1Ce début de 21e siècle occasionne de multiples changements pour les ports français : concurrence accrue et recul dans la hiérarchie européenne, réformes ayant réorganisé l’ordre portuaire national entre l’État et les territoires (ISEMAR, 2020), ou encore privatisation des terminaux. Dans ce contexte, la façade maritime de l’Ouest français est primordiale pour le commerce extérieur du pays. Elle jouit d’une position ambivalente : à la fois étroitement connectée et concurrencée par la Northern-Range qui accapare une partie importante du trafic maritime européen (Serry, 2019). En effet, d’après les données des autorités portuaires, de 2010 à 2019 le trafic des ports européens connaissait une croissance de près de 5 % alors que les ports français demeuraient dans une large mesure à l’écart de ce mouvement.
2À l’échelle nationale, si le premier port en volume reste celui de Marseille, ceux de la façade occidentale (Dunkerque, Le Havre et Nantes-Saint-Nazaire) représentent à eux trois 43 % du trafic en 2019 (tableau 1). Le port du Havre est le premier port à conteneur. Il constitue avec Nantes-Saint-Nazaire et Marseille l’un des trois pôles centraux dans les approvisionnements énergétiques de l’hexagone. Dunkerque, comme le port de Loire Atlantique, devient quant à lui un site relais pour le GNL ; il demeure un pôle majeur dans les trafics de vrac solide (du fait de sa relation à l’industrie sidérurgique) tout en se positionnant sur le conteneur (cf. tableau 1). Rouen, autre « grand port maritime » (GPM) localisé dans l’espace considéré n’a pas été intégré à l’étude notamment parce que son activité, dominée par le trafic céréalier, diffère de celle des ports précédemment évoqués.
Tableau 1 : Trafic des GPM métropolitains en 2019 / « Grands Ports maritimes » traffic in 2019
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Trafic global (tonnes)
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Vracs liquides (tonnes)
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Vracs solides (tonnes)
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Marchandises diverses (tonnes)
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Conteneurs (EVP)
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Marseille
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78 886 290
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45 563 346
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12 686 119
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20 636 825
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1 454 621
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Le Havre
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66 490 000
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36 131 000
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1 220 000
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28 400 000
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2 800 000
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Dunkerque
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53 000 000
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9 445 000
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23 500 000
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20 100 000
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451 481
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Nantes-St-Nazaire
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30 155 000
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22 632 000
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5 339 000
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2 184 000
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180 000
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Rouen
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23 451 804
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9 799 271
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12 540 125
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1 112 408
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La Rochelle
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9 781 268
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3 174 000
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5 801 000
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806 268
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8 415
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Bordeaux
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6 811 013
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3 793 652
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2 058 061
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959 300
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En gras : les ports étudiés dans l’article. Sources : Données collectées par les auteurs auprès des autorités portuaires et de l’European sea ports organisation, 2020.
3Ces dynamiques sectorielles, principalement centrées sur les hydrocarbures et la conteneurisation, interrogent sur la reterritorialisation « idée selon laquelle les territoires sont à même de s’organiser et de faire face à la division internationale du travail, au travers de nouvelles pratiques de gouvernance territoriale… » (Carnoye, 2013, p. 2) des ports. En effet, parallèlement à l’insertion des ports dans les chaines logistiques globalisées synonyme de dynamiques de déterritorialisation, de nouvelles formes de reterritorialisation émergent. La présence des opérateurs de terminaux est ainsi tributaire de la politique nationale ou d’accords passés avec des acteurs locaux (manutentionnaires historiques par exemple). La croissance portuaire est également dépendante d’investissements publics dans la modernisation des infrastructures de transport, la création de corridors infrastructurels et/ou organisationnels.
- 1 Loi no 2008-660 du 4 juillet 2008 portant réforme portuaire
4Aussi, les recompositions qui en résultent à l’échelle de l’agglomération, et au-delà, nécessitent de prendre en considération la spécificité des « configurations locales » (Baraize, 2001 ; Négrier, 2001). Découplage ville-port, périurbanisation, rapprochement voire chevauchement des périmètres portuaires, industriels, d’habitation obligent les acteurs locaux à composer dans un environnement à géométrie variable. De plus, un pays comptant de nombreux ports mènera une politique bien différente d’un autre faiblement doté, ou disposant de port ayant une influence mineure dans l’économie nationale (Foulquier et Maugeri, 2014). Dès lors, « [l]a complexité et le caractère très contextuel des enjeux rendent indispensables la collaboration des différents acteurs et l’étude préliminaire des forces et faiblesses du territoire… » (Jugie, 2014). Échelles et contextes apparaissent primordiaux dans l’analyse de la gouvernance portuaire. Ainsi, la réforme de 20081 constitue un exemple significatif de changement institutionnel impactant les places portuaires de manière différenciée. Les trois ports autonomes deviennent « grands ports maritimes » (GPM). Ils figurent parmi les sept GPM, établissements publics de l’État, qui assument des fonctions régaliennes ainsi que l’aménagement du domaine portuaire dont ils sont propriétaires dans un contexte où la coordination entre ports d’une même façade maritime ou d’un même axe fluvial est vivement encouragée (HAROPA par exemple est créé en 2012 sur l’axe seine à cette fin).
5La gouvernance institutionnelle des trois GPM étudiés souscrit à un modèle général : « un directoire », « un conseil de surveillance », « le conseil de développement » (cf. encadré). Selon J. Guillaume (2012, p. 8), « a priori, la création des GPM n’a pas été faite dans l’optique d’une meilleure écoute des territoires locaux et de leurs acteurs », même si la loi préserve leur représentation dans les différents conseils.
Le Directoire
Il assure la direction de l’établissement ainsi que sa gestion. Le directoire doit comprendre trois personnes sous la présidence du directeur général nommé par décret. Les décisions de cet organe sont collégiales, toutefois son président dispose seul du pouvoir de gérer le personnel, c’est-à-dire qu’il a la qualité d’employeur.
Le Conseil de Surveillance
Le conseil de surveillance est composé de représentants de l’État, des collectivités territoriales, du personnel de l’établissement, ainsi que des personnalités qualifiées. Il arrête les orientations stratégiques de l’établissement et exerce un contrôle permanent de sa gestion.
Le Conseil de Développement
Le conseil de développement est consulté sur le projet stratégique et la politique tarifaire et sur toutes les questions que pourraient lui soumettre le conseil de surveillance ou le directoire. Il se compose de quatre collèges représentant la place portuaire, le personnel des entreprises exerçant une activité sur le port, les collectivités territoriales, ainsi que des personnalités qualifiées intéressées au développement du port.
6Au-delà de la dimension institutionnelle, nous étudierons l’organisation décisionnelle et la structuration du « leadership » (Baraize, 2001 ; Négrier, 2001) selon les « représentations » (Guérin, 1989) des principaux acteurs des trois « places portuaires ». Il s’agira d’analyser la manière dont leurs jeux façonnent les places portuaires et impactent le « développement territorial » (Torre, 2018). En effet, le développement territorial repose ici sur deux moteurs fondamentaux : la gouvernance et la production (Torre, 2018). Selon l’auteur, les relations entre acteurs sont au centre de ces deux dimensions. Elles matérialisent une mécanique décisionnelle territorialisée définissant la gouvernance. Elles structurent « la production » selon deux dimensions centrales : l’innovation technologique et le caractère systémique des relations locales. Dès lors, la capacité des acteurs à adopter des comportements coopératifs au sein de configurations territoriales spécifiques apparaît comme un élément déterminant.
7Comme évoqué, afin d’analyser ces territoires la notion de places portuaires a été privilégiée, car, débordant le concept de clusters portuaires considérés comme « réseaux interorganisationnels entre acteurs appartenant à différents secteurs mais situés à l’interface cruciale entre terre et mer, jambes des activités industrielles et commerciales » (Haezendonck, 2001, p. 8). En effet, « le concept de « place portuaire » élargit le propos aux institutions locales, ville, agglomération, région, chambre de commerce et aux organisations professionnelles, se rapprochant en cela du modèle hanséatique de gouvernance du couple ville-port. Enfin, étant situés dans des zones littorales à forte sensibilité environnementale, la coexistence de milieux spécifiques, industriels, portuaires, urbains, a logiquement posé la question de la gouvernance de ces espaces complexes » (Lévêque, 2014, p. 263).
- 2 A qualitative data analysis (QDA) computer software package produced by QSR International.
8Dès lors, une vingtaine d’entretiens auprès des principaux acteurs (élus, représentants des autorités portuaires, directeurs d’entreprises portuaires, responsables de Chambre de Commerce et d’Industrie-CCI, de syndicats, expert, universitaire…) éclairera la gouvernance des trois places. Les discours recueillis ont fait l’objet d’une analyse de contenu. La compilation des analyses de contenus de chaque entretien a permis une analyse comparative mettant en relief les convergences, divergences et tendances fortes. Afin de conforter les résultats un traitement statistique des entretiens a été effectué au moyen de deux logiciels de statistique textuelle : « Alceste-Société Image » (Toulouse) et « NVivo »2. Le guide d’entretien mobilisé dans le cadre de cette enquête se structure autour de plusieurs sous-parties communes à tout type d’acteurs, à savoir le rôle et la place de l’acteur au sein de la place portuaire, les impacts de l’activité municipale/intercommunale sur l’organisation et les activités de l’acteur (ou le cas échéant les impacts de l’activité portuaire sur l’organisation et les activités de l’acteur), le processus décisionnel au sein de la gouvernance portuaire, la nature des forces en présence dans le cadre de l’organisation portuaire, les relations avec les autres territoires, etc.
- 3 « Parler de configurations, c’est faire le pari de prendre en compte les différents territoires qui (...)
9Ces entretiens ont été menés durant la période 2017-2019. Depuis, les « configurations territoriales » (Baraize, 2001)3 et les institutions portuaires ont parfois fait l’objet de profondes recompositions. La montée en puissance d’HAROPA dans le cas havrais illustre le phénomène. Ainsi, il ne s’agit pas de rendre compte d’une situation actuelle (2022) mais d’étudier les logiques et les représentations des acteurs au moment où les discours ont été recueillis (évitant ainsi l’anachronisme). Toutefois, conscient qu’un travail d’actualisation pourrait éclairer ces terrains d’un jour nouveau nous envisageons la réalisation d’une seconde phase d’enquête afin d’incorporer une dimension dynamique à notre analyse.
- 4 Un peu plus de 50 millions de tonnes en 2019 selon le ministère des Transports.
10Port autonome sous tutelle de l’État pendant plus de 40 ans, le GPM de Dunkerque (GPMD) est en 2019 le quatrième port national en matière de trafic global4 (tableau 1) et occupe la deuxième position de notre échantillon (figure 1).
Figure 1 : Trafic portuaire des ports du Havre, de Dunkerque et de Nantes-Saint-Nazaire en 2019 / Port traffic in Le Havre, Dunkirk and Nantes-Saint-Nazaire in 2019
- 5 Environ 23 millions de tonnes en 2019 selon le ministère des Transports.
- 6 Mise en service en 1974.
- 7 La Compagnie Universelle d’Acétylène et d’Électro-Métallurgie installe un premier site industriel à (...)
- 8 Site fondé en 1991 par l’entreprise Péchiney.
11Premier port français en termes de trafic de vrac solide5, il fait partie des dix premiers ports du Range Nord (entre Le Havre et Hambourg) même si sa vocation comme port à conteneurs reste émergente (Frémont, 2018). Premier pôle de fret ferroviaire en France et principal hub de fret fluvial dans la région des Hauts-de-France, Dunkerque constitue un port multimodal majeur et fait partie des trois ports français à avoir connu un grand développement de zone industrialo-portuaire. Cette dernière se structure autour du pôle sidérurgique (figure 2) associant Arcelor Mittal (anciennement Usinor), la raffinerie des Flandres (1974)6, les usines de manganèse (1978)7 et d’aluminium (1991)8. Dans les faits, le GPMD a su saisir des opportunités. Par exemple, sa localisation lui a permis de se positionner sur des services rouliers à destination du Royaume-Uni (Norfolkline puis DFDS). Sa réactivité lui a également permis de redynamiser son activité conteneurisée en s’appuyant dans un premier temps sur la filière reefer (après 1989 et un mouvement social au Havre) symbolisée par la construction de la plateforme Dunfresh en 1998 puis en attisant l’intérêt de l’armateur français CMA-CGM. Le port traite la totalité des bananes antillaises conteneurisées de l’Union des Groupements de Producteurs de Bananes de Guadeloupe et de Martinique (UGPBAN) (Foulquier, 2016) en s’appuyant également sur son accessibilité. Il se situe au sein d’une agglomération parcourue par deux axes autoroutiers qui la relient directement à la région parisienne, la Normandie et le Benelux. Aussi, l’hinterland du GPMD couvre une grande partie nord de la France et celui-ci pourrait s’étendre avec la mise en service du canal Seine-Nord Europe visant à renforcer les échanges de marchandises par voie fluviale. Enfin, l’ouverture de 2016 du terminal méthanier a constitué une nouvelle étape dans la diversification des activités du port de la mer du Nord.
- 9 Sources : Insee, RP1967 à 1999 dénombrements, RP2007 au RP2017 exploitations principales.
- 10 Sources : Insee, RP2007, RP2012 et RP2017, exploitations principales, géographie au 01/01/2020.
- 11 Baisse de la population de près de 13 % entre 1982 et 2015 selon l’INSEE.
12La commune est peuplée de près de 87 000 habitants9 au sein d’une aire urbaine qui avoisine les 255 000 habitants10. Les deux territoires souffrent d’un déclin démographique continu : la commune depuis plus de trente ans11 et son aire urbaine depuis une dizaine d’années (malgré la périurbanisation). Les fermetures d’usines pourvoyeuses de centaines d’emplois à la fin des années 1980 (Chantiers de France en 1987, Total en 2010, etc.) expliquent cette tendance et un déficit d’attractivité économique.
13L’extension de la zone industrialo-portuaire vers la périphérie de Dunkerque a entrainé l’enclavement de plusieurs secteurs urbains. Cette proximité géographique entre cette zone, les quartiers d’habitats, et des stations balnéaires constitue un enjeu en matière d’acceptabilité sociale de l’activité industrialo portuaire et peut être source de conflits d’usages.
Figure 2 : L’interface ville-port sur le site industrialo-portuaire de Dunkerque / The port-city interface in the industrial-port site of Dunkirk
Réalisation : François Raulin, 2022.
14En cela les questions d’interface ville-port sont centrales dans le dialogue pouvoirs locaux et GPM.
15La gouvernance de la place portuaire inclut une diversité d’acteurs. La figure 3 illustre l’organisation décisionnelle et la structuration du leadership selon les représentations des personnes interrogées. Elle résulte de sept entretiens anonymes conduits en 2019 auprès de différents acteurs dunkerquois : un responsable des questions portuaires de la Communauté Urbaine de Dunkerque (CUD), un responsable du conseil de surveillance du GPMD, un responsable et un chargé d’études du GPMD, un représentant des intérêts économiques et portuaires (responsable de l’association « Norlink Ports »), un responsable syndical portuaire (Union Maritime et Commercial du GPMD), un expert local (universitaire).
Figure 3. Les acteurs de la gouvernance de la place portuaire dunkerquoise / The stakeholders in the governance of the Dunkirk port area
Réalisation : Lilian Loubet, 2022.
16Au regard du statut de GPM du port, l’État demeure l’acteur le plus influent de la place, notamment dans sa capacité à orienter l’autorité portuaire via le Directoire :
« On est conscient que ça reste un port de l’État, même si ce sont des établissements publics. Dans les faits, on voit bien qu’ils rendent compte à leur double tutelle : Bercy et le ministère des Transports. N’oublions pas que le Directeur Général est nommé au conseil des ministres ! ». Un responsable des questions portuaires de la CU de Dunkerque, 2019.
« Le décideur, je ne dirais pas uniquement, mais presque, c’est l’État ». Un responsable syndical portuaire (Union Maritime et Commercial du GPMD), 2019.
17Cependant ce leadership étatique, relayé par l’autorité portuaire, n’est pas incompatible avec une coopération majeure avec le pouvoir local. Le directoire et la Communauté Urbaine de Dunkerque (CUD) apparaissent comme des partenaires profondément liés. Cette proximité relationnelle a beaucoup bénéficié de l’action de l’ancien ministre et maire de Dunkerque, Michel Delebarre :
« Michel Delebarre, à l’époque, disait que le moteur économique de notre territoire c’est le port et tout ce qu’il y a derrière. La CUD a une compétence économique. On ne peut pas fonctionner de manière cloisonnée, en étant côte à côte sur ces questions-là, il faut qu’on travaille ensemble ». Un responsable des questions portuaires de la CUD, 2019.
18Cette proximité se matérialise au conseil de surveillance (instance décisionnelle majeure après le directoire), au sein duquel la CUD siège et le représentant du Directoire « assiste ». À noter qu’en matière de problématique portuaire, l’échelon intercommunal semble dominer l’échelon communal dans le discours des acteurs. Ainsi le leadership urbano-portuaire de la CUD l’emporte sur celui de la municipalité de Dunkerque dans les représentations (même si les exécutifs se confondent en la personne du président-maire de Dunkerque).
19Au second rang des acteurs majeurs apparaît le syndicat en charge de la défense des intérêts des entreprises portuaires, l’Union Maritime et Commerciale (UMC). La CCI œuvre dans le même sens en soutenant l’ensemble des industriels de la place. Ces derniers, et notamment les plus importants d’entre eux (Arcelor Mittal), jouent un rôle non négligeable dans le processus décisionnel :
« Arcelor Mittal est un acteur privé, mais qui pèse beaucoup sur le territoire. Au début, il était très en retrait sur le sujet. Le jour où en débat, à l’occasion d’une séance, le représentant d’Arcelor à Dunkerque s’est positionné pour l’Atlantique ; il a quand même déstabilisé les dockers qui pensaient qu’Arcelor Mittal les suivrait sur la Baltique. On voit que c’est un acteur qui a un poids majeur sur le territoire ». Un responsable des questions portuaires de la CUD, 2019.
20Les dockers et travailleurs portuaires au moyen de leurs syndicats, notamment le syndicat CNTPA-CFDT, sont également capables d’influencer significativement le développement portuaire :
« Il y a des acteurs qui ont un poids très important et qui sont capables de faire changer des décisions et de les modifier ; c’est le cas du syndicat des dockers et c’est le cas de l’UMC ». Un chargé d’études du GPMD, 2019.
21Selon les représentants d’organisations interrogés, il semble que le climat social soit plutôt « bon » et que les syndicats aient régulièrement dans le passé contribué à l’apaisement des relations sociales en contrepartie de certaines concessions :
« Ce que je sais, c’est qu’il y a une relative paix sociale à Dunkerque et qu’on la revendique depuis une vingtaine d’années ». Un chargé d’études du GPMD, 2019.
« C’est vrai que le syndicat des dockers de Dunkerque, qui est un peu en marge, ils ne sont pas les mêmes que ceux du Havre et de Marseille qui partagent peut-être plus de choses d’un point de vue syndical. En tout cas, ils sont très vigilants de leurs prérogatives, par contre ils savent que la compétitivité des terminaux dépend beaucoup d’eux et que s’ils ne sont pas compétitifs, ça part ailleurs ». Un responsable du GPMD, 2019.
22Selon les personnes interrogées, la capacité des acteurs à négocier semble expliquer la qualité du climat social. D’un côté, les syndicats sont conscients de la dangerosité, en termes de compétitivité portuaire, d’exigences excessives. D’un autre côté, le GPMD souscrit en partie aux demandes syndicales par exemple en matière de politique culturelle et sociale (construction d’un terrain de motocross à disposition du syndicat des dockers, concessions de chasse…). Mais surtout, le système relationnel en question reposerait sur une forme de pragmatisme des acteurs. Dans ce territoire en déclin ceux-ci auraient pris conscience de faire partie d’une communauté au destin lié. La position de « non-port majeur », la fragilité du tissu socio-économique, obligeraient les acteurs locaux à coopérer afin de « survivre ».
23Dans ce classement des acteurs selon leur capacité à influencer la décision (leadership) apparaît ensuite la Région. Celle-ci vise à profiter de sa localisation sur un des grands itinéraires européens de transit Nord-Sud pour attirer des implantations logistiques sur Dunkerque, mais aussi Lille et Dourges (Frémont, 2018). Plus étonnement la CCI Côte d’Opale qui, ayant fusionné avec la CCI de Dunkerque en 2010, participe également à la dynamique décisionnelle, mais ferait avant tout sa priorité du Port de Calais (dont elle assure la gestion) :
« La région, qui autrefois était très absente de notre périmètre d’influence est devenu un acteur très présent chez nous, en particulier au travers de l’association « NORLINK » qui nous permet de travailler avec tous les autres ports de la région Hauts-de-France ». Un responsable du conseil de surveillance du GPMD, 2019.
« Après, il y a autre chose et il ne faut pas se tromper là-dessus, la CCI régionale n’est pas la CCI de Dunkerque ! Effectivement, la CCI Côte d’Opale n’est pas que l’unique acteur du port. Sachant une chose aussi, il y a de la concurrence, notamment avec le Terminal ferry de Calais. Évidemment que la CCI est présente au conseil de surveillance du GPM, mais le développement du port de Dunkerque n’est pas sa première priorité. Quand on parle de portuaire à la CCI Côte d’Opale, on parle d’abord de Calais et ce qui est logique ! ». Un responsable syndical portuaire (Union Maritime et Commercial du GPMD), 2019.
24Enfin, à la marge du processus décisionnel, les diverses associations représentées au sein du Conseil de Développement (écologistes, chasseurs, pêcheurs, etc.). Ils interviennent notamment dans les débats autour des questions d’interface ville-port. En effet, cette problématique constitue un enjeu majeur, pour les acteurs interrogés, dans lequel la définition des périmètres et le cadre de vie semblent des éléments structurants. Le projet de CAP 2020 (création future de nouveaux bassin et terre-pleins afin d’accueillir de plus gros porte-conteneurs) paraît particulièrement illustratif :
« On a évoqué le projet cap 2020. C’est sur le port ouest. Ce projet a mis en exergue un certain nombre de conflits potentiels qui pourraient être amenés par ce projet notamment la congestion. Ça, c’est un enjeu assez fort, puisqu’on a un axe assez structurant qui est l’autoroute A16, qui va de la Belgique jusqu’à Paris. Actuellement, lorsqu’il y a un ferry qui arrive et qui débarque 150 camions, ça sature un peu. On parle même plus de congestion que de saturation et les services de l’état parlent de congestion. Mais les riverains qui ne peuvent pas rejoindre leur maison lorsqu’ils arrivent à ce moment-là, parlent d’ultra saturation, ce qu’on peut comprendre ». Un chargé d’études du GPMD, 2019.
25Ainsi, la gouvernance de la place portuaire de Dunkerque témoigne d’une forte proximité entre collectivité locale et autorité portuaire (GPMD) matérialisée par une convention. Le port (en croissance) semble intégré à la cité (en déclin démographique) affirmant l’identité maritime d’un territoire en recherche d’attractivité. Les principales industries (Arcelor-Mittal par exemple) ainsi que l’Union Maritime et Commerciale jouent un rôle important dans le processus décisionnel. La Région, quant à elle, dispose de peu de leadership à l’heure actuelle. Cependant, la volonté de son Président (Xavier Bertrand) de promouvoir le port de Dunkerque pourrait renforcer l’influence de cette collectivité.
26À un autre niveau, l’échelon intercommunal (CUD) semble particulièrement présent sur les questions d’interface ville-port. Ainsi, le projet CAP 2020 illustre particulièrement la prégnance de ce thème en mobilisant fortement les différents acteurs de la place portuaire dunkerquoise autour de problématiques environnementales (pollution, bruit, etc.) et urbaines (aménagement, gestion du foncier, etc.). La construction future d’un Port Center témoigne également d’une volonté des acteurs de valoriser l’activité portuaire.
- 12 RIN recherche : « PORTERR – Ports et territoires », (responsables SERRY et LOUBET) financé par le C (...)
27Le port du Havre est le plus gros port de notre étude12 avec ses 66,5 millions de tonnes de trafic en 2019 (dominé par les vracs liquides et les conteneurs). Son activité se situe au débouché du premier espace logistique français et d’un marché proche (région parisienne) de 15 millions d’habitants (Serry, 2019) ; ainsi plus que « le port de la région havraise » ce dernier apparaît comme « le port de Paris ». Le GPMH est un port de tête d’estuaire, accueillant les plus grands navires, dont l’un des piliers est l’importance et la diversité de ses trafics dans la desserte de cet arrière-pays francilien (Frémont, 2013). Toutefois, son trafic connaît des variations importantes (figure 4). En effet, le trafic du Havre a stagné au cours des deux dernières décennies, voyant le port perdre des parts de marché dans la rangée nord-européenne (Serry, 2018).
Figure 4 : Évolution des trafics portuaires (Millions de tonnes) / Evolution of port traffic (Million tonnes)
Réalisation : Arnaud Serry, 2022 – Données GPMH (2020).
- 13 En amont de l’écluse François 1er dans un premier temps, puis avec les terminaux du port rapide dan (...)
28Ainsi le port du Havre est leader de la conteneurisation en France, mais il subit la concurrence d’Anvers (il ne s’agit pas pour autant de considérer que ces deux ports sont des rivaux de rangs voisins et de poids équivalents), voire de Rotterdam. Les variations d’activité ont été régulièrement impactées par les ajustements successifs de stratégie de Mediterranean Shipping Company (MSC) qui prévoit désormais d’investir près de 700 millions d’euros sur le terminal portuaire afin d’atteindre les 4,5 millions d’EVP par an. La croissance du Havre demeure toutefois régulière en termes de conteneurs pour l’hinterland (environ +3 % par an) et le port du Havre a toujours été dans la course à l’adaptation de ses terminaux13.
- 14 Sources : Insee, RP2007, RP2012 et RP2017, exploitations principales, géographie au 01/01/2020.
29Le second pilier de cette ouverture sur le monde est le territoire lui-même notamment à l’échelle de la ville et du port dans leur estuaire (Frémont, 2013). Le Havre, environ 170 000 habitants en 201914, apparaît comme une ville dans laquelle l’activité portuaire possède un impact économique majeur. D’après l’INSEE, le complexe industrialo-portuaire du Havre employait 30 200 salariés en 2014, dont 13 470 dans le cluster maritime et portuaire.
- 15 Sources : Insee, RP2007, RP2012 et RP2017, exploitations principales, géographie au 01/01/2020.
30Ce territoire fait partie de ces quelques villes industrielles et portuaires situées dans des régions croissantes parfois considérées comme des « shrinking cities » (comme Gênes, Palerme ou Aberdeen) (Wolff, et al. 2013). Aussi, Le Havre souscrit à cette notion renvoyant à un rétrécissement urbain à trois dimensions : démographique, par la perte de population ; économique, par la perte d’activités, de fonctions ou d’emplois ; et social, par le développement de la pauvreté, du chômage voire de l’insécurité (Géoconfluences, 2016). Cependant si l’aire urbaine du Havre (288 973 habitants en 2017)15 connaît une décroissance continue (Cauchi-Duval, et al. 2017), celle-ci demeure limitée.
31En ce qui concerne l’interface ville-port (figure 5), l’activité portuaire tout en s’éloignant du centre urbain s’est repliée peu à peu sur elle-même.
Figure 5 : Configuration urbano-portuaire et projet de développement de l’interface ville-port au Havre / Urban-port configuration and development project of the city-port interface in Le Havre
Réalisation : Ronan Kerbiriou, Arnaud Serry, 2022.
- 16 Communauté de l’agglomération havraise, devenue communauté urbaine le 1/1/2019.
32Aussi, un projet de restructuration de l’interface ville-port a été défini par la municipalité, la communauté d’agglomération (CODAH)16 et le port afin de revaloriser les bassins originels du port, leurs équipements ainsi que les quartiers adjacents.
- 17 Cette analyse du cas havrais reprend les éléments développés dans la Revue d’Économie Régionale et (...)
33Reprenant la méthode précédemment exposée, la figure 6 matérialise l’organisation décisionnelle et la structuration du leadership selon les représentations des acteurs (Loubet et Serry, 2020). Elle permet d’appréhender la gouvernance de la place portuaire en fonction de la capacité qu’ont les différents acteurs à influencer la décision portuaire et résulte d’une dizaine d’entretiens conduits en 2017 auprès d’élus, responsable de la chambre de commerce et de l’industrie (CCI) Seine Estuaire, représentants du GPMH, directeur d’entreprise de manutention, responsables de l’Union Maritime et Portuaire (UMEP). Comme nous l’évoquions en introduction, ces entretiens ont été menés durant la période 2017-2019. Depuis, la montée en puissance d’HAROPA, concrétisée par la fusion effective des trois ports de l’axe seine au 1er juin 2021, à participer à modifier les relations et représentations des acteurs. Ainsi, il ne s’agit pas de rendre compte d’une situation actuelle (2022) mais d’analyser les logiques et les représentations des parties prenantes au moment où les discours ont été recueillis. Dès lors nous avons choisi d’éviter l’anachronisme et de présenter la situation havraise telle qu’elle se présentait durant la période où nous avons collecté les données sur l’ensemble des terrains étudiées.
Figure 6 : Les acteurs de la gouvernance de la place portuaire havraise / The stakeholders in the governance of Le Havre port area
Réalisation : Lilian Loubet, 2022.
34L’État est l’acteur le plus influent. L’importance géoéconomique du port du Havre, mais également le passé d’ancien maire du Havre du Premier ministre (Édouard Philippe au moment du traitement des données), expliquent l’intérêt particulier porté au développement de cette place portuaire. Ainsi, la présence de hauts fonctionnaires dans l’ensemble des scènes décisionnelles (notamment la présidence du directoire du port) permet au pouvoir central d’assurer son contrôle.
« Au GPMH, les décisions sont prises par le directoire. Pourquoi, parce qu’elles sont lancées par le directoire… Elles sont présentées à un conseil de surveillance qui en fait entérine, sauf pour des histoires de budget puisque là c’est Bercy en tant que tutelle qui doit éventuellement dire “non” ou “justifiez-moi ça”. Je pense, on le sait, qu’ils (Bercy) sont très impliqués dans la tutelle ». Un directeur d’entreprise de manutention, 2017.
35Si on en croit les acteurs interrogés, cette gestion des ports confiée à de hauts fonctionnaires pénaliserait le développement territorial et portuaire. « De passage » et « sans véritable ancrage local » ces derniers peineraient à asseoir dans le temps long une stratégie portuaire ambitieuse et territorialisée.
« Un des problèmes importants de la gouvernance portuaire en France c’est que les représentants de l’État sont des hauts fonctionnaires qui viennent au conseil de surveillance sans véritable mandat politique… donc ils gèrent. Il n’y a pas de vision, c’est de la gestion ». Un élu du Havre, 2017.
« Ils ont une carrière ailleurs, ils viennent d’ailleurs, et repartiront ailleurs. Il vaut mieux avoir, comme dans d’autres ports, des personnes qui font leur carrière dans cette entreprise qu’est le port ». Un directeur d’entreprise de manutention, 2017.
36Dans ce contexte, la double tutelle ministérielle (ministère en charge des Transports, ministère de l’Économie et des Finances) renforcerait une gestion portuaire déjà complexe et parfois difficile à lire pour les acteurs locaux.
37Le bloc communal (Ville-centre et CODAH) quant à lui se positionne de manière ambivalente. Il semble disposer d’un pouvoir limité :
« La ville n’est pas un acteur décisionnaire fort […] Ce n’est pas nous qui décidons, on est simplement invité aux discussions… La gouvernance d’un port comme celle du Havre, il faut reconnaître qu’elle échappe assez largement aux élus locaux ». Un élu du Havre, 2017.
« En tant que structure la mairie et la CODAH, pour nous dans notre business propre, n’ont aucune incidence ». Un directeur d’entreprise de manutention, 2017.
38Mais d’un autre côté, les nombreuses relations informelles entre le président du directoire du GPMH et le maire (président de la CODAH) permettent à ce dernier de peser de manière significative sur les orientations stratégiques engageant le Port. Cette dynamique se renforce au regard de la proximité entre le maire actuel et son prédécesseur, aujourd’hui Premier ministre.
« Si vous avez un maire d’une ville qui au niveau national a un certain pouvoir ou un maire d’une ville qui au niveau national n’a pas de pouvoir, vous n’avez pas le même type de relation… Et le facteur politique a un poids énorme ; il est sûr que la qualité d’une institution comme la nôtre vis-à-vis d’une Région… ». Un représentant du GPMH, 2017.
39Dans ce contexte, « la quadripartite » (instance décisionnelle puissante, informelle, mais connue de tous) matérialise les relations de coopération entre les représentants de l’État (notamment le directeur du port) et le Maire :
« La Quadripartite qui est une réunion qui réunit trois ou quatre fois par an le maire du Havre, le président de la CODAH, mais c’est la même personne, le président de la CCI et le président du directoire du port […]. C’est une instance décisionnaire puissante, mais totalement informelle […]. Sur les questions sensibles où il faut choisir entre plusieurs scénarios, où il faut arbitrer absolument, ça sert à ça. Parfois ce n’est pas la peine d’être quatre, d’ailleurs ils sont trois en réalité, parfois c’est juste ville et port ». Un élu du Havre, 2017.
« C’est là [à la quadripartite] où ça se discute et ensuite selon les décisions, bon, c’est des décisions qui sont prises à ce niveau-là ». Un représentant du GPMH, 2017.
40Dès lors, cette instance témoigne de la capacité des acteurs à construire des scènes formelles et informelles susceptibles de concilier les différents projets. Au Havre, l’harmonisation des projets portuaires et urbains bénéficie de la régulation de la « quadripartite ». Un pouvoir local (municipal et intercommunal) fort garantit une reconnaissance mutuelle entre acteurs. De même, les responsables municipaux jouissent potentiellement d’un surcroit de leadership du fait de leur rôle de médiateur à l’occasion de conflits sociaux. La commune oscille entre une forme de neutralité et une mission d’apaisement entre les syndicats (CGT port, CGT docker) et la direction du GPM.
« Les oppositions très classiques c’est la direction du port et la CGT du même établissement ; c’est entre la direction du port et la CGT docker, ce n’est pas tellement la CGT docker avec les entreprises de manutention… ». Un élu du Havre, 2017.
41Ainsi les syndicats (CGT GPMH et CGT docker) apparaissent après l’État et la municipalité comme des acteurs influents. Selon les acteurs interrogés, leur leadership est très important au regard de leur capacité de blocage et les effets des grèves sur la dynamique portuaire (figure 7). Cette tendance est particulièrement identifiable dans le discours des représentants des entreprises portuaires.
« Une décision de l’État, si elle n’est pas appréciée par ces syndicats vous avez un mois de grève, un mois non travaillé et quelques millions d’euros de perdus… donc moi j’aurais dit, force en présence : effectivement, les syndicats d’abord ». Un représentant de l’UMEP, 2017.
Figure 7 : Impact des opérations « ports morts » et des grèves sur le trafic maritime de porte-conteneurs dans les grands ports maritimes du Havre et de Marseille / Impact of strikes on containerships’ traffic in the seaports of Le Havre and Marseille
Les Opérations « Ports morts » sont des opérations de blocage des accès maritimes et terrestres des ports afin de contester la réforme des retraites. Réalisation : Ronan Kerbiriou, 2022.
- 18 Générale de Manutention Portuaire liée à la CMA CGM (La Compagnie maritime d’affrètement – Compagn (...)
- 19 Le groupe Perigault a vendu son entreprise à MSC-Mediterranean Shipping Company.
- 20 Compagnie Nouvelle De Manutentions Portuaires.
42Parmi les principaux acteurs privés, nous trouvons les agents maritimes et transitaires qui constituent la majeure partie de l’UMEP, les entreprises de manutention (notamment la GMP18, TIL, la filiale portuaire de MSC19, reste aussi la CNMP20). Malgré le poids économique de tous ces opérateurs, logisticiens, manutentionnaires…, ils semblent peu influents dans les instances décisionnaires.
« Il faut renforcer la part du privé dans ces groupes de décision. Le pouvoir régalien est certes indiscutable, mais je pense qu’il faut qu’ils entendent la voix des gens qui sont sur le terrain, qui investissent ». Un représentant de l’UMEP, 2017.
43D’autres acteurs qui pourraient apparaître comme majeurs sont mentionnés dans nos entretiens en dernière position voire ne sont pas cités : les armateurs, le Conseil régional, HAROPA.
44Par ordre d’importance, les armateurs. Peu représentés dans les instances décisionnelles du GPMH, ils disposent cependant d’un pouvoir d’influence non négligeable.
« Voilà un acteur très important et qui est pourtant un acteur qui est assez peu présent dans les organes de gouvernance. Il est représenté quand même, mais il n’a pas besoin, il dicte en fait. Il n’est même pas représenté dans le conseil de surveillance du port ». Un élu du Havre, 2017.
45L’acteur régional quant à lui est quasi absent de nos entretiens. Alors que le débat sur la régionalisation des ports était particulièrement intense lors du recueil des données, le Conseil régional n’apparaissait pas dans les discours comme un acteur important du système portuaire normand. L’identification de cet échelon semble pénalisée par un manque de clarté dans la répartition des rôles, compétences et missions :
« Il y a la grande interrogation sur la question de la place respective que doivent avoir dans ces instances de gouvernance, l’État et la Région, puisque la Région est de plus en plus appelée à cofinancer des projets d’infrastructure et la place de la Région dans la gouvernance n’est pas encore fixée ». Un élu du Havre, 2017.
46De même, l’absence de citation du Groupement d’Intérêt Économique HAROPA au moment du recueil des données est très éclairante. En effet, notre étude a commencé en 2017 avec l’analyse de la gouvernance du GPM du Havre. Lors des entretiens avec les principaux acteurs, HAROPA n’a jamais été cité par les acteurs comme ayant un impact sur la gouvernance du port du Havre. Cependant il y a fort à parier que l’actualisation de nos travaux, à travers une seconde phase d’entretien, valoriserait davantage le rôle d’HAROPA dans la gouvernance de la place portuaire havraise. Toutefois si nous nous en tenons à nos résultats, s’en spéculer sur l’évolution des représentations, ceux-ci témoignent de la difficulté d’émergence d’échelons de coopération intermédiaires entre le local et le national. Ainsi HAROPA a vocation à coordonner le développement portuaire des trois ports de l’axe Seine (Le Havre, Rouen, Paris) au moyen d’une mise en commun de fonctions stratégiques (développement commercial, qualité de services du réseau vers l’hinterland, communication…). Force est de constater qu’au moment de l’enquête, cette organisation n’apparaissait pas dans les discours comme un échelon de référence dans le développement d’un port comme celui du Havre.
« Ça a le mérite d’exister et la question qu’on se pose vraiment aujourd’hui c’est : est-ce qu’il faut aller plus loin ? Et on est en train d’étudier ça puisqu’on l’avait annoncée en même temps qu’on avait annoncé la réflexion sur la régionalisation ». Un élu du Havre, 2017.
« HAROPA, c’est mieux que rien. Mais c’est insuffisant. On doit avoir une intégration beaucoup plus forte dans tout le processus de décision sur l’axe Seine ». Un directeur d’entreprise de manutention, 2017.
47Ainsi, alors que le rôle de la Région en matière de développement portuaire et la création d’instances de coopération renforcée (voire la fusion des ports) semblent débattus, les acteurs de références demeurent l’État (et ses relais déconcentrés), l’échelon municipal (au regard de sa légitimité politique) et des corps intermédiaires particulièrement puissants (des syndicats de dockers par exemple).
- 21 Environ 30 millions de tonnes en 2017 selon le Ministère des Transports.
- 22 Environ 20 millions de tonnes en 2017 selon le Ministère des Transports.
48En 1966 les ports de Nantes et de Saint-Nazaire (figure 8) fusionnent et deviennent « Port Autonome » (sous tutelle de l’État) avant d’obtenir le statut de GPM en 2008. Cinquième port français en termes de trafic global21, troisième en matière de vrac liquide22, le GPM possède le plus grand terminal méthanier d’Europe (Montoir-de-Bretagne). Si historiquement, le port de Nantes était le principal de l’estuaire de la Loire, au cours de la deuxième moitié du 20e siècle le trafic portuaire s’est en grande partie reporté plus en aval avec la création de terminaux méthaniers, pétroliers ou encore à conteneurs. Aujourd’hui, il constitue un hub logistique du Grand Ouest français. Son hinterland s’étend sur une grande partie ouest de la France grâce à un ensemble de réseaux de transports (frets routier, ferroviaire, fluvial et aéroportuaire). De plus, un réseau d’oléoduc (raffinerie de Donges) et de gazoduc (terminal méthanier de Montoir) lui permet d’alimenter en pétrole brut et gaz liquéfié une part importante du nord du pays.
Figure 8 : Les sites industrialo-portuaires du GPM de Nantes-Saint-Nazaire et ses réseaux de communication / Port and industrial sites in Nantes-Saint-Nazaire and their communication networks
Réalisation : François Raulin, 2022.
- 23 Source : INSEE, 2016.
- 24 À la première place du magazine l’Express en 2017 par exemple.
49La ville de Nantes quant à elle rassemble plus de 300 000 habitants (sixième commune la plus peuplée de France) au sein d’une aire urbaine de 961 000 habitants23. La métropole nantaise est une des aires urbaines les plus dynamiques de France d’un point de vue démographique. Elle jouit d’une forte attractivité économique et figure en la matière régulièrement au sommet des palmarès des villes24. Cette croissance démographique s’accompagne d’une pression foncière et immobilière importante, notamment en périphérie. Géographiquement, l’agglomération nantaise est traversée par la Loire et se situe au fond de son estuaire. Elle est desservie par plusieurs axes routiers importants et bénéficie d’une desserte ferroviaire à haute vitesse (plusieurs T.G.V. par jour vers Paris) ainsi que d’un aéroport international.
- 25 Source : INSEE, 2017.
- 26 Idem.
- 27 MAN SE (Maschinenfabrik Augsburg-Nürnberg, Societas Europaea) : construction de machines et véhicul (...)
50Saint-Nazaire est une ville peuplée d’environ 70 000 habitants25 au sein d’une aire urbaine de près de 222 000 habitants26. L’activité industrielle y est particulièrement forte avec les sites d’Airbus, de Man SE27 (moteurs), des Chantiers de l’Atlantique, General Electric. Contrairement à Nantes, l’agglomération nazairienne connaît une croissance démographique beaucoup moins forte et un déficit d’image. Cependant, les deux communes constituent un pôle économique majeur du Grand Ouest de la France. 60 kilomètres séparent les deux agglomérations. Cette proximité géographique s’accompagne d’une proximité relationnelle et économique ayant permis la fusion des CCI des deux territoires en 2008.
51L’expansion de la zone industrialo-portuaire a généré la création de nombreux emplois engendrant un développement résidentiel en périphérie des deux agglomérations, mais également le long de la frange industrialo-portuaire hors agglomération. Cette proximité géographique (figures 9 et 10) plutôt forte entre ville et port (si l’on exclut les sites portuaires plus récents construits en dehors des deux agglomérations) favorise l’émergence d’enjeux de développement portuaire d’un côté (ex : projet de port de plaisance de Saint-Nazaire, projet abandonné depuis) et de développement/requalification urbaine de l’autre (ex : réhabilitation des anciens chantiers navals de Nantes en un espace ludique et touristique). Aussi, les questions d’interface ville/port constituent des enjeux importants (cadre de vie, définition des périmètres fonciers…) potentiellement source de conflits dans un territoire où la préservation de l’environnement anime régulièrement les débats (ex : projet de création de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ; Barbe, 2016).
Figure 9 : L’interface ville-port sur le site de Saint-Nazaire / The port-city interface in Saint-Nazaire
Réalisation : François Raulin, 2022.
Figure 10 : L’interface ville-port sur le site de Nantes / Port-city interface in Nantes
Réalisation : François Raulin, 2022.
52La figure 11 souscrit au modèle exposé dans le cas de Dunkerque et du Havre. Elle résulte d’une dizaine d’entretiens conduits en 2019 auprès de différents acteurs nantais et nazairiens : responsable au sein du GPM, vice-président intercommunal, responsable de service urbanisme dans une municipalité, responsables au sein de la chambre de commerce et de l’industrie (CCI), responsable de syndicat portuaire (Union Maritime Nantes Ports), directeur d’entreprise prestataire de services portuaires, scientifique (responsable au sein de l’ISEMAR-Institut Supérieur d’Économie Maritime).
Figure 11 : Les acteurs de la gouvernance de la place portuaire nantaise et nazairienne / The stakeholders of the governance of the port of Nantes and Saint-Nazaire
Réalisation : Lilian Loubet, 2022.
53L’État, à travers le Directoire du Port, apparaît comme l’acteur le plus influent de la place portuaire. Le Ministère de l’Économie et des Finances est particulièrement présent dans les discours :
« On sait que les syndicats portuaires sont très influents, la CCI on ne sait pas trop et, au final, c’est le Président du Directoire qui tranche. C’est quand même l’État au final ! ». Un directeur d’entreprise prestataire de services portuaires, 2019.
« C’est quand même l’État qui reste le décideur majeur sur le GPM et le rôle de l’APE. On a quand même une approche très « Bercy » du sujet et la question financière est plus au cœur du débat que la problématique d’aménagement et de développement portuaire ». Un responsable de la CCI, 2019.
- 28 Cette association développe la compétitivité des entreprises et des territoires en mobilisant les l (...)
54Dans ce contexte, la création récente d’un cluster de promotion portuaire dénommé « Be My Port » semble impacter le processus décisionnel. Celui-ci est composé du Directoire du GPM, de l’Union Maritime Nantes Ports (UMNP), la CCI, les collectivités territoriales et leurs groupements (Communauté d’agglomération de la Région Nazairienne et de l’Estuaire-CARENE, Nantes Métropole, Département et Région) et de l’association PASCA (Plateforme régionale d’innovation des Pays de la Loire)28. Cette initiative locale rassemble des acteurs publics et privés dans une démarche d’animation et de fédération de la communauté portuaire. Outre la dimension promotionnelle, les échanges et les réunions fixées mensuellement favoriseraient des processus de réflexion sur la stratégie portuaire et la proximité entre acteurs :
« On avait l’impression que chacun travaillait dans son coin, la CCI d’un côté, le Port d’un côté, nous de l’autre, les collectivités locales aussi d’un autre côté. C’est vrai que fédérer tout le monde, si on y arrive, ça serait formidable ! Alors, ça ne se fera pas sans mal, car ce n’est pas facile de coordonner tout ça, mais déjà, si on se fixe quelques axes stratégiques majeurs et que nous sommes tous d’accord et que, après, on met des actions derrières en place par rapport à ces axes stratégiques que l’on a fixés, on aura fait un grand pas ». Un directeur d’entreprise prestataire de services portuaires, 2019.
« Qui dit promotion territoriale, c’est avec les acteurs du monde portuaire […] c’est un des sujets du moment, entre l’Union Maritime, la CCI… On sent bien de toute façon que tout le monde travaille sur les sujets de développement économique, il y a l’Agence Régionale… Donc finalement, chasser en meute ! Le terme est peut-être un peu agressif, mais il est là ». Un responsable au sein du GPM, 2019.
55La CCI Nantes-Saint-Nazaire constitue un autre acteur important dans le processus décisionnel. La construction en interne d’un groupe appelé « Port » illustre sa capacité et sa volonté de fédérer les acteurs économiques de la place portuaire. Au sein de cette cellule consultative, les instances dirigeantes de la CCI et les directeurs des principales entreprises et industries de la zone portuaire se réunissent avant chaque conseil de surveillance afin de proposer des amendements qui seront présentés par le Président de la CCI lors du conseil :
« On a également mis en place, sous notre responsabilité, ce que l’on appelle un groupe “Port”. Donc en fait, le principe c’est qu’avant chaque conseil de surveillance du Port, on reçoit l’ensemble des documents et il y a une analyse de faite au sein de mes équipes, pilotées par le responsable du service “Communication et Attractivité Territoriale”, est confronté aux attentes des industriels sur chacun des points à l’ordre du jour. Et lorsque le Président de la CCI participe au conseil de surveillance, il propose de décider sur les amendements qui ont été dits au niveau de ce groupe “Port” ». Un responsable de la CCI, 2019.
- 29 Après la réalisation de cette campagne d’entretiens auprès des acteurs qui s’est étalée d’octobre 2 (...)
56Derrière l’ensemble des acteurs préalablement cités, apparaissent ensuite (au regard de l’importance de leurs leaderships) les collectivités territoriales, communes et groupements intercommunaux (renforcés par leur présence au sein du cluster « Be My Port » notamment) et les syndicats portuaires. Tout comme dans le cas du Havre et de Dunkerque, la Région fait partie des acteurs moins influents même si la nomination récente (et plutôt singulière) de la Présidente de la Région des Pays de la Loire à la tête du conseil de surveillance (novembre 2019)29 pourrait considérablement accroître le rôle de la Région dans la gouvernance de cette place portuaire et apparaître comme une volonté de mener un bras de fer latent avec l’État. Dans un territoire qui a connu une forte contestation contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, les associations environnementales apparaissent quasiment au niveau de la Région en matière de leadership.
57Pour conclure, même si l’État (à travers le Directoire notamment) reste le principal décisionnaire du GPM, la place portuaire se caractérise par une réelle coopération des acteurs publics et privés matérialisée par une participation active dans le processus décisionnel urbano-portuaire. La création du cluster « Be My Port » (à l’initiative du Président de l’UMNP) illustre cette volonté d’acteurs économiques de s’associer à l’autorité portuaire et aux collectivités territoriales dans une démarche de promotion et donc de prendre part aux décisions stratégiques (alors que l’UMNP n’est pas représenté au sein du conseil de surveillance du GPM). En cela cette place portuaire constitue une configuration territoriale ou « proximité spatiale » et « proximité cognitive » (Bouba-Olga et Grossetti, 2008) se corrèlent.
58Malgré la normalisation des modalités de gouvernance autour du modèle de port foncier (landlord port) (Verhoeven, 2010), il n’existe pas d’archétype unique. Chaque port est soumis de manière variable aux instances politiques des différentes échelles institutionnelles et à l’influence des stratégies de sociétés privées en matière d’acheminement des marchandises. À cela s’associe un grand nombre d’acteurs locaux et nationaux, plus ou moins influents selon les contextes et territoires. Ainsi la multiplication des échelles des parties prenantes détermine les modes de gouvernance des systèmes portuaires mondiaux (Comtois, 2014).
59Au regard des trois places analysées, si on observe des variations en matière de leadership et dans les relations qui structurent le jeu des acteurs, certaines constances apparaissent. Le degré élevé de dépendance à l’État semble commun aux trois configurations, conforté par la double tutelle ministérielle en matière portuaire. En effet, « le système portuaire français se caractérise par une récente phase de décentralisation qui a modifié les responsabilités publiques et privées en matière de gestion et de supervision portuaires. Le rôle de l’État demeure important dans les structures de gouvernance portuaire, en particulier pour la gestion et la supervision globales des grands ports maritimes. Mais ces changements globaux sont transposés de diverses manières, en fonction des réalités de chaque place portuaire » (Debrie et al., 2017, p. 17). L’État demeure l’acteur le plus influent, à travers le directoire notamment, légitimant ainsi le leadership de « l’autorité portuaire ».
60Outre cette dimension institutionnelle, l’articulation des pouvoirs constitue une dynamique territorialisée à considérer avec attention. On observe alors des mécanismes de « régulation croisée » (Crozier et Thoenig, 1975) assez classique où pouvoirs centraux, déconcentrés et décentralisés s’entrelacent. Les cas du Havre et de Dunkerque illustrent la volonté de représentants nationaux (l’un Premier ministre au moment de l’étude, l’autre ancien maire de Dunkerque et plusieurs fois ministre) de peser sur la gouvernance urbano-portuaire d’agglomérations qu’ils dirigent ou ont dirigé. Dès lors, les jeux et stratégies du pouvoir local (commune, EPCI) varient selon les configurations territoriales et le leadership des élus. Dans les deux cas du Havre et Dunkerque, les leaders politiques bénéficient de relais fort auprès de l’État. Cette relation se prolonge dans le rapport privilégié que la commune et l’intercommunalité entretiennent avec l’autorité portuaire. Le pouvoir local de la place Nantes-Saint-Nazaire semble quant à lui développer davantage une coopération « horizontale » au sein du cluster « Be My Port » associant les acteurs économiques locaux. Cependant ce type de coopération locale demeure fragile, en témoigne la disparition de ce cluster en 2022. De même l’instabilité semble la règle dans les trois cas étudiés où la relation autorité portuaire et pouvoir local est régulièrement mise à l’épreuve. Les mutations du commerce international participent du phénomène dans la mesure où elles ont transformé les ports en les éloignant généralement des villes (Daudet et Alix, 2012). En découle une géopolitique de l’aménagement urbano-portuaire qui s’exprime assez classiquement au travers de conflits d’usages. Au Havre par exemple, les intérêts de l’autorité portuaire (doublée de sa mission de gestionnaire foncier) peuvent la conduire à freiner le développement économique et industriel du territoire. De même, nous avons vu que l’extension de la zone industrialo-portuaire vers la périphérie de Dunkerque et la proximité géographique qui en résulte avec les quartiers d’habitats et les stations balnéaires peuvent être source de tensions. Dans ce contexte, on peut noter que la participation à l’élaboration des documents d’urbanisme améliore la gouvernance locale en constituant des outils d’apprentissage de la coopération (Loubet, 2012).
- 30 Loi du 7 août 2015, « portant nouvelle organisation territoriale de la République », dite loi NOTRe
61L’articulation des échelles dans les problématiques portuaires s’exprime également dans le rapport État-Région. La logistique globale, intermodale, génère des changements structuraux qui redéfinissent les relations entre le port et sa région (Comtois, 2014). La concurrence renforcée entre les ports et/ou les corridors de transport amplifie la concentration des activités logistiques. De son côté, la périurbanisation logistique accompagne l’étalement urbain. Les ports prolongent désormais leurs activités et leurs implications fonctionnelles au-delà même de leurs frontières métropolitaines ou régionales (Prelorenzo, 2011). Dans ce contexte, la décentralisation portuaire accroît le rôle de la Région lui permettant d’influer sur les infrastructures portuaires, l’aménagement des fronts maritimes et des arrière-pays. La loi pour l’économie bleue de 2016 conforte la présence des exécutifs régionaux dans les conseils d’administration des GPM et la loi NOTRe30 consolide la compétence régionale en matière de développement économique. Ainsi, l’acteur régional est invité à renforcer son leadership dans la gouvernance des places portuaires. Pourtant, si l’on en croit les trois cas étudiés, le rôle de la Région semble faiblement identifié. Cette tendance a été particulièrement relevée au Havre alors qu’elle tend à s’infléchir à Dunkerque et de Nantes-Saint-Nazaire. En effet, la volonté de peser davantage sur les problématiques portuaires des deux Présidents de régions (Région Hauts-de-France, Région des Pays de la Loire) apparaît fortement dans l’analyse des discours. La nomination récente de la Présidente de la Région des Pays de la Loire à la tête du conseil de surveillance (novembre 2019) participe de cette dynamique. Ainsi l’actualisation de nos travaux permettrait peut-être d’observer une recomposition des jeux valorisant l’acteur régional sur ces territoires.
62Si les acteurs publics jouent un rôle majeur, les organisations privées ne sont pas en reste ; bien que la question de leur représentation dans la gouvernance des GPM demeure en suspend (ISEMAR, 2020). Aussi, la sphère entrepreneuriale et les corps intermédiaires (associations et syndicats) façonnent la gouvernance territoriale et portuaire. Leur poids varie toutefois considérablement en fonction des territoires. Les associations par exemple, le plus souvent représentées au conseil de développement, disposent d’une influence très limitée si on en croit notre analyse. Cependant selon les configurations territoriales, la culture locale (comme dans la région de Nantes-Saint-Nazaire) valorisera davantage la prise en considération de ces acteurs territorialisés.
63Dans une autre mesure, les entreprises industrielles et portuaires semblent également peiner à être reconnues par et dans les institutions portuaires, ne disposant pas de siège (à leurs grands regrets) dans les scènes décisionnelles majeures. Certains acteurs entrepreneuriaux ont pallié en partie ce définit en jouant habilement des relais que leurs offrent les chambres consulaires (CCI), les syndicats et organisations en charge de la défense des intérêts des entreprises portuaires (UMNP à Nantes-Saint-Nazaire, UMC à Dunkerque).
64À cette défiance “public”/“privé” s’ajoute une relation entre autorités portuaires et syndicats de travailleurs portuaires qualifiée par les acteurs interrogés de défavorable au développement de certaines places (Le Havre par exemple). L’analyse de la gouvernance de places portuaires comme Dunkerque a démontré pourtant qu’il n’y avait pas de fatalité en la matière et qu’une communauté de destin pouvait émerger en cas de danger imminent (survie économique). Il convient cependant de rappeler que nombre de conflits sociaux locaux, impactant le fonctionnement portuaire, ont pour origine des enjeux nationaux dépassant le cadre portuaire. Une place comme Le Havre, avec une forte tradition syndicale, constitue une caisse de résonance pour des mouvements pouvant maximiser la portée de leur message en « bloquant » le port et les raffineries adjacentes. Ainsi, de nouveau le local et le national se conjuguent.
65En parallèle de cette gouvernance, les armateurs jouent une partition relativement solitaire dans un contexte démultipliant les zones d’incertitudes, mais également leurs espaces de liberté. Quasi absents de toutes les instances décisionnaires, ils disposent cependant d’un pouvoir d’influence majeur. Leurs stratégies, la taille de leurs navires, le gigantisme des porte-conteneurs parfois observé, influencent voire conditionnent les modèles économiques, les infrastructures portuaires et les stratégies des autres acteurs. Dès lors, il convient de traiter les questions de performance, d’efficacité et de compétitivité des places portuaires en valorisant le rôle et les relations entre acteurs. Leur capacité à opérer des apprentissages favorables à une coopération territorialisée (Loubet, 2012) constitue une composante fondamentale de la réussite du projet de développement urbano-portuaire.
Ce travail s’inscrit dans le prolongement d’un projet de recherche, « PORTERR – Ports et territoires » (directeurs Loubet et Serry) financé par le Conseil Régional de Normandie et l’Union Européenne. Les auteurs tiennent également à remercier Ronan Kerbiriou, Céline Raimbert et François Raulin (université du Havre) qui ont contribué à ce projet.