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I. Histoire de la philosophie

Connaissance incertaine du marché et libéralisme économique. D’Adam Smith à la théorie néoclassique, et retour

Michaël Biziou
p. 43-64

Résumés

La théorie économique néoclassique a pour objectif de prouver, grâce à la mathématisation de ses raisonnements, que l’équilibre général des marchés par la concurrence peut exister. Elle entend élaborer ainsi une connaissance certaine dont la « main invisible » d’Adam Smith ne serait qu’une prémonition floue. Mais si les néoclassiques parviennent effectivement à cette connaissance certaine, celle-ci s’accompagne d’une double déception : sur le plan scientifique elle aboutit à une impasse, et sur le plan politique elle sert de caution à un libéralisme dogmatique. On suggère alors d’effectuer un retour à Smith, pour y trouver une science économique revendiquant une connaissance incertaine des conséquences inattendues, et une version non dogmatique du libéralisme.

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Texte intégral

I. D’Adam Smith à la théorie néoclassique : la science économique en quête de connaissance certaine

1Si tant est qu’il existe un paradigme dominant de la science économique, on peut considérer qu’il s’agit de la théorie néoclassique. Les développements de la théorie néoclassique structurent cette science et constituent un cadre de référence que nul économiste ne peut se permettre d’ignorer, que ce soit pour le perfectionner, le modifier, le relativiser, voire le contester.

2Historiquement, la théorie néoclassique est un programme de recherche scientifique poursuivi par plusieurs générations d’économistes, qui commence dans le dernier quart du xixe siècle et continue jusqu’à nos jours. Pour le lecteur qui connaîtrait mal l’histoire des idées économiques et identifierait mal à quels auteurs renvoie cette appellation, citons simplement à titre de repères deux ouvrages particulièrement représentatifs, publiés à cent ans d’intervalle, et attestant de la continuité de ce courant de pensée : les Éléments d’économie politique pure (1874) de Léon Walras (première élaboration du programme de recherche néoclassique), et General Competitive Analysis (1971) de Kenneth J. Arrow et Franck H. Hahn (synthèse des résultats obtenus par la théorie néoclassique au début des années 1970).

3Méthodologiquement, quant à la forme pourrait-on dire, on peut caractériser la théorie néoclassique par plusieurs aspects qui sont tous étroitement liés : mathématisation du raisonnement économique, calcul à la marge (marginalisme), individualisme méthodologique, approche microéconomique. Tous ces aspects permettent à l’économiste néoclassique de concevoir les choix des individus sur les marchés sous la forme de fonctions, au sens mathématique du terme : une fonction est une relation entre des variables (des quantités). En l’occurrence, ces fonctions relient d’une part les quantités de bien offertes ou demandées, et d’autre part un indicateur quantitatif de bien-être de l’individu. On parle en ce sens de fonction d’offre et de fonction de demande des individus, dont les choix sont opérés dans le but de maximiser leur bien-être. Autrement dit, chaque choix individuel sur les marchés est pensé comme la solution d’un problème mathématique consistant à obtenir la grandeur maximum de bien-être en fonction des quantités vendues (offre) ou achetées (demande).

  • 1 On trouvera des analyses particulièrement claires, et abordables sans connaissances mathématiques (...)

4Quant à son contenu, on peut caractériser la théorie néoclassique avant tout par son objectif de prouver l’existence de l’équilibre général des marchés par la concurrence. Ou, pour le formuler plus exactement, car à vrai dire ce n’est pas la même chose, la théorie néoclassique cherche à déterminer à quelles conditions l’équilibre général des marchés par la concurrence peut exister1. L’équilibre général des marchés se définit comme l’égalisation, c’est-à-dire la mise en adéquation parfaite, de l’offre et de la demande de tous les biens sur tous les marchés simultanément. C’est un état des marchés particulièrement remarquable, en ceci qu’alors aucun individu n’a plus besoin de modifier ses ordres d’achat et de vente, puisque toute demande a trouvé son offre, et symétriquement toute offre a rencontré sa demande, sur tous les marchés simultanément. Autrement dit, tous les choix individuels, opérés dans le but de maximiser le bien-être respectif des individus, ont été satisfaits autant que leur coordination rendait possible de le faire. On a atteint la plus grande satisfaction compossible de tous les choix individuels.

  • 2 La question du rôle de modèles épistémologiques qu’ont joué les mathématiques et la physique math (...)

5C’est autant à cette forme qu’à ce contenu que la théorie néoclassique doit sa position structurante, voire dominante, au sein de la science économique. Il faut dire que cette forme et ce contenu en imposent par l’ampleur de leur ambition scientifique. La forme mathématisée de la théorie néoclassique exprime l’ambition d’un idéal épistémologique de connaissance certaine. Elle permet aux théoriciens néoclassiques de revendiquer pour la science économique un statut proche de celui des sciences dures : celui de la physique mathématisée, voire des mathématiques elles-mêmes2. Ce statut prestigieux démarque la science économique des autres sciences humaines. Son contenu exprime une ambition non moins grande : il s’agit de fournir un cadre conceptuel global permettant de présenter les phénomènes économiques comme un vaste processus social autorégulé et décentralisé. Autrement dit, les théoriciens néoclassiques visent à expliquer comment les seuls choix individuels sur les marchés peuvent aboutir à créer un ordre socio-économique coordonné, c’est-à-dire en somme comment la société tient ensemble d’un point de vue économique sans recours à la centralisation étatique.

  • 3 Sur les rapports entre les classiques et les néoclassiques quant à la question de l’équilibre gén (...)

6Cette double ambition scientifique, les théoriciens néoclassiques disent en trouver l’inspiration initiale chez Adam Smith, l’auteur des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Le terme même de « néoclassique » fait d’ailleurs référence aux économistes qualifiés de « classiques », dont le premier et le plus influent n’est autre que Smith lui-même. Les néoclassiques entendent s’inspirer des recherches classiques, mais mener la science économique beaucoup plus loin3.

  • 4 Sur l’importance de l’idée de science de la nature humaine pour la réflexion économique de Smith, (...)
  • 5 Smith n’expose nulle part explicitement sa méthode empiriste, mais celle-ci apparaît assez manife (...)

7Quant à la forme, Smith voulait certes déjà faire de l’économie une science. Mais, en penseur du xviiie siècle, il concevait la science économique non comme une science autonome soucieuse de légitimer son statut épistémologique en le rapprochant autant que possible de celui des sciences dures, mais comme s’inscrivant au sein d’une vaste « science de la nature humaine »4. C’est pourquoi, plutôt que de recourir à des outils mathématiques, Smith préfère élaborer ses concepts économiques en les étayant sur des concepts issus de l’étude d’autres aspects de la nature humaine : des concepts d’ordre psychologique, sociologique ou anthropologique. Tous ces concepts, il les établit par une méthode d’inductions empiriques, à partir de l’observation des comportements humains donnés a posteriori dans l’expérience ; et non par des déductions rationalistes de type mathématique, en mettant en équation des fonctions d’offre et de demande établies a priori 5. En outre, Smith rapporte toujours ses raisonnements économiques à un cadre historique. Il soutient en effet que même si les principes de la nature humaine sont dans une certaine mesure transhistoriques, l’application de ces principes généraux est susceptible de produire des résultats totalement différents, voire opposés, en fonction des circonstances historiques particulières. À cause de ce double caractère empiriste et historiciste de ses raisonnements économiques, il ne serait jamais venu à l’idée de Smith de revendiquer pour la science économique le statut de connaissance certaine. Les résultats auxquels parvient Smith ont le statut d’explications empiristes induites de l’expérience, c’est-à-dire de propositions générales toujours susceptibles d’exceptions et de corrections.

  • 6 A. Smith, Wealth, IV, ii, p. 456, trad. p. 513. Nous citons ainsi An Inquiry into the Nature and (...)

8Quant au contenu de la théorie néoclassique, à savoir la thèse de l’équilibre général des marchés par la concurrence, les néoclassiques en repèrent chez Smith la prémonition exprimée sous la forme de la célèbre métaphore de la « main invisible »6. Mais par-delà l’aspect frappant de la métaphore, ils ne trouvent pas chez Smith de démonstration scientifique qui les satisfasse. Arrow et Hahn, dans leur ouvrage déjà cité General Competitive Analysis, rendent ainsi à Smith l’hommage contrasté d’avoir élaboré une théorie à la fois géniale et peu rigoureuse :

  • 7 K. J. Arrow et F.H. Hahn, General Competitive Analysis, Amsterdam, Elsevier, 1991 [1971], I, 1, p (...)

La « main invisible » d’Adam Smith est une expression poétique désignant la plus fondamentale des relations d’équilibre économiques […]. L’idée [exprimée par l’expression « main invisible »] qu’un système social mû par des actions indépendantes, qui sont à la recherche de valeurs différentes, s’accorde avec un état cohérent d’équilibre final, sachant que dans cet état les résultats peuvent être très différents de ceux que visent initialement les agents, constitue assurément la contribution intellectuelle la plus importante que la pensée économique ait apportée à la compréhension générale des processus sociaux. Smith a également perçu l’implication la plus importante de la théorie de l’équilibre général, à savoir la capacité d’un système de concurrence à réaliser une allocation des ressources qui est efficiente (en un certain sens du terme). Toutefois, on ne trouve chez Smith rien qui ressemble à un argument rigoureux, ni même à un exposé précis, de ce caractère efficient. On peut donc affirmer que Smith fut l’inventeur de la théorie de l’équilibre général, bien que la cohérence et la rigueur de son œuvre puissent être mises en cause7.

9On lit bien en creux, dans les mots mêmes de ce panégyrique de Smith pour le moins ambivalent, la double ambition de la théorie néoclassique : sur la forme, apporter enfin à la science économique « la cohérence et la rigueur » épistémologiques d’une connaissance certaine ; sur le fond, mener à son terme la « contribution intellectuelle la plus importante que la pensée économique ait apportée à la compréhension générale des processus sociaux ».

II. L’enjeu politique de la théorie néoclassique : une preuve certaine du libéralisme économique ?

10Il faut noter par ailleurs que si, du point de vue d’Arrow et de Hahn, Smith peut être loué comme « l’inventeur » de la thèse de l’équilibre général des marchés par la concurrence, il est en outre considéré par beaucoup comme le père fondateur du libéralisme économique. En effet la « main invisible » est invisible parce que son action autorégulatrice ne peut être attribuée à qui que ce soit, et notamment pas à l’État. En matière de politique économique, si l’État adopte une attitude de laissez-faire, l’autorégulation se met en place spontanément.

  • 8 Voir les exemples étudiés par B. Guerrien dans « Le marché en tant qu’utopie », Mouvements, vol.  (...)

11Smith étant ainsi considéré à la fois comme l’inventeur de la thèse de l’équilibre général et comme le père fondateur du libéralisme économique, nombreux sont les interprètes de la théorie néoclassique de l’équilibre général qui ont vu en celle-ci une tentative de fournir une assise scientifique certaine au libéralisme économique. Autrement dit, la connaissance certaine permise par les calculs de la théorie néoclassique aurait pour enjeu de pouvoir servir de caution mathématique aux politiques libérales. C’est pourquoi nombre de libéraux, pour des raisons politiques bien plus que scientifiques, ont pu s’enthousiasmer de ce que nous nommions la double ambition de la théorie néoclassique. On ne compte pas les articles de journalistes, les livres d’essayistes, les discours d’hommes politiques, déclarant qu’il est prouvé par la science économique que la loi de l’offre et de la demande, ou le libre jeu de la concurrence, ou la liberté des marchés – toutes expressions utilisées de façon plus ou moins approximative – sont la meilleure façon d’organiser l’économie. C’est de bonne guerre, en tout cas de bonne guerre idéologique : il est très tentant de vouloir profiter de la certitude dans le domaine scientifique pour justifier une conviction en matière de politique économique8.

12Un tel enthousiasme va toutefois trop vite en besogne. Car, comme nous le suggérions déjà plus haut, déterminer à quelles conditions l’équilibre général des marchés par la concurrence est possible, ce n’est pas exactement la même chose que prouver l’existence de cet équilibre général dans la réalité. En effet, si ces conditions s’avéraient impossibles à mettre en œuvre réellement, il s’ensuivrait qu’on n’aurait pas fourni une assise scientifique certaine au libéralisme économique, mais au contraire qu’on aurait trouvé un argument pour la critique du libéralisme économique. Or ce que les économistes néoclassiques prétendent pouvoir faire avec certitude, justement, c’est déterminer à quelles conditions l’équilibre général est possible ; ce n’est pas prouver que cet équilibre existe en réalité. Ne pas tenir compte de cette nuance, c’est risquer de faire basculer l’argumentation en faveur du libéralisme économique dans le dogmatisme.

  • 9 K. J. Arrow et F.H. Hahn, General Competitive Analysis, op. cit., Préface, p. vii ; nous traduiso (...)
  • 10 Ibid., nous traduisons.
  • 11 Ibid., nous traduisons.

13Sur cette question de l’assise scientifique certaine que la théorie néoclassique pourrait apporter au libéralisme économique, la démarche prudente d’Arrow et de Hahn montre bien qu’ils raisonnent avec l’honnêteté intellectuelle de scientifiques, et non avec le dogmatisme zélé d’idéologues. Dans un premier temps, leur démarche consiste en effet à expliquer que ce qui les intéresse n’est pas seulement de savoir si la « main invisible » existe réellement, mais aussi de savoir si elle pourrait exister : « il est important de savoir non seulement si cela est vrai, mais aussi si cela pourrait être vrai »9. C’est précisément à ce niveau du raisonnement qu’il convient de faire la distinction entre prouver l’existence de l’équilibre général, et montrer à quelles conditions l’équilibre général est possible. Or, dans un deuxième temps, Arrow et Hahn reconnaissent que les conditions qui rendent possible l’équilibre général n’existent pas en réalité : « bien qu’il soit possible d’inventer un monde dans lequel nos affirmations au nom de la “main invisible” soient vraies, ces affirmations sont contredites dans le monde réel »10. Enfin, dans un troisième temps, ils concluent que si les conditions de la « main invisible » ne pouvaient se réaliser, cela pourrait amener à remettre en question la pertinence du libéralisme économique : « en essayant de répondre à la question de savoir si [la « main invisible »] pourrait être vraie, nous en apprenons beaucoup au sujet de ce pourquoi elle pourrait ne pas être vraie »11.

III. Les déceptions de la connaissance certaine : impasse théorique et libéralisme dogmatique

14Dans ce qui précède, nous avons expliqué la double ambition scientifique de la théorie néoclassique (faire de la science économique une connaissance certaine, expliquer comment les marchés s’autorégulent jusqu’à atteindre l’équilibre général), et nous avons précisé son enjeu politique (être capable ou non de fournir une assise scientifique au libéralisme économique). Il est temps désormais de nous demander si cette double ambition scientifique est effectivement satisfaite, et quelle répercussion cela entraîne pour son enjeu politique. Or, sur ces deux points, la théorie néoclassique entraîne des déceptions, que l’on peut expliquer à partir de deux curieux paradoxes.

  • 12 Faute de place, nous ne traiterons pas ici de deux autres théorèmes pourtant très importants pour (...)

15Le premier paradoxe est que la première ambition de la théorie néoclassique finit par contredire la seconde. Autrement dit, la recherche de connaissance certaine finit par déboucher d’une part sur la certitude que l’équilibre général des marchés par la concurrence peut se réaliser, mais aussi d’autre part sur la certitude qu’il est impossible de garantir qu’il se réalisera. On peut le montrer en faisant référence aux deux principaux résultats établis par la théorie néoclassique, qu’elle désigne sous l’appellation – empruntée comme il se doit aux mathématiques – de « théorèmes ». Il s’agit du théorème d’Arrow-Debreu et du théorème de Sonnenschein12.

  • 13 K. J. Arrow et G. Debreu, « Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy », Econometrica(...)
  • 14 Pour notre compréhension de la concurrence parfaite, nous suivons ici les analyses éclairantes d’ (...)

16Le théorème d’Arrow-Debreu est énoncé sous sa forme décisive dans l’article de Kenneth J. Arrow et de Gérard Debreu, « Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy » (1954)13. Ce théorème prouve que l’équilibre général peut exister, mais seulement à certaines conditions précises. Ces dernières sont postulées par les économistes néoclassiques pour rendre possible le traitement mathématique du problème. Elles sont englobées, pour l’essentiel, dans l’idée de « concurrence parfaite »14. Sans entrer dans le détail de l’analyse, on peut dire que ces conditions de concurrence parfaite ne correspondent pas à l’économie de marché, ni à la pratique de la concurrence, telles qu’elles existent réellement. En effet, la concurrence parfaite suppose notamment qu’une instance nommée « secrétaire de marché » ou « commissaire-priseur » affiche un prix unique pour chaque bien, puis recueille et centralise toutes les offres et les demandes des individus aux prix affichés, puis encore calcule si tous ces marchandages permettent ou non l’équilibre général, et enfin donne l’autorisation aux individus d’effectuer les échanges si les prix sont effectivement des prix d’équilibre. Quant aux individus, ils doivent se comporter en « preneurs de prix », c’est-à-dire qu’ils sont censés accepter les prix tels qu’ils sont affichés, leurs choix lors des marchandages portant uniquement sur les quantités de biens qu’ils vont offrir ou demander ; ils n’adoptent donc aucune stratégie compétitive visant à influencer les prix, et en outre ils acceptent de faire remonter leurs offres et leurs demandes au commissaire-priseur sans tenter d’effectuer des marchandages partiels directement entre eux. La concurrence parfaite ainsi conçue est très irréaliste, tant du point de vue de la psychologie des individus, que du point de vue des règles d’interaction que ceux-ci doivent respecter.

17Malgré ce que l’on pourrait penser, le caractère très irréaliste des conditions de concurrence parfaite permettant l’existence de l’équilibre général ne constitue pas en tant que tel un échec de la théorie néoclassique. Au contraire, le théorème d’Arrow-Debreu doit être tenu pour une éclatante réussite, parce qu’il répond parfaitement aux exigences épistémologiques de l’idéal d’une connaissance parfaite. Méthodologiquement, la théorie néoclassique ne se donne nullement pour but de fournir une explication empiriste des phénomènes économiques tels que l’expérience les donne à observer ; cela, c’est ce que propose Smith par exemple. Elle ne saurait donc être jugée selon ce critère empiriste. La théorie néoclassique procède au contraire de façon rationaliste, en se donnant pour but de construire un modèle mathématique qui fasse comprendre à quelles conditions l’équilibre général des marchés par la concurrence peut exister. Elle a donc le droit d’utiliser des hypothèses a priori et ad hoc pour permettre ses calculs, même si ces hypothèses s’éloignent considérablement de l’expérience des marchés et de la concurrence empiriques.

  • 15 H.F. Sonnenschein, « Do Walras’ identity and continuity characterize the class of community exces (...)

18Là où la déception apparaît, c’est avec le théorème de Sonnenschein. Celui-ci a été établi pour la première fois dans un article de Hugo F. Sonnenschein, « Do Walras’ identity and continuity characterize the class of community excess-demand functions ? » (1973)15. En reprenant les conditions formulées par Arrow et Debreu, ce théorème prouve que rien ne garantit que les variations des prix en régime de concurrence parfaite assurent la convergence de l’offre et de la demande sur tous les marchés simultanément. Il n’est pas possible de fournir un modèle mathématique décrivant le mécanisme d’ajustement progressif des prix aboutissant à des prix d’équilibre. Autrement dit, le théorème d’Arrow-Debreu prouve que, en raisonnant statiquement, l’équilibre général peut exister ; mais le théorème de Sonnenschein ajoute que, en raisonnant dynamiquement, rien n’assure qu’on l’atteindra un jour, ni qu’une fois atteint il demeurera stable.

  • 16 Pour un point de vue très sévère sur l’impasse de la théorie néoclassique de l’équilibre général, (...)

19En un sens, le théorème de Sonnenschein est lui aussi une éclatante réussite du point de vue des exigences épistémologiques de l’idéal d’une connaissance certaine. Toutefois il s’accompagne d’une déception, parce qu’il constitue une sorte de résultat négatif, voire d’impasse théorique, pour la théorie néoclassique : qu’importe la connaissance certaine que l’équilibre général des marchés par la concurrence peut exister, si elle s’accompagne par ailleurs de la connaissance tout aussi certaine que l’on ne peut savoir comment y parvenir et s’y maintenir ? Faute d’un modèle mathématique expliquant l’ajustement progressif des prix vers l’équilibre général et sa stabilisation, les économistes néoclassiques sont condamnés à raisonner comme si l’équilibre était instantané et immuable, sans pouvoir donner de justification à cette supposition16.

  • 17 K. J. Arrow, « Beyond General Equilibrium », dans G.A. Cowan, D. Pines et D. Meltzer (éd.), Compl (...)
  • 18 L’article de F. Ackerman et A. Nadal, « Underneath the flawed foundations », dans F. Ackerman et (...)

20Et pourtant, malgré la déception du résultat négatif, voire de l’impasse théorique, que constitue le théorème de Sonnenschein, la théorie néoclassique demeure le paradigme dominant de la science économique. Comme le déclare Arrow à la fin du xxe siècle : « la théorie de l’équilibre général concurrentiel reste encore la seule façon cohérente de rendre compte de l’économie »17. Comment est-ce donc possible ? On peut l’expliquer d’abord par l’absence – pour le moment – de concurrent sérieux pour proposer un paradigme de rechange18. Mais on peut aussi et surtout avancer que ce qui sauve la théorie néoclassique de l’abandon, c’est précisément ce qui pourrait passer pour son point faible : à savoir, le caractère très irréaliste des conditions de concurrence parfaite permettant l’existence de l’équilibre général. C’est là le second paradoxe sur lequel débouche la théorie néoclassique.

  • 19 Lire à ce sujet B. Guerrien, « Le salut est-il en dehors de la concurrence parfaite ? », Alternat (...)

21En effet, paradoxalement, l’irréalisme des conditions de la concurrence parfaite, loin de clore le programme de recherche néoclassique, lui ouvre une nouvelle voie : la voie de l’exploration des conditions de la concurrence imparfaite19. Les économistes néoclassiques peuvent alors faire varier les conditions du modèle parfait, tout en le conservant comme cadre de référence. Car reconnaître l’irréalisme de la concurrence parfaite, ce n’est pas contester la pertinence théorique de celle-ci, c’est au contraire lui donner le statut d’un idéal, fût-il inatteignable. L’idée même d’imperfection suppose par définition une référence à la perfection, ce qui permet à la théorie néoclassique d’explorer la concurrence imparfaite tout en ne perdant jamais de vue la concurrence parfaite.

22Nous n’avons pas ici la place d’expliciter cette exploration des conditions de la concurrence imparfaite. Disons seulement que, s’il ne peut y avoir qu’une seule façon de modéliser la concurrence parfaite, il peut y avoir un nombre indéfini de façons de modéliser l’imperfection ; de même que s’il ne peut y avoir qu’un seul chemin le plus court entre deux points, il peut y avoir un nombre indéfini de chemins qui ne sont pas les plus courts. On comprend que l’exploration des conditions de la concurrence imparfaite offre à la théorie néoclassique une extension indéfinie de son programme de recherche, et aux économistes néoclassiques du travail pour longtemps encore. Le problème, certes, est que cette extension du programme de recherche néoclassique débouche sur une multitude de modèles qui ne sont pas cumulatifs, puisqu’ils explorent chacun des formes différentes d’imperfection. Il n’en reste pas moins que ces modèles, s’ils ne s’articulent pas au sein d’une synthèse unique, sont quand même tous liés les uns aux autres par leur référence commune à la concurrence parfaite du modèle de l’équilibre général.

23Or cette paradoxale continuation du programme de recherche de la théorie néoclassique, qui lui assure de demeurer le paradigme dominant de la science économique, n’est évidemment pas sans conséquence sur son enjeu politique. Nombre d’interprètes présentent les travaux des économistes néoclassiques sur la concurrence imparfaite, et leur maintien du cadre de référence de la concurrence parfaite, comme l’assise scientifique d’une politique économique libérale : celle-ci doit faire de plus en plus de place au libre jeu de la concurrence et aux initiatives individuelles (censés représenter l’horizon idéal de la concurrence parfaite), en diminuant progressivement les interventions centralisées de l’État (censées caractériser un état encore imparfait de la concurrence). Mais c’est là oublier que ce que la théorie néoclassique nomme « concurrence parfaite » est fort différent de ce que les politiques libérales nomment « concurrence » quand ils proposent de confier l’économie à son libre jeu. En effet, on l’a dit plus haut, la concurrence parfaite néoclassique est un système économique dans lequel un « commissaire-priseur » fixe les prix et centralise toutes les offres et les demandes des individus, lesquels se comportent en simples « preneurs de prix » dépourvus de stratégie compétitive pour influencer les prix. Il s’agit d’un système économique centralisé où les initiatives individuelles sont encadrées par des prix donnés à l’avance.

24Il est donc malvenu de la part des libéraux de faire passer la concurrence parfaite au sens néoclassique pour une caution scientifique de la politique économique qu’ils appellent de leurs vœux. La seule raison de le faire est idéologique, et c’est une raison décevante car elle étaye le libéralisme économique avec un mauvais argument. On aboutit alors à la déception de voir se développer un libéralisme dogmatique – dogmatique en ceci qu’il se soustrait à la critique par l’argument d’autorité de la prétendue caution scientifique néoclassique.

  • 20 Voir N. Moureau et D. Rivaud-Danset, L’incertitude dans les théories économiques, Paris, La Décou (...)
  • 21 J.M. Keynes, « La théorie générale de l’emploi » [1937], trad. fr. N. Jabko, Revue française d’éc (...)
  • 22 F.A. Hayek, Droit, législation et liberté, trad. fr. R. Audouin, Paris, PUF, 1980 [1973], I, 1, p (...)

25En somme, la théorie néoclassique aboutit à des déceptions, que ce soit au niveau scientifique (le résultat négatif du théorème de Sonnenschein) ou au niveau politique (le dogmatisme d’un libéralisme se réclamant de la concurrence parfaite). Il existe un moyen radical d’éviter ces déceptions : renoncer à l’idéal épistémologique de la connaissance certaine, et accepter l’incertitude en science économique ; ce qui revient à renoncer aussi au programme de recherche sur l’équilibre général des marchés par la concurrence. C’est ce qu’ont fait par exemple deux grands économistes critiques de la théorie néoclassique de l’équilibre général au xxe siècle, John Maynard Keynes et Friedrich A. Hayek20. Ainsi Keynes opère-t-il une distinction entre d’une part « l’improbable », qui relève encore du régime de la connaissance certaine en ceci qu’il peut être l’objet de probabilités calculées a priori ou de statistiques établies a posteriori (par exemple la probabilité de gagner à la roulette, ou l’espérance de vie) ; et d’autre part « l’incertain », qui fait partie du domaine de la connaissance incertaine puisqu’il ne peut être saisi ni par les probabilités ni par les statistiques (par exemple l’évolution du prix du cuivre dans les vingt ans à venir)21. Quant à Hayek, c’est par son insistance sur les limites de la connaissance humaine et sa critique du constructivisme rationaliste qu’il accorde lui aussi une place centrale à l’incertitude dans la science économique22. Le rejet par ces deux auteurs de la théorie néoclassique au nom de l’incertitude de la connaissance ne préjuge d’ailleurs pas des applications politiques de leur recherche, puisque le premier s’oppose au laissez-faire tandis que le second est un libéral convaincu.

26Mais ce n’est pas vers ces deux auteurs que nous allons nous tourner pour poursuivre désormais notre réflexion en direction de la connaissance incertaine. Nous préférons pour cela effectuer un retour à Adam Smith et à la « main invisible », que les économistes néoclassiques considèrent comme leur inspiration directe. Car s’il est indubitable que les néoclassiques, en s’inspirant des recherches classiques, ont su mener la science économique beaucoup plus loin, les déceptions qui accompagnent ce progrès prouvent qu’ils ont en partie perdu au change. Retourner à Smith comme source d’inspiration pourrait donc s’avérer instructif.

IV. Retour à la « main invisible » d’Adam Smith : conséquences inattendues et connaissance incertaine

  • 23 L’importance de ces deux concepts – l’autorégulation et les conséquences inattendues – pour compr (...)

27Pour effectuer ce retour à Smith, commençons par noter qu’il n’est pas faux de comprendre la « main invisible » dont il parle comme une métaphore illustrant le concept d’autorégulation de l’ordre socio-économique. Ce qui serait faux, ce serait de s’en tenir là, en laissant de côté l’autre concept derrière cette métaphore : le concept de conséquences inattendues des actions humaines23. Lorsqu’Arrow et Hahn considèrent la « main invisible » comme une anticipation géniale mais peu rigoureuse de la théorie néoclassique de l’équilibre général des marchés par la concurrence, ils insistent trop sur l’autorégulation et négligent l’importance des conséquences inattendues. Et par là ils se trompent, en commettant l’erreur d’attribuer rétrospectivement à Smith la double ambition de la théorie néoclassique : atteindre une connaissance certaine, établir les conditions d’existence de l’équilibre général.

28Smith ne vise en fait ni l’une ni l’autre de ces ambitions. Plutôt qu’une connaissance certaine permise par la mathématisation, il cherche à fournir une explication empiriste des phénomènes économiques tels que l’expérience les donne à observer au cours de l’histoire. Plutôt qu’une théorie de l’équilibre général, il veut montrer comment l’autorégulation de l’ordre socio-économique prend nécessairement des formes imprévisibles parce qu’elle est produite par des conséquences inattendues.

  • 24 Wealth, op. cit., III, iii, p. 397-398, trad. fr. p. 453-454.
  • 25 Ibid., p. 401-404, trad. fr. p. 456-459.

29On en trouvera la preuve la plus claire dans le troisième livre de l’Enquête. Ce livre est consacré à une longue analyse de l’histoire des nations européennes, de la chute de l’Empire romain à l’époque moderne. Pour résumer sommairement cette analyse, nous pouvons retenir que l’histoire européenne a connu deux grandes phases : une première phase où le relatif désordre social résultant de l’oppression violente des seigneurs féodaux empêchait la richesse de croître24 ; et une seconde phase où cet accroissement de la richesse est devenu possible par l’affaiblissement des seigneurs au profit du pouvoir des rois et surtout de l’indépendance des bourgeois25. Or, cet affaiblissement du pouvoir seigneurial, si bénéfique à la société, est attribué à un jeu de conséquences inattendues. Ni les seigneurs féodaux ni les bourgeois ne pensaient au bien de la société, et c’est à leur insu qu’ils en ont été les instruments :

  • 26 Ibid., III, iv, p. 422, trad. fr. p. 475, nous soulignons.

C’est ainsi qu’une révolution de la plus grande importance pour le bonheur public fut accomplie par deux ordres différents de personnes, qui n’avaient pas la moindre intention de servir le public. Le seul motif des grands propriétaires était de satisfaire la vanité la plus puérile. Beaucoup moins ridicules, les marchands et les artisans agirent simplement dans leur propre intérêt et en suivant leur propre principe de gagne-petit qu’un sou est un sou. Ni les uns ni les autres n’eurent la conscience ni la prescience de la grande révolution qu’accomplirent peu à peu la folie des uns et l’industrie des autres26.

30Il est vrai que le célèbre passage du quatrième livre de l’Enquête où Smith parle de la « main invisible » (seule occurrence de l’ouvrage) semble à première vue relever plutôt d’une analyse de type néoclassique de l’autorégulation des marchés que d’une réflexion globale sur le rôle des conséquences inattendues dans l’histoire de la société. Smith y évoque le choix d’un individu qui préfère investir son capital dans le commerce intérieur plutôt que dans le commerce extérieur :

  • 27 Ibid., IV, ii, p. 456, trad. fr. p. 513, nous soulignons.

En préférant soutenir l’activité domestique plutôt que l’activité étrangère, il ne vise que sa propre sécurité ; et, en dirigeant cette industrie de façon que son produit puisse être de la plus grande valeur, il ne vise que son propre gain. Et il est, en ce cas comme en bien d’autres, conduit par une main invisible pour faire avancer une fin qui ne faisait point partie de son intention27.

  • 28 Ibid., III, i, p. 376, trad. fr. p. 433.
  • 29 Ibid., p. 378, trad. fr. p. 436.

31Mais, en réalité, cette remarque sur le choix d’investissement entre commerce intérieur et commerce extérieur a pour cadre une réflexion beaucoup plus générale sur ce que Smith nomme le « progrès naturel de l’opulence »28 ou le « cours naturel des choses »29, c’est-à-dire sur le meilleur processus historique de développement de la société. En effet, Smith explique que la richesse d’une nation connaît un accroissement optimal quand son capital est successivement investi dans trois secteurs qui se développent petit à petit au cours des siècles, à savoir l’agriculture, l’industrie (relevant toutes deux d’abord du commerce intérieur) puis le commerce extérieur :

  • 30 Ibid., p. 380, trad. fr. p. 438. Sur cet ordre de développement sectoriel, voir V. Brown, Adam Sm (...)

Selon le cours naturel des choses, donc, la majeure partie du capital de toute société grandissante se dirige d’abord vers l’agriculture, puis vers les manufactures, et en tout dernier lieu vers le commerce extérieur30.

  • 31 Wealth, II, v, p. 362-364, trad. fr. p. 415-418.

32Cet ordre de développement sectoriel est le meilleur, car il assure que le capital est employé de façon à mettre en mouvement la plus grande quantité possible de travail productif 31. L’homme de la « main invisible », c’est-à-dire celui qui préfère investir son capital dans le commerce intérieur plutôt que dans le commerce extérieur, est donc présenté par Smith comme étant en accord avec ce processus historique de développement sectoriel de la société.

33Or, Smith ne manque pas de souligner que les conséquences inattendues de la « main invisible » aboutissent souvent à un ordre sub-optimal. Certes, il y a bien autorégulation de l’ordre socio-économique, mais cette autorégulation ne mène pas à la satisfaction maximale des individus par l’équilibre de l’offre et de la demande globales, ni d’aucune autre façon.

34Ainsi, au troisième livre de l’Enquête, dans l’analyse de l’histoire du développement des nations européennes, Smith montre que l’accroissement de la richesse a été permis par l’affaiblissement des seigneurs féodaux et l’indépendance des bourgeois. Des conséquences inattendues ont ainsi rendu possible le développement sectoriel de la société ; passée l’époque féodale, l’agriculture, l’industrie et le commerce se sont beaucoup développés. Toutefois, d’autres conséquences inattendues ont par ailleurs freiné ce développement, en altérant considérablement l’ordre sectoriel :

  • 32 Ibid., III, i, p. 380, trad. fr. p. 438.

Mais, quoique cet ordre naturel des choses ait dû dans une certaine mesure se produire dans toute société, il a totalement été inversé à de nombreux égards dans tous les États d’Europe32.

  • 33 Ibid., III, ii, p. 381-385, trad. fr. p. 439-442.

35La première de ces conséquences inattendues néfastes est le fait que de vieilles lois qui se justifiaient à l’époque féodale, la loi de primogéniture et la règle de la substitution des terres en matière de droit de succession33, se sont mises par la suite à produire des effets néfastes :

  • 34 Ibid., p. 383, trad. fr. p. 440.

Les lois demeurent souvent en vigueur longtemps après que les circonstances qui furent à leur origine, et qui seules pouvaient les rendre raisonnables, eurent disparu34.

  • 35 Ibid., III, iii, p. 405-410, trad. fr. p. 459-465.
  • 36 Ibid., III, iv, p. 411-422, trad. fr. p. 466-475.
  • 37 Ibid., p. 411-412, trad. fr. p. 466-467.

36Le partage des terres qui en a résulté s’est avéré nuisible au développement de l’agriculture. Seconde conséquence inattendue néfaste, l’essor des villes a excessivement stimulé l’industrie et le commerce extérieur35, tandis que l’agriculture restait à la traîne. Ce n’est qu’après ce développement de l’industrie et du commerce extérieur que les capitaux ont reflué vers l’agriculture36. C’est donc en faisant un détour que le développement de la richesse des villes a quand même fini par profiter à l’agriculture, en lui offrant à la fois du capital, des débouchés et l’indépendance politique par rapport aux seigneurs féodaux37.

37Les conséquences inattendues ont donc permis aux nations d’Europe de bénéficier d’un développement sectoriel réel, certes, mais très perturbé. L’ordre optimal aurait dû commencer par l’agriculture et finir par le commerce extérieur, alors que c’est l’inverse qui s’est produit :

  • 38 Ibid., III, i, p. 380, trad. fr. p. 438.

C’est le commerce extérieur de certaines de leurs villes qui a introduit toutes leurs plus fines manufactures, ou celles qui étaient propres à la vente au loin ; et ce sont les manufactures et le commerce extérieur ensemble qui ont donné naissance aux principales améliorations de l’agriculture38.

  • 39 Ibid., p. 380, trad. fr. p. 438.
  • 40 Ibid., III, iv, p. 422, trad. fr. p. 474.

38L’augmentation de la richesse en Europe n’a donc pas suivi le « progrès naturel de l’opulence » ou le « cours naturel des choses ». Elle n’a connu qu’un « ordre rétrograde et contre nature »39. Cet ordre a conduit à un accroissement de la richesse certes considérable, mais « nécessairement lent et incertain »40.

  • 41 Ibid., I, vii, p. 75-80, trad. fr. p. 67-72.
  • 42 Ibid., p. 79, trad. fr. p. 72.
  • 43 Ibid., IV, ix, p. 687, trad. fr. p. 784.
  • 44 Ibid., IV, i, p. 434, trad. fr. p. 487. Ou encore IV, iii, c, p. 493-494, trad. fr. p. 559.

39La même analyse vaut pour tous les autres raisonnements de Smith faisant intervenir des conséquences inattendues. C’est par exemple le cas du mécanisme de gravitation des « prix de marché » autour du « prix naturel » exposé dans le livre I de l’Enquête 41, qui pourrait passer à première vue pour une analyse de type néoclassique. Smith précise que cette gravitation ne se passerait convenablement que « là où il y aurait une liberté parfaite »42. Or, les conséquences inattendues n’ont introduit dans les nations européennes qu’une liberté très imparfaite. Lors de la seconde phase de l’histoire européenne telle que l’analyse le livre III de l’Enquête, la fin de l’oppression violente des seigneurs féodaux aurait certes pu déboucher sur la mise en place du « système de la liberté naturelle »43 pour lequel plaide Smith. Mais le livre IV explique que d’autres conséquences inattendues, en l’occurrence le poids que les marchands ont pris dans la société commerçante et l’influence excessive qu’ils ont acquise sur les décisions du souverain par leurs revendications protectionnistes, corporatistes et monopolistes44, ont fait que la liberté parfaite n’a jamais pu s’installer. Les conséquences inattendues ont donc permis aux prix de marché de graviter dans une certaine mesure autour du prix naturel, mais pas de façon optimale. Le marché s’est autorégulé de façon non intentionnelle, certes, mais pas au mieux. Les marchands, par leurs revendications auprès du souverain, ont nui, sans le savoir, au mécanisme qui leur aurait permis de vendre et d’acheter au plus près du prix naturel.

40En somme, les conséquences inattendues jouent, selon les circonstances, un rôle tantôt négatif et tantôt positif pour la richesse des nations, sans qu’on puisse le prévoir – puisque, par définition, elles sont inattendues. La connaissance que l’on peut avoir de leur impact sur l’économie est donc vouée à rester incertaine, et l’économiste doit reconnaître et penser cette incertitude. La science économique de Smith relève de la connaissance incertaine au sens où un concept comme celui de conséquences inattendues, élaboré par inductions empiriques à partir de l’observation des comportements humains donnés dans l’expérience historique, est destiné à penser l’imprévisible, l’impondérable, l’incalculable que révèle cette expérience. De fait, à cause de la complexité de l’expérience historique, on ne peut pas utiliser un calcul de probabilités ni des statistiques pour cerner les conséquences inattendues, aucune capacité de prévision ne peut parvenir à les orienter vers l’optimisation, elles ne peuvent pas être traitées comme un risque au sens probabiliste ou statistique du terme. De ce point de vue, la « main invisible » est invisible non seulement parce que son action autorégulatrice ne peut être attribuée à personne, mais aussi parce qu’on ne voit pas à l’avance où, quand et comment ses conséquences inattendues vont produire des effets. La « main invisible », c’est la main incertaine.

V. Connaissance incertaine et politique économique : le libéralisme non dogmatique d’Adam Smith

41Parce qu’il admet que la science économique relève de la connaissance incertaine, Smith écarte tout dogmatisme de son libéralisme économique. En effet, le laissez-faire que Smith recommande au souverain (ce qui dans le vocabulaire de Smith correspond à ce qu’on appelle aujourd’hui l’État) doit prendre en compte l’incertitude de la connaissance des conséquences inattendues. Autrement dit, le libéralisme économique de Smith enseigne au souverain qu’en élaborant sa politique économique, il doit s’attendre à l’inattendu.

42Cela signifie, d’une part, que le souverain doit apprendre à compter sur les effets bénéfiques des conséquences inattendues : il peut, sans craindre de négliger le bien public, laisser faire les hommes qui recherchent leur intérêt privé, puisque cette recherche entraîne des conséquences inattendues bénéfiques. Cela veut dire, d’autre part, que le souverain doit aussi apprendre à se méfier des effets nuisibles des conséquences inattendues : il doit se rendre compte que même s’il prend des décisions dans le dessein d’œuvrer au bien public, ses actes bien intentionnés peuvent avoir des conséquences inattendues nuisibles.

43Pour l’expliquer, voyons un aspect particulièrement frappant de l’exigence de s’attendre à l’inattendu lorsque le souverain édicte sa politique économique : il s’agit des précautions avec lesquelles le libéralisme économique doit être mis en place. Les réformes libérales sont censées viser le bien public, mais elles peuvent néanmoins avoir des conséquences inattendues néfastes. Loin de compter sur les conséquences inattendues pour réaliser l’ordre optimal, Smith conseille au souverain de s’en méfier :

  • 45 Ibid., IV, vii, c, p. 606, trad. fr. p. 696 ; nous soulignons.

Non seulement [les revendications protectionnistes, corporatistes et monopolistes des marchands] introduisent des désordres très dangereux dans l’état du corps politique, mais [elles] introduisent aussi des désordres auxquels il est souvent difficile de remédier sans provoquer, pendant quelque temps au moins, des désordres encore plus grands45.

44Compte tenu de l’incertitude dans lequel le souverain doit agir, Smith lui recommande la plus grande souplesse :

  • 46 Ibid., IV, ii, p. 469, trad. fr. p. 529.

Dans ce cas, il se peut que l’humanité exige que la liberté du commerce ne soit rétablie que par gradations lentes et avec beaucoup de réserve et de circonspection. Si l’on supprimait d’un coup ces droits élevés et ces interdictions, les marchandises meilleur marché du même type pourraient se déverser si rapidement sur le marché intérieur qu’elles priveraient d’un seul coup chez nous des milliers de gens de leur emploi ordinaire et de leurs moyens de subsistance. Le désordre qu’une telle mesure occasionnerait serait sans doute gigantesque46.

  • 47 Ibid., IV, ix, p. 674, trad. p. 769.

45Cette crainte des conséquences inattendues néfastes qui pourraient suivre l’application du laissez-faire constitue l’un des éléments de la critique que Smith adresse aux physiocrates, qui incarnent à ses yeux une version dogmatique et rigide du libéralisme, trop imbue de certitude : Quesnay imagine que « le corps politique […] ne serait florissant et ne prospérerait que sous un certain régime précis, le régime strict de parfaite liberté et de parfaite justice »47. Plutôt que de spéculer dogmatiquement sur la façon d’imposer des réformes libérales, Smith se contente de remarquer que ces dernières dépendront des circonstances :

  • 48 Ibid., IV, vii, c, p. 606, trad. p. 696.

Il faut donc laisser à la sagesse des hommes d’État et des législateurs futurs le soin de déterminer […] de quelle façon rétablir peu à peu le système naturel de la liberté et de la justice parfaite48.

46L’exigence de s’attendre à l’inattendu enseigne donc au souverain qu’il peut jusqu’à un certain point confier le bien public aux conséquences inattendues mais que, passé ce point (laissé à l’appréciation de sa capacité de juger), il doit se défier d’elles. L’idée des conséquences inattendues permet ainsi au libéralisme économique de combattre un double fantasme qui est sans doute inhérent à l’action politique : le fantasme qu’il arriverait nécessairement le pire si l’État n’y prenait garde, et le fantasme qu’il arriverait nécessairement le meilleur si l’État le voulait vraiment. Croire ainsi dans la nécessité du pire ou dans celle du meilleur est un double fantasme de la toute-puissance de l’action politique. Smith combat ce fantasme de toute puissance mais, contrairement à ce qu’affirment beaucoup de commentateurs, il ne plaide pas pour autant en faveur d’un abandon pur et simple de la politique. Le sort de la société ne dépend pas aussi complètement de la politique qu’on peut l’espérer ou le craindre, mais il en dépend quand même beaucoup. Le pire (la destruction complète du lien social) n’arrive jamais, et le meilleur (l’épanouissement total du lien social) est sans doute impossible parce que toutes les bonnes intentions ont, surtout en matière politique, des effets pervers.

47En fin de compte, ce qui fait la complexité du libéralisme économique de Smith est qu’il s’énonce à travers plusieurs revirements argumentatifs, cohérents mais redoutablement difficiles à suivre. Premièrement, Smith affirme qu’il existe un ordre autorégulé de la société et du marché, produit par les conséquences inattendues des actions humaines. Mais, deuxièmement, cet ordre non intentionnel s’avère sub-optimal. Les marchands y forment des groupes de pression qui nuisent au bien public par leurs revendications protectionnistes, corporatistes et monopolistes, et le développement sectoriel qui en résulte n’est pas le meilleur, il n’est pas l’ « ordre naturel » dans lequel le capital met en mouvement la plus grande quantité possible de travail productif. Cet ordre non intentionnel demande donc à être perfectionné de façon intentionnelle : le souverain doit résister aux pressions des marchands. Troisièmement, le perfectionnement intentionnel opéré par le souverain consiste, paradoxalement, à compter sur les conséquences non intentionnelles des actions humaines, c’est-à-dire à intervenir le moins qu’il est raisonnablement possible de le faire. Enfin, quatrièmement, le système du laissez-faire ne peut pas être immédiatement appliqué, au stade où en sont arrivées les choses, sans provoquer lui-même des conséquences inattendues néfastes. Smith affirme donc qu’il ne faut pas immédiatement établir le laissez-faire, mais réformer en fonction des circonstances (de façon intentionnelle) ; cela afin de s’approcher progressivement du laissez-faire (qui laissera aller les choses de façon non intentionnelle) ; laissez-faire qui doit instaurer un ordre meilleur que l’ordre qui s’était d’abord mis en place (de façon non intentionnelle, là encore).

48Le libéralisme économique de Smith est fait de ces va-et-vient complexes entre l’intentionnel et le non intentionnel, entre l’attendu et l’inattendu. Un tel libéralisme ne peut trouver sa justification théorique que dans la connaissance incertaine destinée à penser l’imprévisible, l’impondérable, l’incalculable que révèle l’observation des comportements humains donnés dans l’expérience historique. C’est cette justification par l’incertitude qui lui assure de n’être pas dogmatique. C’est pourquoi tout usage idéologique de la pensée de Smith, que ce soit pour critiquer ou pour promouvoir le libéralisme économique, ne peut que lui être infidèle.

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Notes

1 On trouvera des analyses particulièrement claires, et abordables sans connaissances mathématiques, de la théorie néoclassique de l’équilibre général dans E. Bénicourt et B. Guerrien, La théorie économique néoclassique, Paris, La Découverte, 1999, nouvelle éd. 2008, en particulier V, p. 69-83 ; et dans C. Pignol, La théorie de l’équilibre général, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017. Pour des présentations claires mais faisant plus appel au formalisme mathématique, voir B. Guerrien, La théorie néoclassique. Bilan et perspectives du modèle de l’équilibre général, Paris, Economica, 1986, et W.D.A. Bryant, General Equilibrium. Theory and Evidence, Singapore, World Scientific, 2010.

2 La question du rôle de modèles épistémologiques qu’ont joué les mathématiques et la physique mathématisée pour les économistes néoclassiques est de première importance, et a fait l’objet de plusieurs études. Ainsi, P. Mirowski, dans More Heat than Light : Economics as Social Physics, Physics as Nature’s Economics (New York, Cambridge University Press, 1989), insiste particulièrement sur l’analogie développée par les néoclassiques entre l’équilibre général et la loi de conservation de l’énergie. B. Ingrao et G. Israel, dans The Invisible Hand. Economic Equilibrium in the History of Science (Cambridge - MA, MIT Press, 1990), montrent que depuis le xviiie siècle les économistes cherchaient à établir des lois sociales analogues aux lois physiques, puis que le concept d’équilibre au xixe siècle a puissamment accentué la mathématisation de leur réflexion. Sur la mathématisation de la science économique, voir E.R. Weintraub, How Economics Became a Mathematical Science, Durham, Duke University Press, 2002, notamment VI, p. 183-297 – sur la théorie de l’équilibre général. Pour une périodisation de la mathématisation progressive de la science économique des classiques jusqu’à aujourd’hui, consulter M. de Vroey, « La mathématisation de la théorie économique. Le point de vue de l’histoire des théories économiques », Reflets et perspectives de la vie économique, vol. 41, no 4, 2002.

3 Sur les rapports entre les classiques et les néoclassiques quant à la question de l’équilibre général, lire H. Gram et V. Walsh, Classical and Neoclassical Theories of General Equilibrium. Historical Origins and Mathematical Structures, Oxford, Oxford University Press, 1980, dont le chapitre 3, p. 48-82, est consacré à Smith. Voir aussi S. Cullenberg, J. Elliott et J. Peters, « Economic Transition as a Crisis of Vision. Classical versus Neoclassical Theories of General Equilibrium », Eastern Economic Journal, vol. 28, no 2, 2002.

4 Sur l’importance de l’idée de science de la nature humaine pour la réflexion économique de Smith, voir M. Bessone et M. Biziou, « Adam Smith : de la morale à l’économie, la cohérence d’une philosophie », dans M. Bessone et M. Biziou (dir.), Adam Smith philosophe : de la morale à l’économie ou philosophie du libéralisme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 7-9.

5 Smith n’expose nulle part explicitement sa méthode empiriste, mais celle-ci apparaît assez manifestement aux yeux du lecteur, surtout s’il connaît l’empirisme de David Hume dont Smith s’inspire directement. Sur l’influence empiriste de Hume sur Smith, lire notamment D. D. Raphael, « The True Old Humean Philosophy and its Influence on Adam Smith », dans G.P. Morice (éd.), David Hume, Bicentenary Papers, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1977.

6 A. Smith, Wealth, IV, ii, p. 456, trad. p. 513. Nous citons ainsi An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (Oxford, Clarendon Press, 1976) et sa traduction française par P. Taïeb, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (Paris, PUF, 1995). Toutefois, nous adoptons la numérotation des parties, des sections et des chapitres de l’édition anglaise, parce qu’elle reproduit celle de la version finale du livre de Smith en 1784 (à laquelle tous les commentateurs se réfèrent), alors que la traduction suit la numérotation de la première version de 1776. Nous donnons donc d’abord la référence du texte anglais, puis celle de la traduction.

7 K. J. Arrow et F.H. Hahn, General Competitive Analysis, Amsterdam, Elsevier, 1991 [1971], I, 1, p. 1-2 ; nous traduisons. Pour une interprétation détaillée de Smith à la lueur de l’économie néoclassique, lire S. Hollander, The Economics of Adam Smith, Londres, Heinemann, 1973, en particulier II, 4, qui analyse la théorie smithienne de la valeur dans le cadre de l’équilibre général.

8 Voir les exemples étudiés par B. Guerrien dans « Le marché en tant qu’utopie », Mouvements, vol. 45-46, no 3, 2006 ; et, du même auteur, « Les modèles économiques sont-ils vraiment idéologiquement neutres ? », Regards croisés sur l’économie, vol. 18, no 1, 2016.

9 K. J. Arrow et F.H. Hahn, General Competitive Analysis, op. cit., Préface, p. vii ; nous traduisons.

10 Ibid., nous traduisons.

11 Ibid., nous traduisons.

12 Faute de place, nous ne traiterons pas ici de deux autres théorèmes pourtant très importants pour la théorie néoclassique, appelés les « théorèmes de l’économie du bien-être ». Ces théorèmes prouvent notamment que l’équilibre général des marchés par la concurrence est un optimum de Pareto, c’est-à-dire que l’équilibre général assure la meilleure allocation possible des ressources de la société. On pourrait montrer que ces deux théorèmes de l’économie du bien-être correspondent assez à la « main invisible » décrite par Smith dans la Théorie des sentiments moraux, trad. M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Paris, PUF, 1999 [1759], IV, 1, p. 257 ; tandis que le théorème d’Arrow-Debreu et le théorème de Sonnenschein correspondent plutôt à la « main invisible » de l’Enquête (voir Wealth, IV, ii, p. 456, trad. fr. p. 513).

13 K. J. Arrow et G. Debreu, « Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy », Econometrica, vol. 22, no 3, 1954.

14 Pour notre compréhension de la concurrence parfaite, nous suivons ici les analyses éclairantes d’É. Bénicourt et B. Guerrien, La théorie économique néoclassique, op. cit., III, p. 41-45 ; et de C. Pignol, La théorie de l’équilibre général, op. cit., IV, p. 79-89.

15 H.F. Sonnenschein, « Do Walras’ identity and continuity characterize the class of community excess-demand functions? », Journal of Economic Theory, vol. 6, no 4, 1973. Ce théorème ayant été établi et perfectionné par une série d’articles d’Hugo F. Sonnenschein, Rolf Mantel et Gérard Debreu parus entre 1972 et 1976, on le désigne aussi sous l’appellation de théorème de Sonnenschein-Mantel-Debreu.

16 Pour un point de vue très sévère sur l’impasse de la théorie néoclassique de l’équilibre général, voir les contributions du recueil de F. Ackerman et A. Nadal (éd.), The Flawed Foundations of General Equilibrium, Londres/New York, Routledge, 2004 ; lire en particulier, dans ce recueil l’article synthétique, F. Ackerman, « Still dead after all these years. Interpreting the failure of general equilibrium theory ». À la fin de leur livre La théorie économique néoclassique, É. Bénicourt et B. Guerrien se montrent également très sévères ; voir la conclusion, dont la dernière ligne résume l’entreprise néoclassique au fait de « se livrer à des calculs ésotériques dans des sociétés imaginaires » (op. cit., p. 257).

17 K. J. Arrow, « Beyond General Equilibrium », dans G.A. Cowan, D. Pines et D. Meltzer (éd.), Complexity : Metaphors, Models and Reality, Boston, Addison-Wesley, 1994, p. 451 ; nous traduisons.

18 L’article de F. Ackerman et A. Nadal, « Underneath the flawed foundations », dans F. Ackerman et A. Nadal, The Flawed Foundations of General Equilibrium, op. cit., p. 3-7, passe en revue les concurrents potentiels de la théorie néoclassique, et conclut à l’absence actuelle de paradigme de rechange.

19 Lire à ce sujet B. Guerrien, « Le salut est-il en dehors de la concurrence parfaite ? », Alternatives économiques, no 248, 2006.

20 Voir N. Moureau et D. Rivaud-Danset, L’incertitude dans les théories économiques, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004, en particulier I, 1, p. 6-13 sur Keynes et Hayek. L’ouvrage étudie le thème de l’incertitude dans la science économique contemporaine, en débutant par l’analyse de ces deux auteurs ; il ne fait pas remonter le problème de l’incertitude en amont, chez Smith notamment, comme nous le proposons ici.

21 J.M. Keynes, « La théorie générale de l’emploi » [1937], trad. fr. N. Jabko, Revue française d’économie, vol. 5, no 4, 1990, p. 144.

22 F.A. Hayek, Droit, législation et liberté, trad. fr. R. Audouin, Paris, PUF, 1980 [1973], I, 1, p. 13-17 : « Les limitations permanentes de notre connaissance des faits ».

23 L’importance de ces deux concepts – l’autorégulation et les conséquences inattendues – pour comprendre la « main invisible » est soulignée par l’article de K.I. Vaughn, « Invisible Hand », dans J. Eatwell, M. Milgate et P. Newman (éd.), The New Palgrave. A Dictionary of Economics, Londres, Macmillan, 1987, vol. 2, p. 998. E. Rothschild, dans Economic Sentiments : Adam Smith, Condorcet, and the Enlightenment (Cambridge, MA, Harvard University Press, 2001), reprend cette analyse en distinguant « une conception d’équilibre » et une « conception d’évolution » de la « main invisible » (chap. V, p. 143 ; nous traduisons). Elle relie la première conception à Arrow et Hahn (p. 143-146), et la seconde à Hayek (p. 146-153), tout en insistant sur la différence qui existe entre les vues de Smith et celles de ces auteurs.

24 Wealth, op. cit., III, iii, p. 397-398, trad. fr. p. 453-454.

25 Ibid., p. 401-404, trad. fr. p. 456-459.

26 Ibid., III, iv, p. 422, trad. fr. p. 475, nous soulignons.

27 Ibid., IV, ii, p. 456, trad. fr. p. 513, nous soulignons.

28 Ibid., III, i, p. 376, trad. fr. p. 433.

29 Ibid., p. 378, trad. fr. p. 436.

30 Ibid., p. 380, trad. fr. p. 438. Sur cet ordre de développement sectoriel, voir V. Brown, Adam Smith’s Discourse. Canonicity, Commerce and Conscience, Londres, Routledge, 1994, VII, 2 et 3, p. 164-191.

31 Wealth, II, v, p. 362-364, trad. fr. p. 415-418.

32 Ibid., III, i, p. 380, trad. fr. p. 438.

33 Ibid., III, ii, p. 381-385, trad. fr. p. 439-442.

34 Ibid., p. 383, trad. fr. p. 440.

35 Ibid., III, iii, p. 405-410, trad. fr. p. 459-465.

36 Ibid., III, iv, p. 411-422, trad. fr. p. 466-475.

37 Ibid., p. 411-412, trad. fr. p. 466-467.

38 Ibid., III, i, p. 380, trad. fr. p. 438.

39 Ibid., p. 380, trad. fr. p. 438.

40 Ibid., III, iv, p. 422, trad. fr. p. 474.

41 Ibid., I, vii, p. 75-80, trad. fr. p. 67-72.

42 Ibid., p. 79, trad. fr. p. 72.

43 Ibid., IV, ix, p. 687, trad. fr. p. 784.

44 Ibid., IV, i, p. 434, trad. fr. p. 487. Ou encore IV, iii, c, p. 493-494, trad. fr. p. 559.

45 Ibid., IV, vii, c, p. 606, trad. fr. p. 696 ; nous soulignons.

46 Ibid., IV, ii, p. 469, trad. fr. p. 529.

47 Ibid., IV, ix, p. 674, trad. p. 769.

48 Ibid., IV, vii, c, p. 606, trad. p. 696.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michaël Biziou, « Connaissance incertaine du marché et libéralisme économique. D’Adam Smith à la théorie néoclassique, et retour »Noesis, 39 | 2022, 43-64.

Référence électronique

Michaël Biziou, « Connaissance incertaine du marché et libéralisme économique. D’Adam Smith à la théorie néoclassique, et retour »Noesis [En ligne], 39 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 15 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/noesis/7845 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13egw

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Auteur

Michaël Biziou

Michaël Biziou est maître de conférences à l’Université Côte d’Azur à Nice. Il consacre ses recherches à la philosophie morale et politique des Lumières et à la question du libéralisme économique. Il a publié Adam Smith et l’origine du libéralisme (Paris, PUF, 2003) ; Shaftesbury. Le sens moral, (Paris, PUF, 2005) ; Adam Smith philosophe. De la morale à l’économie, ou philosophie du libéralisme, dir. avec M. Bessone (Rennes, PUR, 2009) ; La rationalité de la science économique, dir. avec F. Fischbach et J. Robelin (revue Noesis, 2012). Il a traduit Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, avec C. Gautier et J.-F. Pradeau (Paris, PUF, 1999).

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