1L’ouvrage de Frédérique Harry, La foi militante, est une plongée passionnante dans l’univers des protestantismes nordiques du XIX^e siècle à nos jours, depuis les mouvements de réveils internes des Églises luthériennes jusqu’aux pentecôtismes et christianismes charismatiques autonomes, en passant par le baptisme et le méthodisme. Il vient compléter les rares études en langue française sur ces dissidences protestantes aux confins septentrionaux de l’Europe. Harry permet par là même de rendre accessible au lecteur francophone les travaux de chercheurs de langues scandinaves, qui parachèvent ses propres observations.

2Composés de six chapitres, ce livre revient sur les racines historiques des missions intérieures et des dites « Églises libres », du temps des « réveils » au XIX^e siècle, aux dynamiques d’unions et de scissions contemporaines en Suède et en Norvège. Si l’étude est concentrée sur les cas norvégiens et suédois, Frédérique Harry ne manque pas de mener des comparaisons ponctuelles avec le Danemark, pourvoyant ainsi une vue panoramique précieuse à l’échelle de la Scandinavie. La ligne problématique tenue tout au long de l’ouvrage est celle de l’adaptation des associations et communautés « évangéliques » – l’usage de cette catégorie englobante est récente, voir infra – aux changements sociaux qui surviennent dans leurs sociétés depuis l’entrée dans la modernité et l’âge de la sécularisation, étant entendue non comme la disparition du religieux mais comme un mouvement de réaménagement social et culturel de ce dernier. Ces mutations profondes les amènent à se réinventer et à se redéfinir en permanence afin de se maintenir, dans un contexte de remise en question de l’autorité morale des Évangiles où elles se trouvent relativement affaiblies et minoritaires. Harry ne se laisse pas pour autant enfermer dans des lectures nationales, mettant en garde dès l’introduction de l’ouvrage contre toute tentation de nationalisme méthodologique. Elle étudie ainsi ces mouvements dans leurs ancrages internationaux et transnationaux, notamment au regard des influences des homologues britanniques, des migrations transatlantiques depuis et vers les États-Unis, et des activités missionnaires en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie. Les circulations et migrations internationales vers la Scandinavie, la sécularisation des pays nordiques et le dynamisme des christianismes dans les Suds, tendent d’ailleurs à l’hybridation des missions intérieures et internationales.

3Si à première vue l’ouvrage pourrait sembler s’adresser à un lectorat extrêmement spécialisé, il pourvoit pourtant un contrepoint comparatif important sur l’histoire des engagements protestants évangéliques qui pourra bénéficier à tous chercheurs travaillant sur ces mouvances à travers le globe, en les enjoignant de ne pas réduire trop rapidement la caractérisation de ces christianismes à ce qui se passe aux États-Unis, en Afrique ou en Amérique latine – où ils sont abondamment traités. Le recours méticuleux de l’auteure aux données historiques et son attention pour les singularités locales et régionales – dont il est malheureusement impossible de restituer la richesse et la densité dans l’espace de ce compte-rendu – laisse entrevoir la complexité et l’hétérogénéité de ces mouvements, y compris dans les contextes scandinaves. Ils se caractérisent avant tout par une conflictualité interne ne laissant guère place à une lecture linéaire de leur évolution, en quelque domaine que ce soit : engagements politiques et sociaux, rapports de genre, structures et formes organisationnelles, questions identitaires, ont varié d’une époque à l’autre comme d’une région à l’autre de Norvège et de Suède. Dans le monde nordique, tout en professant parfois une certaine orthopraxie conservatrice, les mouvements héritiers des réveils sont issus d’une tradition de contestation de l’autorité du clergé des Églises nationales, et leur mythe s’est longtemps confondu avec l’aspiration populaire à la liberté et à la démocratie, dont elles ont accompagné le développement (lois sur les libertés religieuses, la liberté de la presse, demande de séparation des Églises et de l’État, revendications sociales, etc.), faisant valoir l’expérience intime, personnelle et subjective du croyant contre la légitimité du savoir universitaire ou institué du théologien. Les « chrétiens régénérés » contestaient l’ordre doctrinal des Églises protestantes nationales, qui bien que très libérales de nos jours, ce qui leur vaut la réputation d’être en phase avec les valeurs morales des sociétés modernes, se caractérisaient jusqu’à la fin du XIXe siècle par leur propension à sévèrement réprimer toute tentative de dissidence, allant jusqu’à l’expulsion du territoire (p. 29).

4Ces racines dans une forme de « contre-culture » ne génèrent pas pour autant des formes d’organisations uniformes qui en seraient l’expression. Les congrégations norvégiennes, par exemple, sont travaillées par des contrastes régionaux très nets entre l’Est et l’Ouest du pays. À l’Est, autour de la capitale, dominent des structures fortement hiérarchisées dans lesquelles les laïcs ont une marge de manœuvre limitée et où la figure du pasteur occupe une position centrale, tandis qu’à l’Ouest prévaut un modèle associatif et confédératif imprégné d’un idéal d’autonomie des assemblées locales, dans lequel les laïcs ont une place importante. À cette différence correspond une concurrence entre deux lectures antagoniques du protestantisme luthérien comme des protestantismes de réveil, que ne réconcilie que le combat contre la théologie libérale, qui a gagné se légitimité dans l’Église luthérienne au tournant du XIX^e-XX^e siècle, et était inégalement contestée en Norvège et en Suède, les réveils étant plus mobilisés contre elle dans le premier pays et moins puissants dans le second.

5Pouvant s’engager aussi bien dans les camps libéraux que conservateurs, dans les partis de gauche que dans ceux de droite, les acteurs des réveils des XIX^e et XX^e prenaient en tout cas pleinement part aux folkrörelser ou folkbevegelser (litt. « mouvements populaires » respectivement en suédois et en norvégien), aux sources desquelles se sont nourries les démocraties nordiques. Résolument plurielles sur le plan politique, les Églises de réveil ont pu faire cause commune avec les mouvements paysans comme ouvriers au XIX^e siècle, des courants – pas tous – étant ouverts à certains égards aux idées socialistes (p. 71) ; certaines Églises libres suédoises devenaient même des espaces d’organisation de la contestation prolétarienne (p. 80). Les voies du socialisme et des christianismes de réveil ne se sont séparés que progressivement, notamment sur les questions morales, éducatives et culturelles, amenant l’émergence de formations politiques propres allant de pair avec la politisation de l’identité chrétienne au cours de la seconde moitié du XX^e (p. 89), dans l’idée de faire front face à la sécularisation croissante. Ces organisations connaissent des succès électoraux inégaux entre les deux pays : ils sont plutôt mitigés en Suède, ou bien que se frayant des places dans les coalitions de droite, ils ne récoltent jamais plus de 11 % des votes aux élections nationales, alors qu’en Norvège le Parti chrétien a été aux manettes du gouvernement. Mais paradoxalement, en Suède comme en Norvège, ces formations chrétiennes ont accompagné la sécularisation ou ont été gagnées par les valeurs qui y sont associées, par exemple en ce qui concerne la législation sur l’avortement et la parité, qu’elles ont pu encourager et ne remettent guère en cause aujourd’hui.

6Au-delà d’une analyse sur les mouvements religieux protestants héritiers des réveils du XIX^e siècle, La foi militante relève aussi d’une sociologie des transformations du phénomène associatif en Scandinavie depuis les années 2000, qui renvoie autant aux réformes de l’État social qu’aux changements importants qui touchent les pratiques de l’engagement, la place des institutions, et des subjectivités politiques et identitaires. Frédérique Harry montre ainsi que le déclin statistique de ces mouvements n’est pas seulement le signe d’un recul du religieux, mais plus généralement d’une transformation du rapport individuel aux organisations collectives, puisqu’il connaît des contreparties dans le déclin des adhésions aux associations séculières et partis politiques. La logique néolibérale de délégation de services publics aux associations moyennant de généreuses subventions a par ailleurs profondément transformé les pratiques des Églises, amenant à la fois les mondes sociaux religieux à s’imprégner de plus en plus des logiques de marché (campagne de communication, self-branding, spécialisation par publics visés, etc.), les poussant vers des logiques fédératives sous la forme d’organisations-parapluies afin de gagner en visibilité et de capter les ressources publiques, de même qu’à une professionnalisation de leurs personnels (recrutements de chargés de communication et d’experts en marketing ou en montage de projets) allant de pair avec l’émergence de véritables syndicats. Le bénévolat y devient un travail ponctuel et supplétif à celui de salariés de plus en plus diplômés et spécialisés, là où il était auparavant la colonne vertébrale des congrégations, prenant alors la forme d’un engagement total de l’individu.

7L’alignement sur la société du loisir – avec laquelle la rupture était pourtant prônée antérieurement – et la neutralisation du vocabulaire religieux dans les organisations missionnaires, au profit des terminologies du travail social, du développement et de la citoyenneté, deviennent des véritables stratégies missionnaires pensées comme plus adaptées au contexte de sécularisation avancée des pays nordiques. L’autonomisation des associations de jeunesse, conforme aux politiques publiques qui en valorisent et favorisent l’indépendance, l’apparition d’organisations chrétiennes s’adressant prioritairement à des sous-cultures (l’exemple donné de l’Église Sub, destinés aux mouvements underground et métal en Norvège est saisissant à cet égard), la promotion d’activités relationnelles, auxquelles on s’efforce de donner un aspect ludique, plus que des valeurs explicitement chrétiennes – sans les abandonner pour autant –, sont autant de signes de cette adaptation au déclin statistique et aux politiques menées par les États.

8Dans la jeunesse, Harry note l’érosion des frontières théologiques, qui a déjà donné lieu à des fusions entre dénominations, permettant entre autres de mutualiser les ressources missionnaires d’institutions en crise. Comme le note l’auteure, ces rapprochements ne sont pas forcément nouveaux, ils ont pu être observés périodiquement auparavant dans l’histoire, y compris à l’occasion de tentatives avortées. De manière générale, les identités confessionnelles spécifiques tendent peu à peu à s’éroder – sans complètement disparaître – au profit d’un sentiment d’appartenance à un vaste ensemble évangélique structuré en réseau, que Harry choisit de nommer « evangelical » pour rester au plus près du terme scandinave « evangelikal » et éviter l’ambiguïté du terme en langue française, « évangélique » désignant à la fois les protestantismes évangéliques et ce qui est généralement relatif à l’Évangile (ce que les langues scandinaves désignent par « evangelisk »). Les questions et distinctions théologiques (question du baptême, de la trinité, etc.) tendent à perdre leur importance au profit d’une identité minoritaire, résolument missionnaire réunie par l’idéal d’une posture militante autour de convictions morales (questions de genre et de sexualité notamment).

9Il est difficile de donner une définition univoque du terme « evangelikal », dont l’auteure fait remonter l’usage aux années 1970 suite au Congrès de Lausanne et une tournée de Billy Graham en Scandinavie, comme le résultat d’une politique volontaire de rapprochement afin de faire front commun. La généralisation de son usage dénote une recomposition historique des mondes sociaux dans lesquels les acteurs évoluent sur les scènes nationales et internationale. Harry en propose une analyse méticuleuse, y voyant à la fois un enjeu de visibilité et de distinction vis-à-vis des théologies libérales dominantes dans les Églises protestantes historiques, notamment luthériennes, qui confère à son usage une dimension performative : il produit une subjectivité tout en la désignant. Derrière cette étiquette, on retrouve pourtant une multiplicité d’engagements religieux, qui peuvent aller des singularités très locales à l’échelle de la congrégation aux distinctions affichées à l’échelle des structures fédératives aux échelles nationales, les unes se positionnant par rapport aux autres, se présentant tantôt comme plus libérales et pluralistes, ou plus conservatrices et littéralistes que leurs voisines.

10L’ouvrage de Frédérique Harry témoigne ainsi des reconfigurations permanentes des lignes qui fracturent le champ protestant scandinave. Elle propose ce faisant une analyse générative des frontières internes et externes de ce champ, et de la manière dont elles se réactualisent régulièrement autour de nouveaux enjeux et référents, et sous de nouvelles formes, n’ayant de permanentes que l’apparence. Elle souligne ainsi la perméabilité, de ces mouvances religieuses, y compris celles qui se revendiquent comme « conservatrices », aux dynamiques historiques et politiques locales, et de facto la nécessité d’une analyse éminemment contextualisée de leurs évolutions. En Suède, dans les mois qui ont suivi la publication de l’ouvrage, les lignes de tensions morales ont d’ailleurs continué de bouger au sein des courants baptistes et pentecôtistes, notamment sur la question de l’union entre personnes de même sexe, la frontière entre « conservateurs » et « libéraux » fracturant ainsi la nébuleuse evangelical elle-même, laissant entrevoir la possibilité de nouvelles recompositions à venir.