1Les industries navales norvégiennes sont intéressantes à plus d’un titre. En premier lieu, ce pays est connu pour sa pépinière d’armateurs depuis plus de 150 ans, sa flotte marchande s’étant hissée parmi les grands rouliers des mers de la planète (le dixième de la flotte mondiale était sous contrôle norvégien au début des années 1960, un peu plus de 3 % de nos jours, mais près de 6 % en termes de valeur pour 0,1 % de la population mondiale). Cette situation avantageuse laisse deviner que les demandes de navires y ont toujours été nombreuses, pour atteindre même jusqu’au quart du carnet mondial de commandes au début des années 1960, stimulant ainsi la production nationale, tout en reflétant, par les hésitations de la conjoncture internationale, la très grande sensibilité de cette industrie aux marchés extérieurs. En second lieu, la Norvège devient à partir des années 1970 un État producteur d’hydrocarbures offshore, d’où la nécessité de concevoir et de produire des équipements maritimes de toutes sortes que l’industrie navale a opportunément captés à son profit. Elle compte d’ailleurs moins aujourd’hui pour la construction navale que pour la production d’équipements destinés aux navires, matériels flottants ou installations posées en mer (Sjøholt, 1996 ; Haraldsen, 1998 ; Helseth et al., 2018 ; NRF, 2015, 2019). Enfin, l’intensification technologique qui en a résulté peut faire penser aux milieux innovateurs ou districts industriels observables en d’autres lieux et pour d’autres secteurs industriels (Aydalot, 1986 ; Becattini, 1992). La construction navale et la production d’équipements s’expriment effectivement au travers de foyers géographiquement significatifs, éloignés des centres métropolitains, alors que l’industrie navale qui s’était déployée depuis le milieu du xixe siècle jusqu’aux années 1980 avait largement investi les agglomérations et plus particulièrement la région métropolitaine autour du fjord d’Oslo, selon les modèles de la « grande » industrie. Ainsi, à la tendance à l’internationalisation des acteurs, marquée notamment par l’intrusion d’intérêts étrangers dans les chantiers nationaux ou par la segmentation de la chaîne de valeurs au profit de chantiers étrangers à bas coûts de main-d’œuvre pour les tâches les moins complexes (montage des coques notamment), se superpose le renforcement relatif d’un enracinement local dans des espaces périphériques. On a donc l’impression que les centres majeurs de la construction navale tournent lentement au sein de l’espace norvégien, comme dans une galaxie en recherche d’équilibre, et c’est à ce titre que cette branche industrielle mérite le plus grand intérêt, comme exemple illustratif et surtout démonstratif de la validité des modèles théoriques de localisations industrielles.
2Paradoxalement, les analystes et les chercheurs se sont plus intéressés à l’industrie navale norvégienne pour ses structures internes et son environnement économique et financier (NOU, 1978 ; OECD, 2017) que pour son enracinement territorial qui est pourtant la raison d’être de l’approche géographique (Lewan, 1972). Pourtant, la géographie économique en Norvège a largement consolidé ses approches méthodologiques et théoriques (Asheim et Haraldsen, 1991) mais la construction navale et plus largement l’industrie maritime n’a jamais été vraiment au centre de ses préoccupations, alors même qu’elle représente encore 6,7 % du produit national brut en 2014 (en y incluant les services et le shipping). C’est donc en reprenant les relevés de missions étalées sur une quinzaine d’années et actualisés par la lecture d’analyses institutionnelles et de rapports annuels d’entreprises que nous avons entrepris cette mise au point, en conservant en mémoire l’exemplarité de son étude pour la compréhension des enracinements locaux d’industries largement ouvertes sur le monde.
- 1 t.j.b. pour tonneau de jauge brute. Il s’agit de l’unité de mesure du volume intérieur des navires, (...)
3Il convient tout d’abord de rappeler le caractère très globalisé des marchés de l’industrie maritime. Le principe de la liberté des mers est en effet le fond de plan qui influence directement le marché international des frets, lui-même étroitement lié à ceux des matières et denrées et décalquant ses effets sur le marché des navires, créant ainsi de multiples possibilités d’interaction et de contagion. On comprend dès lors que les centres de gravité de la construction navale évoluent rapidement, sans trop profiter des effets d’inerties des anciennes localisations, l’arbitrage se faisant toujours en faveur des lieux disposant des meilleures capacités d’organisation pour les coûts de production les plus faibles. Limitée jusqu’au milieu du xxe siècle aux pays riverains de la mer du Nord, la construction navale s’est ensuite rapidement étendue au Japon (en dix ans, entre 1955 et 1965, le Japon passe de 15 % à environ la moitié du tonnage de jauge brute1 (t.j.b.) lancé dans le monde, puis se maintient à ce niveau dans la décennie suivante, tout en triplant sa production en valeur absolue ; Lacoste, 1996). La Corée du Sud a suivi le même chemin avec quelque retard : entre 1980 et 1982, période-charnière, elle triple sa production et se hisse au deuxième rang des constructeurs dès 1985. Quinze ans plus tard, elle détient le premier carnet de commandes mondial. La Chine décolle plus tardivement mais nettement dans les années 1990 (son carnet de commandes double entre 1990 et 1992 et se hisse au premier rang mondial en 2009). Depuis cette date, la Chine produit plus du tiers des tonnages mondiaux devant la République de Corée et le Japon, ce dernier étant nettement décroché (le cinquième des tonnages en moyenne sur la période 2014-2018, tableau 1). Les trois pays asiatiques précités produisent 90 % des nouveaux tonnages assemblés dans le monde.
Tableau 1 : Moyenne annuelle de la production par pays constructeur entre 2014 et 2018 (en milliers de tonneaux de jauge brute (t.j.b.) et en pourcentage de la production mondiale) / Status of ship production by country between 2014 and 2018 (in thousands of gross tons and percentage)
Pays
|
Production navale annuelle moyenne entre 2014 et 2018 (milliers de t.j.b.)
|
% de la production mondiale
|
Chine
|
23 487
|
36,5
|
République de Corée
|
21 667
|
33,6
|
Japon
|
13 442
|
20,9
|
Philippines
|
1 762
|
2,7
|
Taïwan
|
532
|
0,8
|
Roumanie
|
454
|
0,7
|
Allemagne
|
452
|
0,7
|
Vietnam
|
434
|
0,7
|
Italie
|
378
|
0,6
|
Brésil
|
283
|
0,4
|
États-Unis
|
269
|
0,4
|
France
|
153
|
0,2
|
Norvège
|
141
|
0,2
|
Finlande
|
127
|
0,2
|
Pays-Bas
|
121
|
0,2
|
Turquie
|
114
|
0,2
|
Monde
|
64 416
|
|
Source : CNUCED, 2018
4Cette évolution en « vol d’oies sauvages » signifie bien sûr des modifications profondes du système industriel de production. On entend ici par système un ensemble dont les éléments sont interdépendants (capitaux, équipements, biens produits, clients) et s’expriment au travers d’entreprises et d’établissements dont la taille et les orientations de l’offre sont en phase étroite avec la demande. Ce glissement massif de la production vers l’Asie n’aurait jamais été possible s’il n’y avait pas eu l’émergence d’un système industriel de grande puissance, à la fois concentré financièrement et intégré techniquement au sein de filières contrôlant à la fois la production d’acier et l’assemblage des coques (Marcadon, 1998). Les Kereitsus au Japon, puis les Chaebols en Corée, les sociétés d’État en Chine ont joué ce rôle en pesant sur les coûts de production en série des navires standards (vraquiers secs et pétroliers notamment). Il s’agit bien en effet de la production à la chaîne de navires dont les types sont proposés à la clientèle sur « catalogue », avec d’autant plus de succès que les futurs propriétaires de ce genre de navires sont en situation « passive », sans exigences particulières, en dehors de celle des prix les plus bas. Ainsi, en 2017, plus de 91 % des livraisons mondiales de pétroliers (exprimées en tonnage de jauge) sont issus des trois ténors asiatiques, près de 88 % de celles de porte-conteneurs sont dans le même cas. À l’inverse, le « reste du monde » s’arroge plus des trois quarts des livraisons de navires à passagers, ces derniers exigeant des assemblages complexes et une conception échappant à la grande série (Tourret, 2009 ; Sindres, 2015). Dans la même perspective, il convient de bien faire la distinction entre les équipementiers et les concepteurs de navires, encore massivement installés en Europe et les assembleurs, ces derniers étant maintenant regroupés en Asie, en endossant les marges les plus faibles de la chaîne de valeur, ainsi que les risques financiers les plus élevés, le prix des navires étant très dépendant des cycles conjoncturels de la demande de transport. En effet, il faut bien admettre à ce sujet que la construction navale est une activité d’assemblage à faible valeur ajoutée et à rémunération incertaine, comme le suggère, pour le cas norvégien, la comparaison entre la valeur ajoutée et le chiffre d’affaires (21,4 % en 2014, contre 28,2 % pour l’industrie des équipements navals, voire 36,4 % pour les services maritimes).
5C’est en gardant à l’esprit de telles considérations que nous reprenons les tendances longues qui ont travaillé cette industrie en Norvège. Alors qu’au milieu des années 1960, l’industrie navale mobilisait un peu plus de 34 000 personnes (34 085 en 1966, selon Garreau, 1969), elle en employait un peu plus de 36 000 au milieu des années 2010 (36 319 en 2014 selon l’OECD, 2017), mais avec un rapport pratiquement inversé entre construction et équipements (28,5 % pour la construction et 71,5 % pour les équipements en 2014, contre 78,7 % pour la construction et 21,3 pour les équipements en 1966, tableau 2). Les équipements qui regroupent tous les matériels de propulsion, les équipements électriques et électroniques, les équipements de pont, la conception du navire, mais aussi tous les matériels destinés à l’offshore, ont vu leurs effectifs progresser de 260 %, alors que les effectifs de la construction « pure » ont diminué de 61,4 % ! Les équipements pesaient en 2014 quatre fois plus dans le PIB que la construction navale qui, par ailleurs, ne livrait plus en moyenne que 0,2 % du tonnage mondial entre 2014 et 2018 (141 000 t.j.b., tableau 1).
Tableau 2 : Les activités maritimes norvégiennes (pêche exclue) en 1966 et 2014 / Norwegian maritime activities (excluding fishing) in 1966 and 2014
|
1966, nombre d’emplois
|
2014, nombre d’emplois
|
2014, % emplois nationaux
|
2014, valeur ajoutée (milliards de couronnes)
|
2014, part du PNB
|
Shipping
|
55 628
|
45 420
|
1,7
|
109,6
|
3,9
|
Services
|
n.c.
|
27 767
|
1
|
37,1
|
1,3
|
Équipements
|
7 196
|
25 953
|
1
|
33,5
|
1,2
|
Construction navale
|
26 889
|
10 366
|
0,4
|
8,2
|
0,3
|
Total industrie
|
34 085
|
36 319
|
1,4
|
41,7
|
1,5
|
Total général
|
–
|
109 506
|
4,1
|
188,4
|
6,7
|
Sources : Garreau, 1969, Historisk Statistikk, 1978, OECD, 2017
6Le système de production a donc profondément évolué. Dans les années 1960, l’industrie navale cherchait à répondre aux armateurs soucieux de s’équiper de grands navires pour suivre l’érosion tendancielle des frets liée à la course au gigantisme (Egeland, 1971 ; Ågotnes et Heiret, 2017, 2019). En un quart de siècle, les chantiers nationaux sont effectivement passés d’une production annuelle d’une cinquantaine de milliers de t.j.b. (1950) à un million de t.j.b. au milieu des années 1970. Chaque année, les chantiers nationaux livraient aux armateurs norvégiens plusieurs centaines de milliers de t.j.b. (pour un maximum de 684 000 t.j.b. en 1973), soit 10 à 20 % de leurs besoins annuels de navires neufs. Le reste provenait d’une poignée de pays constructeurs étrangers, Suède et Japon en tête. Il faut signaler ici que les commandes dynamiques des armateurs norvégiens étaient encouragées par une politique fiscale favorable à l’amortissement rapide des investissements, poussant ainsi à l’acquisition de navires neufs aux dépens du maintien en flotte d’anciens navires. Par ailleurs, de puissants armateurs avaient des intérêts engagés dans le capital des chantiers de construction. Fred Olsen par exemple fut le principal actionnaire de l’entreprise Akers Mekaniske Verksted de 1917 à 1985. Sig.Bergesen d.y., armement spécialisé dans le transport de vracs, en fit de même pour les chantiers Rosenberg de Stavanger de 1942 à 1970. À l’inverse, des entreprises industrielles, spécialisées dans la mécanique lourde, comme Kvaerner, n’ont pas hésité à investir le transport maritime pour garnir le carnet de commandes de leur division navale, de sorte que de véritables filières intégrées s’étaient durablement mises en place.
- 2 t.p.l. pour tonne de port en lourd. Les t.p.l. mesurent la capacité maximale de charge des navires, (...)
7Pour y parvenir, de gros efforts d’investissements capacitaires furent consentis par les entreprises. Par exemple, Aker prend le contrôle dans les années 1950 du petit chantier de Stord dans l’ouest du pays pour en faire un site d’assemblage de grands navires avec une cale permettant d’y construire des navires jusqu’à 280 000 t.p.l.2 De ce site, le seul avec celui de Stavanger-Rosenberg à pouvoir produire des navires de plus de 100 000 t.p.l., sort 42 % de la production norvégienne, exprimée en jauge brute, en 1973 (NOU, 1978). Près de 2 000 personnes y travaillent à la fin des années 1970 (contre seulement 300 en 1949). Dans ce contexte, il n’est donc guère étonnant d’enregistrer une accélération de la concentration capitalistique des chantiers. Aker prend le contrôle entre 1955 et 1973 de chantiers à Kragerø, à Stord déjà cité, à Trondheim, à Bergen ou Arendal. De même, Kvaerner achète les chantiers de Moss en 1961 avant de prendre le contrôle de Stavanger-Rosenberg en 1970 (Pinard, 1980). Cela dit, la concentration des moyens de production était encore très imparfaite dans les années 1970. On décomptait une soixantaine d’établissements de plus de 100 salariés et huit d’entre eux seulement disposaient de plus de 1000 salariés (NOU, 1978).
8Or, c’est ce système qui a subi de plein fouet les crises qui ont sévi dans les deux dernières décennies du xxe siècle. Le carnet de commandes à l’échelle mondiale est porté au plus haut au 1er janvier 1974 (241 millions de t.p.l.), suite à la flambée des frets dans la seconde moitié de l’année 1973. Mais ce comportement spéculatif insensé ne dure pas. Des annulations massives se succèdent, déstabilisant les chantiers les plus fragiles. Cinq ans plus tard, le carnet tombe à 32 millions de t.p.l. et reste à des niveaux médiocres pendant les années 1980. Très engagés dans le transport international, les armateurs norvégiens suivent un comportement homothétique. Leurs commandes dans le monde sont portées à 31,5 millions de t.p.l. au 1er janvier 1974 (dont 26,4 sous forme pétrolière). Mais cette attitude grégaire leur fait oublier la prudence la plus élémentaire, puisque 15 % seulement de ces commandes sont couvertes par des affrètements à long terme. Le retournement de la conjoncture mondiale les oblige à annuler massivement leurs engagements au prix de pertes financières considérables. Des armateurs apparemment puissants, comme Hilmar Reksten, sombrent corps et biens. D’autres, pour se sauver de l’impasse financière, décapitalisent massivement et vendent leurs navires sur le marché de l’occasion, pas toujours au meilleur prix. Enfin, beaucoup procèdent au dépavillonnement, à l’utflagging vers l’étranger, la plupart du temps sous pavillon de complaisance, de sorte que la flotte sous contrôle norvégien mais étrangère par le pavillon, finit par dépasser la flotte exploitée sous registre national à la fin de l’année 1986 (obligeant les pouvoirs publics à créer le registre international du N.I.S. pour stopper l’hémorragie à compter du 1er juillet 1987). Dans ce contexte, le carnet de commandes des armements norvégiens tombe à l’échelle mondiale à 3,6 millions de t.p.l. au 1er janvier 1980 et même à 0,7 million de t.p.l. au 1er janvier 1988. Ce sont les chantiers nationaux qui ont été les plus lourdement impactés par ces évolutions négatives. Dès l’automne 1974, le chantier de Stord par exemple est affronté à une dizaine d’annulations de commandes de gros pétroliers, alors que son plan de charge semblait assuré pour au moins cinq ans. Globalement, les commandes d’origine norvégienne passées aux chantiers nationaux glissent de 917 000 t.p.l. au 1er janvier 1981 à… 5 000 t.p.l. au 1er janvier 1989 ! Les livraisons des chantiers norvégiens aux armements nationaux, de 684 000 t.j.b. en 1974, dégringolent à 127 000 t.j.b. en 1978 et à 18 000 en 1987.
9Il s’agit donc bien d’un changement d’époque. Sa traduction la plus immédiate est la fermeture de nombreux sites d’assemblage, expliquant la chute des effectifs employés dans la construction navale au sens strict du terme (13 850 personnes en 1989). Ces sites obsolètes participent à l’impression de sensible désindustrialisation qui sévit en Norvège à partir des années 1980 (Hansen, 1983). Par ailleurs, les défaillances financières des entreprises favorisent les restructurations capitalistiques au hasard des circonstances, sans réelle logique industrielle et souvent dans un but essentiellement spéculatif. Elles encouragent en même temps l’internationalisation croissante du secteur naval. Par exemple, le groupe Aker, après avoir pris la décision de ne plus construire de navires à partir de 1982 pour se consacrer exclusivement à l’assemblage de matériels offshore, revient sur sa décision sous l’impulsion de son nouvel actionnaire de référence, l’homme d’affaires Kjell Inge Røkke qui en prend le contrôle en 1996. Le groupe Aker ASA, par l’intermédiaire de sa filiale Aker Yards, se constitue alors très rapidement un portefeuille de chantiers en Norvège et à l’étranger (en Roumanie et au Brésil en particulier) au début des années 2000. Et comme Aker ASA fusionne avec son rival Kvaerner en 2002, ce portefeuille prend des allures réellement impressionnantes. En effet, Kvaerner, après avoir fermé la plupart de ses sites et avoir converti Stavanger-Rosenberg à la construction offshore, reprend pied dans la construction navale au hasard des bonnes affaires qui se présentent en Norvège et ailleurs. Il rachète Govan en Grande-Bretagne (revendu presque aussitôt à BAE Systems) et surtout Masa Yards en Finlande, entreprise très fragile issue de l’échec du rapprochement entre les groupes finlandais Wärtsilä Marine et Valmet. Les Norvégiens se sont également impliqués dans les chantiers Finnyards à Rauma, devenus Aker Finnyards, de sorte qu’avec la fusion entre Aker et Kvaerner, Aker Finnyards et Kvaerner Masa Yards ne font plus qu’une seule entité en 2005 (Aker Finnyards Oy). L’apogée de cette stratégie de reconquête date de 2006, lorsque Aker Yards rachète Alstom Marine, c’est-à-dire les anciens Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire. Près d’une quinzaine de chantiers dans le monde, dont une grande partie de ceux qui s’étaient spécialisés dans les grands navires de croisière, sont alors sous contrôle d’Aker Yards. L’entreprise emploie à l’époque 16 000 personnes dans le monde entier. Toutefois, cette stratégie de Kjell Inge Røkke n’a qu’un but strictement financier. Il espère que la corbeille ainsi constituée permettra d’attirer les ténors de l’industrie navale afin de réaliser de fructueuses plus-values. Il annonce donc qu’il désire vendre sa division navale en 2006 et procède par étapes à la vente de ses actions, Aker Yards se retrouvant sans actionnaire de référence dès le printemps 2007. À la surprise générale, c’est le groupe sud-coréen STX qui sort du bois et rachète 39,2 % des actions en octobre 2007, puis la presque totalité du capital durant l’été 2008. Aker Yards devient alors officiellement STX Europe en novembre 2008. Pour la Norvège (comme pour la Finlande et la France), il s’agit bien sûr d’un événement capital. STX Europe dispose en Norvège de deux filiales, STX Norway et STX OSV Holding, en Finlande de STX Finland pour les trois sites de Turku, Helsinki et Rauma et en France de STX France (l’État français conservant dans l’affaire un peu plus du tiers des parts pour les deux sites de Saint-Nazaire et de Lorient). Cette nouvelle configuration industrielle n’est pourtant pas stabilisée. Empêtrée dans des difficultés financières, la maison-mère de STX Europe commence à céder des actifs. En 2012 elle vend STX Norway (Florø) au groupe norvégien Westcon et surtout cède en 2013 STX OSV Holding à l’italien Fincantieri qui, par l’intermédiaire de sa filiale Vard, reprend 5 chantiers en Norvège (Aukra, Brattvåg, Brevik, Langsten et Søviknes) mais aussi divers sites en Roumanie, au Brésil et au Vietnam. Par ailleurs, la situation en Finlande se dégrade rapidement, le chantier de Rauma fermant en 2014, le site de Helsinki étant confié à Arctech, société en partenariat avec le russe USC qui finit par en prendre le contrôle complet, le chantier de Turku étant finalement vendu à l’allemand Meyer. On sait qu’en France, la situation n’est guère meilleure : le site de Lorient est vendu en 2016 à Kership et le chantier de Saint-Nazaire fait l’objet de tractations avec Fincantieri, l’État français préférant finalement la solution de la nationalisation temporaire, à la suite du renoncement de l’entreprise italienne, acté à la fin du mois de janvier 2021.
10La survie du secteur naval en Norvège ne repose donc pas sur les recompositions financières précédemment décrites, au demeurant assez chaotiques, mais plutôt sur les externalités positives engendrées par l’économie maritime au sens large du terme (shipping, services sous forme d’analyse des marchés, conseils et expertises en matière de technologie navale et de financement, production enfin d’équipements). L’OECD évalue les emplois de ces activités à plus de 109 000 en 2014, soit 4 % des actifs norvégiens, la construction navale en représentant une toute petite part (10 366, soit un peu moins de 10 %). À l’inverse, les services maritimes représentent 27 767 emplois et la production d’équipements 25 953, le tout étant sous dépendance des besoins permanents du shipping (45 420 emplois). Les services en particulier, dont l’un des plus beaux fleurons est la société de classification Det Norske Veritas, associée depuis 2013 à son alter ego allemand, Germanischer Lloyd sous le nom de DNV GL, accompagnent en permanence le shipping qui reste bien le cœur de cette économie maritime : il en représente plus de 4 emplois sur 10, soit 1,7 % de la totalité des actifs pour 3,9 % du PNB. Nous sommes en présence d’un véritable complexe (Lacoste et Tourret, 2009) à double dimension, verticale (par l’impulsion des donneurs d’ordre du shipping) et horizontale (par la qualité et la diversité des services spécialisés et des productions d’équipements). Le carburant de ce complexe, sorte de cluster à l’échelle nationale, est l’innovation permanente, née d’un milieu très spécialisé et à l’écoute de tous les changements de l’économie mondiale. En fait, l’entreprise innovante puise sa force de ce milieu, selon un cheminement évolutionniste donnant la primeur aux innovations technologiques nées des interactions entre partenaires complémentaires et transmises au tissu industriel par des procédures d’apprentissage plus ou moins rapides. D’ailleurs, les pouvoirs publics entendent bien soutenir ce cluster, en dehors des supports financiers finalement assez classiques accordés à la filière (mesures fiscales, prêts à l’exportation, garantie de prêts, commandes publiques). C’est le sens de leur engagement dans la recherche-développement par le biais du Norwegian Research Council ou d’Innovation Norway. La politique graduée en faveur des clusters, des simples émergents jusqu’aux plus confirmés, se traduit par trois niveaux d’aides dont les plus significatives concernent les Global Centres of Expertise (GCE). Pour ce qui touche la mer, les GCE concernent le Blue maritime Cluster basé dans le Møre og Romsdal, l’Oil and Gas Subsea Cluster basé à Bergen et l’Oil Equipment and Drilling Cluster implanté dans le sud du pays. En même temps, les pouvoirs publics entendent orienter cet effort en faveur d’une « économie bleue » respectueuse de l’environnement, comme décliné dans le document d’août 2015 intitulé « Maritime Opportunities. Blue Growth for a Green Future ». On devine alors que la primauté de la grande entreprise n’est plus la clé de lecture essentielle pour la compréhension de la naissance et de la diffusion de l’innovation, puisque l’imprégnation par le milieu prend le pas sur la logique capitalistique. Bien sûr, il serait faux de nier l’existence d’innovations dans la construction navale des années 1960-1980 (on pourrait citer par exemple, pour le transport de gaz liquéfiés, la technique des cuves sphériques, dite Moss-Rosenberg, proposée par le groupe Kvaerner et qui fut longtemps une alternative crédible aux techniques dites à membranes, parce que nettement moins coûteuse à la construction). Mais précisément, cet exemple concerne bien la grande entreprise, alors que le nouveau système industriel s’appuie sur des entités de moindre envergure, pour des navires de taille modeste (les chantiers norvégiens actuels ne construisent plus de grands navires). Souvent, ce sont des entreprises d’origine familiale qui progressent en profitant de l’esprit d’initiative de leurs dirigeants.
11C’est le cas notamment du groupe Ulstein (539 salariés en 2018), dont l’essor a toujours été encadré par les descendants du fondateur de l’entreprise (Martin Ulstein en 1917). C’est en particulier sous la direction de l’un des fils de Martin Ulstein, Idar Ulstein, que le groupe prend son envol, grâce à des innovations en matière de design pour les navires destinés à l’offshore (dont un premier prototype sort des chantiers en 1974). Ce type de navire (type UT), adapté aux mers difficiles, est ensuite construit ou vendu sous licence à des centaines d’exemplaires (Groizeleau, 2011). Un tel succès lui permet d’acquérir des établissements spécialisés dans les équipements navals (matériels électriques, électroniques et hydrauliques, appareils de propulsion). C’est d’ailleurs cet engagement systématique hors du strict montage des navires qui permet à Idar Ulstein de négocier la vente de son entreprise au groupe britannique Vickers en 1999 (aujourd’hui Rolls-Royce). Peu intéressé par la construction navale, Rolls-Royce est pourtant attaché à la Norvège comme motoriste, producteur et concepteur d’équipements, hérités d’Ulstein. Il s’est arrogé la propriété des licences des navires UT, qu’il a d’ailleurs étoffées largement au cours des dernières années, tout en rachetant de nouvelles entreprises spécialisées dans les équipements (son pactole a d’ailleurs été « renorvégianisé » en 2019 par son rachat par Kongsberg, entreprise à capitaux publics majoritaires). De son côté, Idar Ulstein a poursuivi ses activités de construction et de design. Le groupe Ulstein subsiste donc en cultivant de nouvelles compétences en matière de design et d’architecture navale (dont l’étrave inverse, le navire-prototype, le Bourbon Orca, sortant des chantiers en 2006). Ainsi, sur les 539 salariés du groupe, 337 seulement sont engagés dans la construction en 2018 (la plupart des coques sont d’ailleurs assemblées à l’étranger, le chantier norvégien se réservant les montages les plus complexes et les finitions), alors que 130 personnes sont mobilisées par le design et les innovations navales. Le coup de génie d’Idar Ulstein, par la vente partielle de son groupe en 1999, est d’avoir permis le maintien du contrôle familial sur la nouvelle entreprise Ulstein. Ainsi, à la mort d’Idar en 2012, c’est sa fille (Gunvor) et le fils de celle-ci, Tore, qui prennent les rênes du groupe, près des deux tiers des actions restant dans le giron familial.
12Ulstein n’est pas un cas isolé. Même Vard, pourtant filiale d’une multinationale, conserve une tradition de « petite » entreprise, faite de chantiers de taille modeste, ses seuls grands établissements de montage étant à l’étranger (à Tulcea et Braila en Roumanie). Ainsi, alors que Vard dispose en 2020 de 8 300 salariés dans le monde, aucun des sites norvégiens de Vard ne dépasse 200 salariés. Mais tous ces sites puisent leur force de leur fertilisation croisée, les navires construits pouvant dépendre de designs extérieurs, alors qu’à l’inverse, une partie de leur chiffre d’affaires repose sur la vente de leurs propres brevets, destinés d’ailleurs de plus en plus à des partenaires étrangers. Par exemple, Ulstein a construit entre 2010 et 2020 une trentaine de navires dans son chantier d’Ulsteinvik (certains étant sous design d’autres chantiers) mais en a fait construire une soixantaine à l’étranger sous ses propres designs, essentiellement en Chine. Au total, le chiffre d’affaires n’est plus directement proportionné au tonnage réellement assemblé sur les sites de chacune de ces entreprises.
13Cette importance accordée au savoir-faire, plus qu’à la construction elle-même, s’explique largement par l’émergence de nouvelles générations de navires. Il faut bien comprendre qu’un navire est un véritable gisement de recherche technologique, autant pour répondre à l’efficacité des missions exigées par ses utilisateurs que pour atteindre en termes économiques, l’efficience recherchée par ses propriétaires. Ainsi, deux tendances de fond se dessinent. D’une part, la spécialisation du navire est liée à la diversité des tâches nouvelles qui se multiplient en mer (travaux de toutes sortes, croisières, nouveaux créneaux de transport). D’autre part, la recherche d’efficience suppose des innovations en matière d’équipements et d’architecture navale. D’où le dialogue permanent avec les services du cluster maritime et le poids de plus en plus important de la recherche-développement dans la construction navale elle-même (10 à 15 % des emplois de la construction navale norvégienne en 2014, selon l’OECD, 2017). Par exemple, en matière de conduite du navire, l’industrie norvégienne profite de sa maîtrise du positionnement dynamique ou de ses recherches sur l’automation pour expérimenter des navires autonomes (comme le Yara Birkeland livré en 2020 et qui devrait à terme naviguer sans équipage le long des côtes du Sud norvégien). Elle est également en pointe, en matière de propulsion, pour les piles à combustible à l’hydrogène ou les batteries pour navires électriques et navires hybrides. Cette dernière solution est en effet bien adaptée aux navires de faible tonnage qui ne nécessitent pas forcément de fortes puissances, comme les bacs (Sjøtun, 2019) ou les navires de travail offshore, lorsqu’ils sont en position stationnaire sur leur site d’exploitation. L’enjeu dorénavant est de gagner encore en puissance pour gagner des parts de marché dans de nouveaux segments du shipping, notamment les ferries ou les paquebots (comme le ferry Color Hybrid, navire hybride livré par Ulstein en 2019, sous design de Fosen Yard et dont l’assemblage complexe a fait appel à 150 fournisseurs ou sous-traitants, dont 70 % domiciliés en Norvège). Il s’agit donc d’une industrie d’avant-garde, faite de prototypes de haute technologie et répondant aux exigences les plus rigoureuses de la clientèle, mais en conservant toujours en ligne de mire les potentiels de développement contenus dans les technologies elles-mêmes, comme dans les nouvelles réglementations environnementales, promues notamment par l’Organisation Maritime Internationale pour « décarboner » et dépolluer le transport maritime. Ainsi, le catalogue de Vard offre à ses futurs clients des séries de navires (à partir notamment des 6 paquebots d’expédition livrés à la compagnie française du Ponant entre 2018 et 2020) dont l’objectif est d’abaisser les coûts de production et de proposer l’innovation au plus grand nombre. Le risque en effet du travail « à façon » est de se heurter à des défis technologiques insurmontables, comme ceux qui ont entraîné la faillite en 2020 du chantier Kleven, suite à des retards accumulés dans la construction de deux paquebots d’expédition pour Hurtigruten.
14Rien sans doute n’aurait évolué aussi radicalement s’il n’y avait pas eu les appels constants à l’innovation des activités offshore. Il faut rappeler tout d’abord que la Norvège devient un producteur significatif d’hydrocarbures dans les années 1970. Ce sont les découvertes des gisements de Cod en 1968 et surtout d’Ekofisk en 1969, dans le sous-sol d’un plateau continental dont le partage venait juste d’être précisé par traités bilatéraux avec les pays voisins en 1965, qui ont annoncé une aventure aussi inattendue que spectaculaire. En effet, les découvertes se succèdent ensuite à bon rythme en mer du Nord et laissent augurer l’entrée dans une ère véritablement nouvelle. En 2014, on estime que l’extraction annuelle cumulée depuis le début de l’aventure pétrolière a déjà porté sur 6,2 milliards de m3 équivalents pétrole, à partir de 91 champs offshore, 77 étant encore en activité (60 en mer du Nord, 16 en mer de Norvège et 1 en mer de Barents). Les gisements découverts ou à venir laissent penser qu’il existerait encore en terre 8 milliards de m3 (5,1 de manière attestée et 2,9 avec de fortes probabilités de découverte, même si ces ressources sont suspendues à leurs coûts d’extraction et aux prix pratiqués sur le marché mondial pour en faire de véritables réserves économiquement rentables, estimées à seulement 3,2 milliards de m3 dans les conditions économiques du moment). Quoi qu’il en soit, l’offshore est devenu un fait structurel majeur pour l’économie du pays : il couvre encore 14 % du PNB et réalise 40 % des exportations du pays. Pour lui, sont consentis 19 % des investissements et il rapporte en échange 14 % des revenus de l’État en 2017.
15L’exploitation d’un gisement offshore suppose la mise en œuvre de séquences invariables (prospection, forage, mise en développement, production, puis mise à l’arrêt et démantèlement des installations) qui s’étalent généralement sur plusieurs décennies et requièrent la mobilisation de matériels spécifiques, tous adaptés à la rudesse du milieu marin, la mer du Nord étant de ce point de vue, l’une des plus difficiles au monde. Ainsi, navires de recherche, plates-formes mobiles de forage, navires de soutien ou de support logistique, installations fixes, engins de montage, poseurs de conduites, navires-supports de plongée, navettes d’évacuation de la ressource composent une armada aussi hétéroclite que sophistiquée sur le plan technique. Par ailleurs, les interactions de l’efficacité des matériels et de l’accès à des gisements de plus en plus éloignés de la côte et de plus en plus profonds, expliquent l’obsolescence rapide des matériels et leur renouvellement permanent. Les plates-formes semi-submersibles ont ainsi rapidement supplanté les plates-formes autoélévatrices. Les installations fixes à structures métalliques ont été remplacées par des structures à radier et colonnes en béton, plus adaptées aux grandes profondeurs et aux charges lourdes sur les ponts, avant de céder la place pour les très grandes profondeurs à des unités flottantes pouvant se connecter aux têtes de puits posées sur les fonds marins. Quant aux navires de service, ils ont gagné en taille et en puissance, de sorte que les unités actuelles n’ont plus rien à voir avec celles du début de l’offshore.
16Les armements norvégiens se sont largement engouffrés dans ces nouvelles opportunités du shipping, quitte à en délaisser les aspects les plus traditionnels (Guillaume, 1996). Alors que leurs navires destinés à l’offshore étaient encore inexistants au début des années 1970, on en décompte 342 au 1er janvier 2020 sous pavillon national, auxquels s’ajoutent 233 unités placées sous pavillon étranger. S’ajoute à cette flotte la cinquantaine de plates-formes mobiles qui sont destinées en 2015 au forage ou à l’hébergement pour travaux (NRF, 2015 ; 2019). Une bonne part de ces matériels a été conçue et assemblée dans les chantiers navals du pays, de sorte qu’une véritable manne s’est déversée sur cette industrie maritime depuis maintenant près d’un demi-siècle. Ce sont les chantiers détenus par les entreprises les plus puissantes (comme Aker ou Kvaerner) qui ont bénéficié de l’appui des commandes les plus massives, c’est-à-dire des plates-formes mobiles et des installations fixes. Dès la fin des années 1960, Aker sort de ses chantiers sa première plate-forme semi-submersible. Elle est aussitôt employée à la découverte du gisement d’Ekofisk. Quarante ans plus tard, nous en sommes à la sixième génération de ces plates-formes (avec les deux engins Aker Barents et Aker Spitsbergen, capables de forer sous 3 000 m d’eau). Aker est ainsi devenu l’un des meilleurs spécialistes de ces installations flottantes tout en participant, comme Kvaerner, à l’élaboration des installations fixes (structures et modules de ponts). Pour cela, Aker prend le contrôle d’entreprises de génie civil, investit un temps dans l’industrie du ciment pour répondre à la vogue des plates-formes en béton et devient même contracteur de forage. Finalement, en jetant son dévolu sur Kvaerner, son concurrent direct, il peut réunir l’ingénierie des deux entreprises sous le nom d’Aker Kvaerner, puis Aker Solutions en 2008 (même si Kvaerner réapparaît quelques années plus tard, tout en restant étroitement contrôlé par Aker). Au total, grâce à l’offshore qui lui confère les trois quarts de son chiffre d’affaires (83 milliards de couronnes en 2019), Aker ASA est l’une des plus grosses entreprises du pays avec 21 000 salariés établis en Norvège (37 000 en comptant les emplois à l’étranger). Aker ASA contrôle ou participe au capital d’une dizaine d’entreprises, avec notamment les deux piliers de l’offshore que sont Aker Solutions et Kvaerner. Il est également engagé dans les opérations de forage et de production pétrolière et s’est rapproché de Det Norske Oljeselskap en 2009, puis de BP Norge en 2016 pour former Aker BP (cette dernière société représente les deux tiers de la capitalisation boursière d’Aker ASA). Dans l’organigramme du groupe, il n’y a plus de place pour la construction navale traditionnelle, les cinq sites de production du groupe étant tous dévolus au montage de matériels offshore, les deux plus importants (Stord et Verdal) fonctionnant sous la raison sociale de Kvaerner. En revanche, l’ancien site de Kvaerner, Stavanger-Rosenberg, lui aussi converti à l’offshore, est cédé à des intérêts locaux puis à un groupe de Bergen, avant de tomber dans l’escarcelle d’une entreprise australienne en 2013 (Worley Parsons).
17La construction navale traditionnelle n’a pas été oubliée, mais elle concerne des chantiers plus modestes (Ulstein, Kleven, STX Offshore puis Vard, Havyard, etc). Selon l’OECD, les chantiers norvégiens livraient encore près de 10 % des navires de ce type au début des années 2000, mais cette part considérable ne pesait guère sur le total des tonnages assemblés, les navires de service étant généralement de petite taille. Il s’agit de la déclinaison de plusieurs familles de navires (des plus simples, les PSV, platform supply vessels, jusqu’aux plus complexes, les OSCV, offshore subsea construction vessels, en passant par les AHTS, anchor handling tug supplies ou les IMR, inspection, maintenance and repair vessels), sans oublier les navires de recherche sismique ou les navires de levage ou de pose. Au total, selon les critères établis par l’Arbeidsdirektorat, la construction des matériels offshore (installations fixes et mobiles, navires de service), limitée à 3 600 personnes en 1973, passe à 27 500 personnes vingt ans plus tard. L’industrie des équipements navals (qui n’est pas limitée à l’offshore) a également bien profité de cette opportunité. Ses effectifs sont passés de moins de 15 000 personnes en 2004 à près de 26 000 en 2014. La construction navale est plus en retrait, mais aurait subi une érosion profonde s’il n’y avait pas eu les appels de commandes des armements de l’offshore. À titre d’exemple, sur les 29 navires construits par le chantier Ulstein entre 2010 et 2020, 26 sont des navires offshore (hydrocarbures, mais aussi énergie éolienne). Un pointage sur la période 1961-2019 peut être entrepris pour le chantier Kleven. Il montre assez la grande dépendance de l’entreprise à l’égard de l’offshore : alors qu’entre 1961 et 1990, un seul navire offshore avait été assemblé sur les 58 unités sorties du chantier, 102 navires (sur un total de 169) ont été destinés à l’offshore entre 1991 et 2019 (tableau 3).
Tableau 3 : Les navires sortis du chantier Kleven entre 1961 et 2019 / Vessels that left the Kleven shipyard between 1961 and 2019
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Total
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1961 -1970
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1971 -1980
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1981 -1990
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1991 -2000
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2001 -2010
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2011 -2019
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Navires de charge
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49
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5
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8
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12
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17
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5
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2
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Tankers
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19
|
1
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4
|
3
|
11
|
–
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–
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Pêche
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36
|
13
|
–
|
7
|
6
|
3
|
7
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Offshore
|
103
|
–
|
–
|
1
|
16
|
43
|
43
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Autres
|
20
|
1
|
1
|
2
|
6
|
6
|
4
|
Total
|
227
|
20
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13
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25
|
56
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57
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56
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Source : site internet de l’entreprise
18Par le dernier exemple cité, on ne saurait mieux illustrer les risques qui peuvent résulter des retournements de conjoncture des activités offshore. Ces retournements dépendent de trois paramètres différents mais plus ou moins interconnectés : le rythme et l’ampleur des découvertes potentiellement exploitables, la valeur de la ressource, très instable, qui est à mettre en rapport avec des coûts d’extraction élevés et liés pour une grande part à des frais fixes, les niveaux de fret pratiqués par le transport maritime des hydrocarbures, eux-mêmes résultant de la conjoncture économique et géopolitique mondiale. En effet, beaucoup d’armements offshore sont également engagés dans le transport des hydrocarbures et se déterminent selon les niveaux de rémunération qu’ils peuvent tirer de chacune de leurs spéculations. Il est évident qu’en cas de prix faibles du pétrole, les niveaux de fret ont tendance à augmenter avec le raffermissement de la demande, alors qu’à l’inverse l’effondrement des prix contribue à refroidir l’enthousiasme pour les nouveaux hydrocarbures offshore. Des effets de balancier ont ainsi été observés au cours des dernières décennies avec d’autant plus d’intensité que la valeur des navires de service est proportionnellement bien supérieure à celle des navires de transport classiques alors que leur tonnage est faible, provoquant alors des variations considérables dans le tonnage global des flottes sous contrôle. Ces variations sont également ressenties, avec des décalages liés aux délais de livraison, dans les niveaux de production de la construction navale.
19Sans entrer dans le détail des dernières décennies, on ne peut s’empêcher de constater que le démarrage de l’aventure offshore s’est inscrit dans une tendance haussière de la valeur de la ressource, marquée par les deux chocs pétroliers de 1973-1974 et de 1979-1980. Le développement de la flotte offshore se fit donc dans un climat d’optimisme confiant, tant les découvertes se succédaient à bon rythme, alors qu’au même moment les ressources se négociaient à des niveaux suffisamment élevés pour couvrir les coûts d’extraction. L’apport des hydrocarbures correspondait à un gain très significatif de puissance pour l’économie norvégienne (0,2 % du PNB en 1972, près du cinquième en 1985). Dans l’intervalle, les armements nationaux ont injecté des milliards de couronnes dans leur flotte offshore. Cette période a largement contribué à l’évolution du système de production des chantiers norvégiens. Même si de nouveaux sites sont ouverts pour les besoins de l’offshore (Verdal en 1971), la conversion des chantiers existants entraîne la réduction capacitaire en matière de construction traditionnelle, alors que des chantiers plus modestes s’ouvrent progressivement à la production des navires de service. Les décennies qui suivent sont plus complexes, car le prix des hydrocarbures devient de plus en plus instable, alternant des périodes de prix élevés avec des périodes nettement plus moroses (depuis 2015 notamment). Même si les découvertes et surtout la programmation de leur mise en développement permettent de réintroduire une certaine visibilité pour les investisseurs, la rentabilisation des capitaux investis devient de plus en plus aléatoire, avec pour effet immédiat, des variations considérables dans le carnet de commandes des chantiers. Ainsi y avait-il encore 37 prises de commandes de navires offshore pour les chantiers nationaux en 2007. Mais la crise financière mondiale de 2008 assèche brutalement l’intérêt pour l’offshore (trois commandes seulement en 2009). Les années suivantes sont meilleures (39 commandes en 2012, 34 en 2014). L’écroulement des prix de la ressource en 2015 fait rapidement retomber l’enthousiasme (7 commandes seulement en 2015, alors qu’une bonne partie de la flotte en service est désarmée). On retrouve alors les tendances pendulaires déjà évoquées plus haut. Le carnet de commandes sous contrôle norvégien (3,9 millions de t.p.l. en 2014) se gonfle brusquement en 2015 et 2016 (7,4 millions de t.p.l. en 2015) par la reprise d’intérêts pour le transport maritime classique au plus grand profit des chantiers asiatiques (149 navires dans le carnet de commandes en 2016, dont 115 pour la Chine, la Corée et le Japon, contre 13 pour les chantiers norvégiens). Les chantiers norvégiens, débranchés des navires traditionnels, sont donc soumis aux aléas conjoncturels de l’offshore. Les périodes dépressives doivent être surmontées par le recours à l’exportation ou le retour à des commandes plus classiques. Certaines entreprises n’y arrivent pas, comme suggérées par la faillite de Kleven, la fermeture de sites (deux sur cinq pour Vard) ou l’abandon de la construction neuve par Havyard en 2020. S’engage-t-on alors vers une nouvelle phase de l’évolution du système de production, l’assemblage des navires étant définitivement sacrifié au profit de la seule conception des navires et de leurs équipements. L’examen des attaches territoriales des chantiers peut-il nous permettre de répondre (partiellement) à la question ?
- 3 Nous évoquons ici les subdivisions régionales traditionnelles (landsdeler) de la Norvège, regroupan (...)
20La synergie entre le système de production et l’organisation territoriale de son support peut-elle donc entraîner une certaine stabilité des forces productives de la construction navale ? En fait, l’observation des localisations n’encourage pas à répondre par l’affirmative, tant ces localisations dans le passé ont varié et parfois de manière radicale. La question serait donc mieux ajustée si l’on s’interrogeait sur les mutations coordonnées du système de production et de ses supports territoriaux, les synergies en résultant ayant pour effet d’entraîner une stabilité temporaire des localisations (étalée sur plusieurs décennies) et une résistance certaine face aux surgissements parfois brutaux des innovations et des concurrences extérieures. Nos interrogations s’inscrivent donc dans le champ théorique des modèles de localisation industrielle, les intrants matériels et financiers, les innovations technologiques ou organisationnelles, la diffusion de l’information, le rôle des entrepreneurs individuels, la proximité et la densité des acteurs, les milieux socio-culturels y tenant tour à tour une place décisive (Mérenne-Schoumaker, 2002). Force est de reconnaître qu’en ce qui concerne la construction navale, nous avons en Norvège une illustration de ces interrogations plus générales. En effet, à la concentration régionale qu’accompagnait une remarquable dispersion locale des chantiers de la marine en bois, très dépendants des ressources forestières, a succédé une géographie plus urbaine de la construction métallique. Des côtes du Sørland3, les centres de gravité de cette industrie sont alors remontés sur l’Oslofjord, à peine contrebattus par l’essor de quelques initiatives isolées, lovées dans les villes du Vestland. Ce mouvement s’est poursuivi au xxe siècle et s’est même accéléré après la Seconde Guerre mondiale, selon des schémas qu’on peut résumer sous les termes de la grande industrie fordiste profitant des effets d’agglomération. Mais ce mouvement n’a pas résisté à la crise du dernier quart du xxe siècle. Les grands chantiers ont fermé, la construction navale disparaissant même de la capitale, alors que la grande mécanique y était apparue dès le milieu du xixe siècle et que les entreprises de la branche s’y épanouirent et y conservent encore leur siège social. En revanche, beaucoup de petits chantiers se maintinrent tant bien que mal dans les périphéries du Vestland, faisant penser à la pertinence des modèles des districts industriels « marshalliens » (Becattini, 1992). Une constance cependant : le rôle secondaire joué à toutes les époques par les provinces du Nord qui, là comme ailleurs, offrirent un terrain peu propice aux initiatives industrielles, confirmant ainsi leur statut de périphérie, tant géographique qu’économique (figure 1).
Figure 1 : Les mutations des localisations de la construction navale en Norvège / Changes in shipbuilding locations in Norway
21Dans l’évolution de ces localisations, passons rapidement sur les chantiers de la construction en bois, puisqu’il s’agit d’une paléo-industrie presque éteinte, sauf pour dire que sa concentration dans le Sørland s’est expliquée par la proximité des ressources forestières, facilitant le resserrement des liens entre forestiers, charpentiers de navires et capitaines-armateurs. Par ailleurs, cette industrie a bénéficié d’un effet-retard en matière d’innovations industrielles, puisqu’il faut attendre 1907 pour que les voiliers ne soient plus majoritaires dans la flotte norvégienne, alors que les steamers mobilisent déjà les deux tiers de la flotte britannique dès 1880 (Kollveit, 1990). Les chantiers de la marine en bois ne se sont donc effacés qu’à la fin du xixe siècle (Ouren, 1980), non sans avoir manifesté l’importance des relations de proximité et des compétences acquises pour rendre compte de leur concentration régionale. Ainsi, dès le début du xixe siècle, cette concentration régionale est un fait établi : d’après un inventaire daté de 1807, les deux tiers des navires enregistrés en flotte avaient été effectivement construits au pays. Il était possible de repérer le lieu précis de la construction de 889 d’entre eux : plus de la moitié avait été assemblée sur les côtes du Sørland. Ce puissant foyer débordait un peu vers l’est, sur le Telemark ou le Vestfold (un peu plus du dixième des navires). Mais Oslo était ignorée ainsi que la plupart des côtes de l’Østfold, alors que le Vestland ne tenait que par des points d’ancrage isolés (Kristiansund, Stavanger et surtout Bergen, où près du cinquième des navires avaient été lancés). À la fin du siècle, peu de choses ont changé : en 1875, l’Oslofjord est toujours ignoré, sauf sur les côtes du Vestfold ; en revanche, une véritable façade s’égrène dans le Sørland et le Telemark. Le seul Aust-Agder réalise à lui seul plus de 40 % de la production nationale. Il faut remarquer que ce sont les compétences acquises qui finissent par prendre le pas sur la proximité des intrants matériels : on peut citer à ce sujet le très célèbre Colin Archer (1832-1921), établi à Larvik, le concepteur et constructeur du Fram, navire des expéditions polaires de Nansen et d’Amundsen. Pourtant, malgré leur exceptionnel savoir-faire, les charpentiers de navires sont amenés à s’effacer derrière les nouvelles technologies de la mécanique, qu’ingénieurs et capitaines d’industries commencent à forger dans les ateliers des grandes villes.
22C’est en 1841 que Petter Severin Steenstrup fonde à Oslo les ateliers Aker. Ces ateliers s’installent sur les quais de Pipervika en 1854 et c’est là qu’ils vont marquer, pour un siècle et demi, le centre de la capitale de leurs bâtiments en briques, cales et engins de levage. Bergen est également concernée avec Bergens Mekaniske Verksted, établi en 1855 sur le site de Solheimsviken, auxquels répondent les aménagements de Laksevåg, puis de Marineholmen (Mjellem og Karlsen). Les nouvelles techniques fructifient aussi à Trondheim. Dès 1843, s’implante une première fabrique qui, une fois fusionnée avec sa voisine (Trolla créée en 1854), devient Trondhjems Mekaniske Verksted en 1872. Ainsi, les trois grandes villes norvégiennes sont marquées, avant toutes les autres, du sceau de la modernité.
23Les structures de liaison entre la « grande » industrie et les grandes villes finissent donc par s’imposer. Les chantiers navals s’inscrivent dans le mouvement général d’une révolution industrielle qui multiplie les salariés des industries métallurgiques. De nombreuses firmes de l’industrie mécanique et métallurgique apparaissent dans les grandes villes (Lieberman, 1970 ; Hodne, 1975). Ainsi en est-il à Oslo de Myrens Verksted en 1848, de Thune en 1851, de Christiania Spigerverk ou de Kvaerner en 1853, etc… Les équipements nécessaires au développement du pays (matériel ferroviaire, turbines pour l’hydroélectricité, machines pour le bois et la pâte à papier) sont les produits porteurs de cette industrie et les chantiers s’appuient sur ce nouvel environnement technique, tout en puisant dans l’expansion urbaine l’essentiel de leurs facteurs de production, main-d’œuvre et capitaux en particulier. C’est Oslo qui en est le creuset majeur et la première bénéficiaire. Alors qu’elle n’était au début du xixe siècle qu’une « ville stagnante, inintéressante et sans traditions, qui n’avait de capitale que le nom » (Poperwell, 1972), sa population dépasse celle de Bergen en 1840. Son agglomération atteint déjà les 100 000 habitants en 1875, puis triple encore sa population jusqu’en 1920. Elle dépasse 581 000 habitants en 1960. Grâce à elle, l’Østland consolide sa part dans la population norvégienne (de 44,7 % en 1801 à 48,3 % en 1950), en s’appuyant sur une urbanisation plus intense qu’ailleurs (62 % de la population régionale en 1950, contre 52 % pour l’ensemble du pays). De nombreux agrégats de population dépassent alors les 20 000 habitants en Østland (39 % de la population régionale en 1950, contre 30 % pour le pays tout entier), facilitant l’essaimage de chantiers navals sur le pourtour de l’Oslofjord. Ainsi, avec quelques décennies de retard sur la capitale, de nombreuses villes de l’Østland accueillent de grands établissements : en dehors de l’arsenal de Horten, cas un peu particulier puisqu’il est créé à l’initiative de l’État dès 1818 et qu’il amorce sa conversion à la construction métallique dès les années 1840, il faut attendre en effet 1870 pour que s’installent sur la basse Glomma les ateliers de Fredriksstad Mekaniske Verksted. Ils sont rejoints quelques années plus tard par les chantiers de Glommens Mek. Verksted, puis, sur la commune de Sarpsborg, à Greåker, par Sarpsborg Mek. Verksted. Toujours sur la côte de l’Østfold, un peu plus au nord, Moss profite au même moment de la fondation des ateliers de A/S Moss Vaerft. Quant au littoral du Vestfold, il s’appuie sur les deux sites de Kaldnes Mek. Verksted, installé à Tønsberg en 1899, et de Framnaes Mek. Verksted, chantier de Sandefjord, créé au début du xixe siècle, mais converti aux coques en acier en 1896. C’est donc bien d’une révolution globale qu’il s’agit. Elle est d’ailleurs accompagnée par une concentration des armements sur la capitale, le tonnage armé par les armateurs d’Oslo passant de moins du cinquième de la flotte norvégienne en 1914 à plus de 38 % en 1939, voire plus de 44 % en 1960.
24Les autres régions ne connaissent pas une telle puissance. Le Sørland est durablement marginalisé tant pour la construction des navires que pour leur armement. Quant aux villes de l’Ouest, elles n’ont pas la force suffisante pour susciter autour d’elles de véritables foyers industriels à l’instar de l’Oslofjord. Bergen, Stavanger, voire Trondheim dans le Trøndelag, restent des pôles isolés de modernité. Leur population est nettement en retrait par rapport à la capitale. Bergen, deux fois plus peuplé qu’Oslo au début du xixe siècle, dépasse péniblement les 150 000 habitants en 1960. Quant aux agglomérations de Trondheim et de Stavanger, elles n’ont pas encore atteint 100 000 habitants en 1960.
25Rien n’est fondamentalement contesté dans cette géographie de la construction navale entre 1945 et 1980, alors que la croissance de la capacité des chantiers est la plus spectaculaire de leur histoire. Certes, des chantiers de grande puissance se développent dans l’Ouest (Stord et Stavanger), mais ils sont le résultat d’une projection des grandes entreprises de l’Oslofjord (Aker pour Stord et Kvaerner pour Stavanger). Les navires assemblés à Stord sont même souvent rapatriés sur le site d’Aker d’Oslo pour leur finition (Pinard, 1980). L’Østland dispose donc toujours de 42 % des effectifs de la branche en 1966. Il en conserve 40,8 % en 1977. Ses forces sont toujours regroupées autour de la basse Glomma, de Moss, d’Oslo et surtout des côtes du Vestfold, où elles restent une pièce maîtresse du tissu industriel (25,2 % des emplois et 14,5 % de la valeur de la production industrielle du fylke, selon Garreau, 1969). Certes, le Vestland semble contrebalancer l’Oslofjord, avec 40,4 % des salariés en 1966, mais son poids s’explique pour les raisons susdites. D’ailleurs, Aker ne se contente pas d’investir à Stord, puisqu’il rachète Trondheim Mek. Verksted en 1960 puis Bergens Mek. Verk en 1965. Kvaerner, même s’il fait main basse sur le site de Stavanger-Rosenberg en 1970, n’oublie pas l’Oslofjord puisque, après avoir pris le contrôle des chantiers de Moss en 1961, il poursuit sa consolidation orientale par le rachat des chantiers de Fredrikstad (sous le nouveau nom de A/S Nye Fredrikstad Mek. Verksted).
26On se doute bien, pour les avoir évoquées dès la première partie du présent article, que les années 1980 ont bouleversé toutes ces données. L’effondrement capacitaire de l’Oslofjord révèle l’existence pourtant fort ancienne d’autres foyers industriels jusqu’alors restés dans l’ombre, dans les régions périphériques du Vestland. D’un côté, Oslo accentue sa désindustrialisation dont le symbole le plus flagrant est sans doute la fermeture des chantiers Aker aux portes du centre-ville et leur remplacement par un centre commercial et d’affaires, reprenant pour partie les bâtiments de l’ancien site industriel (Akerbrygge). Au sein de la province d’Oslo (18,3 % des actifs occupés norvégiens au début de l’année 2020), l’industrie manufacturière n’existe pratiquement plus (3 % des actifs de la province, soit 6,7 % des actifs de toute l’industrie manufacturière du pays). En revanche, les fonctions métropolitaines s’affirment et s’affinent. Les métiers de la finance et des assurances, de l’information et de la communication, de l’immobilier, des activités scientifiques et technologiques, des services aux entreprises occupent 17 % des actifs de la province, avec une concentration à son profit qui atteint des pourcentages très significatifs (45,5 % par exemple de tous les actifs du pays des métiers de l’information et communication, voir tableau 4). Même si Oslo n’est pas une « ville globale » de grande envergure (GaWC la classe au 61e rang mondial en 2016), elle conserve un rôle essentiel pour les secteurs qui nous intéressent dans cet article (sièges sociaux des grandes entreprises de l’offshore, des entreprises du shipping et des services associés). De l’autre côté, les périphéries occidentales, représentées ici par la province du Møre og Romsdal, deviennent les piliers de la résistance industrielle. Le Møre og Romsdal, de modeste importance sur le plan démographique (4,75 % des actifs occupés du pays), concentre près du dixième de tous les emplois de l’industrie manufacturière au début de 2020 (soit 17 % des actifs occupés de la province). La construction navale et la production d’équipements navals participent largement à cette concentration industrielle : Ulstein, Kleven, Vard, Fiskerstrand Verft sont, parmi d’autres, les noms qui viennent à l’esprit pour illustrer cet état de fait.
Tableau 4 : Les actifs occupés dans les principaux secteurs d’activité en Norvège et dans les deux provinces (fylker) d’Oslo et du Møre og Romsdal (premier trimestre 2020) / Employed persons in the main industries in Norway and in the two provinces (fylker) of Oslo and Møre og Romsdal, first quarter 2020
|
Norvège
|
% Norvège
|
% Oslo
|
% Oslo en Norvège
|
% MogR
|
% MogR en Norvège
|
Total
|
2 630 117
|
100
|
100
|
18,3
|
100
|
4,7
|
Agriculture, forêts, pêche
|
27 283
|
1
|
0,1
|
1,4
|
1,5
|
7
|
Mines et carrières
|
61 963
|
2,4
|
0,1
|
0,8
|
1,9
|
3,8
|
Industries manufacturières
|
215 822
|
8,2
|
3
|
6,7
|
17
|
9,8
|
Énergie, eau et traitement des déchets
|
32 408
|
1,2
|
1,1
|
15,7
|
1,4
|
5,4
|
Construction
|
232 191
|
8,8
|
6,9
|
14,4
|
7,8
|
4,2
|
Commerce gros et détail
|
341 557
|
13
|
11,9
|
16,8
|
12,3
|
4,5
|
Transports et stockage
|
132 838
|
5,1
|
4,4
|
16,1
|
6
|
5,7
|
Hébergement et restauration
|
98 178
|
3,7
|
4,8
|
23,7
|
2,6
|
3,4
|
Information et communication
|
96 945
|
3,7
|
9,2
|
45,5
|
1,4
|
1,8
|
Finance et assurances
|
46 934
|
1,8
|
4,3
|
44,4
|
1,1
|
3
|
Immobilier, activités scientifiques
et techniques
|
162 363
|
6,2
|
11
|
32,7
|
4,5
|
3,4
|
Services aux entreprises
|
142 776
|
5,4
|
7,5
|
25,2
|
4,1
|
3,6
|
Administration publique, défense, sécurité
|
170 306
|
6,5
|
8,4
|
23,6
|
5
|
3,7
|
Éducation
|
224 475
|
8,5
|
7
|
15,1
|
8,3
|
4,6
|
Santé et services sociaux
|
548 229
|
20,8
|
14,6
|
12,9
|
22,4
|
5,1
|
Autres services
|
94 770
|
3,6
|
5,6
|
28,7
|
2,6
|
3,5
|
Activités non définies
|
1 079
|
0
|
0,1
|
26,3
|
0
|
3,8
|
Source : SSB, Statbank, table 11654
27Cet écrémage des activités au profit de la grande métropole pour les emplois directionnels et les services qui leur sont associés, réservant les emplois de la production matérielle à des régions moins bien dotées, est une tendance de longue durée qui a été détectée et mesurée par de nombreux auteurs dans le cas norvégien (Isaksen, 1990, 1992 ; Selstad, 1990 ; Sjøholt et Vatne, 2012). Les dernières décennies ont confirmé le processus, tout en le justifiant par des considérations nouvelles, échappant à la stricte lecture des dynamiques centre-périphérie pour l’élargir aux ressorts internes des systèmes territoriaux de production, plus ou moins recontextualisés par les opportunités d’une nouvelle géographie de la circulation et de la communication, l’ère fordiste de l’accumulation et de l’agglomération cédant la place à l’ère de la communication et de la mise en réseau.
28Ainsi, dans le cas du Møre og Romsdal, toute une floraison de petits chantiers, nés la plupart du temps dans les premières décennies du xxe siècle, ont investi de petits centres urbains comme Ulsteinvik, Fosnavåg, Fiskarstand, Hjorungavåg, Søvik, Tomrefjord, Vestnes, Brattvåg, Aukra, etc. La liste est très longue et n’a cessé de se renouveler au fil du temps. Pour la plupart, ces chantiers sont issus d’initiatives artisanales, forgées à partir des métiers de la mécanique ou de la métallurgie et dont le contact permanent avec de multiples donneurs d’ordre locaux (armements à la pêche, petit cabotage et bacs) a facilité la diversification vers la construction navale. Avec des fondateurs d’origine familiale, l’archétype étant la famille Ulstein déjà évoquée, ces chantiers ont longtemps échappé aux concentrations de la grande industrie. Ils ont néanmoins profité du contact avec de petites entreprises de mécanique navale (hélices, équipements de pont) ou d’équipements électromécaniques, ferments d’innovation spécialisée, le tout étant assimilable aux « districts marshalliens », où la diffusion des nouveautés vient de l’apprentissage rapide par les connivences du voisinage et du cousinage.
29Néanmoins, au cours des dernières décennies, ce foyer industriel a été affecté par des évolutions qui l’ont ouvert à l’environnement extérieur, tant sur le plan matériel que financier. Certes, le désenclavement est acquis depuis toujours par la mer. Mais, vu du continent, le Møre og Romsdal fut longtemps isolé. Cet isolement est aujourd’hui largement vaincu par des travaux routiers d’envergure (ponts et tunnels) qui permettent de mieux desservir les communes péninsulaires et insulaires, même s’il subsiste des obstacles majeurs sur les grands fjords. Par ailleurs, les liaisons aériennes sont devenues plus faciles et plus denses avec la création de l’aéroport d’Ålesund sur l’île de Vigra en 1958. Son essor (plus d’un million de passagers en 2015) a été facilité par le creusement de tunnels spectaculaires qui le relient à la ville depuis 1987-1989. Ce désenclavement permet de soutenir le développement urbain (53 905 habitants pour la seule agglomération d’Ålesund en 2020). Il stimule aussi l’intérêt des investisseurs extérieurs pour le parc industriel local, d’autant que son ouverture aux spécialités de l’offshore lui offre de nouvelles opportunités et qu’il se restructure depuis quelques décennies selon deux logiques assez différentes l’une de l’autre : la diversification par des prises de contrôle dans l’industrie des équipements d’une part, la concentration horizontale par le regroupement de chantiers initialement indépendants d’autre part. La première logique a été celle d’Ulstein qui, après avoir tâté de la concentration avec le rachat du chantier voisin Hatlø Verft en 1967, se lance dans les années 1980 dans une diversification par croissance externe, facilitée par le succès de ses navires offshore UT. Il acquiert ainsi des firmes locales d’électromécanique, de matériel hydraulique, de fabrication d’hélices et de matériels de propulsion, de gouvernails et de matériels de barre. Toute différente a été la stratégie du groupe Kleven. Ce groupe d’origine familiale comme Ulstein, tente le rachat de plusieurs chantiers de l’Ouest norvégien, la plus grosse opération étant la prise de contrôle en 1989 de l’entreprise Ankerløkken qui disposait de deux sites d’assemblage à Førde et Florø. Ces deux stratégies industrielles ont fini par susciter l’intérêt des grands groupes extérieurs à la région, même si la complémentarité et la diversification se sont révélées un bien meilleur choix industriel que la concentration horizontale. En effet, les grands groupes ont cherché dans les entreprises concentrées un contrôle du marché pour finalement étouffer la concurrence : Kleven par exemple est racheté par Kvaerner en 1990 mais l’incertitude qui en a résulté pour l’avenir de l’entreprise a encouragé les frères Kleven à reprendre son contrôle dès 1999, tout en étant obligés de se séparer de filiales précédemment acquises (comme Kleven Florø vendu à Aker Yards en 2006). Les difficultés financières du groupe ont fini par le mener à la faillite en 2020 et par son rachat par Green Yards, entreprise plutôt tournée vers la réparation et la déconstruction. Tout autre est l’évolution d’Ulstein dont l’accumulation des compétences dans la filière navale a fini par attirer des capitaux britanniques en 1999, comme déjà dit en première partie. La même trajectoire a été adoptée par Vard, héritier des chantiers locaux qu’avait acquis Aker Yards au hasard des circonstances au début des années 2000, avant de les céder au coréen STX. Vard, depuis sa naissance en 2013, n’a pas cherché à les regrouper, mais a plutôt encouragé la diversification vers le design, l’automation et l’électromécanique, tout en installant délibérément son siège social au cœur du dispositif, à Ålesund. Ainsi, la culture industrielle du district survit au travers des multiples complémentarités engendrant de l’innovation aux dépens d’une concentration fordiste finalement d’un autre âge.
30C’est à partir de cette certitude que s’est élaborée une stratégie locale en faveur des fertilisations croisées des clusters (figure 2). Elle rejoint la volonté gouvernementale de promouvoir ce soutien à l’industrie au travers du programme Norwegian Innovation Clusters, notamment les Global Competence Centres dont Blue Maritime Cluster fait partie. Ce cluster du Møre og Romsdal, installé dans le bâtiment du Norsk Maritimt Kompetansesenter (NMK) sur le campus d’Ålesund, aux côtés de l’antenne locale de l’université scientifique et technologique de Trondheim (NTNU), rassemble les efforts de recherche et développement de nombreux organismes publics et privés. Il est chargé de mener des projets de technologie avancée, d’organiser des séminaires et des conférences de haut niveau et de suivre avec attention l’évolution du bouquet local d’entreprises spécialisées dans l’industrie navale et les services maritimes du Møre og Romsdal. Le NMK, ouvert en 2008, abrite également le centre d’entraînement aux techniques de pointe de Kongsberg (ex Rolls-Royce). Le Blue Maritime Cluster dispose de 134 membres en 2020, mais il s’appuie sur un tissu d’entreprises bien plus large. On l’estimait en 2014 à 216 entreprises dont 14 chantiers, 20 armements, 13 sociétés de conseil-expertise et surtout 169 fournisseurs d’équipements et de services spécialisés. Ce tissu génère près de 55 milliards de couronnes de chiffre d’affaires et une valeur ajoutée d’un peu plus de 21 milliards de couronnes pour une force de travail évaluée à 18 000 emplois environ. L’enjeu est évidemment de suivre attentivement et d’encourager les relations interbranches de ce cluster et de démontrer que ces relations sont la clé de voûte du dispositif afin d’en assurer sa solidité économique.
Figure 2 : Le Blue Maritime Cluster en Møre og Romsdal / The Blue Maritime Cluster in Møre og Romsdal
NB. Sur les 134 établissements affiliés, seuls sont mentionnés ceux qui sont implantés à l’intérieur du périmètre de la carte et dont l’adresse est connue. En revanche, comme le suggère l’exemple des établissements de Vard Group, les filiales ou entreprises multi-établissements de la région sont mentionnés.
Of the 134 organizations, only those within the perimeter of the map are mentioned. But, as Vard Group’s example suggests, subsidiaries or multi-establishment companies in the region are mentioned.
31Les navires sont à la fois des outils et des vecteurs de la mondialisation. Cet état de choses se traduit par la forte concentration géographique de leur assemblage au profit des chantiers asiatiques et la généralisation de leur usage à l’ensemble de la planète. Toutefois, la concentration géographique de l’assemblage ne doit pas faire oublier la résistance de foyers industriels plus anciens : leur savoir-faire et leur innovation leur ont permis de maintenir une certaine influence dans l’industrie navale mondiale. Le foyer norvégien en fait incontestablement partie, au prix d’une remise en cause régulière de ses systèmes de production. Ce foyer est aujourd’hui à la charnière entre une économie réticulaire mondialisée et l’enracinement local de ses compétences les plus élaborées. L’avènement de l’offshore, très dépendant de donneurs d’ordre d’origine locale mais en même temps très influencé par le marché mondial de l’énergie, a consolidé à bien des égards cette mise en charnière des industries navales norvégiennes. Reste à savoir si nous n’entrons pas dans une nouvelle ère imposée par la force des choses en matière de protection environnementale et de lutte contre le réchauffement climatique (Valero, 2020). L’économie bleue doit alors se verdir davantage et prendre le tournant décisif des énergies renouvelables. À noter qu’il ne s’agit pas ici d’une transition et encore moins d’une rupture pour la Norvège, mais plutôt d’un long et lent processus maîtrisé grâce aux innovations technologiques de l’offshore. C’est en effet par ces innovations que son industrie navale s’est rapidement ouverte à de nouveaux marchés, comme ceux des matériels destinés aux énergies marines. Mais d’immenses champs d’investigation sont encore à explorer et à développer en perspective d’une dépollution significative du transport maritime (mutation des modes de propulsion, traitement des émissions nocives, transport et stockage des gaz à effet de serre). À titre d’exemple, des projets de stockage du gaz carbonique sont en cours de mise en œuvre dans le sous-sol du plateau continental norvégien, à une autre échelle que celle des expériences déjà menées sur quelques sites (Sleipner ou Snøhvit). Ils visent à redonner à la Norvège l’image du bon élève climatique que l’exploitation de ses hydrocarbures a pu sensiblement écorner aux yeux de l’opinion publique (Guillaume, 2020). De toute manière, l’industrie navale norvégienne se doit, en raison de ses coûts élevés de main-d’œuvre, d’avoir toujours un coup d’avance par rapport à ses concurrentes. Là comme ailleurs, la consolidation du présent doit être cherchée dans l’exploration du futur. Et sur ce point, l’Océan se révèle un champ inépuisable d’investigation.