Observer le corps et catégoriser les signes : doutes et (in-)certitudes épistémiques dans l’art médical de l’Antiquité à la Renaissance
Résumés
Physiognomonie et médecine sont historiquement liés et reposent sur une sémiologie visant l’opérativité des savoirs. Leur intrication y compris dans le rapport au probable et à l’incertain n’a pas suffisamment été soulignée. Or, le sêméion occupe une place centrale dans les doutes épistémiques qui les traversent de l’Antiquité à la Renaissance. Comment construisent-elles un modèle de connaissance et un art du jugement en contexte d’incertitude ? Quelle est la part dévolue aux catégorisations et à l’in-certain dans le regard porté sur les corps ? Comment les discours de positivité s’emparent-ils d’une connaissance incertaine ? L’enquête s’appuiera sur une méthode philosophique, historique et conceptuelle et un corpus de textes physiognomoniques et médicaux. Entre continuités, ruptures et chevauchements de paradigmes, on éclairera les vertus épistémiques de l’incertain dans l’art médical.
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Mots-clés :
contingence, corps, incertitude, particularia, physiognomonie, probable, médecine, observation, savoirs savants et savoirs populaires, sémiologieKeywords:
body, contingency, learned knowledge and popular knowledge, medicine, observation, particularia, physiognomics, probability, semiology, uncertainTexte intégral
1Observer le corps et catégoriser les signes sont au fondement même de l’art médical au chevet du malade. Historiquement, la physiognomonie, l’art, la technique, l’état ancien du savoir qui consiste à connaître et juger les individus à partir de l’observation et du déchiffrement de marques caractéristiques inscrites à la surface du corps, et la médecine, longtemps restée une « basse science », moins légitime que la géométrie ou l’astronomie reposant sur le nombre et la proportion réglée, sont intrinsèquement liées et ne se sont séparées que tardivement autour des xvie et xviie siècles. Cependant, les signes peuvent être trompeurs en raison des circonstances, du manque d’expérience de l’observateur mais encore de l’équivocité intrinsèque à certains types de signes. Alors que l’élaboration d’un regard savant et l’éducation des praticiens reposent sur des tâtonnements et des approximations, le rôle structurant de la sémiologie et le croisement des disciplines physiognomoniques et médicales dans leur rapport au probable et à l’incertain n’ont pas suffisamment été soulignés sur la longue durée. Comment physiognomonie et médecine, de l’Antiquité à la Renaissance, construisent-elles un modèle de connaissance incertaine et un art du jugement en contexte d’incertitude et de complexité ? Quelle est la part dévolue aux catégorisations, à la contingence, au probable et à l’in-certain dans cette histoire théorique et conceptuelle qui est aussi une histoire des mentalités et des schèmes de pensée ? Selon les époques considérées, champs, méthodes et objets ont connu des réévaluations. À partir d’une méthode philosophique, en s’appuyant sur un corpus de textes et références philosophiques, physiognomoniques et médicaux ainsi que sur des éléments iconographiques, on évaluera les vertus épistémiques de la connaissance incertaine du corps, de la santé et de la maladie en s’interrogeant sur l’évolution des schèmes de pensée, entre continuités et ruptures. Tout d’abord, on s’intéressera aux technologies intellectuelles des Anciens et leurs premières classifications privilégiant un raisonnement par analogie. Puis, on s’interrogera sur le sens donné à l’irrégularité des phénomènes dans la période médiévale occidentale qui continue toutefois de privilégier l’étude des signes radicaux. Enfin, on verra comment, à la Renaissance, l’ « incertain » devient synonyme d’ingéniosité épistémique et sémiotique tandis que le répertoire conceptuel et normatif s’enrichit de nouveaux apports.
- 1 P. Lévy, La machine univers, Paris, Seuil, (1987) 1992, p. 74.
2L’élaboration d’un regard savant sur le corps est intimement liée à l’histoire des mentalités. Les premiers éléments de compréhension sur la constitution d’une sémiologie médicale dans les mondes anciens sont relatifs aux technologies élaborées pour observer le corps, à l’aide de la constitution de listes et de classifications nosologiques. L’identification des maladies a en effet nécessité la mise en œuvre de véritables « technologies intellectuelles », comme l’écriture, de savoir-faire inscriptibles et reproductibles répondant à des problèmes en vue d’un résultat, et des tout premiers algorithmes, identifiant des « nœuds », des éléments et moments clés1. La collecte de données, orientée vers l’usage pratique, a de fait commencé bien avant l’art de la clinique hippocratique dès l’art des listes et des sentences à Sumer puis chez les Assyriens, avec la prédominance d’une connaissance reposant sur le raisonnement par analogie. Peut être ici dit « incertain » ce qui n’est pas (encore) connu, au sens où le connu fait l’objet d’une cartographie à la fois visuelle et mentale. L’incertain est appréhendé de proche en proche et de manière sérielle.
- 2 S. Auroux (dir.), Histoire des idées linguistiques, t. I, Bruxelles, P. Mardaga, 1989 ; C. Boisso (...)
- 3 P. Talon, « La transmission du savoir en Mésopotamie ancienne », Civilisations, vol. 52, no 1, 20 (...)
- 4 J. Bottéro, « L’Assyriologie et notre histoire », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 7, 1981, p. (...)
- 5 P. Talon, « Le temps linéaire des Mésopotamiens », dans L. Couloubaritsis et J.-J. Wunenburger (é (...)
3La lexicographie, qui a accompagné l’invention de l’écriture et l’art des listes lexicales, thématiques et acrographiques, à l’origine du principe du dictionnaire2 relève de cette logique de classification du réel, nommable et inscriptible, fondée sur l’observation et le déchiffrement du monde chez les Mésopotamiens. La plus célèbre de ces listes, Hubullu (Ur5-ra), est composée de vingt-quatre chapitres compilant formules juridiques, mentions d’arbres, d’herbes, de plantes, d’animaux, d’instruments en argile ou en bois, de métaux, d’aliments, de toponymes, etc. Selon P. Talon et J. Bottéro, véritables « aide-mémoire », ces listes « témoignent de l’activité intellectuelle des savants de l’époque et représentent une tentative d’organisation du cosmos fondée sur l’énumération exhaustive de ses constituants, réels ou mythiques »3, et d’un effort intellectuel de mise en forme du contenu4. Reposant sur « des clefs graphiques, phonétiques ou analogiques »5, elles ne s’appuient pas sur des relations de cause à effet mais sur des relations de proximité entre des qualités secondes ou des éléments graphiques.
- 6 V. Grandpierre, Histoire de la Mésopotamie, Paris, Gallimard, 2010.
- 7 J. Bottéro, « Symptômes, Signes, Écritures », dans J.-P. Vernant (dir.), Divination et rationalit (...)
4Les listes, parfois des traités à part entière, peuvent, au-delà de la connaissance des phénomènes observables, concerner le destin des peuples, avec des présages historiques, en cela véritables outils de décision pour les souverains, et des individus, avec des indications sur la santé, au travers de présages de naissance et l’établissement de thèmes généthliaques6. C’est par exemple le cas d’Enûma Anû Enlil, découvert à Ninive, composé d’un prologue suivi d’environ sept mille présages. La tournure « Lorsqu’Anû, Enlil… » scande le texte, distinguant l’en haut et l’en bas et laissant la place à la description horizontale des phénomènes naturels. L’apodose, « polyvalente », présente le cas et s’adapte à tout type de situation7. Sa force heuristique et herméneutique réduit dans le même temps le champ de l’incertain.
5L’exploration systématique et sérielle de tout un éventail de possibilités à partir de cas généraux prend diverses formes. Des structures répétitives peuvent être identifiées. C’est notamment le cas des présages physiognomoniques des Mésopotamiens, entre médecine et divination, qui procèdent d’une observation de signes caractéristiques inscrits à la surface du corps, tout particulièrement les taches de naissance, les umsatu. La protase « Si une umsatu se trouve… » est appliquée de manière systématique aux différentes parties du corps humain, selon un balayage visuel vertical (du haut vers le bas, de la tête au pied) et latéral, corrélé à une polarisation péjorative, neutre ou méliorative (gauche, centre, droite). La même logique scopique ordonne la physiognomonie grecque et latine et la description clinique. Cette ébauche de pensée diagrammatique se perpétue d’ailleurs jusque dans l’Occident médiéval chrétien.
- 8 Hippocrate, La maladie sacrée, t. II, J. Jouanna (éd. et trad. fr.), Paris, Les Belles Lettres, 2 (...)
6De plus, l’hypothétique apparaît sous la modalité du futur, sans que nos structures causales, inductive et déductive, n’en soient pour autant mobilisées. Les sentences des recueils d’omina concernent tantôt l’évolution prévisible de la maladie tantôt le destin, avec un saut qualitatif hors de la succession temporelle des causes et des effets. La pensée des listes structure la sémiologie médicale des Mésopotamiens. Avec la transmission orale et écrite des savoirs entre les ères géographiques et culturelles, ce mode de raisonnement persiste au moins jusqu’à Hippocrate qui, séparant les champs de la médecine et de la divination8, donne un sens nouveau à l’incertitude diagnostique.
- 9 G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 2011, p. 22-23.
7Le raisonnement par analogie n’est pas exempt de métaphores et par conséquent recèle le risque de la confusion, de l’imprécision et partant de l’erreur. C’est la raison pour laquelle il a été critiqué et l’apport des Anciens dans l’ordre des savoirs a pu être minoré. Ainsi, Gaston Bachelard a disqualifié l’attitude projective qui le motive, qui correspond selon lui à un « esprit préscientifique » qui n’a pas acté la rupture entre observation et expérience : l’ « observation première se présente avec un luxe d’images ; elle est pittoresque, concrète, naturelle, facile. Il n’y a qu’à la décrire et à s’émerveiller. On croit alors la comprendre »9, ce qui constitue pour Bachelard un obstacle. Aussi, la connaissance pourra être dite incertaine, en un sens local, dans la mesure où elle désigne la possibilité intrinsèque de l’erreur. Est incertaine, c’est-à-dire confuse et imprécise, la différence intrinsèque entre les objets mis en relation. Mais, en un sens positif, la vertu de l’analogie n’est-elle pas d’engager l’exploration du réel et des homologies entre les objets de connaissance ?
- 10 G. Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1968 ; id., Les structures anthropologiques de l (...)
8Entrer dans la discursivité propre aux Anciens suppose de ne pas juger le passé à l’aune du présent et de reconstruire les critères de rationalité qui furent structurants pour eux, par-delà les décalages temporels, entre les univers mentaux et les obstacles linguistiques. L’imaginaire et le symbolique, dans leur dimension anthropologique10, ne laissent de s’immiscer dans les marges du connu, ce qui a d’ailleurs pu conduire au rejet pur et simple et à la disqualification épistémologique de ces discours. L’examen de leur logique propre suppose la reconstruction et la compréhension de pans entiers du savoir tombés dans l’oubli, et donc de se déshabituer de nos grilles de lecture pour entrer dans le mode de fonctionnement intrinsèque à chaque discours de positivité, inscrit dans une vision du monde et des choses, historiquement marqué et distant. La myopie à l’égard du passé nous fait à tout moment courir le risque de rejeter certains contenus à l’aune des critères de scientificité de notre époque. C’est toujours par rapport à des objets spécifiques que les discours se déploient et l’examen de leur mode d’appropriation nous instruit en retour sur les mutations du regard qui s’y jouent.
- 11 Hippocrate, Épidémies, I et III, J. Jouanna (éd. et trad. fr.), A. Anastassiou et A. Guardassole (...)
- 12 Hippocrate, Airs, Eaux, Lieux, J. Jouanna (éd. et trad. fr.), Paris, Les Belles Lettres, 1996.
9Des points de jonction sont manifestes entre la médecine des Mésopotamiens et l’École de Cos, notamment en termes d’observation minutieuse du corps. À la croisée des technologies intellectuelles et matérielles, l’approche sémiologique, au cœur de l’art de la clinique, art de la décision en contexte d’incertitude, fait la jonction entre enjeux théoriques et pratiques. Les textes du corpus hippocratique décrivent les trois temps qui permettent de cheminer de l’observation du corps jusqu’à la décision, du diagnostic au pronostic, et au choix d’une éventuelle thérapeutique, selon les trois dimensions du temps selon le premier chapitre du Pronostic. L’entreprise de classification nosologique de l’auteur des Épidémies, avec pas moins de quarante-deux fiches de malades et vingt-six noms de malades particuliers11, repose sur l’observation des malades et l’évolution de leurs maux au jour le jour, dans leur dimension hypothétique ; la guérison est seulement une possibilité, jamais une certitude. Le moment critique (du grec krinein), décisif, à la fois paroxysme et point de bascule vers la résolution de la maladie – guérison, c’est-à-dire retour à l’équilibre idiosyncrasique qui caractérise la santé, ou décès – cristallise l’incertitude pronostique. L’étude de déterminants multiples (patients de complexions physiques dissemblables, variables environnementales comme le climat, modes de vie des ethnies et sociétés, etc.) par exemple dans le traité hippocratique Airs, Eaux, Lieux 12, à la rencontre des savoirs populaires, marqué par l’oralité de la transmission, a contribué à la construction d’une sémiologie embrassant la variété des phénomènes et de leurs manifestations.
- 13 Cf. Vésale, Paraphrasis in nonum librum Rhazae medici arabis clariss., ad Regem Almansorem, Louva (...)
10L’histoire de la rationalité médicale s’est appuyée sur la qualification du signe et son interprétation. La levée du doute diagnostique et par conséquent de l’incertitude pronostique repose en effet sur l’observation du corps, la catégorisation des signes et leur lecture contextualisée, ce qui suppose une éducation du regard. Au contact de ses pairs, le médecin a appris à observer et à décrire, par exemple la couleur du teint, et à comparer les variations d’expression de la maladie. D’où l’importance de l’expérience, de l’habitude et de la pratique pour la pertinence du jugement. C’est également tout l’enjeu de la distinction de maladies à la symptomatologie en apparence proche, que les observations empiriques répétées, selon des processus cumulatifs, ont eu pour ambition de relever, produisant des tableaux nosologiques affinés. Ainsi, Rhazès, observant épisodes de fièvre et affections de la peau, pratiquant, comme les médecins hippocratiques, l’art de la clinique de manière itinérante et notant dans ses carnets ses observations cliniques, a pu distinguer la rougeole de la variole (ou petite vérole), qui contrairement à la première ne survient pas que dans l’enfance. La démarche empirique de collecte des données, visant à préciser pour différencier, manifeste non seulement un souci théorique d’exactitude, mais encore revêt des conséquences pratiques en termes de prophylaxie et de santé des populations. En outre, dans le livre IX de son traité Ad Almonsorem, Rhazès énumère méthodiquement les pathologies, selon ce qui deviendra l’ordre canonique de l’examen clinique, de la tête aux pieds. Traduit en latin par Gérard de Crémone au xiie siècle, l’ouvrage exerce une influence non négligeable sur la physiognomonie médicale médiévale occidentale jusqu’à la Renaissance13.
11Si en un sens général, est incertain ce qui n’est pas (encore) connu, et si la connaissance peut-être certes dite ici incertaine en un sens local, en raison d’éventuelles imprécisions et des confusions, toujours est-il que les balbutiements de la sémiologie médicale, avec l’art des listes et les premiers tableaux nosologiques, mettent au jour un souci de rationalisation et d’ordonnancement de la connaissance. La dimension exploratoire de la démarche est aussi la première vertu épistémique de cette entreprise de classification des données de la clinique. De quelle manière le déchiffrement des signes et l’irrégularité des phénomènes ont-ils été appréhendés durant la période médiévale occidentale ? Quels doutes épistémiques ont orienté les regards et les discours durant cette même période ?
12Les savoirs sur le corps sont renouvelés par la scientia médiévale tant du point de vue des méthodes que des objets tandis que la sémiologie médicale se restructure autour de considérations logiques. La validité du syllogisme physiognomonique et le type de connaissance produit sont discutés cependant que l’étude des signes radicaux, à la racine (radix) des choses, est préférée aux signes accidentels, contingents et variables, et donc incertains. Quelles sont les vertus de ce type de connaissance ?
- 14 Aristote, Seconds analytiques, 6 (74b-75a).
13L’évaluation du savoir sur le corps tient pour une grande part à la place que l’on donne à ce qui est seulement probable, à l’accidentel. Dans une conception traditionnelle de la connaissance héritée d’Aristote, il n’y a de science que du général. Sa logique, tout particulièrement son étude des signes et du syllogisme14, fait encore office de cadre général de la discussion autour du savoir portant sur le corps et la psuchê.
- 15 Aristote, Premiers analytiques, II, 27 et Seconds analytiques I, 13 (78a28).
14Le débat se noue autour de l’ambiguïté du sêméion et de la validité du raisonnement physiognomonique. Les signes physiognomoniques n’appartiennent pas à la catégorie des tekmêria, signes nécessaires et indubitables, évoquant étymologiquement l’empreinte de la patte de l’animal sur le sol, indice sans équivoque de son passage pour le chasseur, mais au contraire à celle des sêméia, vraisemblables, seulement probables, et par conséquent réfutables, recelant une part d’indétermination15. Aussi, le physiognomoniste déchiffre les signes en tâtonnant, au risque de l’erreur, soit lorsqu’il les identifie soit lorsqu’il les pondère entre eux, surtout lorsqu’ils semblent contradictoires. L’expertise se situe à mi-chemin entre observation du corps et intuition. Les sêméia sont, de plus, à différencier d’une troisième catégorie de signes, les eikôta, prouvant par faisceaux de convergence, surtout utilisés dans l’éloquence judiciaire.
- 16 Aristote, Rhétorique, I, 1 (1355a8), Rhétorique II 22 (1395b23).
- 17 Aristote, Premiers analytiques, II, 27 (70a 9-10).
- 18 Aristote, Rhétorique, I, 1 (1354a 12-15).
- 19 M. Crubellier, « Du sullogismos au syllogisme », Revue philosophique de la France et de l’étrange (...)
- 20 Aristote, Seconds analytiques, P. Pellegrin (trad. fr.), Paris, Flammarion, 2005, p. 29.
- 21 Aristote, Premiers analytiques, J. Tricot (trad. fr.), Paris, Vrin, II 27, p. 325.
- 22 V. Laurand, « Les hésitations méthodologiques du Pseudo-Aristote », dans C. Bouton, V. Laurand et (...)
15Selon Aristote, le syllogisme physiognomonique est un enthymème16 : il part de prémisses vraisemblables ou de signes17 et relève de la pistis 18 ; les « arguments rhétoriques […] portent sur des circonstances ou des objets singuliers »19, comme l’explique M. Crubellier. Un syllogisme valide exhibe la cause, évacuant par conséquent toute relation accidentelle entre les termes de la proposition20, au contraire du raisonnement physiognomonique. L’exemple canonique des Premiers analytiques illustrant la réfutabilité des raisonnements fondés sur des sêméia traite de la pâleur, signe inconstant de l’enfantement et de l’allaitement. Il s’ensuit que toutes sortes de signes peuvent conduire au vrai21. Mais, alors que le tekmêrion repose sur « un rapport de nécessité existant entre le signe et ce dont il est le signe »22, le sêméion n’est quant à lui pas indubitable. Le syllogisme physiognomonique et le raisonnement médical qui s’en inspire produisent de facto une connaissance incertaine.
- 23 Ps.-Aristotle, Physiognomonica, dans Aristotle, Minor works, WS. Hett (éd.), Cambridge (Mass.), L (...)
- 24 Ps-Aristote, Physiognomonica, (806 a10-20), op. cit., p. 90-93.
- 25 J. Agrimi, « La ricezione della Fisiognomica Pseudoaristotelica nella Facoltà delle arti », Archi (...)
16Le Ps.-Aristote, Polémon, et l’Anonyme latin, auteurs des trois grands traités de physiognomonie antiques23, ont cherché un niveau de généralité suffisant pour assurer la validité de l’inférence du raisonnement physiognomonique. Les Physiognomonica, traduits en latin au xiiie siècle par Bartholomée de Messine, précisent que seuls les signes communs sont jugés pertinents24 dans l’étude générique des typologies. Les philosophes de la Faculté des Arts de Paris discutent pour leur part de la place dévolue à la physiognomonie : « Pietro d’Abano, Guillelmus Hispanus, Guillelmus de Mirica ou Jean Buridan […] [situent] la physiognomonie entre la “philosophia naturalis” et l’éthique, l’astrologie et la médecine »25, comme le montre J. Agrimi. Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Roger Bacon et Jean Buridan, commentant la logique d’Aristote, se penchent sur les carences du syllogisme physiognomonique. Enfin, Gilles de Corbeil, Michel Scot, Pietro d’Abano, ou encore Michel Savonarole appliquent la physiognomonie à la médecine.
- 26 J. Ziegler, « Médecine et physiognomonie du xive au début du xvie siècle » (trad. fr. M. Nicoud e (...)
17Pour ces auteurs, il s’agit de rendre compte de la varietas de la nature selon une logique à la fois descriptive et argumentative. Ils entendent concilier Aristote et la doctrine des Pères de l’Église dans un cadre épistémique au sein duquel la connaissance des données empiriques insolites ou irrégulières est toutefois jugée réductible au ut in pluribus de l’aristotélisme. Est en ce sens incertain ce qui n’est pas général mais particulier parce que de survenue irrégulière. Le statut intermédiaire des sêméia, au cœur du rapprochement de la physiognomonie astrologique et de la médecine jusqu’à leur fusion, complètement réalisée à la fin de la période médiévale chez Bartholomeo Della Rocca26, est ainsi questionné. Au xvie siècle, la réunion des approches sémiologiques et astrologiques est centrale dans la doctrine des signatures de Paracelse.
- 27 M. Scot, Liber particularis. Liber physionomie, O. Voskoboynikov (éd.), Florence, Sismel-Éd. del (...)
- 28 J. Agrimi, « La ricezione della Fisiognomica pseudoaristotelica… », art. cit., p. 127-188.
- 29 Ibid., p. 225.
- 30 J. Agrimi, « Fisiognomica e “scolastica” », Micrologus : Natura, scienze e società medievali, t. (...)
18Les deuxième et troisième livres du Liber introductorius de Michel Scot ouvrent la voie à cette jonction, rapprochant deux modes d’accès au savoir sur le corps et l’homme. Dans un monde régi par l’influence astrale, le Liber particularis 27 aborde en effet le sujet de la trajectoire des planètes et des astres, du mouvement calendaire des saisons et des mois. Viennent ensuite les phénomènes météorologiques tels que les météores, le vent, la pluie, la neige, etc., plus ou moins réguliers ou de nature exceptionnelle. Scot décrit la création, les éléments, la variété des métaux, des pierres, des plantes et des animaux, selon une logique accumulative proche de celle des encyclopédies, organisant la connaissance selon un quadrillage étroit du réel. C’est dans ce cadre général, où sont entremêlés savoirs antiques, astrologies arabe et latine (les doctrines hippocratiques et galéniques s’entremêlant à la faveur de la redécouverte de textes antiques28 influencées par la médecine arabe, grâce aux traductions telle celle du Pantegni par Constantin l’Africain) ainsi que les références bibliques et historiques, que peut enfin être abordée la place de l’homme, microcosmus ou minor mundus 29. Il s’agit d’affirmer la compatibilité de la physiognomonie avec la toute-puissance de Dieu d’une part et le libre arbitre en l’homme d’autre part. Le Liber physonomie aborde, quant à lui, la santé du corps sous le signe des astres. Cette physiognomonie, secretissimam scientiam nature, dans le sillage de la tradition du Secret des secrets, devient une branche de la philosophia naturalis 30.
19Or, dans le microcosme médiéval, tout ne renvoie pas à tout : les éléments observés sont distincts les uns des autres. Le cas qui se particularise par excès ou par défaut est donc digne d’intérêt. Les phénomènes de la gémellité, la très grande et la très petite tailles éveillent ainsi la curiosité, de même que plus généralement la génération de l’embryon et l’hérédité, par exemple chez Scot et Savonarole. Selon une double lecture héritée d’Aristote et de Pline l’Ancien, pour éclairer les extrêmes, on considère soit que la nature fait des erreurs soit que le très différent relève du prodige, d’un merveilleux qui touche au divin selon la tradition des mirabilia. L’incertain, tout à la fois fascinant et dérangeant, est par conséquent repoussé vers les marges de la nature où les limites de la connaissance renvoient aux frontières topologiques et symboliques de l’humain.
- 31 L. Daston et K. Park, Wonders and the Order of Nature, New York, Zone Books, 2001, p. 113.
- 32 Ibid.
20Le rapport épistémique à l’incertain n’est pas sans conséquence sur la hiérarchisation des disciplines dans le débat sur l’opérativité des savoirs et son statut. Les basses sciences (médecine, physiognomonie, chiromancie, métoposcopie, météorologie, etc.) sont en effet confrontées à la connaissance de l’événement de survenue irrégulière. Quelle place donner aux particularités dans l’observation des phénomènes de la nature ? Toute particularité est-elle un accident sans intérêt philosophique ? Faut-il étudier les espèces particulières ?… Comme le montrent L. Daston et K. Park, le débat autour d’une connaissance des phénomènes irréguliers interroge les idéaux déclarés. Le cadre épistémique des disciples d’Aristote au xiiie siècle, visant à concilier irrégularité des phénomènes physiques et immuabilité divine, est en effet problématique31. Au regard de la « régularité approximative » de la nature et des « effets ou processus naturels particuliers »32, les auteurs ont dû déployer des stratégies pour les contourner et proposer malgré tout une science universelle et certaine de la nature. Ces stratégies ont reposé
- 33 Ibid., p. 114. Notre trad. fr.
[…] sur l’idée que les philosophes de la nature n’étudiaient pas, en fait, les particuliers (où réside la variabilité naturelle), mais se concentraient plutôt sur l’élaboration d’énoncés généraux sur les causes de certains types de phénomènes – par opposition aux phénomènes particuliers – par un processus de définition et de déduction à partir de ces principes universels33.
- 34 Ibid., p. 115. Notre trad. fr.
- 35 Cf. Inter alia, Le kalendrier des bergiers, Lyon, 1508 ; P. Gaspard, Le grand kalendrier et kompo (...)
21Aussi, la physiognomonie médicale médiévale est dans une position d’entre-deux à plus d’un titre, à commencer par sa dimension à la fois théorique et pratique, entre connaissance certaine et monde du probable de l’artifex 34. L’approche sémiologique de l’uroscopie comme du pouls ne vise-t-elle pas in fine l’opérativité du savoir ? De plus, cette physiognomonie oscille entre raison et croyances, entre savoirs savant et populaire, comme l’atteste le contenu des miscellanées scientifiques et, à la charnière entre monde médiévale et monde moderne, les Composts et Calendriers des Bergiers 35, compilations de savoirs hétéroclites (des calendriers avec des indications sur les saints à commémorer, des catalogues de vices et de vertus, de l’astronomie, de l’astrologie, des conseils pratiques et des recettes pour se soigner…). Véritable vis operandi dans le champ de la connaissance, elle contribue ainsi à dessiner des cartographies mentales aux vertus heuristiques qui, sans épuiser le réel, recèlent l’indétermination propice au conflit des interprétations.
- 36 S. Öberg Strådal, « Medieval medical diagrams : meanings, audiences, and functions », Hoekten Int (...)
- 37 F. A. Yates, L’art de la mémoire, D. Arasse (trad. fr.), Paris, Gallimard, 1982.
- 38 F. Collard, « Des poisons au Moyen Âge. Dix études sur le venenum et la toxicatio », Cahiers de r (...)
22Les représentations diagrammatiques ne sont certes pas l’apanage de la seule physiognomonie médicale36. De nombreuses structures en arborescence, dérivant de l’Isagogê de Porphyre connu par la traduction de Boèce, viennent étayer les matières astronomiques, météorologiques et alchimiques. Orientant le regard de l’observateur et son raisonnement, elles reposent sur une approche casuistique structurant une connaissance partagée et jouent le rôle de palais de mémoire37. Ces trames rendent possible l’étude de cas équivoques (dubia), figures de l’ambigu et du doute et partant d’une connaissance incertaine. On en rencontre dans les traités scolastiques où l’art de la disputatio se déploie autour de quaestiones et dubia, parfois suivies de l’étude de cas concrets, par exemple d’empoisonnements38, dans les arts judiciaire et médical. C’est autour des particularia et des ambiguïtés épistémiques ainsi produites que se déploie la physiognomonie médicale médiévale selon des influences multiples. Ces tensions traversent les disciplines qui catégorisent les signes.
- 39 P. Duhem, La théorie physique, 2nde partie, chap. VII, « Le choix des hypothèses » § II, Paris, V (...)
23L’entrée dans l’âge moderne est marquée par l’ingéniosité sémiotique. L’observation des corps et la catégorisation des signes en bénéficient. Quels sont les places et rôles dévolus au doute, au variable et à l’incertain dans les discours de positivité de l’époque ? S’il est possible de dégager la persistance sur la longue durée de certains schèmes de pensée structurant la connaissance, l’histoire philosophique de l’observation des corps et de la catégorisation des signes n’est pourtant pas immobile et continue au sens où l’image du poussin qui brise sa coquille, donnée par P. Duhem39, faisant entrer très progressivement la science dans l’ère moderne pourrait le laisser penser : tout n’est pas donné d’emblée. A contrario, souligner l’hétérogénéité des discours de positivité, non sans lien avec le contexte d’émergence qui leur est propre en fonction des époques, en insistant sur les discontinuités, permet certes de dégager des spécificités mais peut laisser penser que les manières de voir le monde ne se rencontrent pas. Or, si l’âge moderne n’est pas sorti tout armé du front de Zeus et si une modalité d’accès à la connaissance n’en chasse pas une autre pour autant, c’est que les chevauchements de paradigmes caractérisent ce moment où ils s’entrecroisent, parfois s’inspirent mutuellement, voire se contaminent localement, mêlant leurs imaginaires propres, avant de se séparer. C’est ce qui se passe par exemple pour la veine astrologique de la physiognomonie qui finit par s’épuiser vers la fin du xviie siècle. Certes, des raisons scientifiques peuvent être invoquées avec la montée en puissance de l’expérimentation dans l’élucidation des secrets de la nature et du corps humain. Un médecin comme Gomez Pereira déclare par exemple en 1558 :
- 40 Cité par I. Maclean, Le monde et les hommes selon les médecins de la Renaissance, I. Hacking (pré (...)
Quand il s’agit d’établir la vérité, l’expérience a une puissance si grande que j’estime que lorsqu’un raisonnement apparemment clair contredit les faits, il faut plutôt croire aux faits qu’au raisonnement, et chercher un raisonnement plus puissant que le premier40.
- 41 L. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science, New York, Columbia University Press, 1 (...)
24Toutefois, des traités médicaux astrologiques continuent d’être publiés et lus à la même époque. Comme l’a montré L. Thorndike41, les bulles papales répétées, contre l’astrologie, ont joué un rôle dans l’épuisement de cette veine. Ni pure continuité ni pure discontinuité : la régionalisation des savoirs à la Renaissance s’opère sur fond de permanences et de mutations du regard. L. Daston et P. Galison observent un processus du même ordre dans l’établissement des atlas scientifiques :
- 42 L. Daston et P. Galison, Objectivité, B. Latour (préf.), S. Renaud et H. Quiniou (trad. fr.), Par (...)
De nouvelles vertus épistémiques font leur apparition, sans que les anciennes en viennent nécessairement à disparaître. La science est féconde en nouvelles méthodes pour acquérir de nouvelles connaissances et de nouvelles normes du savoir42.
- 43 H. Bober « The Zodiacal Miniature of the Très Riches Heures of the Duke of Berry : Its Sources an (...)
- 44 J. von Ketham, Fasciculus medicinae in quo continentur : videlicet…, Impressum Venitiis, apud Gre (...)
- 45 Magnus Hundt, Antropologium de hominis dignitate, natura et proprietatibus, de elementis, partibu (...)
- 46 2e vol. des Deux livres de chirurgie (1573) ; éd. définitive : Le Vingtcinquiesme Livre, traitant (...)
25Le chevauchement des paradigmes est sensible tout d’abord dans l’iconographie, notamment dans les planches représentant le corps humain, entremêlant mélothésie et anatomie, alors que les grands traités de physiognomonie antique font toujours autorité. On observe trois cas de figure : tantôt l’homme demeure sous l’influence antique des astres, parfois sur fond d’hermétisme et de néoplatonisme (l’homo signorum associe, de la tête aux pieds, les parties du corps aux constellations du zodiaque et il est de plus en plus représenté à partir du xive siècle, notamment, à la Renaissance, dans les almanachs et kalendriers des bergiers43) ; tantôt l’approche anatomique est privilégiée (les points d’impact du fer, utiles au chirurgien, sont ainsi représentés dans les planches anatomiques du célèbre Fasciculus medicinae de Johannes von Ketham44, premier livre imprimé contenant des illustrations de ce type) ; tantôt les deux approches sont juxtaposées voire conjuguées (par exemple chez Magnus Hundt qui, dans son Antropologium de hominis dignitate…45, combine explications anatomique, physiologique, philosophique et religieuse du corps, mêlant médecine, astrologie et théologie, selon la logique des intrications micro-macrocosmiques). C’est l’occasion d’investigations intellectuelles et iconographiques autour du visible et de l’invisible, de l’ouvert et du caché. On observe une contamination entre les imaginaires féconde de remaniements épistémiques et la cohabitation de modes de pensée qui ont ensuite été disjoints. Ainsi, Ambroise Paré, chirurgien du roi, dans Des Monstres et des Prodiges 46, considère les merveilles de la nature sous l’angle de l’hybridation des formes en lien avec les imaginaires.
- 47 L. Daston et P. Galison, Objectivité, op. cit., p. 80.
- 48 Ibid., p. 78.
26L’observation médicale est modifiée par le développement des dissections. Assurément, observer n’est pas expérimenter. Pour cela, il faut apprendre à formuler des hypothèses, par la suite testées ; il faut, dans un esprit de découverte scientifique, isoler, séparer, disséquer, à la manière de l’anatomiste. Le regard savant des médecins a longtemps été refusé aux chirurgiens, assimilés aux barbiers. La démarche de vérification a sa logique propre et n’exclut certes pas l’observation. Toutefois, la grande nouveauté tient à l’observation d’après nature quitte à critiquer Galien et les Anciens. C’est ce qu’entreprend William Harvey dans son Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus. Il montre que le cœur n’est pas passif et prouve au contraire l’existence d’un trajet aller et retour du sang. La source de l’erreur se déplace dans l’œil de celui qui observe. Par manque d’expérience, il peut manquer le caractère générique ou spécifique du cas observé. Le repérage de l’irrégularité devient ainsi déterminant dans l’observation concrète des corps ; le rapport à l’incertitude dans l’ordre des savoirs en est par là même modifié. L. Daston et P. Galison relèvent ce déplacement d’accent du général vers le particulier chez les « praticiens des sciences de l’œil » qui, à partir du xvie siècle, « élaborent des relevés visuels des phénomènes qu’ils ont sélectionnés sous forme d’atlas », participant à la diffusion des connaissances au sein des communautés scientifiques47 ; « il est rare en effet que la nature se répète à l’identique, la variabilité de l’individualité étant la règle plutôt que l’exception »48.
- 49 D. Verardi, La Scienza e i segretti della natura a Napoli nel Rinascimento. La magia naturale di (...)
- 50 D. Verardi, « Un secret de la nature entre science médicale et démonologie. La vertu occulte du v (...)
- 51 I. Maclean, Le monde et les hommes…, op. cit., p. 23.
- 52 Ibid., note 50, p. 28.
- 53 I. Hacking, The emergence of probability, a philosophical study of early ideas about probability (...)
27Cette mutation du regard suppose de revenir sur les qualités occultes et les secrets de la nature et d’inscrire leur compréhension dans un processus graduel sujet à des révisions. C’est notamment la voie engagée par Cardan49 au sujet de l’attraction magnétique ou du tarentisme, voie suivie par les Hollandais lorsque les expériences prennent leur essor à la période suivante50. La difficulté réside en cela que les qualités occultes ne sont connues que par leurs effets, ce qui n’est pas sans poser problème pour l’art médical51 et ce qui suppose une critique de leur influence réelle. L’observation savante des signes est renouvelée à l’aune d’une lecture conjecturale de l’art médical, connaissance finie d’un champ de savoir infini (ars est de infinitis finita scientia)52, que vient enrichir la notion mathématique de probabilité au xviie siècle, avec Bernoulli, fruit d’un mûrissement intellectuel à l’œuvre dès le xvie siècle53 et d’une valorisation de la mutabilité du signe dans la connaissance de l’homme. Le remaniement épistémique dont les basses sciences font l’objet à la Renaissance suppose que soient revues les limites de la connaissance. L’instabilité, voire l’incertitude, précédemment rejetée ou redoutée pour son équivocité, pourra ainsi devenir le medium même de toute connaissance possible.
- 54 Ibid., p. 43.
- 55 Ibid., p. 40-41.
- 56 J. Cardan, De la métoposcopie, C. M. de Laurendière (éd. et trad. fr.), Paris, T. Joly, (1558) 16 (...)
- 57 J. d’Indagine, Introductiones apotelesmaticae elegantes in chyronomiam, physiognomoniam, astrolog (...)
28Alors que l’art médical s’est toujours vu reprocher son manque de précision et son empirisme pragmatique, les médecins de l’époque reconnaissent que la sémiotique est probablement la partie la plus difficile de leur art. Or, avec l’art des conjectures émerge un raisonnement sur l’accidentel qui préfigure le raisonnement probabiliste. La fiabilité du diagnostic constitue un enjeu de savoir et de pouvoir. Comme l’a montré I. Maclean, les médecins de la Renaissance font de la faiblesse logique du syllogisme physiognomonique un point d’appui, ce qui leur permet notamment de traiter des exceptions à la règle54 : Santorio Santorio emploie le syllogisme pratique dans Les Méthodes pour éviter les erreurs 55 et la taxinomie se doit d’être imprécise pour Emilio Campilongo. Tandis que l’on entre dans l’ère de la mesure et de la quantification (on invente le « pulsomètre »), la physiognomonie continue de se décliner par exemple en métoposcopie chez Cardan56 ou de s’allier à la chiromancie chez Jean d’Indagine57 : les visions du monde cohabitent.
- 58 L. Marcucci, « Le rôle méconnu de la physiognomonie », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 1, no 15 (...)
- 59 J. L. Vivès, De anima et vita, Basileae, Winter, 1538. Voir J. L. Pinillos, Introducción a la psi (...)
29Les travaux d’I. Hacking, L. Daston ou encore I. Maclean convergent vers l’idée que la réévaluation du statut du signe à la Renaissance est déterminant dans l’assomption de nouveaux savoirs. Le partage des savoirs et leur régionalisation peuvent ainsi être discutés à l’aune de la réévaluation du statut des énoncés seulement probables et des raisonnements plausibles. D’une certaine manière, le sêméion cristallise les enjeux autour du partage des régions de la connaissance et de l’opérativité des savoirs. En effet, sa valorisation a favorisé l’élargissement de la notion de similitude au détriment d’un raisonnement analogique strict. La nature se présente aux hommes sous les aspects de la variété, de la contingence et du particulier, rendant nécessaire une connaissance plus individualisée des objets. L’inconstant et l’aléatoire ont ainsi fait leur entrée dans le champ de la connaissance valide. Ce qu’on observe dans le domaine artistique, avec l’émergence de l’art du portrait, qui fait peu à peu place à l’expression (micromouvements et grimacements), moti animi dépeints par Léonard de Vinci58, a son pendant dans le domaine médical. La labilité de l’humeur devient un objet d’intérêt par exemple chez J. Luis Vivès59, avec les balbutiements d’une nouvelle discipline investissant la psychologie appliquée. Ainsi, l’apparition de nouvelles vertus épistémiques à la Renaissance tient au chevauchement des paradigmes, à l’observation directe des corps et au nouveau statut du probable.
30L’enquête a mis au jour les doutes et incertitudes épistémiques se nouant autour de l’observation des corps, de la catégorisation des signes et du raisonnement clinique dans l’art médical. La variabilité du signe clinique et la complexité des symptômes des maladies rendent nécessaire la constitution de classifications et de tableaux nosologiques, interrogeant le visible et l’invisible, l’ouvert et le caché du corps et de ses états. Le caractère changeant du sêméion, signe physiognomonique et médical, impose une éducation du regard savant. Dès les listes mésopotamiennes, la médecine a reposé sur une cartographie à la fois visuelle et mentale du corps, associée à une certaine représentation de la santé et de la maladie en termes d’idiosyncrasie et de rupture de l’équilibre qui a orienté explication des phénomènes, compréhension des états et décisions. Les technologies intellectuelles déployées tout au long de cette histoire et jusqu’à la Renaissance (écriture, physiognomonie, arborescences décisionnelles…) constituent ainsi des modalités d’appréhension de l’hypothétique, à visée exploratoire, heuristique et herméneutique. La notion d’accident et l’irrégularité des phénomènes viennent questionner la hiérarchie des signes durant l’époque médiévale. Parce que l’art médical articule théorie et pratique et vise finalement l’opérativité des savoirs, l’ambiguïté du sêméion et la réévaluation du syllogisme physiognomonique sont des points d’attention. Mais si des schèmes de pensée, structurant les connaissances, semblent traverser les âges, il n’en demeure pas moins que de nouvelles normes du savoir apparaissent : le moment de chevauchement des paradigmes et l’influence des ères culturelles entre elles sont en effet particulièrement propices à la contamination des imaginaires et à l’hybridation des contenus de connaissance produisant à la Renaissance une régionalisation des savoirs et un remaniement épistémique des basses sciences, dessinant un nouvel art des conjectures, entre audaces logiques et expérimentales. Ainsi, la difficile sémiologie fait de l’incertain un domaine d’exploration privilégié. Doute et prudence herméneutique sont de ce fait des vertus épistémiques fécondes pour l’art médical.
Notes
1 P. Lévy, La machine univers, Paris, Seuil, (1987) 1992, p. 74.
2 S. Auroux (dir.), Histoire des idées linguistiques, t. I, Bruxelles, P. Mardaga, 1989 ; C. Boisson, P. Kirtchuk et H. Béjoint, « Aux origines de la lexicographie : les premiers dictionnaires monolingues et bilingues », International Journal of Lexicography, vol. 4, no 4, 1991, p. 261-315.
3 P. Talon, « La transmission du savoir en Mésopotamie ancienne », Civilisations, vol. 52, no 1, 2004, p. 26.
4 J. Bottéro, « L’Assyriologie et notre histoire », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 7, 1981, p. 96-97.
5 P. Talon, « Le temps linéaire des Mésopotamiens », dans L. Couloubaritsis et J.-J. Wunenburger (éd.), Les figures du Temps, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1997, p. 7-21.
6 V. Grandpierre, Histoire de la Mésopotamie, Paris, Gallimard, 2010.
7 J. Bottéro, « Symptômes, Signes, Écritures », dans J.-P. Vernant (dir.), Divination et rationalité, Paris, Seuil, 1974, note 6, p. 180-181.
8 Hippocrate, La maladie sacrée, t. II, J. Jouanna (éd. et trad. fr.), Paris, Les Belles Lettres, 2003, 3e partie.
9 G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 2011, p. 22-23.
10 G. Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1968 ; id., Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969.
11 Hippocrate, Épidémies, I et III, J. Jouanna (éd. et trad. fr.), A. Anastassiou et A. Guardassole (coll.), Paris, Les Belles Lettres, 2016.
12 Hippocrate, Airs, Eaux, Lieux, J. Jouanna (éd. et trad. fr.), Paris, Les Belles Lettres, 1996.
13 Cf. Vésale, Paraphrasis in nonum librum Rhazae medici arabis clariss., ad Regem Almansorem, Louvain, chez Ruscius, 1537.
14 Aristote, Seconds analytiques, 6 (74b-75a).
15 Aristote, Premiers analytiques, II, 27 et Seconds analytiques I, 13 (78a28).
16 Aristote, Rhétorique, I, 1 (1355a8), Rhétorique II 22 (1395b23).
17 Aristote, Premiers analytiques, II, 27 (70a 9-10).
18 Aristote, Rhétorique, I, 1 (1354a 12-15).
19 M. Crubellier, « Du sullogismos au syllogisme », Revue philosophique de la France et de l’étranger, t. 136, no 1, 2011, p. 17-36, § 14.
20 Aristote, Seconds analytiques, P. Pellegrin (trad. fr.), Paris, Flammarion, 2005, p. 29.
21 Aristote, Premiers analytiques, J. Tricot (trad. fr.), Paris, Vrin, II 27, p. 325.
22 V. Laurand, « Les hésitations méthodologiques du Pseudo-Aristote », dans C. Bouton, V. Laurand et L. Raïd (éd.), La physiognomonie, problèmes philosophiques d’une pseudo-science, Paris, Kimé, 2005, p. 20.
23 Ps.-Aristotle, Physiognomonica, dans Aristotle, Minor works, WS. Hett (éd.), Cambridge (Mass.), Londres, W. Heinemann, Harvard University Press, (1936) 1989 ; le traité de Polémon peut être lu dans S. Swain (éd.), Seeing the Face, Seeing the Soul, Oxford, New York, Toronto, Oxford University Press, 2007 ; Anonyme Latin, Traité de physiognomonie, J. André (éd. et trad. fr.), Paris, Les Belles Lettres, 1981.
24 Ps-Aristote, Physiognomonica, (806 a10-20), op. cit., p. 90-93.
25 J. Agrimi, « La ricezione della Fisiognomica Pseudoaristotelica nella Facoltà delle arti », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge, no 64, 1997, p. 127.
26 J. Ziegler, « Médecine et physiognomonie du xive au début du xvie siècle » (trad. fr. M. Nicoud et N. Weill-Parot), Médiévales, no 46, 2004, p. 89-108.
27 M. Scot, Liber particularis. Liber physionomie, O. Voskoboynikov (éd.), Florence, Sismel-Éd. del Galluzzo, 2019, p. 36-37.
28 J. Agrimi, « La ricezione della Fisiognomica pseudoaristotelica… », art. cit., p. 127-188.
29 Ibid., p. 225.
30 J. Agrimi, « Fisiognomica e “scolastica” », Micrologus : Natura, scienze e società medievali, t. 1, no 1, 1993, p. 253-263.
31 L. Daston et K. Park, Wonders and the Order of Nature, New York, Zone Books, 2001, p. 113.
32 Ibid.
33 Ibid., p. 114. Notre trad. fr.
34 Ibid., p. 115. Notre trad. fr.
35 Cf. Inter alia, Le kalendrier des bergiers, Lyon, 1508 ; P. Gaspard, Le grand kalendrier et kompost des bergiers, avecq leur astrologie, et plusieurs aultres choses, Troyes, Nicolas le Rouge, 1529.
36 S. Öberg Strådal, « Medieval medical diagrams : meanings, audiences, and functions », Hoekten International Archives, vol. 5, no 3, 2013.
37 F. A. Yates, L’art de la mémoire, D. Arasse (trad. fr.), Paris, Gallimard, 1982.
38 F. Collard, « Des poisons au Moyen Âge. Dix études sur le venenum et la toxicatio », Cahiers de recherches médiévales, no 17, 2009, p. 1-5.
39 P. Duhem, La théorie physique, 2nde partie, chap. VII, « Le choix des hypothèses » § II, Paris, Vrin, 1981, p. 337.
40 Cité par I. Maclean, Le monde et les hommes selon les médecins de la Renaissance, I. Hacking (préf.), Paris, CNRS Éditions, 2006, p. 19-20.
41 L. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science, New York, Columbia University Press, 1958, vol. 7 et 8.
42 L. Daston et P. Galison, Objectivité, B. Latour (préf.), S. Renaud et H. Quiniou (trad. fr.), Paris, Les presses du réel, (2007) 2012, p. 53.
43 H. Bober « The Zodiacal Miniature of the Très Riches Heures of the Duke of Berry : Its Sources and Meaning », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 1, 1948, p. 1-34.
44 J. von Ketham, Fasciculus medicinae in quo continentur : videlicet…, Impressum Venitiis, apud Gregorium de Gregoriis fratres, 1491.
45 Magnus Hundt, Antropologium de hominis dignitate, natura et proprietatibus, de elementis, partibus et membris humani corporis, Leipzig, Wolfgang Stœckel, 1501.
46 2e vol. des Deux livres de chirurgie (1573) ; éd. définitive : Le Vingtcinquiesme Livre, traitant des Monstres & Prodiges (1585). Voir l’étude de J. Céard, La nature et les prodiges. L’insolite au xvie siècle en France, Genève, Droz, 1977.
47 L. Daston et P. Galison, Objectivité, op. cit., p. 80.
48 Ibid., p. 78.
49 D. Verardi, La Scienza e i segretti della natura a Napoli nel Rinascimento. La magia naturale di Giovan Battista Della Porta, Florence, Firenze University Press, 2018.
50 D. Verardi, « Un secret de la nature entre science médicale et démonologie. La vertu occulte du venin de la tarentule chez Giambattista della Porta », Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, vol. 27, no 2, 2020, p. 121-134 ; M. Carli, « L’occulte et le tarentisme en Hollande aux xviie et xviiie siècles : l’œuvre de Wolferd Senguerd (1646-1724) », Revue d’histoire des sciences, vol. 74, no 2, 2021, p. 381-405.
51 I. Maclean, Le monde et les hommes…, op. cit., p. 23.
52 Ibid., note 50, p. 28.
53 I. Hacking, The emergence of probability, a philosophical study of early ideas about probability induction and statistical inference, Cambridge, Cambridge University Press, (1975) 2007.
54 Ibid., p. 43.
55 Ibid., p. 40-41.
56 J. Cardan, De la métoposcopie, C. M. de Laurendière (éd. et trad. fr.), Paris, T. Joly, (1558) 1658.
57 J. d’Indagine, Introductiones apotelesmaticae elegantes in chyronomiam, physiognomoniam, astrologiam naturalem, complexiones hominum, naturas planetarum…, Strasbourg, 1522.
58 L. Marcucci, « Le rôle méconnu de la physiognomonie », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 1, no 15, 2015, p. 123-133.
59 J. L. Vivès, De anima et vita, Basileae, Winter, 1538. Voir J. L. Pinillos, Introducción a la psicología contemporánea, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Cientif ícas, Insituto Luis Vives de filosofía, 1962.
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Référence papier
Laetitia Marcucci, « Observer le corps et catégoriser les signes : doutes et (in-)certitudes épistémiques dans l’art médical de l’Antiquité à la Renaissance », Noesis, 39 | 2022, 13-29.
Référence électronique
Laetitia Marcucci, « Observer le corps et catégoriser les signes : doutes et (in-)certitudes épistémiques dans l’art médical de l’Antiquité à la Renaissance », Noesis [En ligne], 39 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 14 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/noesis/7710 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13egu
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