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Lumière sur quelques points aveugles de la bioéthique

La bioéthique et le Léviathan

Alexandre Foucher

Résumés

Cet article analyse les rapports entre politique et bioéthique. La politique s’appuie sur la bioéthique pour justifier des obligations et des interdictions ; et la bioéthique s’appuie sur la politique pour légitimer l’importance de son discours. Toutefois, la politique, inventée pour régler le vivre ensemble, et la bioéthique, inventée pour préserver la dignité humaine, ont récemment pris le dessus sur l’individualité de l’homme.

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Texte intégral

  • 1 Nietzsche, Le gai savoir, livre III, aphorisme 108, « Nouvelles luttes », Paris, Gallimard, 1982.

Dieu est mort : mais telle est la nature des hommes que, des millénaires durant peut-être, il y aura des cavernes où l’on montrera encore son ombre. – Et quant à nous autres – il nous faut vaincre son ombre aussi !
Nietzsche, Le gai savoir1

Les deux bioéthiques

  • 2 Dans le cadre de cet article, nous avons limité notre étude au contexte légal français.

1La bioéthique2 s’interroge sur l’éthique que nous devons adopter compte tenu de l’évolution des sciences médicales. Nous y distinguons deux domaines d’application. Le premier est la bioéthique qui s’intéresse aux avancées scientifiques de pointe, telle que la recherche sur les embryons. Le second est la bioéthique appliquée à la santé au quotidien, comme les maladies liées au tabac, à l’alcool ou aux drogues. Il relève de la bioéthique de se demander s’il est acceptable de sélectionner les chromosomes de son enfant, et de décider qu’il est inacceptable de fumer en présence d’enfants. Dans les deux cas, déterminer ce qui est « mal » découle de l’évolution de la science médicale, qu’il s’agisse d’interrogations (doit-on interdire ? comment ? que faire en cas de manquement ?), ou de décisions (c’est interdit par la loi et il y a peine en cas d’infraction). Nous distinguons donc la bioéthique en tant qu’interrogation sur les conséquences des progrès scientifiques sur les valeurs humaines, de la bioéthique en tant qu’application légale à la vie quotidienne des recommandations scientifiques. La première tente d’impliquer la politique pour cadrer les recherches scientifiques, et la seconde est prise en charge par la politique.

  • 3 AVC : accident vasculaire cérébral.
  • 4 Film d’Andrew Niccol, 1998.
  • 5 Film de Michael Bay, 2005.
  • 6 Film de Ridley Scott, 1982.
  • 7 Film de Jonathan Mostow, 2009.

2Les progrès scientifiques et les promesses d’avancées de la science qui risquent de changer les valeurs que nous partageons aujourd’hui conduisent à réfléchir aux limites de la bioéthique. De nombreux films et romans d’anticipation présentent un monde où le progrès aurait fini par changer l’humanité de façon regrettable. En effet, comment imaginer des athlètes se faisant greffer des membres cybernétiques augmentant artificiellement leurs capacités physiques, sans efforts ? Que serait une armée composée de clones conditionnés génétiquement ? Comment s’organiserait notre vie sociale si nous nous savions condamnés à un AVC3 avant l’âge de la retraite ou à un cancer avant le baccalauréat ? Pourrions-nous réellement aimer un enfant commandé sur internet avec des gamètes étrangères choisies en fonction de nos capacités économiques ? Que serait l’humanité à l’époque de Bienvenue à Gattaca4, de The Island5, de Blade Runner6, de Clone7, etc. ?

  • 8 Loi de bioéthique no 2004-800 du 6 août 2004.

3Mais quelles sont les conséquences de ces réflexions ? La première est l’apparition de groupes de réflexions dont le Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Suite à ses travaux, la loi de bioéthique8 interdit notamment la gestation pour autrui (GPA). Au nom de la morale qui interdit la monétisation du corps, l’utilisation de la biotechnologie est limitée et encadrée. Mais, comme en témoigne l’histoire de la philosophie, la définition de ce qui est moral ou éthique est très problématique et l’immoralité de la monétisation du corps peut faire débat.

4Ainsi, la loi décide de ce qui est moralement bon, par-delà les choix libres individuels. Nous sommes donc reconnus adultes et responsables au point d’élire au suffrage direct le président de la République, au point de faire de la prison si nous fabriquons de la fausse monnaie, si nous mentons lors d’un procès, ou si nous copions de la musique sur internet ; mais nous ne le sommes pas assez pour juger s’il est bon que nous ayons des enfants seuls, avec un compagnon de même sexe ou venant d’un inconnu. Il y a un niveau où nous ne sommes plus libres de décider, quand bien même nous ne porterions pas de préjudices directs à notre entourage. Ce niveau est pris en charge par le législateur au nom de la santé publique. Or les fondements de la bioéthique posent eux-mêmes question.

Les interdictions, sur le plan du droit, issues de la bioéthique

5L’utilisation de la bioéthique par le législateur se traduit par des obligations et des interdictions. Pour le législateur, la bioéthique rassemble les missions de santé publique (bio-) et une réglementation des bonnes mœurs (-éthique).

  • 9 Comme en témoigne l’arrêt du Parlement du 5 juin 1750 : « Vu par la Cour : le procès criminel […] (...)
  • 10 Code civil, art. 6 : « On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intére (...)

6À l’époque médiévale les mœurs françaises étaient gérées par l’Église catholique, agissant sur les individus à travers l’organisation du Clergé. Les décisions des institutions religieuses ont progressivement mis en place un ordre moral définissant le bon chrétien, comprenant des dogmes et les moyens de contrôles. En cas d’écarts à cet ordre, le pouvoir religieux pouvait accuser d’hérésie ou de sorcellerie, et la justice royale punissait. À l’époque moderne, l’État eut de plus en plus l’initiative de punir le non-­respect des bonnes mœurs ; c’est comme ça qu’il y eut les premières condamnations pour crime de sodomie9. Après la Révolution, l’État n’attend plus que l’Église s’occupe de la morale, et l’outrage aux bonnes mœurs apparaît dans le Code civil en 180310 ; toutefois, cette implication de législateur dans la vie privée ne concerne alors que les pratiques sexuelles. Les choses changent dans la deuxième moitié du xxe siècle, lorsque le législateur s’occupe de la santé des citoyens.

  • 11 Source : site Web de la Sécurité routière, page « Les grandes dates de la sécurité routière », ht (...)

7Ainsi, la ceinture de sécurité a été rendue obligatoire le 1er juillet 1973. Hors agglomération et pour les places avant tout d’abord, elle est progressivement rendue obligatoire sur toutes routes et imposée à tous les passagers ; le port du casque pour les motos suit la même progression11. La ceinture de sécurité a contribué positivement à diminuer le nombre de morts sur les routes, alors que celui-ci était en progression permanente jusqu’en 1972. Aujourd’hui, nous sommes à moins de 5 000 morts annuels depuis 2006, alors qu’en 1972 nous en étions arrivés à plus de 18 000. Bien sûr la ceinture de sécurité n’est pas la seule cause de cette diminution : la communication publique, la sécurisation des routes et des véhicules ont aussi contribué.

8Malgré cela, l’obligation de la ceinture de sécurité a levé et lève encore des contestations au nom de la liberté individuelle. Cet argument n’est pas retenu par le ministère de la Justice :

  • 12 Source : ministère de la Justice, JO Sénat du 26 février 1987, p. 298.

La Cour de cassation et le Conseil d’État ont en effet souligné qu’il est bien de la responsabilité de l’État d’assurer la sécurité sur l’espace public que constitue le réseau routier dans la mesure où la conservation des droits naturels, au nombre desquels figure la sûreté, est une des obligations que la Constitution, par sa référence expresse à la Déclaration des droits de l’homme, met à la charge des pouvoirs publics12.

  • 13 Par exemple, alors qu’aujourd’hui la ceinture est obligatoire et les airbags sont recommandés, de (...)

9Le port de la ceinture répond donc à la responsabilité de l’État de garantir la sûreté des citoyens, mais nous pouvons faire deux remarques. La première est que la voiture n’existant pas à l’époque de la rédaction de la Déclaration, nous comprenons aisément que la sûreté dont il y est question n’englobait pas la sécurité routière au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il y a donc un glissement de la signification du mot « sûreté » depuis le sens de « sécurité contre des agresseurs volontaires, comme des voleurs » à « sécurité contre des agressions accidentelles, comme un conducteur étourdi ». Grâce à ce glissement sémantique, l’État peut réprimer avec les mêmes moyens juridiques les voleurs et les conducteurs pressés. La seconde remarque est qu’il n’y a pas de limite à la sécurité. Ni la ceinture, ni aucune autre action ne permettront de faire disparaître complètement les risques routiers13. Les contraintes imposées par l’État aux citoyens, à travers l’utilisation de leur véhicule et au nom de leur sûreté, n’ont théoriquement pas de limite.

  • 14 La première loi de bioéthique en France est la loi Huriet-Sérusclat : loi no 88-1138 du 20 décemb (...)
  • 15 Loi no 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain, modifiant le Code civil art (...)

10On sait, depuis les travaux de Michel Foucault, que s’est mis en place un bio-pouvoir dont une des formes est la prise en charge par l’État de la santé des citoyens : préventif, régulateur, et même inquisiteur de la santé publique, il obligea certains comportements et en interdit d’autres. En quelques années la bioéthique va aboutir à des lois interdisant ou régulant les recherches sur tel ou tel sujet14 et l’utilisation par les citoyens des nouvelles bio­techniques comme la GPA15. Ce cadre légal aborde les questions de recherches en biomédecine et de santé publique sous la question de la morale et non celle de la préférence personnelle. L’objectif est de comprendre sur quoi s’appuie cette morale.

  • 16 Le code de la santé publique, art. L2142-1 modifié par la loi de bioéthique, définit les PMA ains (...)
  • 17 Infra.
  • 18 États généraux de la bioéthique, Rapport final, rapporteur Alain Graf, 1er juillet 2009, p. 21 sq (...)

11Les procréations médicalement assistées (PMA) permettent d’avoir des enfants sans relation sexuelle16 et la GPA permet d’avoir des enfants sans être directement concerné par la grossesse. Ainsi, on peut techniquement faire des enfants sans père et sans mère, mais la loi de bioéthique17 interdit la GPA et n’autorise les PMA que pour pallier à l’infertilité d’un couple. L’argument développé lors des États généraux de la bioéthique18 justifiant cette position est que les biotechnologies ne doivent être utilisées que comme solutions aux problèmes médicaux de certains couples (stérilité, maladies génétiques, etc.). Elles résolvent ce qui paraît être des accidents par rapport à une situation dite normale ; elles sont comprises comme des aides à la nature.

  • 19 Daniel Borillo, Bioéthique, Paris, Dalloz, 2011.

12Comme le remarque Daniel Borillo19 l’infertilité d’un couple est une « fiction juridique », et celle-ci sous-entend l’existence d’une norme de vie autorisée à avoir des enfants, celle d’un couple hétérosexuel d’âge moyen : ce qui est un critère moral non justifié juridiquement. C’est donc un avis moral qui décide que telle femme peut avoir un enfant grâce à la biotechnologie et telle autre non.

  • 20 Loi no 2013-404 du 17 mai 2013.

13Ajoutons une incohérence avec la loi du mariage pour tous20. En effet, si l’argument massivement employé pour permettre le mariage aux ­homosexuels est celui de l’égalité des droits quelles que soient les orientations sexuelles, alors par extension les homosexuels devraient aussi bénéficier des possibilités que la technologie propose pour avoir des enfants. Mais les couples homosexuels ne sont pas considérés comme fertiles par la loi.

14Enfin les solutions technologiques pourraient aussi être utilisées en l’absence de problème médical. Dans ce cas, elles peuvent représenter un choix dans la façon d’avoir des enfants. La technologie pourrait alors être un service qui se monnaie, autant que les chirurgies esthétiques. C’est contre cette approche que la notion morale de respect de la dignité de la personne est employée dans le Rapport final. Observons que le garant de ce respect n’est pas la loi morale kantienne, mais bien les lois de l’État.

  • 21 Loi de bioéthique (infra) qui modifie l’article L21141-1 du code de santé publique.

15Aujourd’hui, les façons légales d’avoir des enfants par PMA sont réservées aux couples hétérosexuels ne pouvant pas avoir d’enfant21. Ainsi, plutôt que d’inviter ces couples à accepter sagement leur sort, on considère qu’il y a un problème médical et qu’une réponse peut être proposée, au même titre qu’un remède ou un médicament. À l’inverse, un couple homo­sexuel ne peut bénéficier légalement de l’aide de la technologie. L’État autorise l’intervention de la médecine pour parfaire la « nature » et non pas pour la contourner. Avoir des enfants est pour le législateur une question morale jugée sur l’horizon de la « nature » comme norme. Avoir des enfants affirme l’ancrage de l’individu dans la « nature », ainsi que la conformité du législateur à celle-ci. La question des PMA a amené l’État à accorder la primauté à la valeur morale sur la valeur de l’égalité, alors que cette dernière a été utilisée pour faire adopter la loi du mariage pour tous, et que la première est absente de la devise de la République.

L’idéologie de la bioéthique

16Ce qui semble légitimer l’utilisation de la bioéthique par la politique est d’une part sa véracité scientifique et d’autre part ses valeurs universelles. Nous allons donc d’abord rappeler quelques points de faits pour en relativiser la véracité ; ensuite nous allons en montrer l’idéologie cachée.

17Nous nous moquons de la vieille théorie des humeurs et des autres médecines antiques ; nous voyons dans l’acuponcture chinoise des actions sur les symptômes mais pas sur la cause. En revanche, nous reconnaissons la scientificité de la médecine. Mais que signifie cette idée ? Que la science s’appuie sur des théories confirmées par de nombreuses expériences plutôt que des inventions appuyées sur des figures dogmatiques ; que ses thèses sont partagées dans des communautés scientifiques plutôt que gardées secrètes au sein d’une famille ou d’une caste ; que ses propositions s’appuient sur d’autres sciences plutôt qu’élaborées ex nihilo, qu’elles font l’objet d’expérimentations rigoureuses plutôt que faites au hasard, qu’elles sont évaluées avec des protocoles encadrés plutôt qu’approuvées arbitrairement, qu’elles mobilisent des échantillons statistiques de populations définis et contrôlés plutôt qu’adoptées intuitivement, etc. La réalisation de médicaments, la conception de nouveaux protocoles chirurgicaux ont pu progresser rapidement depuis le xxe siècle grâce à cette scientificité de la médecine.

  • 22 Voir le scandale du Mediator, début des années 2000.
  • 23 Notamment suite à la loi no 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité (...)

18Toutefois, la plupart des individus ne comprennent pas comment on guérit et pourquoi ça agit. Ils ont seulement appris quelques procédures de prise de médicaments, et ont une vague idée des méthodes de chirurgie. Malgré cela, ils acceptent de se déshabiller devant leur médecin ou de se faire ouvrir la poitrine et opérer le cœur. Ils ont une confiance envers le corps médical au sens large, et cette confiance est fondée sur une croyance envers la médecine. De ce fait, ignorant des limites réelles de la médecine, des abus peuvent se produire : tels que des médicaments qui s’avèrent dangereux22. La recherche médicale ne produit pas de remèdes sans risque ; ce qui est d’ailleurs de mieux en mieux indiqué sur les médicaments et suivi par les prescripteurs23.

19De nombreuses tentatives ou essais sont faits, et la décision de la mise sur le marché d’un remède se fait le plus souvent sur des résultats statistiques, c’est-à-dire lorsque le remède est globalement efficace et a le moins d’effets indésirables dans la plupart des cas observés. La médecine s’améliore grâce à l’évolution technologique (laser, microscope, maîtrise des ondes, nanotechnologie, etc.), grâce à l’amélioration des connaissances chimiques (fabrication de nouvelles molécules), mais aussi surtout sur des statistiques d’essais pouvant laisser des erreurs : que ce soit les statistiques de résultats de tests, ou que ce soit l’application de protocoles généralisés de diagnostic ou de médication, ou que ce soit les statistiques épidémiologiques.

20La médecine statistique actuelle marque l’évolution de l’approche médicale sans doute plus que l’évolution scientifique elle-même. Son enjeu est moins le bien-être corporel de tel patient particulier, que le meilleur score sur la masse des patients. Nous observons donc une industrialisation de la médecine, au sens de l’amélioration des performances globales tout en gardant un niveau de qualité ciblé, plutôt qu’une médecine humaine de proximité. L’industrialisation de la médecine est moins scientifique que stratégique et politique. La médecine n’est pas seulement scientifique, elle est aussi industrielle, c’est-à-dire protocolaire et statistique.

21L’industrialisation de la médecine est nouvelle. C’est une approche globale de la santé publique, plutôt qu’une approche particulière de la santé de chaque patient. Remarquons que cette volonté d’efficacité va en fait contre les démarches même de la bioéthique. En effet, comme l’on nous vaccine aujourd’hui par prévention, l’on pourrait demain sélectionner les chromosomes sains de nos enfants ; comme nous adaptons notre alimentation aux risques de diabète selon nos antécédents parentaux, nous devrions faire appel à une mère porteuse pour avoir un enfant si notre corps risque d’être trop atteint par la grossesse ; comme nous suivons un régime pour nous préparer à un marathon, nous pourrions remplacer notre ménisque avant tout accident. Entre les possibilités offertes par la médecine et les freins de la bioéthique, deux valeurs s’opposent : l’efficacité de masse contre la morale de la dignité humaine. Ces deux valeurs s’opposent quant à l’utilisation de la technologie : l’une est prête à améliorer le corps pour maintenir la santé, mais l’autre est prête à sacrifier les désirs pour maintenir une certaine image de l’humain.

22La moralité de la bioéthique s’appuie sur la notion de respect de la dignité humaine. Cette notion de dignité n’est pas définie, elle se précise au cours des lois et elle est récente. Rien ne la fonde réellement et elle guide les choix légaux, c’est une idéologie. Selon cette idéologie, il est immoral de faire porter son bébé par une autre parce qu’on veut garder un corps plus beau, immoral de choisir la couleur des yeux de son bébé, immoral d’avoir un enfant de quelqu’un de mort, etc. Prenons du recul : c’est au nom d’une morale actuelle que nous jugeons cela immoral. L’’interdit médiéval des mariages entre cousins jusqu’à la septième génération, l’obligation d’exciser le clitoris chez certains peuples ont pu paraître acceptables aux populations concernées ; nous sommes donc peut-être nous aussi face à des interdits arbitraires, fondés sur des croyances superstitieuses, sur des peurs irrationnelles ou sur des traditions inventées. Cette immoralité qui nous paraît évidente ou normale aujourd’hui, nous semblera peut-être absurde et risible dans un siècle.

23L’idéologie de la bioéthique est celle d’une mission morale qui devrait guider la biotechnologie. Or, en tant que discours moral et moralisant, la bioéthique n’est pas scientifique. Elle utilise donc l’image de scientificité pour la confiance qu’elle véhicule. La bioéthique utilise la science pour envahir le champ de la morale.

Bioéthique et politique de concert

24La bioéthique utilise l’image de scientificité de la médecine pour imposer une idéologie. Mais quel est l’intérêt de la politique à utiliser la bioéthique ? Nous allons voir que la bioéthique profite de la politique dans un processus de légitimation de son discours, et que la politique profite du développement de la bioéthique dans un processus d’élargissement du domaine du politique.

  • 24 Infra.
  • 25 Loi no 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique.
  • 26 L’interdiction de l’euthanasie est indiquée dans le code de la santé publique, article R4127-38.
  • 27 La loi de bioéthique règlemente les PMA, interdit la recherche sur l’embryon et des cellules souc (...)

25La politique abuse de la bioéthique. En l’utilisant comme si elle était une science, comme si les propositions éthiques des sages étaient éternelles, définitives, absolument vraies. Comme le montre Daniel Borillo24, l’État prend le contrôle de la question bioéthique en créant en 1983 le CCNE, appelé aussi le « conseil des sages ». Bien que déclaré indépendant depuis 2004, son existence est inscrite dans la loi de bioéthique, et ses missions sont complétées dans la révision de cette dernière25. Pour les citoyens, l’État est la première cause de leur bonne santé. La bonne santé ne vient plus d’ex-voto ou du talent du médecin du village, mais elle vient de système de protection sociale et de la bonne organisation des soins hospitaliers. Il existe de nombreux métiers (pompiers, infirmiers, médecins…) qui sont organisés par l’État depuis les études jusqu’aux normes de travail. Aujourd’hui en cas d’accident, si l’on croit pouvoir s’en sortir, c’est grâce à ces services de l’État, et non pas grâce à la bonne fortune, ni aux prescriptions de l’apothicaire du bourg. Ainsi notre santé et même notre qualité de vie sont directement perçues comme dépendantes de l’État. C’est parce que nous nous considérons comme redevables de l’État, que nous lui laissons le droit de se prononcer sur des décisions personnelles telles que notre désir de mourir26 ou d’avoir des enfants, de choisir la couleur de leurs yeux ou de les faire porter par une inconnue27. Parce que l’État est la meilleure garantie de santé, nous le laissons avoir des avis moraux qui font loi à propos de notre vie intime.

26Les citoyens ne se rebellent pas contre la prise de pouvoir morale de l’État. Bien que certains aillent à l’étranger pour avoir un enfant de mère porteuse ou pour d’autres cas interdits sur le territoire, ils reviennent vivre en France. Il n’y a pas d’exil moral alors qu’il y a des exils fiscaux. Quatre idées paraissent largement partagées :

  • Idée 1 : « Nous sommes en bonne santé grâce à l’État ».

  • Idée 2 : « La santé est plus précieuse que les plaisirs ou les désirs ».

  • Idée 3 : « L’État fait les choses pour notre santé, ses intentions sont bonnes ».

  • Idée 4 : « L’État peut prendre des décisions d’ordre moral qui influent sur nos désirs et nos plaisirs ».

  • 28 Mennesson contre France (CDH 26 juin 2014, requête 65192/11).

27De ces quatre idées, nous en déduisons celle-ci : « le Léviathan a un droit moral sur nous ». En maîtrisant la santé des citoyens, l’État met donc en place un carcan moral. Le fait que les citoyens respectent les positions morales de l’État, ou ne cherchent à s’en détourner qu’en employant des moyens juridiques28, montre le poids de ce joug.

Le nouvel homme

28Nous aboutissons à un nouvel homme qui ne se réclame plus des Lumières, car la loi morale n’est plus en lui, elle est écrite par l’État. La politique, inventée pour régler le vivre ensemble, et la bioéthique, inventée pour préserver la dignité humaine, ont en fait pris le dessus sur l’homme. Celui-ci est tellement encadré par les politiques de santé et de bonnes mœurs, que de nombreux points de sa vie ne sont plus de son choix. Paradoxalement, le progrès a diminué ce qui pour beaucoup constitue leur liberté, tel que le choix de mourir ou d’avoir des enfants.

  • 29 Par exemple, la condamnation d’un homme à six ans de prison ferme pour avoir laisser son ami ivre (...)

29La mission de la politique devient formellement morale, et la bioéthique construit une métaphysique des mœurs se formalisant juridiquement. La détermination de l’un par rapport à l’autre donne de plus en plus de pouvoir aux deux. Alors que la politique pourrait n’être qu’un ensemble minimum de règles de vivre ensemble, elle devient la loi définissant le bon et légitimant divers châtiments au mauvais. La création de nouvelles valeurs assimilées et partagées revient à créer un nouvel homme : un homme qui vit pour vivre en bonne santé selon la morale du Léviathan. Ainsi certains comportements auparavant anodins sont devenus irresponsables et même immoraux pour les citoyens, tels que boire le soir et prendre sa voiture29 : alors que le progrès a donné de nouvelles libertés (ici la voiture), la morale de la santé en a supprimé d’autres (ici s’enivrer).

  • 30 La notion de responsabilité est plusieurs fois invoquée dans le rapport des États généraux de la (...)

30Cette opposition entre le progrès technologique et la morale prend le nom de responsabilité. Le terme de responsabilité est du vocabulaire juridique, et il est repris par la bioéthique à propos de la morale30 : ce qui montre le glissement conceptuel du légal vers le moral. Ainsi, la morale de la responsabilité empêche les libertés offertes par le progrès technologique, telles que choisir le sexe, la couleur des yeux et autres détails de son enfant, ne pas le porter, acheter les ovocytes de notre star préférée pour en avoir des enfants, décider de mourir si on est paraplégique, etc. La création d’un homme technologique est freinée par la bioéthique qui défend un homme responsable, c’est-à-dire confondant moralité et légalité.

31L’homme responsable est plus utile à l’État : car des hommes en bonne santé sont de meilleurs travailleurs que des ouvriers alcooliques, et des soldats plus efficaces que des drogués. La morale de la responsabilité va avec la culture de la performance, d’où l’interdiction des drogues et l’encadrement de la consommation du tabac et de l’alcool. Or il existe d’autres produits ayant des effets comparables, mais entrant dans la catégorie des médicaments : ils sont alors autorisés, proposés, et même remboursés par l’État. Nous retrouvons encore ce contrôle dans les contradictions des arguments bioéthiques. En effet, la PMA n’est autorisée qu’en cas d’infertilité ou de risque de transmettre une anomalie génétique ou une maladie grave ; elle n’est pas autorisée à des fins personnelles, telle que ne pas vouloir de père, ne pas vouloir de relation sexuelle. La PMA est donc possible pour « réparer la nature » et non pas pour profiter des technologies proposées. Or la chirurgie esthétique est légale, y compris quand elle n’est pas réparatrice.

32Il y a un humain type visé par la politique à travers la bioéthique. Cet humain peut être homosexuel, mais il serait préférable qu’il soit hétérosexuel, en couple et avec des enfants. Il ne boit qu’avec modération, ne fume pas, mange cinq fruits et légumes, de plus il trie ses poubelles, fait une activité physique régulière, etc. Nous avons la description d’un citoyen équilibré, modèle, un canon de vie en société. Ce canon est régulièrement rappelé dans les campagnes publicitaires. Comme tous les canons imposés par un système extérieur et suivi par l’entourage, il culpabilise et marginalise ceux qui ne le suivent pas. Il y a un canon officiel du bon citoyen. Sortir de ce canon, c’est se voir proposer des examens médicaux ou psychologiques, c’est risquer d’être reconnu inapte à travailler, ou d’avoir un taux immobilier plus élevé, etc. On peut penser que celui qui ne suit pas ce canon voit sa dignité humaine diminuée. La dignité humaine est donc accordée avant tout au citoyen qui prend soin de sa capacité productive.

33Le discours bioéthique vise les performances ; la tâche de l’État est de rendre disponible les moyens pour maintenir la santé ; et on obtient un environnement moralisateur qui culpabilise celui qui ne travaille pas pour sa santé. Toutefois, la performance du groupe est plus efficace pour l’État que la performance individuelle. En effet, contrairement à une première idée, dans une entreprise comme dans une armée, les résultats sont meilleurs avec un groupe homogène travaillant de concert, qu’avec des individus trop autonomes dont les hautes performances isolées pourraient décourager l’entourage ou nuire à l’unité de l’action. Comme Alexandre Le Grand sut gagner les guerres grâce à la phalange hoplitique plutôt qu’aux compétences de chaque guerrier, l’État gagne plus à ne pas promouvoir de performances individuelles isolées. Le progrès est plus utile à l’État lorsqu’il est partagé par tous. Ainsi, les plus aisés peuvent légalement faire appel à la chirurgie esthétique, mais immoralement faire appel à la manipulation des embryons. C’est donc pour cela que la bioéthique permet l’utilisation de la biotechnologie pour maintenir une santé générale, sans permettre une meilleure santé à quelques privilégiés.

34La bioéthique fait office d’intention morale de la politique. Cette intention place la santé comme une valeur citoyenne. La santé publique est l’amélioration des performances productives du groupe de citoyens, et non pas le confort de quelques nantis. Ainsi c’est l’État plus que l’individu qui profite de l’amélioration de la santé.

La confusion

35En conclusion, l’utilisation de la bioéthique par la politique aboutit à une confusion entre le légal et le moral, entre la dignité de l’homme et la dignité de chacun, entre le citoyen et l’humain. Nous avons voulu montrer comment le législateur, pour entrer dans la sphère morale, utilise la bioéthique. En l’absence de religion, le législateur se permet d’entrer dans la sphère de la morale et de diriger la moralité des citoyens. Nous avons donc une nouvelle valeur fonctionnant sur le même schéma que la religion : valeur suprême de la santé qui autorise à réduire la liberté et les plaisirs, idéologie qui autorise à écrire des lois morales, sans souci de la diversité et de l’évolution de la morale. Ainsi, il y a légalement des choses qu’il est mal de faire : il est mal de fumer car c’est détruire sa santé, il est mal de fumer dans une voiture avec des enfants, car c’est détruire leur santé par tabagisme passif, il est mal de détruire sa santé ou celle d’autrui, il est mal de se faire mal… Et cela malgré le plaisir d’une cigarette, malgré la détente que procure la boisson, malgré le plaisir masochiste.

36Ce qui fait que la bioéthique existe en tant qu’interrogation n’est pas l’évolution scientifique ni les idées d’hégémonies dont sont capables les humains. La bioéthique est une question car le législateur y intervient sur le domaine de la morale, brisant ainsi les frontières entre privé et public, particulier et général, personnel et universel. Bien sûr, l’intervention morale du législateur se légitime car les dangers potentiels de l’avancée scientifique ne paraissent pouvoir être évités que grâce à l’intervention d’une entité supérieure régulatrice, dont le pouvoir dépasserait celui de la science. Or en demandant au législateur cette intervention, comme on a pu auparavant s’en remettre à Dieu comme seule entité capable de nous protéger des catastrophes, on lui confère un pouvoir moral qu’il n’avait pas, on le confirme dans le rôle de Léviathan : à la fois corps politique tout-puissant (sens de Hobbes) et à la fois monstre (sens biblique).

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Notes

1 Nietzsche, Le gai savoir, livre III, aphorisme 108, « Nouvelles luttes », Paris, Gallimard, 1982.

2 Dans le cadre de cet article, nous avons limité notre étude au contexte légal français.

3 AVC : accident vasculaire cérébral.

4 Film d’Andrew Niccol, 1998.

5 Film de Michael Bay, 2005.

6 Film de Ridley Scott, 1982.

7 Film de Jonathan Mostow, 2009.

8 Loi de bioéthique no 2004-800 du 6 août 2004.

9 Comme en témoigne l’arrêt du Parlement du 5 juin 1750 : « Vu par la Cour : le procès criminel […] contre Bruno Lenoir garçon cordonnier et Jean Diot domestique, défendeurs et accusés, prisonniers en la Conciergerie du Palais, appelant dûment atteints et convaincus du crime de sodomie mentionné au procès ; pour réparation, ils auraient été condamnés à être conduits dans un tombereau à la place de Grève, et là y être brûlés vifs […] Fait en Parlement le 5 juin 1750 », dans Bougres & Tribades, Paris, Chêne, 2012, p. 49.

10 Code civil, art. 6 : « On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs ».

11 Source : site Web de la Sécurité routière, page « Les grandes dates de la sécurité routière », http://www.securite-routiere.gouv.fr/la-securite-routiere/qui-sommes-nous/les-grandes-dates-de-la-securite-routiere.

12 Source : ministère de la Justice, JO Sénat du 26 février 1987, p. 298.

13 Par exemple, alors qu’aujourd’hui la ceinture est obligatoire et les airbags sont recommandés, demain d’autres sécurités pourront être rendues obligatoires dans une voiture, comme l’éthylotest anti-démarrage (EAD) obligatoire dans les autocars depuis le 1er septembre 2015, ou le casque obligatoire dans les voitures de course.

14 La première loi de bioéthique en France est la loi Huriet-Sérusclat : loi no 88-1138 du 20 décembre 1988 relative à la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales.

15 Loi no 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain, modifiant le Code civil article 16-7 selon lequel « toute convention portant sur la gestation pour le compte d’autrui est nulle ».

16 Le code de la santé publique, art. L2142-1 modifié par la loi de bioéthique, définit les PMA ainsi : « L’assistance médicale à la procréation s’entend des pratiques cliniques et biologiques permettant la conception in vitro, la conservation des gamètes, des tissus germinaux et des embryons, le transfert d’embryons et l’insémination artificielle ».

17 Infra.

18 États généraux de la bioéthique, Rapport final, rapporteur Alain Graf, 1er juillet 2009, p. 21 sqq.

19 Daniel Borillo, Bioéthique, Paris, Dalloz, 2011.

20 Loi no 2013-404 du 17 mai 2013.

21 Loi de bioéthique (infra) qui modifie l’article L21141-1 du code de santé publique.

22 Voir le scandale du Mediator, début des années 2000.

23 Notamment suite à la loi no 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé.

24 Infra.

25 Loi no 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique.

26 L’interdiction de l’euthanasie est indiquée dans le code de la santé publique, article R4127-38.

27 La loi de bioéthique règlemente les PMA, interdit la recherche sur l’embryon et des cellules souches, et interdit la GPA.

28 Mennesson contre France (CDH 26 juin 2014, requête 65192/11).

29 Par exemple, la condamnation d’un homme à six ans de prison ferme pour avoir laisser son ami ivre conduire, par le tribunal correctionnel de Montpellier, le 6 mars 2014.

30 La notion de responsabilité est plusieurs fois invoquée dans le rapport des États généraux de la bioéthique (comité de pilotage institué par décret no 2008-1236 du 28 novembre 2008), mais elle n’apparaît pas dans la loi de bioéthique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexandre Foucher, « La bioéthique et le Léviathan »Noesis [En ligne], 28 | 2016, mis en ligne le 08 octobre 2021, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/noesis/3214 ; DOI : https://doi.org/10.4000/noesis.3214

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Auteur

Alexandre Foucher

Alexandre Foucher est chercheur-conférencier indépendant, ayant choisi de continuer ses recherches philosophiques en dehors d’une carrière universitaire. Membre correspondant de la Société française de philosophie et de l’association Kubaba (rattachée à l’Université Paris 1 - ­Panthéon-Sorbonne), il consacre ses travaux de philosophie sociale et politique à l’analyse des relations humaines. Il est l’auteur de Les Trivialités de l’amour, L’Harmattan, 2012.

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