• 1 Lucia Reisch Sunstein, Frederique Döbbe [& al.], « Mitigating climate change via food consumption a (...)
• 2 Carl Yngfalk, « Bio-politicizing consumption : neo-liberal consumerism and disembodiment in the foo (...)

1Selon une estimation de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), environ un tiers de la nourriture produite dans le monde chaque année est gaspillé, soit 1,3 milliard de tonnes1. Les pays scandinaves, qui font souvent figure de « bons élèves », n’échappent pas à ce phénomène de gaspillage de grande ampleur puisqu’on estime que 50 % de la nourriture produite y est jetée2.

• 3 Frederick E. Webster, « Determining the Characteristics of the Socially Conscious Consumer », Journ (...)
• 4 Notamment en conjuguant la demande des consommateurs à petit budget et les surplus alimentaires com (...)
• 5 Agnès François-Lecompte, « La consommation socialement responsable : oui mais… », Reflets et perspe (...)
• 6 Caroline Joigneau-Guesnon et AGORES, « Sensibiliser aux gaspillages alimentaires en restauration co (...)

2Ce constat paraît de plus en plus problématique et les solutions proposées pour y remédier font l’objet de débats. Aussi, l’image d’un consommateur responsable, effectuant des choix éclairés3, comme possible solution à la surproduction alimentaire a récemment connu un certain succès en Europe du Nord et dans les pays anglo-saxons4. Les entreprises se sont adaptées et font de ces bonnes pratiques de consommation un enjeu marketing5. Par ce biais, le gaspillage alimentaire est devenu un problème public pensé à différents niveaux : individuel, national et même supranational avec l’inscription de l’année 2014 comme année « de prévention du gaspillage alimentaire6 ».

• 7 Bénédicte Bonzi, « Dilemme de l’aide alimentaire et conflits de normes », Socio-anthropologie, 39, (...)

3Dans le même temps, la lutte contre le gaspillage alimentaire s’organise au niveau des normes et du droit national, notamment via l’interdiction pour les supermarchés de jeter les aliments périmés. En Europe, cette norme fut d’abord mise en place en France, avec la loi Garot (2016) qui interdit aux grandes surfaces d’arroser d’eau de javel les denrées encore comestibles mises à la poubelle. À la place, celles-ci doivent être systématiquement proposées aux associations d’aide alimentaire via une convention de don7, un dispositif légal encadrant la transaction et garantissant le respect des normes sanitaires. Les enseignes y contrevenant s’exposent à de fortes amendes ainsi qu’à un « bad buzz » médiatique. Cette loi a par la suite été prolongée par le dispositif EGALIM (2018) qui propose de procéder par contractualisation au sein de chaque filière (laitière par exemple), de rehausser les seuils de vente à perte et d’encadrer les promotions en grande surface pour tenter de protéger plus efficacement les producteurs.

• 8 Dispositif européen qui a remplacé le « Programme européen d’aide aux plus démunis » en 2014.
• 9 Que l’on pourrait traduire par « La mission municipale », mais cette traduction est équivoque : il (...)

4En Suède, il n’existe pas d’équivalent de la loi Garot pour les grandes surfaces. Le Royaume aux trois couronnes a privilégié un compromis différent qui laisse davantage de latitude au secteur privé pour organiser la réintégration des denrées vers un marché secondaire des invendus : celui des associations d’aide alimentaire. Contrairement à de nombreux États européens s’appuyant sur des associations qui ont décidé d’allouer exclusivement l’enveloppe du « Fonds européen d’aide aux plus démunis » (FEAD8) à l’achat de denrées par les principales structures nationales, la Suède a choisi de fonctionner au moyen de banques alimentaires centralisant les denrées récupérées auprès du secteur privé marchand. Celles-ci sont ensuite redistribuées dans un second circuit de structures d’aide alimentaire comme Stockholms Stadsmission9, une des principales associations à vocation sociale du pays.

• 10 Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2017 (1905).
• 11 Voir « Värdegrund » : https://www.stadsmissionen.se/om-oss/stockholms-stadsmissions-vardegrund (con (...)
• 12 « La mission alimentaire ». Lors de la période de l’enquête, il n’existait qu’un supermarché. En 20 (...)

5Créée en 1853, Stockholms Stadsmission est une association d’origine protestante. Elle est née de la rencontre de plusieurs personnalités fortunées appartenant à une société religieuse et désirant traduire leur foi en actes, conformément à l’éthique protestante, et à un « sentiment ascétique qui tient pour moralement répréhensible d’utiliser sa fortune à des fins personnelles10 ». L’ancrage chrétien de la structure figure d’ailleurs toujours dans sa charte des valeurs11. En s’inspirant des incitations visant à lutter contre le gaspillage alimentaire, Stockholms Stadsmission a lancé une initiative singulière en 2015 : il s’agit du supermarché social et solidaire Matmissionen12, situé en banlieue sud de la capitale suédoise. Depuis 2017, ce dernier récupère gratuitement les denrées en fin de vie commerciale auprès des grandes surfaces pour ensuite les reproposer à la vente à prix réduit (-70 %). Ce supermarché social et solidaire s’approvisionne exclusivement auprès du secteur privé avec lequel il a partie liée depuis sa création. Leurs liens ne se limitent pas à l’approvisionnement en denrées, mais remontent à la genèse du projet, lequel émane de la volonté du groupe agroalimentaire AxFood et de sa directrice, également membre du conseil d’administration de Stockholms Stadsmission. Cette cheffe d’entreprise a voulu allier philanthropie et engagement pour la planète. De fait, ce supermarché est devenu le lieu de consommation privilégié de nombreux ménages à petit budget de la région de Stockholm qui y effectuent la quasi-totalité de leurs achats. La clientèle, sans cesse croissante depuis l’ouverture du premier supermarché, témoigne de l’existence d’un problème structurel : une partie importante de la population ne parvient plus à se nourrir convenablement, ou plus comme elle le souhaiterait (cf. encadré).

• 13 Carina Mood, Jan O. Jonsson, Den nya fattigdomen, Institutet för Social Forskning på Stockholms uni (...)

6En 2019, l’admission en qualité de « membre » (medlemmar) se fait sous condition de ressources : percevoir un revenu mensuel inférieur à 9 972 SEK (environ 950 €) ou un minima social. Cette limite se situe en deçà du seuil de pauvreté (fattigdomslinje) à 60 % du revenu médian qui correspond environ à 12 000 SEK (un peu moins de 1 200 €) mensuels pour une personne seule13. Le tarif préférentiel de -70 % sur les denrées proposées en rayon ne s’applique qu’à la condition de posséder la carte de membre. Cette carte, émise par la structure, sanctionne ou confirme un « état de pauvreté » et constitue, en ce sens, un prolongement des catégories d’État : les titulaires d’une allocation de subsistance (forsöjningstöd), d’une petite pension de retraite ou encore d’une allocation chômage en bénéficient directement. D’ailleurs, les chiffres (cf. encadré) démontrent clairement que les personnes déjà soutenues par l’État social suédois composent la majorité de la clientèle. Aussi, la collaboration entre le guichet public et l’association se fait dès lors dans un but commun : lutter contre la pauvreté et le gaspillage alimentaire. Au sein du supermarché, les pauvres quittent le statut « d’administrés » pour celui de « clients » (kunderna). Ce terme induit une dimension marchande qui implique de repenser l’aide alimentaire au prisme du choix dans la consommation.

• 14 Camille Hochedez, « À travers les mailles du filet : les systèmes locaux d’assistance envers les sa (...)
• 15 Vidéo partagée par l’association sur ses réseaux sociaux en octobre 2019. Voir : https://www.youtub (...)

7En Suède, la pauvreté est surtout concentrée dans les grandes villes comme Stockholm : « neuf ménages sur dix touchant les allocations sociales habitent en ville, et un quart de ces ménages habitent dans les trois plus grandes villes du pays14 ». Aussi, dans sa communication, Matmissionen s’inscrit en faux contre l’idée « qu’il n’existe pas de personnes souffrant de la faim dans le pays15 ».

• 16 Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État-providence, Paris, Presses Universitaires de Fran (...)
• 17 Carina Mood, Jan O. Jonsson, op. cit.

8En effet, cette idée reçue se fonde sur le rayonnement du célèbre modèle nordique de protection sociale16. Ce dernier est caractérisé par un fort taux de démarchandisation - santé, éducation et services publics en général sont gratuits et d’un haut standard - et de prise en charge des risques sociaux courus par les individus, notamment à travers une volonté politique de lutter contre les inégalités entre les groupes sociaux et entre les sexes. Ce modèle a fait des pays scandinaves des États plus égalitaires que la plupart des autres pays de l’OCDE. Aussi, la Suède a longtemps fait figure de « bon élève » dans les enquêtes sur la pauvreté avec une population relativement moins exposée aux privations matérielles17.

• 18 Annie Jolivet, « Un filet de sécurité sous pression ». Chronique Internationale de l’IRES 164, n^o 4 (...)
• 19 Voir : https://www.europarl.europa.eu/infographic/welcoming-europe/index_en.html#filter=2015-se (co (...)
• 20 Voir : https://fn.se/aktuellt/varldshorisont/fattigdom-i-sverige-finns-det/ (consulté le 13/01/2022 (...)
• 21 Carina Mood, Jan O. Jonsson, op. cit.
• 22 Johan Fritzell, Jenny Bacchus Hertzman, Olof Bäckman [& al.], Growing inequality and its impact in (...)
• 23 Magnus Karlsson, Sveriges Stadsmissioners Fattigdomsrapport 2019, Stockholm, Stadsmissionen, 2019.

9Cependant, la situation a commencé à se détériorer progressivement en Suède à partir de la crise du début des années 1990 : le durcissement des conditions et critères d’éligibilité aux aides sociales18, la hausse du chômage ainsi que l’arrivée – jusqu’à 201519 – de populations réfugiées (d’origine extra européenne, mais également en provenance d’autres pays de l’Union), plus exposées à la précarité, ont conduit à une dégradation des indicateurs d’inégalités20 et de pauvreté dans le royaume21. Matmissionen répond donc à une véritable urgence sociale puisque la Suède ne fait pas exception à la montée de la pauvreté et des inégalités22 sur son territoire au cours des dernières années. Les populations touchées ont du mal à se nourrir comme elles le souhaiteraient23.

• 24 Ce mot provient du terme anglais « Food poverty » et pourrait littéralement être traduit par « préc (...)
• 25 Voir le site d’une entreprise de logiciels statistiques partenaire du projet : https://www.salesfor (...)
• 26 Magnus Karlsson, op. cit.
• 27 Éric Birlouez, « L’insécurité alimentaire en France », Pour, vol. 202-203, n^o 3-4, 2009, p. 73-78.

10Le site d’une mission municipale24 du Sud du pays propose de définir le concept de « précarité alimentaire » (matfattigdom) comme suit : « ne pas avoir les moyens de se nourrir, ne pas avoir assez de nourriture, être contraint de donner la priorité à d’autres choses qu’à l’alimentation, être contraint d’acheter de la nourriture peu chère et faiblement nourrissante ». En Suède, entre 100 000 et 400 000 personnes25 vivaient dans une forme de « matfattigdom » en 2019 selon un rapport26 qui alertait sur la récente montée du phénomène. Aussi, l’association centre son action sur les personnes exposées au phénomène d’insécurité alimentaire que la FAO (Food and Agriculture Organisation) définit comme « l’impossibilité ou la peur de ne pas avoir accès à tout moment à une alimentation suffisante, saine et nutritive »27. Cette acception de la notion ne repose pas simplement sur des critères physiologiques, mais également sur la dimension sociale de la précarité alimentaire : les individus vulnérables n’ont plus les moyens d’inviter leurs proches à dîner, d’aller au restaurant ou de célébrer les événements de la vie courante comme ils le voudraient. C’est contre toutes ces dimensions de la précarité alimentaire que souhaite agir Stockholms Stadsmission via son projet Matmissionen.

• 29 70 % d’entre eux sont des personnes percevant le principal dispositif d’aide sociale (försörjningss (...)

11Le graphique ci-dessus en témoigne, la structure Stockholms Stadsmission dirige la majeure partie de son action en 2019 sur l’aide alimentaire. Cette aide touche (par ordre décroissant d’importance) des personnes déjà soutenues29 par l’État social, des personnes originaires d’autres pays de l’Union, des personnes non soutenues par les pouvoirs publics et, enfin, des sans-papiers. La composition des récipiendaires illustre le fait que bénéficier d’un minima social ne signifie pas nécessairement sortir de la pauvreté et pouvoir se nourrir convenablement : Matmissionen répond donc bien à un besoin spécifique.

• 30 La « structure » est entendue ici comme l’ensemble des acteurs parties prenantes du projet Matmissi (...)
• 31 Nathalie Morel, « Le modèle universaliste suédois au prisme du libre choix », Lien social et Politi (...)
• 32 Johan Vamstad, « Inte längre ett komplement – om Sveriges stadsmissioners sociala arbete med utsatt (...)

12Matmissionen est une structure30 d’un genre nouveau dans le paysage suédois qui soulève de nombreuses interrogations quant aux solutions proposées au gaspillage alimentaire ou à la pauvreté. Sa façon de venir en aide dans le secteur non lucratif - imitant dans la forme un supermarché du secteur marchand - introduit, en filigrane, la question du choix dans l’alimentation des « des personnes en situation de précarité ». Ce choix est permis par le développement d’une alternative privée de haut standing à l’État social qui implique acteurs associatifs et entreprises privées. L’État suédois a pourtant historiquement cherché à contenir l’apparition d’une alternative privée afin d’éviter que les plus riches ne fassent sécession, ce qui pourrait entraîner une dualisation de la société suédoise31. Or, Matmissionen acte, en quelque sorte, une dualisation par le bas : ceux qui ne parviennent plus à se nourrir ni à trouver un emploi rémunérateur sur le long terme peuvent compter quotidiennement sur cette initiative privée. Dans un modèle social historiquement dominé par l’État32, Matmissionen propose donc une réponse singulière à différents problèmes : en quoi ce supermarché social et solidaire est-il symptomatique d’une privatisation partielle de l’aide alimentaire ? Qu’entraîne cette privation en termes de modalités d’organisation et de liberté de choix laissée aux clients de l’aide alimentaire ?

• 33 Tous les prénoms ont été modifiés.
• 34 Les entretiens ont tous été conduits en suédois (sauf deux, en anglais) et traduits en français. Da (...)

15Le bénévolat a été une véritable porte d’entrée pour étudier de l’intérieur le fonctionnement de la structure et m’a permis de nouer des relations avec les différents types d’acteurs et de réaliser plusieurs séries d’entretiens33 (une quarantaine au total). Il s’agit à la fois d’entretiens34 ouverts non directifs, de récits de vie ainsi que de discussions plus informelles ayant eu lieu lors des journées de travail. Les entretiens ont été menés auprès de trois groupes : un premier, celui des cadres (Business area manager et une cheffe de projet), un second composé du personnel de terrain (responsables du magasin, employés intérimaires, stagiaires) et, enfin, un troisième, celui des clients-membres. Ils offrent autant de perspectives différentes sur cette manière nouvelle de concevoir l’aide alimentaire.

• 35 « Arbetsförmedligen », équivalent suédois de « Pôle emploi ».

17En Suède, Stockholms Stadsmission se distingue par son répertoire d’action centré autour de la pratique du recyclage (vêtements, matériel hi-fi, etc.) : le groupe possède ainsi de grands magasins dans différentes localités du royaume. La réparation et la revente des articles sont notamment assurées par des personnes en formation professionnelle. L’association promeut donc un circuit de réinsertion par l’emploi dans le recyclage et le commerce de biens de seconde main. En proposant de recycler des denrées retirées de la vente aux populations en difficulté, Matmissionen perpétue cette pratique et garantit une certaine forme de choix dans la consommation. Le supermarché prétend ainsi responsabiliser le client et le faire devenir acteur de son alimentation. Au-delà de la revente des denrées que lui donnent les supermarchés partenaires, ce supermarché social et solidaire assure également la formation de chômeurs. Ce service de formation est une prestation qu’achètent l’agence locale pour l’emploi35 ou les municipalités. Les stagiaires, des chômeurs envoyés en formation, ne perçoivent pas de salaire. La formation professionnelle est obligatoire afin qu’ils conservent leurs minima sociaux. Les ventes et la formation constituent les deux principales sources de revenus de Matmissionen. Grâce aux recettes dégagées, le budget de la structure tend à l’équilibre.

• 36 Il s’agit de partenaires divers : grands groupes de supermarchés, grossistes pour restaurants, entr (...)

19Bien que la Suède n’ait pas interdit aux supermarchés de jeter les invendus en légiférant, le constat d’un gaspillage de grande ampleur dans l’industrie agroalimentaire et les questions d’image d’un secteur souvent critiqué dans le débat public ont facilité l’apparition de l’initiative Matmissionen. Ceci explique que cette dernière repose sur un syncrétisme original alliant une association à vocation sociale de premier plan (Stockholms Stadsmission), le principal groupe agroalimentaire suédois (AxFood également à l’origine du projet) à d’autres entreprises du secteur agroalimentaire (livsmedelsbranschen). Pour s’approvisionner, le supermarché dispose d’engagements avec des partenaires locaux36. Matmissionen, qui jouit de camions frigorifiques et d’un personnel dédié aux livraisons, s’occupe de l’acheminement des denrées. Toutefois, les partenaires prennent en charge la livraison lorsqu’ils cherchent à se débarrasser d’une grande quantité de denrées. Les palettes contenant des produits plus ou moins triés sont laissées à l’arrière de l’entrepôt, sur un emplacement spécifique. Il faut alors vérifier de quoi il s’agit et contrôler l’état des produits avant de les charger et de les ramener à Matmissionen. Une nouvelle phase de tri commence alors dans la réserve afin de déterminer ce qui peut être proposé en rayon. De nombreux types de produits sont récupérés : il peut s’agir de denrées bientôt périmées, de denrées dont la date de durabilité minimale (mention « à consommer de préférence avant le ») approche, de produits dont l’emballage est abîmé ou encore d’erreurs de commande de la part d’une grande surface.

• 37 Voir : https://www.stadsmissionen.se/vad-vi-gor/matsvinn-som-kommer-till-nytta et https://www.sales (...)

20Même si la plupart des produits donnés sont en bon état, il faut parfois rationner certains articles présents en quantités limitées et, souvent, jeter ceux jugés impropres à la consommation. Les produits retenus sont aussitôt scannés et encodés dans le système informatique du supermarché. On leur attribue un code-barre et, surtout, un prix traduisant leur nouvelle valeur. Ce dernier est basé sur le prix le moins cher proposé dans un autre supermarché, auquel on retranche 70 %. Exceptionnellement, des réductions supplémentaires peuvent être appliquées si les articles doivent être écoulés rapidement. De grandes quantités de nourriture sont ainsi récupérées tous les mois et reproposées à la consommation : en 2020, Matmissionen a pris en charge plus de 800 tonnes de denrées sur la totalité de l’année37 et comptait 6 500 membres. Ces chiffres, en augmentation régulière, traduisent une forte demande de la part des populations en difficulté.

• 38 Le droit à l’alimentation durable en Démocratie, Dominique Paturel et Patrice Ndiaye, Nîmes, Champ (...)
• 39 En effet, les États qui souscrivent au FEAD passent commande auprès d’entreprises européennes via u (...)

21Ce système d’approvisionnement repose sur les conventions de don signées avec les supermarchés partenaires et suppose la multiplication des engagements contractuels. Ce fonctionnement permet de garantir un afflux régulier de denrées en volume, mais inégalement réparti par type de produits. Ainsi, certains articles importants peuvent manquer en rayon (couches et nourriture pour bébé, produits d’entretien ou d’hygiène). De même, le supermarché social et solidaire peut disposer de dizaines de kilos de certains légumes, mais manquer de fruits. Ce système offre peu de visibilité à Matmissionen sur la composition des livraisons à venir, mais permet de proposer une grande quantité de produits frais à des populations qui n’y ont pas souvent accès en raison de leur prix trop élevé ou des choix effectués par les autres structures d’aide alimentaire auxquelles elles ont recours, qui favorisent plutôt les produits secs38, plus faciles à conserver39. Matmissionen, qui a fait un autre choix en matière d’approvisionnement, s’organise différemment et met en vente des produits frais et parfois même des labels « bio », qui rencontrent beaucoup de succès auprès de la clientèle.

• 40 Sylvain Bordiec, « La fabrique des biens philanthropiques », Politix, n° 121, 2018, p. 105‑126.
• 41 Ibid.
• 42 Ibid.

22Pour les enseignes privées, les denrées données deviennent des biens philanthropiques, c’est-à-dire des « biens retirés de la vente et dont la valorisation passe, dès lors, par la voie du don40 ». Ce modèle met en place une économie philanthropique41 qui organise le « recyclage » - à la fois matériel et symbolique - de produits alimentaires jugés invendables en dons, créant de fait une communauté d’intérêts entre l’association et les enseignes partenaires. C’est au sein de ce cadre nouveau que les denrées destinées à être jetées (et gaspillées) sont converties en ressources pour une certaine catégorie de ménages modestes, mais aussi pour les entreprises donatrices, bien conscientes de leur intérêt à donner. Le don réalisé par un secteur qui surproduit de façon chronique s’inscrit, en fait, dans le cadre de la « responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise42 ». La participation à ce projet est source de gains financiers et d’image pour les partenaires : les enseignes peuvent communiquer sur leur engagement social et « eco friendly » en mettant en avant la quantité de denrées données et leur engagement en faveur de la planète ou de la justice sociale. Ainsi, elles lissent l’image d’un secteur souvent pointé du doigt pour sa tendance au gaspillage alors qu’une partie de la population peine à se nourrir comme elle le voudrait.

• 43 Selon les dires d’un responsable d’entreprise partenaire. Voir vidéoconférence avec les entreprises (...)

23Au-delà des enjeux communicationnels, ces dons sont autant de coûts de destruction et de traitement des déchets évités pour les enseignes partenaires. Autrement, ces dernières auraient à débourser des dizaines de milliers de couronnes pour stocker, entreposer, trier et faire détruire ces marchandises. Les supermarchés doivent en effet recourir à des entreprises spécialisées dans le traitement des déchets pour venir enlever ce qu’ils ne souhaitent plus proposer à la vente. Selon une lecture comptable, donner régulièrement à Matmissionen doit revenir moins cher aux entreprises que faire détruire les denrées pour que celles-ci y trouvent un intérêt et pérennisent le partenariat43.

• 44 Camille Hochedez, op. cit.
• 45 « Gagnant-gagnant avec le gaspillage alimentaire » : https://www.postnord.se/foretagslosningar/arti (...)

24Stockholms Stadsmission étend ainsi sa pratique du commerce d’articles de seconde main – qui constitue le cœur de son modèle économique44 – aux denrées alimentaires et Matmissionen se trouve, de fait, intégré au modèle économique des supermarchés en leur offrant un débouché pour les invendus. La remise en vente de ces denrées permet au supermarché de se maintenir à l’équilibre financier et, ainsi, de perpétuer son activité : un modèle présenté comme « win-win »45. Cet élément de langage, très présent dans la communication de l’association, du supermarché social et solidaire et des enseignes partenaires repose sur une idée mandevillienne : la satisfaction des intérêts privés est bénéfique pour la société dans son ensemble.

• 46 Louis Malassis, Nourrir les hommes, Paris, Flammarion, 1994.
• 47 Bénédicte Bonzi, « Dilemme de l’aide alimentaire et conflits de normes », Socio-anthropologie, 39, (...)
• 48 Cindy Lombart, Blandine Labbé-Pinlon et al, « Comment les consommateurs réagissent-ils, en situatio (...)

26Pour analyser les transformations à l’œuvre avec l’apparition de Matmissionen, il faut raisonner en termes de « système alimentaire » que Malassis définit comme « la façon dont les hommes s’organisent pour produire, distribuer et consommer leur nourriture »46. Autrement dit, il faut prendre en compte l’intégralité du cycle de vie des denrées : de leur production à leur revente sur un marché secondaire des invendus. Cette notion permet de penser l’intégration croissante des associations à vocation sociale effectuant des distributions alimentaires dans le système agroalimentaire. En effet, via la distribution ou la revente des produits récupérés en bout de chaîne, une fois retirés des supermarchés, une structure comme Matmissionen - et sa clientèle - se trouve, de fait, intégrée au système de distribution des biens alimentaires. Cette intégration se traduit notamment par un transfert de responsabilités sur les structures associatives47 : Matmissionen doit se doter d’infrastructures spécialisées, de matériel (armoires et camions frigorifiques, etc.) et d’un personnel formé, apte à contrôler l’état des denrées tout au long du processus pour garantir que celles-ci ont été conservées selon les règles d’hygiène d’usage et ne sont donc pas impropres à la consommation. Le supermarché social et solidaire doit pouvoir s’adapter au rythme de vie des produits et il revient aux clients de se départager les meilleures pièces et de délaisser les articles dont la fraîcheur n’est pas optimale. D’autant plus qu’il s’agit souvent de denrées à forte variabilité au cours de la journée48 et sur lesquelles des décotes supplémentaires peuvent s’appliquer afin de ne pas les conserver trop longtemps sur les étals :

• 50 Carl Yngfalk, « Bio-politicizing consumption : neo-liberal consumerism and disembodiment in the foo (...)

28Or, les réglementations en matière de santé publique et la volonté des entreprises de l’agroalimentaire d’accélérer le rythme de la consommation ont nettement fait évoluer le secteur de la distribution. Les pratiques d’étiquetage et l’apposition d’une date de durabilité minimale (« à consommer de préférence avant le ») renvoient le consommateur à des enjeux de santé et au choix individuel de consommer ou non un produit qui arrive à expiration à la date indiquée50. Ces pratiques d’étiquetage concernent le système alimentaire dans son ensemble. Elles sont imposées de manière verticale aux agents économiques et se répercutent, en bout de chaîne, sur les habitudes de consommation des clients. Elles sont accompagnées de nombreux encouragements, voire sommations, à ne plus surconsommer ou à consommer « autrement », de manière « plus responsable » à destination du consommateur moyen.

• 51 Tim Lang, « Food policy for the 21st century : Can it be both radical and reasonable ? », in For Hu (...)
• 52 Dominique Paturel et Aurélie Carimentrand, « Un modèle associatif de circuits courts de proximité p (...)

31En réalité, la solution désignée par Matmissionen pose la question de la « démocratie alimentaire », entendue comme espace de participation et de pouvoir d’agir des citoyens51 concernant leurs choix d’alimentation. En effet, il faut rappeler que les ménages à petit budget ont rarement voix au chapitre dans le système alimentaire52. En ce sens, Matmissionen constitue une tentative originale de réintroduire une dimension de choix dans la consommation des foyers à petit budget. Par extension, cela signifie que leur alimentation dépend de ce que les supermarchés partenaires décident de donner à Matmissionen, une sorte d’actualisation de la loi des débouchés.

• 53 Carl Yngfalk et Anna Fyrberg Yngfalk, « Creating the cautious consumer : Marketing managerialism an (...)
• 54 Dominique Paturel et Magali Ramel, op. cit., p. 9.

32Si pour une partie croissante de la population, consommer ou non un produit arrivant à la date de péremption se pose comme choix éthique de consommation, il n’en est pas nécessairement de même pour les clients de Matmissionen. En effet, les ménages modestes n’ont que peu de choix sur leur consommation. Ils n’en sont pas moins soumis à une pluralité d’injonctions (physiologique, sanitaire, sociale, etc.). Trouver de quoi se nourrir, faire plaisir aux enfants tout en respectant les recommandations en matière de santé ou encore inviter la famille et les proches53 s’avère un exercice délicat lorsque le budget est limité. L’alimentation joue alors souvent le rôle de variable d’ajustement : une fois payées les charges fixes54, il faut se nourrir avec le reste à vivre.

• 55 Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970.

34Cette dimension revêt une forte portée symbolique puisqu’il s’agit de recréer les conditions d’une apparente abondance de denrées pour tous (figure 3), même les plus démunis, afin de produire – au-delà de la satisfaction d’un besoin physiologique – un sentiment d’appartenance à la société par la consommation de signes55 : faire ses courses « comme tout le monde », accéder à la quantité et à la qualité (marques, labels bio, etc.). Par exemple, lors de la période des fêtes, le supermarché permet à sa clientèle de se procurer suffisamment de nourriture – notamment en proposant des réductions supplémentaires sur certains produits de fêtes - pour pouvoir organiser un repas en famille et recevoir des proches. Matmissionen aide ainsi à renouer avec un temps social important.

• 56 Le personnel de la structure emploie tantôt le terme de « client » (kund), tantôt celui de « membre (...)
• 57 Les autres clients – environ 1 % du total - payent les articles à plein tarif. Ces derniers ne tire (...)

35Le supermarché, qui ressemble donc à un supermarché ordinaire est, de fait, fréquenté quasi exclusivement par une clientèle en situation de pauvreté. Ainsi, le supermarché social et solidaire ne traite pas avec des « bénéficiaires », mais avec des « clients-membres », selon sa propre terminologie. L’expression « client-membre56 » implique à la fois de créer une communauté autour d’une condition sociale commune, mais aussi d’inscrire cette interaction dans un rapport de consommation tout en euphémisant la violence symbolique de la relation d’aide. Bien que Matmissionen soit accessible à tout le monde, la clientèle est presque entièrement composée de personnes bénéficiaires de l’aide sociale ou vivant sous le seuil de pauvreté57. Seuls quelques clients non-membres, habitant à côté, s’y rendent occasionnellement pour faire leurs courses. Les étiquettes affichées en rayon présentent donc toujours deux tarifs (figure 4) :

• 58 J’ai moi-même dû jeter dans l’évier de la « salle de pause » des dizaines de litres de vin sans alc (...)

43De même, sodas et glaces sont souvent rationnés : les clients-membres ne peuvent en acheter qu’en nombre limité (souvent une à deux canettes). La « bonne pratique » alimentaire ou plutôt la bonne hygiène de vie semblent ici primer sur la lutte contre le gaspillage58. Dans ce contexte, il est difficile pour certains clients de faire plaisir aux autres membres du foyer puisque ces articles coûtent cher ailleurs.

• 59 Albert O. Hirschman, Exit, Voice, Loyalty. Responses To Decline In Firms, Organizations and States, (...)
• 60 Dominique Paturel et Aurélie Carimentrand, « Un modèle associatif de circuits courts de proximité p (...)
• 61 Originaire du Moyen-Orient, Amin, la soixantaine, est au chômage et prépare en candidat libre un co (...)

45Le triptyque exit, voice, loyalty59 permet de cerner la position de la clientèle de Matmissionen : cette demande faiblement élastique peut difficilement se reporter sur d’autres biens de substitution dans le commerce. Le fait que Matmissionen se donne à voir comme une initiative solidaire, reposant sur le don et l’altruisme, rend compliquée toute critique du modèle. Les ménages à petit budget qui constituent la clientèle naturelle du supermarché sont, en ce sens, captifs de leur position socioéconomique. C’est là une autre limite de ce circuit de redistribution des surplus alimentaires qui peine à s’adapter à une clientèle ayant des besoins spécifiques60.
Ainsi, Amin61 fait part de ses inquiétudes :