sur la géopolitique de faim ; le Pr Yves Lacoste ; Robert Fouet qui est parvenu à faire vivre une petite revue géographique (« Images du Val-de-Marne ») avec peu de moyens et Raymond Guglielmo. Ce dernier m’a initié aux méthodes de recherche avec une disponibilité exemplaire : c’est sans conteste celui qui a le plus contribué à ma formation de chercheur (y compris par de longues discussions téléphoniques). Il m’a accueilli dans son équipe de Géographie industrielle de l’Institut de géographie de la rue Saint-Jacques. Je lui sais gré d’avoir apprécié mes travaux au point de retenir intégralement mon mémoire de maîtrise de géographie dans le volume de Mémoires et Documents du CNRS dont la direction lui avait été confiée par Jean Dresch (1973). Je lui sais gré aussi d’avoir respecté mes choix contraires aux siens (à l’époque où je l’ai connu, il était partisan de la contestation politique d’extrême gauche).

14Je pense aussi au Pr Michel Foucault qui, s’il avait fait cours, m’aurait peut-être intéressé, mais je ne l’ai croisé que pendant l’année universitaire 1968-1969 où il s’effaçait volontairement pour laisser parler les présents à « son cours » (inscrits, ou militants de passage !). Avant son élection au Collège de France, il n’a pu m’apprendre qu’une seule chose : la valeur du retrait dans certaines conditions.

15« De mes collègues j’ai appris plus qu’avec mes maîtres »

16De fait, il n’est pas possible de se limiter à ce que l’on a pu apprendre sur les bancs de la fac. Il convient, surtout dans nos métiers de chercheurs, d’être ouvert à des échanges permanents, notamment avec nos collègues.

17Je pense d’abord aux amis que j’ai côtoyés sur les bancs de l’Université depuis l’année 1968-69 ; à nos nombreux échanges pendant nos années de licence ; aux semaines passées sur le terrain pendant l’été 1971 et nos premières enquêtes sur le milieu écologique de la vallée de la Beune en Dordogne et sur l’aménagement agricole du Périgord Noir.

18Je pense à mes collègues de la presse informatique (puisque j’ai été associé un temps à la rédaction de Zéro Un Informatique au milieu des années 70) et, plus encore, à mes collègues de la Direction générale des Télécommunications (DGT) et du Centre National d’Étude des Télécommunications (CNET) où j’ai travaillé une vingtaine d’années. Dès 1976, engagé à Intelcentre, une filiale de France Câbles et Radio, j’ai été mêlé à la mise en service du premier système français de téléconférences audio-graphiques, en découvrant les possibilités du travail à distance. Vers 1983, Dominique Walfard m’a appris à utiliser l’éditeur de texte EMACS (un traitement de texte avant la lettre) qui permettait aux informaticiens d’écrire leurs programmes, en Fortran notamment. C’est cette compétence qui m’a permis de créer, en 1985, la Newsletter : Géographie de la communication. A la même époque, Karl Crochart qui partageait mon bureau a attiré mon attention sur les problèmes spécifiques posés par les conditions naturelles (relief, inondations) à la mise en place et à la maintenance des réseaux de télécommunications.

19Au CNET, j’ai aussi appris à penser en termes de recherche appliquée. Il était indispensable de démontrer sans cesse que mes objets de recherche étaient pertinents, car à chaque changement de directeur (tous les 3 à 5 ans), un poste était systématiquement remis en question : celui de l’unique géographe sur les 3500 ingénieurs et salariés du CNET… Un jour, un collègue m’a montré un tract qui lui avait été remis alors qu’il entrait à la cantine : le nouveau directeur de centre avait déclaré aux organisations syndicales qu’il venait de découvrir la composition de ses effectifs et qu’il avait découvert que s’y trouvait… un géographe. Il annonçait son intention de remédier à cette anomalie. Lors de l’entretien qui m’a été accordé à la suite de ma demande, j’ai fait remarquer au nouveau directeur que lui, en tant qu’individu, développait inconsciemment des stratégies spatiales dans sa vie quotidienne : lorsqu’il décidait d’un itinéraire, ou lors de la recherche d’un logement. A fortiori, une entreprise de réseau telle que France Télécom, aurait intérêt à penser le territoire pour le tracé de nouvelles infrastructures ou pour comprendre finement la localisation des marchés ? À la fin de l’entretien, j’avais sauvé mon poste pour quelques années de plus.

20Avec la privatisation, France Télécom a choisi de prendre ses décisions en fonction du court terme, or en matière de recherches, les horizons à moyen et long terme sont essentiels. Les responsables de France Télécom ont renoncé, par exemple, à exploiter une étude que j’avais menée au début des années 1990 sur les télécommunications et les quartiers, étude conçue pour déboucher sur l’amélioration de la situation dans les quartiers défavorisés, et conçue en même temps pour élaborer une méthodologie à valeur générale en vue de l’analyse fine des marchés… Cette étude méthodologique posait les bases d’une modélisation de la demande en produits et services de télécommunications à l’échelle de l’îlot et même à celle… du numéro de rue ! Aussi, lorsque j’ai posé la question des suites à donner à cette étude minutieuse, on m’a répondu : « Vous pouvez publier ! », j’ai compris que cette entreprise n’avait pas encore pris la mesure du bouleversement à prévoir en matière de concurrence. J’ai donc publié cette étude intégralement dans un numéro hors-série de la revue Netcom ; et en deux articles: (Annales de Géographie et Revue de la Sécurité intérieure, du ministère de l’Intérieur).

21J’ai aussi cherché un autre emploi.

22C’est dans ce contexte que j’ai été élu en 1995 Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication à la fois par l’Université du Havre et par celle de Rennes ; j’ai été aussi élu Professeur au Département de géographie-aménagement de l’Université de Montpellier. J’ai donné la préférence à la géographie et à Montpellier où le Recteur Christian Verlaque avec qui j’étais en étroite relation depuis 1981 dans des commissions du Comité national de Géographie et de l’Union Géographique Internationale m’avait incité à candidater et avait fait campagne en ma faveur.

23Pendant les quelques années qui ont suivi, mes collègues m’ont beaucoup appris. Peu en géographie, mais beaucoup en matière de gestion des conflits entre personnes et équipes ! J’ai observé le développement de luttes pour le pouvoir dans le comité de rédaction du Bulletin de la Société languedocienne de géographie, certains s’opposant à la cooptation des deux nouveaux professeurs non originaires de la région. Cela, au mépris d’une tradition plus que centenaire qui voulait que tous les enseignants du département assumassent des responsabilités dans le comité de rédaction. Ce Bulletin, créé en 1878 a périclité depuis ; il ne mérite plus qu’on lui consacre du temps.

24J’ai été témoin aussi des luttes acerbes menées pour le contrôle des procédures de recrutement ; ces manœuvres n’avaient pas pour objectif ultime l’intérêt des promotions d’étudiants. Non ! Ces majorités automatiques fonctionnaient sur d’autres critères n’hésitant pas à écarter sans états d’âme les meilleurs dossiers. Heureusement, ces conflits commencent à s’apaiser depuis quelques années, surtout grâce aux jeunes collègues recrutés vers 2000 et en particulier grâce à la direction efficace et équilibrée de Laurent Chapelon.

25Je pense à mes collègues du Comité national de Géographie et de l’Union Géographique Internationale où Christian Verlaque et moi-même avons suscité la création de groupes d’étude (CNFG 1980; UGI, 1984) puis de commissions (CNFG 1984, UGI 1988). Je pense à mes collègues réunis autour de la revue Netcom dont j’ai publié le premier numéro en 1987 et qui, depuis, a régulièrement sorti deux numéros doubles annuels sans faillir depuis quelque 25 ans. Les interactions ont été innombrables depuis trente ans, notamment avec le Pr Ian Hamilton de la London School of Economics qui présida la Commission des systèmes industriels de l’ugi ; avec le Pr Karlheinz Hottes de l’Université de la Ruhr ; avec le Pr Aharon Kellerman de l’Université d’Haïfa en Israël ; avec le Pr Georges Anglade de l’Université de Montréal, ancien ministre haïtien qui a disparu dans le tremblement de terre de Port-au-Prince il y a quelques mois (janvier 2010); avec le Pr Ron Abler, Président de l’Association américaine de Géographie (AAG) dans les années 1990; avec Edward Roche qui enseigna notamment à New York et à Berkeley  ; avec le Pr Becky Loo de l’Université de Hong Kong ; avec le Dr Philippe Vidal ultérieurement élu professeur à l’Université du Havre… Tous - et cette courte liste est très lacunaire - ont participé aux travaux de l’UGI et je les ai retrouvés avec impatience, année après année, pour entendre les progrès de leurs travaux exposés lors des colloques spécialisés de cette commission de l’UGI. Tout chercheur sait l’importance des colloques, des rencontres formelles ou informelles, des lectures, aussi.

26« et avec mes élèves, j’ai appris davantage encore qu’avec eux tous ».

27De fait, mes plus grandes satisfactions professionnelles ont résulté de l’interaction avec les étudiants, et j’ai appris d’eux plus qu’avec mes maîtres et mes collègues à la fois ! Je tiens donc à les associer aussi à cette distinction. Les questions exigeantes des étudiants sont stimulantes : elles incitent à une grande rigueur dans le contenu et la formulation des cours ; elles constituent l’antidote indispensable pour éviter que les universitaires se laissent aller aux tentations de la routine, au confort d’une pensée façonnée par d’anciennes innovations (formulées en début de carrière) …

28Côtoyer la jeune génération dans une relation de confiance, de respect réciproque et de complémentarité est un grand privilège. Ces travaux de recherche m’ont évidemment beaucoup appris. En échange d’une assistance problématique et méthodologique, d’une assistance éditoriale aussi, j’ai pu en tant que directeur de recherche, bénéficier de nouveaux horizons au gré des sujets traités dans le cadre de masters, de doctorats, ou de tutorat en habilitation à diriger des recherches : Massif central, Gabon, Côte d’Ivoire, Sénégal, Tunisie, Maroc, Antilles, région métropolitaine de Londres, régions méditerranéennes françaises, aussi, évidemment. J’ai pu aussi beaucoup apprendre grâce à la diversité des thématiques abordées : logistique portuaire, modélisation des flux téléphoniques entre les villes françaises, gestion des déchets, intermodalité aéro-ferroviaire, réseaux productifs urbains, conflits d’usage liés à l’environnement, réseaux sociaux, réseaux techniques, migrations étudiantes, politiques publiques, etc. Pas plus tard que la semaine dernière, une thèse remarquable a été soutenue sur les espaces virtuels : le nouveau docteur a su soigneusement guider ses lecteurs au cours de son exploration de ce nouveau « continent » et j’ai pu suivre — avec l’intérêt que vous pouvez deviner — le balisage progressif de ce Nouveau Monde riche de potentialités.

29En un tel moment, nombreux sont les souvenirs professionnels qui se présentent, et j’ai pu en partie vous les faire partager aujourd’hui. Mais il me semble impossible de conclure sans exprimer ma gratitude première à mon épouse qui a choisi, il y a 15 ans, de sacrifier sa carrière parisienne — et ses promesses — pour s’installer à Montpellier, près de mon université.

30Je vous remercie pour votre attention.

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Notes

1 Des mains de Madame la Présidente de l’Université de Montpellier III, le 16 décembre 2010, à l’Université de Montpellier III.

2 Voir: Marina Duféal et Philippe Vidal (2018), Expéditions géographiques en Terres numériques, fronts pionniers et nouvelles limites - Hommage à Henry Bakis, https://journals.openedition.org/netcom/3286.

3 Talmud de Babylone, traité Makot 10a ; on retrouve ce même thème dans la Michna Avot 4, 1.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Henry Bakis, « « Discours après la réception des insignes de Chevalier dans l’Ordre national du Mérite (2010) »  »Netcom [En ligne], 37-1/2 | 2023, mis en ligne le 25 septembre 2023, consulté le 08 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/netcom/7423 ; DOI : https://doi.org/10.4000/netcom.7423

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