1L’évolution de l’œuvre d’Alvar et Aino Aalto illustre un processus d’élémentarisation ou de simplification des formes que l’on retrouve dans de nombreux mouvements d’avant-gardes modernes (tels que De Stijl ou encore le Bauhaus).

2Ce processus de dépouillement ornemental détermine les contours d’une esthétique et d’une pensée minimaliste : une volonté d’épurer les objets, les espaces de vie, l’architecture et donc une volonté d’aller à l’essentiel. La notion de minimalisme est parfois complexe à définir du fait qu’elle ne fait pas référence au même concept en art, en architecture ou dans la vie en général. Le travail et la pensée du couple Aalto, qui adhère puis se distingue de celle des modernes (notamment dans leur préoccupation pour l’organique : la nature et l’humain), permettent d’esquisser un minimalisme à la croisée de ces différents concepts. Ce minimalisme qui s’inscrit dans la continuité des recherches rationalistes et fonctionnalistes du Bauhaus de Walter Gropius et s’en distingue avec ses aspects organique et biologique : des notions qui introduisent une idée de souplesse et surtout un rapport à la nature et à l’humain.

3Pour illustrer cette évolution théorique et stylistique, nous allons nous pencher sur l’évolution formelle et conceptuelle du mobilier et de l’architecture d’Alvar et Aino Aalto. Le couple s’est progressivement tourné vers une esthétique épurée qui a par la suite participé à la définition du minimalisme scandinave, essentiellement dans le design et l’architecture. Ce style rayonnera à l’international notamment par le biais de leur société de production de meubles Artek (fondée en 1935) et la conception, entre autres, de pavillons pour les expositions universelles de Paris (1937) et de New York (1939).

Un design et une architecture ornementale et néoclassique

4Alvar Aalto, Finlandais de naissance, est marqué par les traditions de son pays en matière d’architecture et de design. Il est issu d’un milieu rural au sein duquel l’artisanat du bois règne depuis des siècles. En 1921, alors qu’il est âgé de 23 ans et tout juste diplômé architecte de l’École Polytechnique d’Helsinki, il effectue un voyage dans son pays au cours duquel il dessine le mobilier et les intérieurs traditionnels. Dans son article « Nos églises, vieilles et neuves », qu’il rédige la même année, il exalte cette production artisanale : une vieille église témoigne du savoir-faire de ses artisans et traduit son amour pour le métier. La matérialité industrielle, quant à elle, des nouvelles églises « hurle » dans le paysage. Elles n'ont rien de poétique. Passionné par les arts appliqués, il devient membre de l’Association finlandaise des arts décoratifs. À l’époque, les étudiants en architecture de l’École Polytechnique n’étudiaient pas la conception des meubles. Il s’agissait de deux cursus distincts. C’est donc de son propre chef qu’Alvar Aalto s’engage dans cette voie.

5Entre 1918 et 1927, il adopte un style néoclassique. Il s’attache à exprimer l’identité nationale finlandaise et s’inspire des travaux de Gunnar Asplund : un architecte représentant du style néoclassique en Suède. Le style du suédois est reconnaissable par ses formes simples, des façades symétriques et peu ornées.

7Si Alvar Aalto s’inspire des formes primitives qui composent cette architecture, il va aussi, paradoxalement, justifier l’éclectisme ornemental de certaines de ses œuvres : le style, qui s’exprime dans le « luxe architectonique », révèle l'artiste qui veille en l’architecte. Ces inspirations extérieures enrichissent le style traditionnel finlandais affirme-t-il, en assumant ses influences italiennes, espagnoles et américaines. En 1924, Alvar Aalto se marie avec Aino Maria Marsio (qui deviendra sa collaboratrice jusqu’à sa mort) et voyage en Italie. Ensemble, ils étudient les modèles antiques (mobilier, architecture…) qui auront une influence déterminante sur l’adoption de ce style néoclassique. Inspiré de ces analyses de tables antiques, Alvar Aalto conçoit un de ses premiers meubles : la table de fumoir. Cette table au style néoclassique emprunte ses pieds palmés au mobilier pompéien.

10Ceci nous rappelle Charlotte Perriand qui puise son expérience du minimalisme du souvenir de son long séjour effectué à l’hôpital, alors qu’elle était à peine âgée de dix ans et qu’elle devait subir une opération de l’appendicite. Elle se mit à exalter les murs nus recouverts de chaux et le mobilier plus que sommaire de sa chambre. Elle oppose cette simplicité aux espaces saturés d'objets et de meubles qu'elle retrouve quand elle rentre chez ses parents. Lorsqu’il s’agit d’identifier l’origine de ses recherches minimalistes qui l’ont amenée vers un épurement formel et un vocabulaire plastique élémentaire, elle ressasse cette expérience quasi spirituelle. Cette démarche plastique relève à la fois d'un processus de dépouillement, d'abstraction et de minimalisme que l’on retrouve dans ces églises dont l’austérité fait appel à une vie quasi monastique.

Vers une adhésion au Modernisme

12Le 1er janvier 1928, le journal Uusi Aura, à l'origine d’une interview d'Alvar Aalto intitulée « Des nouvelles tendances de l'architecture », assure que le monde artistique européen se trouve à un tournant dont les architectes sont à l'origine. Fin des années 1920, les Aalto adhèrent progressivement aux principes fonctionnalistes et rationalistes du mouvement moderne. Lors de l’été 1928, Alvar Aalto voyage en Europe et rencontre Poul Henningsen au Danemark, Jan Duiker et J.J.P. Oud en Hollande, puis Alfred Roth (l’assistant de Le Corbusier) à Paris.

13Cette même année, il conçoit la Coopérative agricole de Turku. L’architecture est moderne : les lignes et le volume sont extrêmement simples, marqués par l’angle droit et la couleur blanche. L’immeuble est entièrement dépouillé : aucune ornementation n’est présente, il n’y a ni encadrement de fenêtre ni corniche… une sobriété que l’on qualifierait aujourd’hui de minimaliste.

14En termes de mobilier, Alvar et Aino Aalto travaillent à l’aménagement du restaurant Itämeri (La Baltique), situé à l’intérieur du bâtiment de la Coopérative. Ce projet charnière incarne la rencontre entre un style néoclassique et moderniste. Le restaurant se compose de deux étages. Ils se chargent de la conception des meubles au rez-de-chaussée, notamment des chaises et des tables. Encore une fois, ils puisent leur inspiration dans les formes antiques ; l’arrière du dossier de ces chaises devait à l’origine être orné comme en témoignent les croquis. Cependant la version réalisée sera finalement recouverte d’un tissu uni noir. Les piétements courbés et évasés rappellent les chaises grecques klismos et le style Empire. Le mobilier du rez-de-chaussée s’inscrit encore dans une démarche ornementale.

15Le premier étage, quant à lui, marque un changement stylistique radical du couple Aalto. Afin de meubler ce niveau, pour la première fois, ils commandent leurs meubles à l’entreprise Thonet : les chaises B1 à tubulure métallique de Marcel Breuer et un ensemble de luminaires PH conçu par Poul Henningsen, qu’ils viennent de rencontrer.

16En 1928, les Aalto réitèrent la commande de ces meubles modernes pour l’aménagement de leur appartement à Turku : deux tables et deux fauteuils Wassily de Marcel Breuer et les luminaires de Poul Henningsen. La sobriété de cet aménagement témoigne de leur goût de plus en plus prononcé pour les formes épurées du modernisme. Des formes sobres qui tirent vers le minimalisme. Un an plus tard, mais toujours dans la ville de Turku, le couple Aalto conçoit l’immeuble standard et l’aménagement de l’exposition industrielle en collaboration avec Erik Bryggman : deux projets qui incarnent parfaitement les principes modernistes meublés d’éléments « standards », « types », « modulaires » et « normalisés ». Des termes qui auraient pu être employés par les figures du modernisme de l’époque. Alors que les projets architecturaux du couple Aalto sont déjà résolument modernes de par leur fonctionnalisme et leur épurement stylistique, ce n’est qu’en 1929 qu’Alvar Aalto intègre officiellement le mouvement moderne. Cette officialisation se concrétise avec son intégration aux Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM), à Francfort. Lors de ce congrès, il présente les photographies de son chantier du Sanatorium de Paimio. Il y rencontre Walter Gropius, Werner Moser, Siegfried Giedon et Le Corbusier, les principales figures du modernisme architectural, avec qui il se liera d’amitié.

17Cette influence moderne se ressent presque instantanément dans la conception de leur mobilier qui adopte les principes et formes modernistes. La chaise empilable (1929), conçue en bois massif, revendique une sobriété esthétique. Elle est pensée pour être produite en série et, comme son nom l’indique, elle a la particularité d’être empilable. Si cette chaise marque un épurement formel, caractéristique de la sobriété moderniste, c’est la chaise n 23 (conçue entre 1929 et 1930) qui témoigne le mieux de la filiation entre les Aalto et le modernisme. Cette chaise, techniquement innovante, allie tubes d’acier et contre-plaqué courbé. C’est une variation de la chaise S33 de Mart Stam (conçue entre 1925-1930). Le recours aux tubes d’acier marque leur adhésion aux principes de productions modernes.

18Entre 1931 et 1932, la création d’une variante (fauteuil hybride 26) de la chaise Paimio affirme leur filiation moderniste. Encore une fois, il s’agit d’une référence directe au mobilier Bauhaus de Marcel Breuer. C’est une réinterprétation de sa chaise en porte-à-faux datant de 1928. Les Aalto associent le bois au métal : un matériau traditionnel largement répandu en Finlande. Si le bois n’est pas considéré comme un matériau moderne, la manière dont il est traité et mis en œuvre est quant à elle moderne. En mettant le bois au même niveau que l’acier, les Aalto montrent qu’il n’y a pas un matériau plus noble que l’autre : l’acier étant un matériau industriel, il était considéré comme pauvre. Le modernisme de cette chaise réside dans le traitement du bois comme un matériau pauvre, sans fioriture ni ornement.

19En architecture, le sanatorium de Paimio conçu entre 1929 et 1933 s’inscrit parfaitement dans les principes modernistes : il pousse le fonctionnalisme à l’extrême. Conçu de piliers en béton, l’édifice adopte un plan libre, une esthétique hygiéniste et minimaliste blanche, épurée de toute forme d’ornementation, ainsi qu’un toit-terrasse, des ouvertures en longueur propres à l’architecture moderne ; quatre des propriétés plastiques et spatiales que l’on retrouve dans les « Cinq points d’une nouvelle architecture » théorisée en 1926 par Le Corbusier. Ses différentes ailes sont orientées en fonction de l’ensoleillement pour en favoriser l’éclairage naturel. Ces principes anticipent et respectent les recommandations architecturales et urbaines formulées quelques années plus tard dans la charte d’Athènes lors des CIAM de 1933 : air, lumière, constructions hautes permettant de libérer l’espace au sol… Pour la conception de cet édifice, Alvar et Aino Aalto s’imaginent à la place des malades et dessinent jusqu’aux moindres détails : mobilier, poignées de porte, lavabos, luminaires… Les meubles se veulent hygiénistes, épurés, faciles à soulever et à nettoyer, ils doivent être silencieux lorsqu’on les déplace... Conçus en métal et bois, ils sont fonctionnels, empilables. Les lits reprennent les structures tubulaires coudées typiques des mobiliers de Marcel Breuer. Les chambres de repos sont optimisées pour les malades alités. Le plafond est de couleur sombre et la lumière est indirecte, afin d’éviter l’éblouissement des patients. La ventilation naturelle est conçue afin de ne pas créer de courant d’air. L’inclinaison du bac des lavabos est pensée de manière à réduire le bruit de l’écoulement de l’eau et ses éclaboussures... Le fonctionnalisme est poussé à son extrême, mais avec une souplesse formelle qui l’en éloigne.

21Dans cette idée et à leur manière, les Aalto s’intéressent au logement « minimal », lors de l’exposition de l’Association finlandaise d’artisanat et de design d’Helsinki en 1930. Ils souhaitent agrandir psychologiquement l’espace, tout en répondant aux besoins essentiels de la vie moderne et ainsi créer un logement compact, universellement optimisé. Ils cherchent donc à concevoir des pièces qui « éliminent » les distances superflues : pour eux, un grand espace est un avantage comme un inconvénient, surtout lorsqu’il s’agit de tâches ménagères telles que la cuisine. Si leur cuisine n’était pas aussi optimisée que celle proposée par Ernst May et Margarete Schütte-Lihotsky à Francfort, Alvar et Aino Aalto ont toutefois tenté de mécaniser certains accessoires, dont un hachoir coulissant, une poubelle montée sur roulettes... L’hospitalité d’un logement dépend aussi de sa taille, comme de la gestion de sa lumière et de son acoustique, assurent-ils. Par conséquent, ils inventent du mobilier empilable, pliable ou transformable : d’où la création de leur canapé convertible en lit. Ces quelques exemples sont des prototypes qu’ils feront par la suite évoluer.

22L’espace minimaliste, la sobriété des espaces standardisés permettent une appropriation des lieux et laissent place au « libre arbitre » : il est plus facile d’y introduire sa propre personnalité. La modification de la structure sociale et familiale, dont l’émancipation de la femme demande également une flexibilité de l’espace : développement familial, départ des enfants, décès d’un membre de la famille, libération sexuelle… Le modèle présenté pouvait accueillir une famille de quatre ou cinq personnes. Dans ce logement, le confort et la fonctionnalité doivent primer sur la plastique. Selon Alvar Aalto, la civilisation est synonyme de « non-futilité », d’organisation et de vie quotidienne bien réglée. Les seules raisons acceptables qu’il faut prendre en compte pour faire évoluer l’architecture et notre cadre de vie sont les études scientifiques : ce dont les humains ont besoin pour rester et devenir des organismes « sains ». Son étude du logement lui permet d’identifier ces besoins minimalistes : « besoins vitaux élémentaires » ou « minimum vital » qui constituent l’essentiel du nécessaire de la vie moderne. Le minimum vital véhicule le concept de rationalité économique et concerne la majeure partie de la population. Un logement minimal est donc pour Alvar Aalto un logement « normal » destiné à l’ensemble d'une société sans classe : c’est-à-dire un logement universel qui allie les « conditions biologiques indispensables à la vie humaine » que sont l’air, la lumière, le soleil, le confort et l’intimité de l’habitant. Des principes que les Aalto partagent, ou plutôt empruntent, aux CIAM.

23Ainsi l’espace proposé est minimal :

• du point de vue stylistique, de l’épurement formel, pour une adaptation des formes aux processus de fabrication industrielle ;

• mais aussi dans son sens rationnel, notamment pour l’optimisation des usages essentiels, des volumes et des surfaces aux sols et par conséquent des coûts de production.

24Le minimalisme de ce projet est ainsi de l’ordre de l’esthétique et du mode de vie.

Du Modernisme au Minimalisme

25Si les spécialistes s’accordent sur le fait qu’Alvar et Aino Aalto ont fait partie du mouvement moderne à partir de 1928, l’évolution de leur pensée et de leur style au cours des années 1930 pose davantage problème. On voit progressivement apparaître les termes de Nouveau Réalisme dans les textes d’Alvar Aalto, de Modernisme Régional chez les critiques et historiens d’architecture ; termes qui marquent une prise de distance avec le fonctionnalisme et le rationalisme promus par les architectes modernes en Europe. Jusqu’ici, nous nous sommes attachés à montrer comment les Aalto érigent inconsciemment les bases du minimalisme, par une épuration formelle, matérielle, fonctionnelle, rationnelle… de l’architecture et du design. Nous allons maintenant chercher à comprendre pourquoi, à cette époque, leur production n’était pas considérée en tant que telle.

26Les réalisations que nous venons d’analyser répondent pourtant à ce que nous identifions aujourd’hui comme une architecture minimaliste. Le problème étant que le terme de « minimalisme » n’est pas encore apparu à cette époque. La production des Aalto est donc étiquetée en tant qu’architecture moderne puis en tant que modernisme régionaliste voire nouveau réalisme. En art, le terme de minimalisme est même plus tardif qu’en architecture. En architecture, il n’apparaît qu’à la fin des années 1940 voire au début des années 1950, en art dans les années 1960. Les artistes modernes de l’Art Abstrait et surtout de l’Art Concret en avaient pourtant esquissé les contours, plusieurs dizaines d’années auparavant.

28Cet élémentarisme moderne issu de l’art, repris en architecture et dans le design, aura une influence déterminante sur la production contemporaine. Ceci par l’intermédiaire d’architectes issus du Bauhaus, et donc du modernisme, tels que Mies van der Rohe ou Philip Johnson. Ces architectes vont pousser ce processus de simplification formelle et de dénudement des espaces à leur paroxysme entre 1945 et 1950. La maison Farnsworth, construite en 1946 et 1950, sera l’aboutissement de quinze ans d’expérimentations de Mies van der Rohe : un épurement et un effacement maximal de l’architecture. L’ouvrage est considéré comme le premier manifeste de l’architecture minimaliste. Il incarne parfaitement la maxime de son créateur : « Less is More », tout comme la Glass House construite en 1949 par Philip Johnson. Ce n’est qu’à partir de cette époque que l’on identifie officiellement, en architecture, le style « minimaliste ». Un style que l’on commence à distinguer du modernisme. Ces difficultés à dissocier ces deux styles résident dans le fait que Mies van der Rohe, et les Aalto, ont adhéré et participé à l’essor du modernisme avant de faire évoluer leurs styles chacun à leur manière. De plus, la limite entre le modernisme et le minimalisme n’est pas toujours évidente, car une rationalisation extrême de l’architecture et de ses formes (principes originellement modernistes) produit une esthétique minimaliste comme l’ont montré ces architectes. La limite, si elle existe, est fine et difficile à identifier.

29La définition du minimalisme portée par l’Art Minimal, apparu dans les années 1960, renforce cette confusion. L’Art Minimal qui s’inscrit en rupture avec l’Expressionnisme Abstrait et le Pop’Art tend vers un refus de l’expérience sensible et subjective : l’émotion et la spiritualité sont généralement retirées de l’œuvre, l’œuvre ne s’adresse plus aux affects. Il s’agit d’un rejet de l’illusionnisme et une volonté d’établir un rapport direct et primaire à l’œuvre. Les artistes de l’Art Minimal empruntent leur fondement théorique au concept de « simplicité » développé par Rudolf Arnheim. Selon ce dernier, la simplicité permet à l’observateur d’appréhender une œuvre et de la comprendre sans aucune difficulté. L’artiste minimaliste Frank Stella, affirme à ce propos: « What you see is what you see ». Elementarisme moderne et minimalisme se rejoignent sur ce point : il s’agit de revenir à l’essence de l’objet, d’en offrir une lecture claire et directe, excluant l’illusionnisme ou l’interprétation.

Du Modernisme au Nouveau Réalisme, esquisse d’un Minimalisme scandinave

30Alors que nous nous sommes intéressés à l’esquisse du minimalisme avec la production du couple Aalto, nous allons maintenant nous attacher à montrer en quoi leur approche est propre à leur région : le minimalisme scandinave.

31En architecture, au début des années 1930, Alvar et Aino Aalto quittent le modernisme pour un style plus personnel. Ils se tournent vers des constructions d’inspiration organique qui vont prendre en compte la nature du site, la spécificité des espaces à construire et les besoins de ses utilisateurs (dans une recherche d’humanisation). Dans leur architecture comme dans leur mobilier, ils recourent aux formes courbes et n’hésitent pas à s’opposer à l’angle droit prôné par les architectes modernes. Malgré quelques expérimentations avec l’acier, un matériau typiquement moderne, Alvar et Aino Aalto reviennent vers le bois, un matériau traditionnel.

32La bibliothèque municipale de Viipuri, réalisée entre 1933 et 1935 est un de leurs projets qui se distinguera de l’esthétique moderniste et qui marquera la naissance d’un style qui leur est spécifique : un modernisme régional.
À l’extérieur, l’esthétique reste moderne, avec une influence notable de Gunnar Asplund : des formes géométriques simples aux lignes orthogonales. C’est dans la salle de conférence que l’on note une certaine souplesse des formes. Le dessin du plafond, pour des raisons acoustiques et esthétiques, prend la forme de vagues : vagues qui deviendront par la suite la signature d’Alvar et Aino Aalto. On retrouvera ces formes dans leurs plats empilables en verre, intitulés Fleur, le vase Savoy, la voûte de l’Église de Wolfsburg... Réalisé en baguette de bois, le plafond enveloppe l’espace et glisse au-dessus des auditeurs, avant de redescendre au sol, derrière l’estrade de l’orateur. L’espace qui en résulte est fluide et sculptural.

34L’évolution des techniques de mise en œuvre du bois, tel que le contreplaqué-collé et le lamellé-collé permet à Alvar et Aino Aalto de remplacer les structures en tubes d’acier coudé : le bois peut désormais adopter les mêmes formes et propriétés mécaniques que l’acier, avec une souplesse qui rend les sièges et les chaises encore plus confortables. Ces techniques leur permettront de moderniser l’image du bois en lui donnant des formes souples, organiques, supprimant progressivement les assemblages mécaniques. Avec ces techniques, qui consistent à superposer, mouler et coller de fines plaques de bois, ils obtiennent des courbes de plus de 90°. Alvar Aalto écrit à ce propos :

• 11 Alvar Aalto, « L’Humanisation de l’architecture », in Göran Schildt (éd.), Alvar Aalto, La table bl (...)

Les surfaces tubulaires chromées sont sur le plan technique de bonnes solutions, mais d’un point de vue psychologique, ces matériaux ne conviennent pas à l’être humain. Le sanatorium avait besoin d’un mobilier qui soit léger, flexible, facile à nettoyer, etc. Après de larges tentatives utilisant le bois, le système flexible fut découvert, une méthode et un matériau furent combinés pour réaliser un mobilier d’un contact plus agréable, un mobilier mieux adapté au séjour long et pénible en sanatorium que le matériel ordinaire.11

35Cette innovation leur permet de réduire le nombre de pièces, voire de concevoir des sièges d’un seul tenant. Le siège Paimio n’est constitué que de trois pièces : deux cadres fermés qui font office de structure, de piétements et d’accoudoirs ainsi qu’une pièce centrale qui sert d’assise et de dossier. Les cadres structurels sont fabriqués en lamellé-collé de hêtre, puis de bouleau, car cette technique offre une souplesse qui améliore le confort de ce siège, tout en conservant une importante résistance structurelle. La pièce centrale qui se déroule tel un rouleau de papier est quant à elle réalisée en contreplaqué courbé, qui apporte davantage de rigidité. La différence entre ces deux techniques réside dans le sens de superposition des fibres des fines couches de bois lors de leur assemblage. Pour le lamellé-collé, les fibres sont toutes orientées dans le même sens, alors que pour le contreplaqué courbé, elles sont croisées : la fibre de la seconde couche de bois est positionnée perpendiculairement à la première, la troisième dans le même sens que la première, la quatrième à nouveau perpendiculairement à la première et à la troisième et ainsi de suite.

36Si l’influence des structures tubulaires de Marcel Breuer, entre autres, se fait ressentir dans la réalisation de ces pièces d’un seul tenant, le couple Aalto se démarque toutefois de son esthétique moderniste, froide et mécanique, en y introduisant la chaleur et le lyrisme de la couleur et des courbes du bois. Ils réaliseront d’ailleurs quelques variantes plus confortables de ce fauteuil Paimio... avec des assises et des dossiers capitonnés. Ces formes s’écartent parfois d’une esthétique minimaliste, rationnelle, mais elles sont les premières d’une série de réalisations que l’on associe au minimalisme nordique. La réduction du nombre de pièces nécessaires à la conception de ce mobilier les rapproche naturellement du concept de design minimaliste.

37Ce sont ces principes qui donneront naissance, en 1932, au pied Aalto (également connu sous le nom de pied en L).

38Il est le résultat d’une nouvelle technique de cintrage du bois de bouleau que les Aalto brevetteront. Cette technique consiste à scier des interstices séparés d’intervalles réguliers pour créer de fines lamelles de type tenons-mortaises. Deux pièces peuvent ainsi s’emboiter. Humidifiées et chauffées, ces lamelles s’assouplissent, permettant de les courber selon l’angle voulu. Une fois collées entre-elles et refroidies, elles ne constituent plus qu’un élément devenu rigide. C’est avec ces pieds en L que sera conçu le tabouret à trois pieds entre 1932 et 1933. Il est aujourd’hui devenu un meuble emblématique du design scandinave adoptant une plastique minimaliste : réalisés entièrement en bouleau (bois clair), trois pieds sont assemblés (vissés) avec une pièce ronde qui sert d’assise, le tout sans fioriture ni ornement. Les courbes, de l’assise et des pieds, donnent toutefois une certaine élégance et fluidité au tabouret et le rendent moins austère, malgré sa simplicité apparente. Ces tabourets meubleront notamment l’auditorium de la bibliothèque de Viipuri. Encore une fois, les Aalto créeront une variation de ce tabouret pour en faire une chaise : la chaise 65, qu’ils déclineront en gamme (des chaises ayant différents dossiers, ainsi que des chaises hautes et des tables en 1933).

• 14 Alvar Aalto, Alvar Aalto de l’œuvre aux écrits, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1993, p. 27.

« L’ancien rationalisme était en partie négatif : il voulait chasser l’ancien langage des formes. On pensait que c’était suffisant. Il n’en est pas ainsi. Une nouvelle forme doit les remplacer, une forme qui convienne à la vie d’aujourd’hui, et, aussi, de préférence, à celle de demain. Cette forme ne peut être fondée que sur l’étude des modes d’action des hommes, de la biodynamique, mais elle doit aussi parler à leur esprit. »14

La diffusion du style scandinave

40Après avoir vu en quoi l’architecture et le design d’Alvar et Aino Aalto peuvent être considérés comme l’esquisse d’un minimalisme scandinave, nous allons analyser l’impact et la réception de leurs réalisations en Finlande et dans le reste du monde.

41C’est en 1931, lors du retour de leur voyage en Europe, que leurs meubles commencent à gagner en visibilité : à Zurich par l’intermédiaire de Siegfried Giedion qui dirigeait une entreprise de diffusion de meubles modernes. Pour répondre à la demande, aux difficultés d’approvisionnement et de fabrication, il fonde avec Werner Moser et Rudolf Graber la société Wohnbedarf. Suite à la parution de photographies de la chaise empilable (Figure 9) dans diverses revues (Bauwelt en Allemagne, Architectural Reviews et The Architect’s Journal en Angleterre) et sa présentation lors d’expositions (l’exposition Thonet de Vienne, la Triennale de Milan en 1933, l’exposition du grand magasin Fort-num et Mason à Londres la même année), les demandes de fabrication affluent de Berlin (avec le directeur de Desta), de Thonet-Mundus… Le succès est tel en Angleterre que l’homme d’affaires G.M. Boumphrey crée une société exclusivement dédiée à la promotion et la commercialisation des meubles Aalto, nommée Finmar. L’exportation se poursuit ensuite en Suède, en France… avant d’être exposée par la Werkbund en 1934 ou encore à l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1935.

42Face au succès et à la diffusion extrêmement rapide des meubles modernes Aalto, la société finlandaise Huonekalu-ja Rakennustyötehdas d’Otto Korhonen implantée à Turku (société responsable de l’édition de ses meubles) est vite débordée. Pour cette raison, on leur propose régulièrement de les fabriquer sur place avec des entreprises locales. En réponse et pour faire face à cette demande internationale, Alvar et Aino Aalto envisagent la création d’une société qui leur permettrait de les produire à grande échelle et ainsi de centraliser leur production. Leur rencontre avec Maire Gullichsen, riche héritière d’entreprises de bois, leur donne l’opportunité de fonder une société destinée à s’occuper de la fabrication et de la diffusion du mobilier des Aalto. Associés avec leur proche et critique d’art Nils-Gustav Hahl ainsi qu’avec Maire Gullichsen, le 15 octobre 1935 à Helsinki, ils créent Artek (contraction de Art et Technique) : la société qui exportera leur mobilier dans le monde entier. Cette entreprise, conjuguée aux nombreuses expositions dont ont fait partie Alvar et Aino Aalto, a largement contribué au rayonnement international du design scandinave, reconnu pour ses formes épurées et son esthétique minimaliste. Avec la création de cette société, ils ouvrirent leur première boutique à Helsinki, ainsi qu’une galerie d’art. Maire Gullichsen, qui a réalisé ses études d’art à Paris, entretient des relations avec le milieu artistique français et notamment avec Fernand Léger dont elle exposera les œuvres à Artek. Les meubles Aalto seront primés lors de la Triennale de Milan en 1936 et acquerront une notoriété mondiale.

44Ces différentes informations nous enseignent que la diffusion du minimalisme scandinave auquel contribue largement le couple Aalto passe d’abord par le succès international de leur mobilier, dans les différentes expositions, triennales... auxquelles ils participèrent dans les années 1930 mais aussi à travers leurs visibilités (les magazines, catalogues d’expositions) et les liens qu’ils ont entretenus avec les architectes-artistes-designers modernes, en Europe et aux États-Unis. L’architecture du couple Aalto ne fut reconnue que dans un second temps. La dynamique d’internationalisation propre au modernisme (au « style international ») n’a fait que faciliter et encourager la circulation de leurs réalisations.

Conclusion

45La période moderniste des Aalto fut très courte (de 1928 à 1933 environ), mais elle leur a offert un rayonnement international. Il est également impossible de résumer leur œuvre à travers une lecture du minimalisme mais il est clair que l’épurement formel qu’ils ont opéré allait par la suite contribuer à l’essor de cette mouvance dans les pays scandinaves. L’humanisme et les formes organiques des Aalto auront doué le minimalisme nordique d’une identité singulière qui perdure encore dans l’imaginaire et l’inconscient collectif. Aux États-Unis, des pionniers du design tels que Eero Saarinen, Charles et Ray Eames en furent largement inspirés, notamment en termes de recherches formelles et matérielles (pour le bois lamellé, ou le contreplaqué collé moulé).